Chapitre 82


– C'était impossible, lui répliqua-t-on. Les Iroquois étaient partis.

– Oui ! Mais ils revenaient, dit-il. Ils revenaient par le fleuve.

– Outtaké m'a donné sa parole, s'écria Angélique.

– Venez voir !

Le soldat les entraîna sur la grande terrasse qui courait tout au long de la façade sud du château, dominant le Saint-Laurent et permettant d'observer un vaste cercle d'horizon.

Vers le nord-ouest, là où gîtait l'île d'Orléans, au fond d'un crépuscule bleuâtre plus opaque d'être imprégné des fumées qui continuaient à s'y accumuler, s'élevant des ruines des hameaux et des habitations, des myriades de lumières semblaient danser, s'allumant et s'éteignant comme des lucioles.

Un grondement sourd s'élevant à intervalles réguliers roulait par vagues jusqu'à eux.

– Écoutez ! Leurs « sassakoués » ! Leurs cris de guerre ! dit le jeune soldat, tremblant.

On aurait aimé lui démontrer que le roulement était celui de l'orage, et ces lueurs traversant la nuit et pointillant la surface de l'eau par intermittence, des éclairs. Mais, las, il fallait déchanter.

S'éclairant de torches, plusieurs canoës débouchaient des deux bords de l'île d'Orléans et convergeaient pour se rassembler au milieu du fleuve à la pointe sud de l'île.

L'agitation de la ville se manifesta. Les fenêtres s'ouvraient. Un murmure naquit, s'amplifia en bouffées chaotiques et inquiètes, que perça soudain venant de la Basse-Ville un long cri aigu de femme effrayée.

« Ils reviennent ! »

On aurait voulu croire aussi qu'il s'agissait encore d'une démonstration spectaculaire d'intimidation, voire d'adieu.

Mais la masse au loin bougeait et l'on devina qu'une fois rassemblée dans le fond de la nuit, maintenant profonde, la flottille iroquoise s'ébranlait et entreprenait sa marche vers Québec. On ne pouvait plus douter de leur progression. Les cris se faisaient plus audibles. Il y avait parfois une interruption dans ce grondement continu, un point de silence, puis montait et roulait longtemps une nouvelle explosion de clameurs.

Dans la Haute-Ville, du côté de la Place d'Armes, une rumeur de panique battit les portes devant la cour d'honneur du château Saint-Louis. Les femmes et les enfants des Hurons du campement Sous-le-Fort, désertant leurs wigwams et leur palissade, suppliaient qu'on les laissât entrer se mettre sous la protection des soldats du gouverneur.

– Qu'on les laisse entrer ! autorisa d'Avrensson. L'approche de leurs plus féroces ennemis qui ont décimé leur nation les rend fous.

« Ce n'est pas possible, se répétait Angélique en se tordant les mains. Outtaké m'a promis... »

Que lui avait-il promis, au fond ? Elle n'en savait plus trop rien. Que cachaient ces discours qu'il avait débités de sa voix rauque et monocorde ? Que n'avait-elle pas su discerner derrière ses menaces, ses conseils et ses allusions ?

« Nous rivalisons d'audace et de ruse ! »

La victoire serait à celui qui tromperait et tromperait encore et le mieux et le plus sournoisement, l'ennemi irréductible.

« Ah ! Je ne comprendrai jamais rien à ces Indiens. »

Il y avait encore quelque chose à entreprendre, elle en était certaine, mais quoi ?

Elle se féliciterait plus tard que M. d'Avrensson, par un heureux hasard, se fût trouvé au château à ce moment précis. Car il allait faire une réflexion qui mettrait fin à sa perplexité.

Ce Gascon courageux était venu au Canada comme enseigne dans le régiment de Carignan-Salière. Il avait participé à la campagne de M. de Tracy et avait une longue expérience de la guerre iroquoise.

La tête penchée, il écoutait avec attention, et il dit subitement :

– Ce ne sont pas leurs « sassakoués »... Ce ne sont pas leurs cris de guerre !...

– Alors qu'est-ce que c'est ?

– Des cris, des insultes, des moqueries. Ils chantent. Ils chantent des menaces... Ils rappellent le mal qu'on leur a fait. Mais ils ne poussent pas leurs cris de guerre.

– Vous en êtes certain ?

– Certain !

Angélique posa sa main sur le poignet de l'officier. Elle le serra convulsivement.

– Monsieur, je sens... je sens et je comprends ce qu'ils veulent... Ils veulent passer. À Katarunk, déjà, c'est ce qu'ils demandaient : qu'on leur laissât franchir le Kennébec pour retourner chez eux... LE PASSAGE ! Je sens et je comprends les intentions d'Outtaké... Mais le fourbe s'est bien gardé de relever mes inconséquences lorsque je lui disais : Va rejoindre Onontio... Et je m'imaginais ne plus le revoir... Il ne m'a pas rappelé que, pour ce faire, il était obligé de remonter le fleuve jusqu'à l'embouchure de la Chaudière, c'est-à-dire de passer sous Québec... Et il doit se réjouir de la frayeur qu'il nous a causée... Il attend peut-être que dans notre affolement nous rompions la trêve... Major, je vous prie, envoyez des estafettes en toutes directions, qu'on ne tire pas un coup de mousquet... Pas une flèche... Prévenez les bedeaux des églises, surtout pas de tocsin... Et faites courir les émissaires par les rues afin de rassurer les habitants et de donner vos ordres. Qu'on éteigne toutes les lumières dans toutes les maisons... et tous les feux du port. Que rien n'attire l'attention des guerriers iroquois qui ne leur paraisse une provocation, ni ne réveille leurs instincts de meurtre et de pillage. Une ville morte, obscure, voilà le visage que nous devons leur offrir. Une ville insensible à leurs cris. Une ville qui ne les craint point et qui les regarde passer dignement. Ils passeront, Monsieur d'Avrensson, puis ils s'en iront et nous serons saufs.

Sa main sur le poignet du major le brûlait.

Galvanisé, il s'élança au-dehors. Il réunit ses officiers qui eux-mêmes envoyèrent messagers et soldats porteurs des consignes.

Dominant les sourdes clameurs, on entendit s'abattre sur la ville, comme la grêle, des bruits de volets ou de vantaux précipitamment rabattus ou placés, des galopades dans les rues, des aboiements promptement étouffés, tandis que les maîtres tiraient leurs chiens à l'intérieur, les exhortations lancées par les militaires ou les archers de venelles en place.

– Barrez-vous ! Barrez-vous !

Et les barres de fer ou de gros bois étaient posées en travers des portes.

L'on allumait, en le plaçant sous le boisseau, le cierge de la Chandeleur. La femme et les enfants s'agenouillaient, le chapelet aux doigts devant la statue de la Vierge Marie. L'homme quel qu'il fût et quoi qu'on en dît, ressortait mousquet, balles et poudre. S'il prenait fantaisie à cette horde cannibale de débarquer sur les rives de Québec, il faudrait bien défendre la ville pied à pied, rue par rue, maison par maison.

Artisans, commerçants, boutiquiers, ils avaient tous une arme. Ainsi le voulait la vie au Canada.

Angélique était retournée sur la terrasse du château Saint-Louis. Son cœur battait la chamade.

« Qu'Outtaké ne me trompe pas, supplia-t-elle, qu'il ne me trahisse pas ! »

Elle n'était qu'une femme, bien peu de chose...

M. d'Avrensson revint.

– Madame, il me faut camoufler quelques tireurs au bord du fleuve... pour parer à toute éventualité.

– Vous me garantissez leur sang-froid ?

– Je choisirai les plus âgés et les plus disciplinés. Moi seul, s'il faut tirer, donnerai le signal. Et je resterai ici, afin d'évaluer avec vous, du château, les dangers auxquels nous devrons faire face.

Il repartait.

– Attendez !... De l'encre, une plume ! jeta-t-elle à un domestique qui passait.

Elle griffonna un mot rapide, qu'elle ne prit pas la peine de cacheter et qu'elle remit au major.

– Ayez la bonté de faire porter ce pli à Monsieur de Barssempuy qui commande le fort sous le Cap Rouge. Il faut qu'il soit averti et qu'il ait le courage de laisser passer les Iroquois sans coup férir.

On soufflait les chandelles, on couvrait les feux. Les torches de résineux ou de goudron au coin des places ou sur le port étaient retirées de leurs anneaux et plongées dans l'eau ou le sable. Les lanternes décrochées.

La ville s'éteignit.

La ville se tut.

Angélique avait demandé qu'on amenât des flambeaux pour illuminer la grande salle du conseil et aussi des torches à planter aux quatre coins de la terrasse.

– Mais vous avez dit qu'il fallait tout éteindre, gémit Bérengère.

– Sauf ici. Au sommet du Roc. Le palais du gouverneur doit être éclairé. Il faut qu'Outtaké voie flotter les étendards et les insignes du Roi de France. Et il faut qu'il me voie. Et qu'il sache que je le regarde partir à la tête de ses guerriers et que je l'admire.

– L'admirer ! s'écria la femme du procureur avec un rire hagard, vous êtes folle ! Vous allez vous faire massacrer.

– Aucune arme n'a assez de portée pour nous atteindre sur cette terrasse. Si vous avez peur, partez. Réfugiez-vous dans une chambre.

– Non ! Non ! Je veux rester avec vous. Vous êtes la seule qu'il respecte et qui peut nous protéger par votre ascendant.

Sabine de Castel-Morgeat était très calme. Elle alla humecter le front et les lèvres d'Anne-François, toujours inconscient mais qui lui parut apaisé. Puis elle revint et alla se placer auprès d'Angélique qui se tenait au centre de la longue galerie en belvédère, les mains sur la balustrade.

– C'est vrai, vous avez raison, dit-elle.

Elle ajouta :

– Vous êtes admirable.

– Vous êtes indomptable ! bégaya Bérengère.

Les deux femmes dans leur instinct devinaient que si le terrible sauvage ne l'apercevait pas, assistant à son départ glorieux et tonitruant, il pouvait être saisi d'une sombre et dangereuse fureur.

Ayant distingué une femme jusqu'à lui parler en égal, il ne souffrirait pas que, par son absence, elle parût lui manifester de la crainte ou de la méfiance. Voire du mépris, ce qui serait pis que tout. C'était encore une épreuve à laquelle il la soumettait. Et, par bonheur, elle l'avait compris à temps.

Enfin ! Elles espéraient qu'elle ne se trompait pas. Comment savoir avec ces sauvages versatiles et sans honneur.

Mais ELLE, elle savait et elles se sentaient calmées et héroïques, rien qu'à la regarder.

Des écailles leur tombaient des yeux. Elles découvraient, nouveau, ce beau visage dont elles avaient tant jalousé la séduction. Ce regard vert, qu'elles n'avaient voulu croire que destiné à prendre ces benêts d'hommes au piège, brillait du feu d'une intelligence dont elles bénirent le ciel d'en voir Angélique gratifiée. Elle les sauverait. Leur sort, leurs vies, celles des êtres qu'elles chérissaient, dépendaient d'elle. Il n'était plus temps de se dire qu'elle avait tout reçu injustement, qu'elle leur avait tout volé et qu'elle retenait de façon imméritée l'attention des hommes et l'amour exclusif de celui qui était le plus captivant de tous : Joffrey de Peyrac.

Toutes ces pauvretés s'écroulèrent dans leurs cœurs vaincus et désemparés.

Elles s'avisèrent de ses traits tirés que marquaient la fatigue et l'inquiétude. Depuis le matin, elle n'avait cessé de courir et de se dépenser sans compter. Il ne fallait pas s'étonner qu'elle fût quelque peu échevelée.

Domptant la peur viscérale qui la tenait recroquevillée sur elle-même, Bérengère s'approcha d'elle et, d'une main tremblante, commença de lui arranger les cheveux.

Angélique qui, penchée à la balustrade, essayait de deviner les mouvements de la flotte iroquoise, laquelle semblait s'être arrêtée, eut un geste impatient pour écarter la jeune femme. Mais Mme de La Vaudière s'entêta et composa en quelques touches une coiffure parfaite, entreprise qui eut l'avantage de la distraire un instant de ses angoisses. Sabine de Castel-Morgeat, après être rentrée à l'intérieur du château, revenait avec le manteau d'Angélique. La nuit était froide.

Angélique, sentant sur ses épaules frissonnantes la tiédeur du vêtement, prit conscience de la présence des deux femmes.

– Merci ! dit-elle.

Elle les regarda l'une après l'autre.

– Retirez-vous si la vue de ce spectacle vous est par trop insoutenable.

Mais elles secouèrent la tête.

– Ne sont-ils pas arrêtés ? demanda à voix basse Sabine de Castel-Morgeat avec espoir.

– Hélas ! Je crains que ce ne soit que pour se rassembler.

À l'entrée du goulet où se rétrécissait le fleuve, entre la pointe de Lévis et l'avancée du Cap Diamant aux flancs duquel s'érigeait Québec, la flotte iroquoise avait fait halte afin de se subdiviser. Et maintenant, elle reprenait sa progression sur quatre pirogues de front, avec une grande pirogue unique en tête. À un bord de celle-ci, un « jongleur » encorné sous le mufle et la peau d'un bison brandissait le totem des représentants de la nation dont les embarcations suivaient.

En discernant cet animal velu à l'avant du premier canot qui apparut dans la lueur des torches, Bérengère poussa un cri étouffé et s'agrippa à Angélique.

– Nous allons mourir ! Nous allons tous mourir !

– Ne regardez pas.

La femme du procureur enfouit son visage dans ses mains. Elle ne savait pas s'il lui fallait mieux se boucher les yeux ou les oreilles. Elle faisait tour à tour l'un ou l'autre suivant ce qui la terrifiait le plus. De temps en temps elle ne pouvait s'empêcher de regarder entre ses doigts, fascinée par le spectacle hallucinant, puis horrifiée, elle se détournait et se cachait contre l'épaule d'Angélique.

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