Toute la nuit, dans le petit hôtel de la rue Delambre où elle était descendue, Marie-Marie avait noirci des feuilles de bloc. Bonne graine de fac, elle partait du principe que ce qui est écrit se conçoit mieux que ce qui est exprimé verbalement. Alors, avec une fièvre qui n’excluait pas l’application, elle avait consigné les éléments accumulés à propos des meurtres des trois prostituées. Elle agrémentait ses notes de croquis. Bourg-en-Bresse, Lyon, Paris… L’itinéraire d’un fonctionnaire de L’Etat. Ayant elle-même commencé une carrière dans l’enseignement, elle « sentait » qu’elle voyait juste. L’instinct ! Larmiche, le dealer travaillait « sur » les établissements scolaires. C’était devant le lycée André Sarda[18] qu’elle avait remarqué cet homme au parapluie qui étudiait leurs faits et gestes. Ce qui contrariait quelque peu sa certitude, c’était la déclaration de Mme Princesse, laquelle prétendait que le « Baron » fréquentait leur gentil clandé en début d’après-midi. Or, il est rare qu’un enseignant dispose de son temps pendant cette période de la journée ; mais, après tout, peut-être avait-il une ou deux brèches dans son emploi du temps de la semaine ?
Au petit morninge, quand elle entendit fredonner les premières chasses d’eau, elle se mit au lit et s’endormit toute crue pour ne s’éveiller qu’à quatorze heures trente, heure locale. Marie-Marie se fit servir du café noir et des œufs brouillés, habitude contractée à London, puis elle procéda à une toilette minutieuse et, drapée dans un peignoir-éponge mis à sa disposition par l’hôtel, vint s’asseoir devant le petit poste de télé et eut la chance de trouver un excellent film sur Canal-puce. Après le générique de fin qu’elle suivit scrupuleusement jusqu’au nom du laboratoire ayant procédé au tirage, elle zappa dans l’espoir de trouver encore une heure de dérivatif, mais on ne lui proposa que de la merde en branche et elle laissa se refroidir le téléviseur pour reprendre ses élucubrations de la nuit par le détail.
Elle les déchira avant de quitter la chambre et les confia à MM. Jacob-Delafon qui les expédièrent aux abysses de la fosse septique, car ils étaient eux-mêmes sceptiques.
La cour du lycée était déserte dans le crépuscule. Le froid hivernal venait de se faire plus tranchant avec l’approche de la nuit et, malgré son Burberry’s doublé, Marie-Marie grelottait.
Elle contourna les bâtiments, la tête rentrée dans les épaules et aperçut la maison dont lui avait parlé le proviseur. Elle avait été bâtie en additif au groupe scolaire et son style moderne contrastait avec celui, IIIe République, du lycée.
Elle pressa le timbre à gauche de la porte d’entrée. Presque aussitôt on lui ouvrit : une femme d’une quarantaine d’années à l’allure douce et avenante. Elle était brune et sans fard ; tout juste discernait-on une vague trace de rouge à lèvres très pâle sur ses lèvres.
Marie-Marie voulut se présenter, mais la femme du proviseur prit les devants :
— Je sais ce qui vous amène, mademoiselle, mon mari m’a prévenue. Entrez, je vous prie, il ne va pas tarder.
Elle la pilota au living, une grande pièce claire dans laquelle brûlait un feu de cheminée. Deux canapés se trouvaient disposés perpendiculairement à l’âtre. La maîtresse de maison la débarrassa de son manteau et la pria de s’asseoir. Il régnait dans la pièce une chaleur capiteuse qui réconfortait lorsqu’on venait de braver le froid extérieur. Marie-Marie se sentit bien. Elle trouvait son hôtesse sympathique et quelque chose lui disait qu’elle ne tarderait pas à découvrir ce que les plus célèbres romanciers du genre n’hésitent pas à appeler : « la clé de l’énigme », ces cons.
La femme désigna une chemise bleue sanglée de toile sur une console.
— Mon époux a préparé une documentation ; je crois sincèrement que vous serez contente.
— Dieu vous entende, lâcha Marie-Marie, tout en se disant qu’une telle invocation n’était pas de mise dans un établissement laïque.
— Prendrez-vous un petit cocktail avec moi ? demanda l’épouse du proviseur. Je ne vous cache pas que j’en brûle d’envie, il ne me manquait que le prétexte.
Elle avait un rire spontané, à trilles. « Un rire d’oiseau », songea Marie-Marie. Comme si les oiseaux riaient !
Elle accepta. La femme brune se dirigea alors vers une table roulante, en verre fumé, surchargée de flacons, de fruits et de tout un matériel de barman. Elle s’affaira pendant un moment, puisant des glaçons dans un récipient permettant leur conservation prolongée. Elle chantonnait en espagnol et Marie-Marie réalisa alors qu’elle conservait un très léger accent ibérique sur lequel on ne s’attardait pas, mais qui ajoutait à son charme.
Elle revint, tenant deux verres coniques emplis d’un breuvage jaune et mousseux.
— J’espère que vous aimerez, fit-elle. C’est un « Margarita ».
Elles trinquèrent et la femme but à longs traits. Quand elle reposa son verre, sa bouche était frangée d’écume.
— Ça se boit cul sec, encouragea-t-elle. Ce n’est pas le genre de cocktail qu’on déguste, ses effets se produisent après qu’on l’ait avalé.
Marie-Marie trouva le liquide fortement alcoolisé et chargé en citron. Cela dit, ce n’était pas mauvais.
Elle le dit à son hôtesse qui en marqua une puérile satisfaction.
— Pour respecter la vraie recette, dit-elle, il faudrait tremper le bord du verre dans du sel, mais j’ai remarqué que les Européens n’apprécient pas beaucoup.
Marie-Marie eut la langue levée pour lui demander quel était son pays d’origine, mais sa compagne ne lui en laissa pas le temps.
— Est-il indiscret de vous demander, mademoiselle, ce qui motive vos recherches concernant le professeur X ? Mon époux brûlait de vous poser la question, mais il n’a pas osé ; moi je n’ai pas honte de ma curiosité.
Marie-Marie hésita, mais son hôtesse lui inspirait confiance.
— Il s’agit d’une affaire plus que grave, répondit-elle. D’assassinat, pour tout vous dire.
— D’assassinat ! répéta la femme du proviseur, apparemment bouleversée.
— Vous avez entendu parler de cette prostituée dont on a retrouvé le corps il y a quelques jours : elle avait été tuée d’une rafale de balles tirées dans son sexe ?
— Vous voulez dire que c’est un de nos professeurs qui aurait commis cette abomination ?
— Je le crains.
Marie-Marie désigna le dossier bleu à sangle sur la console.
— La réponse, si elle est affirmative, se trouve là-dedans.
— Un second cocktail ? proposa l’hôtesse.
— Oh ! non… Le premier déjà me tourne la tête.
— En somme, vous travaillez pour la police ? demanda la femme brune.
— De manière très officieuse. Je suis enquêtrice pour une maison d’assurances londonienne, mais je me trouve en vacances et mon… mon fiancé n’est autre que le directeur de la P.J.
— Vous mettez la main à la pâte ? plaisanta l’hôtesse.
— En quelque sorte.
— Il est au courant de vos soupçons concernant le professeur X ?
— Non.
Marie-Marie pressa ses tempes entre le pouce et les autres doigts de ses mains.
— Vous n’auriez pas un verre d’eau ? demanda-t-elle, je crois que votre Margarita était corsé. Qu’y a-t-il dedans ?
— De la tequila et du citron, répondit la femme en se levant pour aller chercher ce qu’elle lui demandait. Gazeuse, l’eau ?
— Peu importe.
Elle souffrait d’un mal de tête violent qui lui causait de cruelles lancées au-dessus de la nuque. Quelque chose de vague la tourmentait soudain. Elle cherchait de quoi il retournait, mais la migraine déferlait si violemment sous son crâne qu’elle avait du mal à coordonner ses pensées.
— Tenez.
Elle rouvrit les yeux et eut le gros plan d’un verre d’eau devant son nez. Des bulles se bousculaient dans le liquide. Elle s’empara du verre, presque à tâtons, le porta à ses lèvres et but jusqu’à ce qu’il fût vide.
Elle perçut un bruit de porte et vit le proviseur s’avancer vers elle en souriant. Il était en pyjama et veste d’intérieur de velours noir à brandebourgs.
— Bonsoir ! fit-il.
Il ne s’excusa pas d’être en retard, non plus que de porter une tenue aussi peu compatible à la réception d’une personne étrangère à la maison.
— J’ai travaillé pour vous, dit-il en allant prendre la chemise bleue.
Il fit sauter la sangle et revint auprès de la jeune visiteuse, sur le canapé. Le dossier contenait différents feuillets dactylographiés qui tous étaient des fiches nominatives auxquelles se trouvaient accrochées des photos d’identité.
— A vrai dire, le tri n’a pas été long, reprit-il ; si je m’en réfère à vos indications, une seule personne du lycée André Sarda a été tour à tour en poste à Bourg-en-Bresse et à Lyon avant d’arriver ici. Un certain Pach Louis ; mais il n’est pas professeur.
Il tendit la fiche à Marie-Marie. Elle souffrait tellement de la tête que les lignes dansaient devant elle. Elle regarda la photo jointe, mais elle savait déjà. Le cliché représentait le proviseur sans perruque.
Il murmura :
— Je mets une moumoute pour éviter les quolibets de nos garnements. A Bourg-en-Bresse et à Lyon, ils m’avaient surnommé « Crâne d’œuf ». J’ai fait des frais pour monter à Paris.
Marie-Marie sentit s’ouvrir un gouffre dans ses entrailles. Une sorte d’intense désespoir, mêlé de résignation la fit se courber en avant. Elle comprit que ce qui l’avait assombrie, un moment plus tôt, c’était le mot « tequila ». La femme Pach lui avait fait prendre de la tequila, comme en avait bu Elise Lalètra avant de se faire tuer. Des regrets brûlants la submergèrent. Elle pensa à San-Antonio qu’elle avait voulu épater et qui, à cet instant effroyable, faisait probablement le joli cœur devant une pétasse quelconque en attendant son retour !
— Vous m’avez droguée ? balbutia-t-elle, tournée vers Mme Pach.
Cette femme constituait pour elle un espoir. Elle songeait que le proviseur assassin n’oserait jamais la trucider en présence de son épouse. Qui sait, peut-être arriverait-elle à amadouer celle-ci ?
— Droguée est excessif, répondit l’interpellée. Je vous ai juste administré un calmant. Détendez-vous.
Elle demanda, tournée vers son mari :
— Elle te plaît, Louis ?
— Beaucoup ! avoua-t-il. On dirait une jeune fille.
— Tu veux la prendre sur le canapé ou dans la chambre ?
— Dans la chambre, c’est plus confortable.
— Alors, allons-y ! dit-elle avec entrain.
Ils saisirent Marie-Marie chacun sous une aisselle, l’obligeant à se lever, puis à marcher. Elle tenta de regimber, mais elle était sans force et presque sans volonté ; à peine parvenait-elle à mettre un pied devant l’autre.
Au fond du vestibule, il y avait la chambre à coucher du couple. Très exotique. Elle comprenait un lit ouvragé, à longues colonnes semblables à des cierges de bois torsadé, sur lequel on avait jeté un couvre-lit du genre poncho, aux couleurs pimpantes. Un sombrero de fête s’étalait sur un mur blanc, des statuettes incas et des instruments de musique recouvraient le marbre d’une commode.
Marie-Marie prit vaguement conscience de ces choses avant que le couple ne la propulse sur le lit où elle tomba, la face en avant. Le couvre-lit de laine lui donna envie d’éternuer. Elle resta là, inerte, privée de toute énergie. C’est tout juste si elle sentait la main du proviseur qui retroussait sa jupe pour aller saisir l’élastique de son slip.
— Non ! cria-t-elle.
— Chut ! fit la femme, soyez sage ! D’ailleurs vous avez de la chance, Louis fait très bien l’amour, vous verrez.
Marie-Marie sentit que son visage était trempé de larmes.
— Antoine…, soupira-t-elle. Oh ! Antoine…
— Cet Antoine, c’est l’homme que vous aimez ? questionna Mme Pach.
D’une voix mourante, elle répondit que « oui ».
— Il a de la chance. Faut-il qu’il vous inspire un sentiment profond pour que vous profériez son nom à cet instant, reprit la femme brune. Généralement, c’est sa mère qu’on invoque avant de mourir.
Marie-Marie, d’une détente, se plaça sur le dos et demanda, presque posément :
— Mais enfin, pourquoi voulez-vous me tuer ? Etes-vous sadiques, tous les deux ? Vous n’en avez cependant pas l’air !
— Vous êtes psychologue, répondit la femme du proviseur. Effectivement, ce n’est pas par plaisir que je tue des femmes.
— Ah ! parce que c’est vous qui…
— C’est moi !
Mme Pach ouvrit un tiroir de la commode pour y prendre un revolver à barillet au canon long. Elle en sortit également une petite bande de sparadrap qu’elle se mit à entortiller autour du canon pour lui donner de l’épaisseur ; elle gaina le tout d’un préservatif lorsqu’elle eut achevé de l’emmailloter.
Pendant qu’elle s’activait, à gestes experts, son mari continuait son manège. Il avait arraché la culotte de Marie-Marie et passait lentement le tranchant de sa main contre son sexe. Pach semblait perdu dans une hypnose infinie. De sa main libre, il accusait le renflement de son pyjama. Marie-Marie se tordait sous la caresse, mais la drogue qui circulait dans ses veines sapait ses forces et sa volonté.
Mme Pach vint s’asseoir sur le lit, tout contre elle. Elle tenait le revolver par sa crosse ; l’arme ressemblait maintenant à un phallus grossièrement reproduit.
— Vous êtes adorable, assura-t-elle. Mon époux va prendre un plaisir fou avec vous. C’est un jouisseur délicat ; vous verrez, il a des manières exquises.
Marie-Marie se mit à pleurer, sans bruit. Elle maudissait ce besoin d’épate qui l’avait incitée à poursuivre seule l’enquête. Elle allait connaître une mort atroce pour avoir voulu éblouir « son » Antoine.
— Je suis mexicaine, déclara brusquement « l’épouse ».
Elle annonça la chose comme si elle devait « éclairer » la situation.
— Ma famille a pas mal de sang indien dans les veines et, bien que nous pratiquions la religion catholique, nos véritables croyances sont ailleurs. Il existe chez nous des traditions, des coutumes qui constituent l’armature de notre existence. Mon mari qui est un homme à l’esprit ouvert, l’a bien compris et je ne trouverai jamais adepte plus convaincu, n’est-ce pas, Louis ?
Pach ne put répondre car il avait enfoui sa tête entre les cuisses larges ouvertes de sa victime et l’embrassait passionnément.
— Voici quelques années, reprit l’épouse, j’ai contracté un cancer de l’utérus dont on m’a opérée malgré mes réticences. Il était sûrement trop avancé pour guérir grâce à l’intervention ; des métastases s’étaient propagées et l’on décida de me traiter à la chimiothérapie. Cette fois je refusai, préférant mourir avec mes cheveux que de végéter chauve. Pour un homme, la chose est banale. Une tête rasée confère même du charme. Mais pour une femme, il s’agit d’une réelle mutilation. C’est alors que je décidai de retourner dans mon village mexicain pour rendre visite à un sage de grand savoir, réputé pour les guérisons miraculeuses qu’il obtient par des méthodes très spéciales. Vous me suivez ?
Marie-Marie fit un signe qui pouvait passer pour affirmatif. Les manigances amoureuses de Pach la laissaient insensible ; elle avait l’impression de subir une intervention chirurgicale sous péridurale. Elle se rendait compte de tout mais n’éprouvait rien. Il ne restait de place en elle que pour l’effroi.
— Mon sage, ou « sorcier », si ce mot fourre-tout vous convient mieux, m’indiqua le dur prix de ma guérison : faire mourir une femme en la frappant là où résidait mon propre mal. Au début, j’étais terrifiée, mais mon cher mari me convainquit qu’il fallait obéir. C’est une prostituée anonyme de Mexico qui subit l’holocauste. Effectivement, je ressentis un bien-être immédiat et nous revînmes en France. J’étais à peu près guérie. Je me croyais délivrée.
« Hélas, deux ans plus tard, mon mal récidiva. Nous habitions Bourg-en-Bresse alors. Louis me déclara qu’il me fallait renouveler le « traitement », si j’ose dire. Il se mit en quête d’une victime expiatoire. Les prostituées constituent une sorte de réserve idéale pour cela. On peut les entraîner n’importe où et leur mort ne déclenche ni la passion populaire, ni l’intérêt des médias. A la suite de cette deuxième « opération », j’eus une nouvelle rémission. Dans ces périodes de salut retrouvé, je peux de nouveau faire l’amour avec Louis. C’est un garçon ardent, à l’appétit aiguisé, comme vous pouvez vous en rendre compte en ce moment. Pour le calmer, quand je suis indisponible, il doit avoir recours aux professionnelles.
« Lorsque après sa mutation au lycée Christian Rouvidant de Lyon[19] mon cancer refit des siennes, nous dûmes recommencer. Chaque fois qu’une femme périt de ma main, de la manière que vous savez, j’obtiens un répit d’un ou deux ans. Grâce à la mort de la dernière fille, je vais attaquer une période faste, aussi votre disparition n’est que prudence de notre part. Vous vous êtes montrée trop perspicace, mademoiselle. Sitôt que mon bien-aimé Louis se sera soulagé avec vous, nous en terminerons. Je viderai le contenu de ce barillet à l’intérieur de votre corps, puis j’irai faire un tour en ville pendant que mon cher mari s’occupera de votre cadavre. C’est son lot, à lui. Il est bourré de jugeote.
« La dernière fois, il a joué un vilain tour à une vermine de dealer dont il surveillait les agissements depuis un certain temps. Cette crapule vendait de la drogue à certains de nos élèves. Il laissait sa grosse auto dans la rue Gérard-Barrayer, une voie totalement déserte avec laquelle nous, nous pouvons communiquer grâce à une petite porte de fer dont on ne se sert que lorsqu’on livre le mazout au lycée. Les préposés passent leurs tuyaux par là. Louis est allé flanquer le cadavre de la putain dans son coffre et, tenez-vous bien, il a fait cela juste le jour où la brigade des stupéfiants venait l’arrêter ! (Elle rit.) Le hasard est avec nous, non ? »
Marie-Marie resta silencieuse. Les doigts agiles du proviseur s’apprêtaient à la forcer. L’homme marqua une légère pause pour retirer sa chevalière. Il avait tourné l’écusson à l’intérieur de sa main pour qu’elle eût l’air d’une alliance.