Chapitre 72


En son manoir, Guillemette de Montsarrat-Béhars fit distribuer à tous les rescapés de la poursuite une boisson brûlante.

Ces sortes d'expéditions sur le fleuve, au dégel, comportaient toujours des semi-noyades. Rare était celui qui à un moment de la course ne sentait pas céder sous son poids la glace traîtresse.

Pour les plus chanceux, ils avaient pataugé dans des gerbes d'eau. Pour d'autres, ça avait été le plongeon, l'emprise froide de l'eau cerclant le ventre, la poitrine sous les aisselles. Il y avait toujours une poigne solide de compagnon pour vous attraper par le col, vous hisser à la surface ou dans la barque, les vêtements de peaux alourdis, visqueux, dégoulinant, ou les draps de laine, les capots imbibés comme des éponges et qui soudain se couvraient d'autant de glaçons étincelants comme l'habit d'un marquis, un jour de fête, à Versailles.

Heureusement pour Paul-le-Follet, dès les premiers pas pour suivre sur les glaces le terrible Basile, il était tombé à l'eau. On l'avait ramené raide comme barre, les dents claquantes, au manoir, où devant un bon feu, enveloppé dans une couverture, il avait attendu le retour de la compagnie.

« Où était la Seine ? Seine guillerette ! Gente demoiselle ! »

Pour les jeunes gens souples et légers, les Indiens demi-nus, pour les hommes de l'île connaissant les passages demeurés sûrs et pouvant jauger d'un coup d'œil avant d'y poser le pied l'épaisseur de la glace, sa fidélité, son « honnêteté », la partie se soldait par des mitasses humides, des bottes pleines d'eau qu'on ôtait pour les vider, en riant. On déroulait les ceintures indiennes, on tordait les bonnets avant de les remettre sur les têtes, humides autant de l'eau reçue que de la sueur coulée. Les gens qui n'avaient jamais sauté sur le fleuve ne pouvaient pas se douter... On suait sa vie dans ce duel avec la mort.

Les lèvres étaient sèches et brûlées. La vapeur gelée du souffle haletant les blessait. La soif dévorait.

La buée s'éleva autour de la grande table du manoir où se tenaient debout les hommes chauffant leurs doigts gourds aux flancs de la jatte contenant le breuvage fumant, mixture de la sorcière, aux ingrédients pas « catholiques » à part une bonne dose d'alcool qu'on y discernait avec plaisir.

Comme des enfants dociles, chacun avalait à grandes lampées, sachant qu'il n'y avait pas meilleur que cette potion de la sorcière de l'île d'Orléans pour vous dégeler le sang, vous désaltérer de votre soif et vous « parer » à recommencer.

Ensuite on mangea du pain et du fromage de l'île, bien rond, bien puant : un délice.

La sacoche de Pacifique Jusserant avait été jetée en plein milieu de la grande table, où l'on contemplait sa forme épaisse, gonflée d'on ne sait quelle charge nocive, fruit de la haine et de l'intolérance.

– Cela vous concerne, mes petits gars, dit la sorcière avec un geste vers Florimond et Cantor de Peyrac.

Mais Florimond se déroba.

– Je vous en prie, Madame, veuillez avoir l'obligeance de l'ouvrir, vous.

Et on approuva le jeune homme. Toutes les personnes présentes ressentaient le besoin de voir des mains habituées à manier les pièges des sortilèges se charger d'ouvrir cette sacoche qui avait coûté tant de peines et un mort, et dont on leur disait qu'elle était venue du Vieux Monde, ayant franchi en une saison dangereuse la Mer des Ténèbres, et ensuite, les espaces glacés interdits, réussissant au-delà de mille obstacles à les rejoindre, si retranchés du monde qu'ils fussent, dans l'intention de nuire.

Ils regardèrent Mme de Montsarrat-Béhars faire sauter les courroies et rejeter en arrière le rabat de la carnassière comme ils l'auraient regardée préparer ses filtres ou ses conjurations.

Elle tirait de la poche, à la lumière, un gros paquet arrondi enveloppé de toile gommée solidement cousue. De la pointe d'un couteau elle fit sauter les fils suifés. Apparut un rouleau pesant, composé de nombreux feuillets de parchemin que retenait entre eux un ruban de moire rouge dont les pans étaient réunis dans la plaque coulée d'un épais cachet de cire rouge. Les initiés pouvaient reconnaître le sceau de la Ville de Paris.

– S'il vous plaît, rompez le cachet, Madame, demanda encore Florimond.

Guillemette s'exécuta et ses doigts fins et longs déroulèrent les feuillets couverts d'une écriture serrée. Afin de les examiner, elle les reposa et chaussa ses lunettes. Puis elle étendit devant elle en le lissant de la main le manuscrit qui se défendait comme refusant de livrer son secret. Elle commença de lire. Soudain, lâchant tout ainsi qu'elle l'aurait fait d'une bête venimeuse, elle se recula voilant son visage de ses mains diaphanes et tremblantes.

– Ils sont toujours là ! Toujours les mêmes ! Les mêmes mots, toujours les mêmes cris...

Son jeune amant vint à elle et lui entoura les épaules de son bras. Cet orphelin de père et de mère, qu'elle avait élevé, l'adorait. Hors l'alcôve, rares étaient les moments où elle se montrait faible, s'abandonnant à sa virile et jeune force.

– Ne tremble pas, ma mie ! murmura-t-il. Je te défendrai de tout.

– Oh oui ! Défends-moi ! Défends-moi des inquisiteurs ! sanglota-t-elle.

Ils ne savaient que dire, inhabitués à la voir fléchir. Le rouleau de parchemin demeurait là, recroquevillé.

Cantor l'attira à son tour vers lui, mais dès qu'il y eut jeté les yeux, lui aussi sauta en arrière comme s'il avait ressenti la douleur d'une brûlure. Ce fut ensuite le tour de Florimond.

Le jeune homme pencha sur les lignes son fin visage brun. Ses longs cheveux noirs qui frôlaient ses joues lui donnaient, tandis qu'il lisait, un air d'écolier studieux. Il déchiffra la première page, en parcourut quelques autres, puis roula le tout soigneusement et le remit dans son enveloppe gommée.

– Cela concerne notre père, fit-il s'adressant à Cantor, nous devons le lui porter.

– Ne ferait-on pas mieux de les brûler tout de suite ? demanda Cantor effrayé.

– Je pense que notre père sera intéressé d'en prendre connaissance et c'est à lui de décider si ces pages doivent être brûlées ou non.

– Ah ! Tu lui ressembles bien ! s'exclama son frère avec un mélange d'admiration et de reproche.

Mais le sang-froid de Florimond et la désinvolture avec laquelle il traitait le détestable grimoire dissipèrent l'atmosphère oppressante.

Où était Basile ?

Paul-le-Follet se dressait, soudain terrifié.

On se rua dehors. On trouva Piksarett qui, passant outre à son horreur des glaces, s'était porté au secours de Basile, blessé par la hache lancée vers lui à la volée par le sauvage et intolérant visiteur du Très-Haut et qui le ramenait sur son dos.

La tranche aiguisée n'avait qu'effleuré la tempe mais le choc avait précipité le négociant à l'eau. Il était encore inconscient. Piksarett le trimbalait sur son échine maigre sans effort. La peau d'ours n'était que pointe de glace.

Il y eut une nouvelle distribution de boissons chaudes.

Le sang de sa blessure étanché, le solide Basile revint rapidement à lui.

L'aube entrait laiteuse et deux ou trois garçons se mirent à bâiller largement. Il n'était cependant pas question pour eux de retrouver leurs paillasses car les deux fils du comte de Peyrac, Basile, son commis devaient être ramenés à Québec et il allait falloir à nouveau s'élancer par les glaces et les eaux, traîner la barque à l'assaut des banquises, la pousser dans les courants, mais cette fois parmi les carmins et l'éclaboussure d'or de l'aube.

– Ho ! Hisse ! Hardi les gars !

Piksarett demeurait dans l'île. Son indépendance était connue, et ses amis ne s'inquiétèrent pas. Les Narrangasett étaient du Sud. À franchir les « saults » de leurs rivières torrentielles, ou pister l'Iroquois en forêt, ou prendre d'assaut un village de Nouvelle-Angleterre, il n'y avait pas plus habile. Mais ils se méfiaient avec raison de ce grand monstre marin du Nord : le bas Saint-Laurent. Il en avait assez pour aujourd'hui. Il reviendrait quand il voudrait. Il repasserait quand cela lui chanterait.

Il fallait se hâter de ramener le butin à Québec.

– Je ne serai tranquille que lorsque ces maudites feuilles auront été brûlées, dit Cantor.

– Moi aussi, approuva Guillemette. Mieux aurait-il valu qu'elles allassent à l'eau !

– Et nous n'aurions jamais su, protesta Florimond. Non ! Mieux vaut savoir toujours de quelles armes disposent nos ennemis et ce qu'ils nous réservent.

Il bouclait la sacoche du défunt Pacifique Jusserant et s'en chargeait gaillardement.

– Prends garde que ces papiers parviennent sans encombre jusqu'à ton père, insista Guillemette. S'ils tombaient en d'autres mains que les siennes, ils pourraient causer plus de mal que le souffle de la peste.

Florimond tapa sur la gibecière gonflée et dit gaiement :

– Dame, ne craignez rien, s'il le faut je me noierai avec.

Cela faisait partie de la trame des nuits.

Le jour, les visages étaient lisses et gais. Des voix frivoles s'entretenaient de théâtre, de la querelle de l'Évêque et du Gouverneur à propos du pain bénit ou des encensements du thuriféraire.

Le limon des nuits recouvrait ce qui devait demeurer secret. Le jour effaçait les traces.

*****

Angélique se trouvait chez Mme de Mercouville lorsqu'un homme du Gouldsboro vint la prier de la part de M. de Peyrac d'avoir à se rendre au manoir de Montigny. Elle y trouva dans l'appartement de Joffrey, en sus de celui-ci, Florimond et Cantor.

Au centre de la table il y avait des liasses de feuilles éparpillées. Lorsqu'elle y eut jeté les yeux, elle vît qu'il y avait là, soigneusement recopiées mot à mot, questions et réponses jour après jour, les minutes du procès de sorcellerie qui s'était déroulé à Paris, dans la salle du Palais de Justice, dont Joffrey de Peyrac avait été victime quelque quinze années auparavant.

Le dernier brûlot d'un combat sans merci avait donc dérivé vers eux et, en bons stratèges des mers, ils l'avaient intercepté avant qu'il n'allumât un nouvel incendie.

Mais comme tout cela était loin, songeait Angélique, tandis que le comte de Peyrac parcourait le dossier de ce vieux procès sans manifester de répugnance. Pourtant le Père d'Orgeval dans son habileté avait bien choisi le trait suprême à lancer et le lieu où le ficher, frappant au Canada un peuple exténué par son isolement.

Ce rapport aurait propagé l'effroi et le trouble en proportion de l'éloignement, de l'impossibilité qu'il y aurait eu de le « diluer » dans les courants nouveaux d'esprit de jugement, de savoir l'opinion du Roi.

Louis XIV s'était toujours montré réticent vis-à-vis du fanatisme religieux. Seule lui importait la docilité de ses sujets. Au début de son règne, il avait laissé se dérouler un procès inique qui le débarrassait d'un vassal trop puissant, mais il se préoccupait si peu des accusations de sorcellerie, qu'il l'avait gracié en secret à condition qu'il disparût. Aujourd'hui une telle affaire ne pourrait-elle se monter dans les mêmes formes ?

Sans bruit, mais à petits décrets, le Roi avait démantelé le tribunal de l'Inquisition et réduit les prérogatives judiciaires des évêques. La Compagnie du Saint-Sacrement avait été dissoute. Cela ne l'empêchait pas de demeurer très influente et de faire d'autant plus d'adeptes qu'elle se transformait en société secrète.

Ainsi va le monde, ainsi va la vie...

Ils parlèrent longtemps devant l'âtre et la nuit les surprit tous les quatre au château de Montigny, faisant des projets d'avenir, supputant leurs chances qui paraissaient certaines aux yeux de Florimond de retourner en France. Tandis que Cantor continuait à se montrer plus méfiant. Même ici à Québec on ne pouvait savoir comment cela tournerait pour eux, disait-il.

– Mon père, je vous en supplie, brûlez ces feuillets. J'en vois le danger. Les esprits les meilleurs ne sont pas si libres qu'ils se l'imaginent. Seul le feu efface et purifie.

Joffrey de Peyrac commença de jeter une à une les pièces du procès dans les flammes. Le parchemin épais craquait et se consumait avec peine. Angélique éprouvait le même soulagement que son fils à voir chaque page disparaître, en se tordant douloureusement tout en exhalant une fumée bleue.

Certes, le monde changeait, les esprits éclairés essayaient de rationaliser les mystères, de se désolidariser de l'invisible, et, en passant avec Dieu et ses saints de solides traités de mutuelle assistance, d'échapper aux vieilles peurs ancestrales causées par le démon.

L'accusation de sorcellerie continuerait longtemps, et sans doute avec raison, à être la plus redoutable. Fugace et démente, elle réveillait « ce mal qui répand la terreur... », la peur du diable, le tout-puissant dieu du malheur.

Devant les minutes du procès aucun d'eux ne se leurrait.

Monseigneur de Laval s'était montré sage en refusant même de savoir de quoi il s'agissait. Ayant lu, n'aurait-il pas été ébranlé ? Aurait-il pu endosser la responsabilité de ne tenir aucun compte d'un document aussi accablant ?

Cela lui aurait été d'autant plus difficile que dans les jours suivants, alors que des vents mous parcouraient les rues à vous étourdir et à vous déprimer, que d'énormes stalactites de glace tombaient des toits en se brisant comme verre et en assommant les passants que la neige en s'amenuisant paraissait ronger la terre n'en laissant que les os, la pénible affaire Varange de conjuration diabolique, qui troublait les esprits et la concience de la ville, arrivait à maturité.

Garreau d'Entremont avait réussi à appréhender le soldat La Tour qu'un Indien du campement où il s'était réfugié vint dénoncer pour un quart d'eau-de-vie à la Prévoté. Le soldat, déclaré coupable de pratiques sacrilèges, fut soumis à la question.

Encore une fois, on ne trouvait pas de bourreau.

– J'irai, moi, dit Gonfarel en retroussant ses manches. Pour ce beau sire, Je reprends volontiers du service.

– Et moi, je te servirai d'assistant, lui dit Paul-le-Follet, le commis de Basile.

Sur le chevalet, le militaire commença par crier que c'était elle, elle, ELLE, qui l'avait dénoncé et qu'il avait prévenu Banistère qu'il fallait se méfier.

On le ramena aux premiers jours d'octobre, et à ce qu'il avait fait sur un crucifix dans la maison du sieur Varange.

Il cria qu'il n'avait tué personne, et qu'on n'avait pas le droit de l'inculper. En cela, il prouvait qu'il était un malin qui connaissait les lois nouvelles contre l'Inquisition.

Le Lieutenant de Police tint bon. Les pieds broyés par les brodequins et plusieurs pintes d'eau dans le ventre, La Tour commença de fléchir. Il reconnut avoir été présent dans la maison du Sieur de Varange. Lui n'avait rien fait. Tout avait été perpétré par le comte de Varange sur les conseils du Bougre Rouge.

Question : Alors pourquoi l'avait-on payé ?

Réponse : Pour préparer le crucifix

Question :Reconnaissait-il avoir assisté à la cérémonie satanique.

Réponse : Oui.

Question : Qu'avait-il vu ? Entendu ?

Réponse : ... !

Il fut long à se mettre en condition, il ne savait pas de qui il avait le plus peur, de la vengeance des démons ou de la punition des justiciers. Enfin, sous la torture, il avoua tout : les récitations et appels incantatoires adressés par le comte de Varange aux puissances infernales, les enfants profanés, le chien écorché vif et dont le sang avait ruisselé sur le crucifix, le miroir noir où était apparu le visage d'une femme ensanglantée.

Question : Qu'avait-il vu encore dans le miroir magique ?

Réponse : Des navires.

Question : De quel pavillon ?

Réponse : Il ne savait pas.

Question : Qu'avait dit l'apparition ?

Réponse : Elle avait prononcé un nom.

Question : Quel nom ?

Réponse : Il ne savait pas...

On donna un tour aux brodequins.

Il hurla. Il finit par dire le nom et nomma aussi un autre personnage de la ville qui avait assisté au sabbat. Mais ces noms ne furent point divulgués hors des murs de la prison. La curiosité publique ne pouvait parvenir à tout savoir et les bruits les plus fantaisistes et les plus terrifiants couraient. On guettait, sans avoir la hardiesse de l'aborder, M. d'Entremont qui allait d'un air sombre et rogue de la Prévôté au château Saint-Louis, puis de là au Séminaire et revenait. D'aucuns essayaient d'alléger le malaise de conscience général en disant que le Lieutenant de Police n'avait pas l'air plus sombre ni moins rogue que de coutume et qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces ragots et pas de quoi mettre en branle la justice. D'autres, au contraire terrifiés, soudoyaient les « fabriciens » marguillier et bedeau pour obtenir un peu d'encens d'église à brûler dans leur maison.

En bref, on finit par arracher au soldat toutes sortes d'aveux que le pauvre Le Brasseur, promu greffier en lieu et place de Carbonnel, consigna, la sueur au front, d'une plume tremblante d'horreur.

Garreau d'Entremont soutira du prévenu tout ce qu'il put.

Question : Savait-il où était parti le comte de Varange ?

Réponse : Il ne savait pas.

Question : Savait-il ce qu'ils avaient fait du crucifix ?

Réponse : Il ne savait pas.

Question : Et de la pierre noire ?

Réponse : Ils l'avaient enterrée dans la cave.

On mit au jour un morceau d'anthracite, brillant et poli, que personne n'osa approcher. Les terrassiers qui avaient creusé le trou s'enfuirent comme les Philistins de la Bible, quand ayant trouvé dans un champ l'Arche d'Alliance abandonnée par les Hébreux, ils virent tomber raides morts les premiers qui y portèrent la main. Didace Morillot, l'exorciste, fut appelé pour trancher le sort de l'objet. On ne l'enviait pas. Tant pis pour lui. C'était sa fonction. Il vint avec son livre le Pontifical, le rituel des exorcismes. On ne sut ce qu'il officia ni quelles prières il récita. Ce devait être un bon exorciste car, par la suite, il ne s'en porta pas plus mal.

Le crucifix fut retrouvé sous un tas de fumier dans la cour d'une habitation de la banlieue. L'engagé qui le découvrit se crut maudit. Tandis que le maître courait à Québec prévenir les ecclésiastiques, il ramassa ses hardes et s'enfuit aux bois.

Cette fois l'Évêque vint lui-même, assisté de deux prêtres et d'un thuriféraire, recueillir la pauvre relique.

« ... De cette affaire, l'Évêque a cru mourir de douleur », écrivit Mlle d'Hourredanne. « On le voit sécher sur place... »

Ramené en procession, le crucifix fut réclamé pour l'amende honorable par les saintes filles des deux communautés religieuses de la ville : les ursulines et les sœurs de l'Hôtel-Dieu.

– Confiez-nous notre cher Seigneur, suppliaient-elles. Nous saurons lui faire oublier par nos prières et nos larmes les outrages des impies.

Ce fut l'Hôtel-Dieu qui l'emporta. Entouré des plus beaux bouquets de fleurs de papier que purent composer les artistes nonnes, les prières d'expiation allaient désormais monter chaque jour dans les siècles vers l'image du divin condamné accompagnées des essences parfumées de rose, de myrrhe et de jasmin.

Le soldat fut pendu au gibet du Mont-Carmel. Son corps fut exposé aux corbeaux.

Personne ne voulait plus entendre parler de cette histoire. On laissait aux Parisiens de Paris, à la Cour et aux courtisans, leurs empoisonneurs et leurs magiciens. La vie était trop dure au Canada pour se distraire à ces jeux effrayants.

*****

Dans l'âtre du manoir de Montigny les parchemins relatant le vieux procès de sorcellerie, de quelque quinze ans plus tôt, s'étaient racornis comme feuilles mortes et Pacifique Jusserant, le messager du Saint-Laurent, le dévoué serviteur du Père d'Orgeval, allait être encore un mort oublié.

Guillemette de Monsarrat-Béhars affronterait seule la mère du « donné » ; seules les mères n'oublient pas. À elles deux, elles allaient peut-être entamer une longue histoire de vengeance dans l'île où les sorts et les neuvaines, les poisons et les malédictions se feraient surenchère, et qui étaient destinés à se continuer au-delà de la mort et des générations. Ou alors, l'esprit dépoussiéré par ces vents d'ailleurs qui vous décapent l'âme et la peau aux confins du Nouveau Monde, sauraient-elles, après avoir beaucoup crié et maudit, se rejoindre et s'apaiser.

La sorcière, qui connaissait tous les baumes pour soulager toutes les douleurs, recommanderait la première à l'autre, la dévote :

– Fais dire des messes... Fais dire des messes pour ton fieu... Mais ne continue pas le mal, si tu veux sauver son âme... Fais-moi confiance ! Prie ! Je te dirai moi quand il sera en paradis.

*****

En tout état de cause, c'était une affaire entre isliens et isliennes de l'île d'Orléans et qui ne regardait pas ceux du « continent ».

Angélique fut la seule à connaître le nom que la femme défigurée, apparue dans le miroir noir, prononça. M. Garreau d'Entremont le lui confia sous le sceau du secret, un soir que sortant de sa dévotion à saint Michel Archange, il la rencontra sur le parvis de la cathédrale. Le soldat « questionné », n'en étant plus à vouloir s'en tirer avec des mensonges, n'avait rien celé de ce qu'il avait pu voir et entendre au cours de la cérémonie démoniaque.

D'un ton d'indicible haine et de rage, la femme blessée, mourante, n'avait prononcé qu'un seul nom : Peyrac.

Ainsi, pensa Angélique, la nuque hérissée d'un frisson, Satan avait fait apparaître le visage de la démone vaincue, déchirée et sanglante, à l'homme débauché qui avait été son amant à Paris et qui l'attendait, tremblant de la fièvre qu'elle avait allumée dans son sang.

Le reste se devinait aisément.

Le comte de Varange, sans prévenir personne, s'embarqua vers le nord.

Vieux Faust amoureux, éperdu de vengeance, nautonier tragique, il s'enfonçait dans les brumes du Saint-Laurent. Il était allé au-devant de la flotte de ce Peyrac maudit et avait disparu.

M. d'Entremont continuait à marmonner confidentiellement. Il disait qu'il avait été aidé dans ses conclusions personnelles par une découverte curieuse qu'il avait faite en perquisitionnant au domicile du vieux comte dans la maison de la Grande Allée. Sur des feuillets, il avait relevé des essais de l'écriture et de la signature de M. le gouverneur Frontenac. Comme si le comte de Varange s'était exercé à rédiger un pli pouvant passer pour avoir été écrit de la main du Gouverneur lui-même.

Dans des brouillons de lettre insuffisamment brûlés, le Lieutenant de Police avait pu déchiffrer quelques phrases et comprendre que le prétendu message était destiné au comte de Peyrac.

On avait également trouvé les débris d'un sceau imitant celui du Gouverneur, ce qui était très grave car cela amenait à soupçonner que le scripteur du faux avait réussi à se procurer l'empreinte à la cire du sceau en question, bien gardé cependant.

Le Lieutenant de Police en avait déduit que M. de Varange, par la présentation d'une lettre qu'il ferait croire émanant de Frontenac, avait l'intention d'attirer M. de Peyrac dans un guet-apens. Mais, apparemment, c'était lui qui était tombé dans un piège.

Les petits yeux de sanglier fixaient Angélique tout droit dans les siens.

– Car, dit-il encore, ils ont été aperçus lui et son domestique à Tadoussac avant l'arrivée de vos navires et les gens ont témoigné que Varange est monté à bord d'une petite barque avec son seul valet comme pilote, ayant dit son intention de continuer à descendre le fleuve. Mais on ne les a plus jamais revus depuis.

– Je sais ce qui leur est arrivé, dit subitement Angélique.

Elle leva les yeux vers le ciel nocturne.

– Ils ont été enlevés par les canots de la « chasse-galerie ». Souvenez-vous ? On a signalé son passage au-dessus de Québec dans le même temps.

Elle fixait la nuit. Cette nuit d'où parfois surgissaient des lumières mystérieuses, telle une armada étincelante : les canots en feu de la « chasse-galerie ».

Emportaient-ils à leur bord, dans leur course enflammée, le magicien et le coureur de bois, le jésuite martyr et le sorcier, le soldat et le marchand, l'Indien et le laboureur, les saints et les maudits ? Elle les imagina. Tous ces vagabonds fous, lancés en comètes fulgurantes à travers le ciel du Nouveau Monde sous la bannière du Roi de France...

Garreau d'Entremont ouvrit la bouche. Puis, la voyant le nez en l'air avec une expression de ravissement inspiré, il hocha la tête ainsi qu'un grand-père ronchon devant une fillette désarmante et prit le parti de se taire.

*****

Mais Angélique rêva du Roi. Elle le voyait, assis derrière son majestueux bureau, dans son cabinet de travail de Versailles, sur fond de tentures bleues frappées de fleurs de lys d'or.

Il avait l'air abattu. Elle lui disait :

« Pourquoi nous as-tu repoussés ? Pourquoi as-tu voulu notre destruction ? Nous t'aurions défendu de ces rapaces dont tu es entouré... »

Ce qui l'étonnait le plus en s'éveillant, ce n'était pas d'avoir vu au Roi cette expression vaincue, mais de l'avoir tutoyé dans son sommeil. C'était inconcevable et elle en fut choquée comme d'une malséance. Sa tendresse féminine, compatissante à l'homme, fût-il un Roi, quand il est menacé, lui avait tendu un piège. Elle savait bien que même dans la solitude de son cabinet de travail ou dans l'ombre du confessionnal, le roi Louis XIV n'avait jamais l'air abattu ou triste. C'était un acteur qui ne déposait jamais le masque.

Angélique avait toujours senti en lui une force inébranlable. Les grandeurs de Versailles lui avaient enseigné qu'un Roi ne peut se permettre d'être faible et tendre, et même qu'il ne peut y avoir de roi juste.

Elle se dit qu'il serait bon de s'en souvenir pour ne pas trop s'illusionner, ni espérer de réponse d'indulgence quand viendrait le printemps. C'était une situation qui s'établissait peu à peu dans les esprits qu'au printemps, avec les premiers navires, leur sort à elle et à Joffrey de Peyrac serait scellé et par le pardon du Roi. Or, rien n'était moins sûr.

Appuyée à ses oreillers, Angélique repensait au maître de Versailles, à l'homme qu'elle avait connu, deviné, atteint, derrière la majesté du prince. On pouvait tout attendre de lui, mais aussi ce qui était le plus dans sa matière, les dérobades et les faux-fuyants, mélange de promesses, d'assurances bénignes et de menaces voilées, qui mettraient tout le monde dans une position fausse et instable.

Ainsi régnait-il. Car sa plus grande passion était de régner.

– Mais, je te tiendrai tête, Sire, fit-elle, à mi-voix et cette fois en toute conscience, comme une femme qui a décidé qu'elle avait le droit de disposer d'elle et qui s'adresse à l'homme qui a voulu la briser.

« S'il n'avait été roi, l'aurais-je aimé ? » se demanda-t-elle encore.

Puis l'échéance lui parut lointaine. Elle se rendormit un sourire aux lèvres. Autour d'eux le Saint-Laurent, gelé, traçait, gigantesque et infranchissable, ce cercle de craie des vieilles légendes nordiques que nul ennemi ne peut franchir.

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