Chapitre 69


Avril était là, déjà entamé. Pas de nouvelles du messager, le guet ne se relâchait pas.

La seconde fois que le nom de Pacifique Jusserant se trouva prononcé, confirmant que leurs pressentiments étaient justes et que c'était bien lui le messager annoncé à l'Évêque par d'Orgeval, ce fut par le plus imprévu des revenants.

Un vent aiguisé râpait la surface de la neige. Une femme de la Basse-Ville, selon une coutume de sa province d'origine, balayait soir et matin son seuil pour en chasser les esprits. Un matin, elle y versa un grand seau d'eau pour faire bonne mesure. Le marquis de Ville d'Avray vint à passer par là, glissa sur cette patinoire, tomba et ne put se relever.

Angélique, appelée d'urgence, le trouva au Navire de France, entouré de ses amis dont il avait fait convoquer aussitôt le ban et l'arrière-ban. Si l'on considère qu'il n'était pas facile par ces jours de verglas de se déplacer dans Québec et si l'on constatait l'importance de la foule qui envahit en un temps record l'auberge de Janine Gonfarel, il fallait reconnaître que le marquis ne se vantait pas lorsqu'il assurait être très aimé et avoir beaucoup d'amis.

Tous étaient là y compris son préféré, le rude et bourru Lieutenant de Police civile et criminelle Garreau d'Entremont.

Ville d'Avray le prit à partie.

– Vous voyez ce qui arrive avec vos ordonnances que vous ne pouvez pas faire respecter. Des rues où l'on se fait renverser par les traînes des garnements.

– Vous avez été renversé ?

– Non ! Mais j'aurais pu l'être.

Les Acadiens, sortis de leurs cercles secrets, étaient là pour entourer leur gouverneur.

On s'écarta devant Angélique, avec autant de respect que de foi comme si elle avait pu, d'un coup de baguette magique, le remettre sur pied.

De sa visite à la Prévôté où elle avait vu le livre Malleus maleficarum, bible destinée à confondre les sorcières, Angélique avait gardé l'arrière-pensée que le Lieutenant de Police l'avait convoquée pour lui reprocher ses activités de guérisseuse. Aussi fut-elle ennuyée de voir Garreau d'Entremont au chevet de Ville d'Avray.

– M'autorisez-vous à le soigner, Monsieur le Lieutenant de Police ? lui demanda-t-elle tout à trac.

– Mais oui, pourquoi pas ? Au contraire, bredouilla d'Entremont, surpris de l'attaque.

Dans ce même instant Angélique se souvenait que le Malleus maleficarum ne s'était trouvé là que par hasard et que tout autre était la raison de la convocation.

Mais il était trop tard pour rattraper la maladresse. Le pauvre Garreau s'en fut très déconfit, ne comprenant pas l'hostilité que lui témoignait Mme de Peyrac. Il y avait peu de femmes qu'il estimait autant qu'elle dans la ville, et il n'était pas insensible non plus à sa grande beauté. Il croyait le lui avoir fait comprendre. Certes, il était persuadé qu'elle mentait à propos de l'affaire Varange, comme cette clique de Gascons aventuriers, écumeurs des mers et des côtes et qui se croyaient hors des lois communes. Mais cela était une autre question.

– Vous l'avez peiné, dit Ville d'Avray. Quelle mouche vous pique ? Oh ma chère ! Que je souffre ! J'ai sûrement la cheville brisée. Elle n'était que foulée.

Après un examen au cours duquel Ville d'Avray gémissait, pleurait et n'avait pas assez de mains pour se cramponner à toutes celles de ses amis qui voulaient lui insuffler force et courage en ce dur moment, elle put lui assurer qu'il n'avait rien de cassé.

En revanche, il lui faudrait prendre patience, envisager au moins deux à trois semaines de repos, le pied bien bandé, reposant sur un coussin comme celui d'un malade frappé de la goutte.

– Je resterai au Navire de France, décida-t-il. Ainsi j'aurai de la compagnie. Vous voulez bien de moi, Janine ?

L'accident se révélant sans gravité, Angélique s'avoua qu'elle n'était pas trop mécontente de voir Ville d'Avray immobilisé dans la Basse-Ville. Le marquis avait un cœur innombrable. Il aimait aussi coqueter avec les femmes. Et Angélique, plaisante et intelligente, lui inspirait une passion qui allait jusqu'à le détourner de ses préférences pour les adolescents dont jusqu'alors il ne se cachait pas. Loin d'elle il s'ennuyait. Comme Nicolas de Bardagne, il la cherchait en tous les points de Québec, mais de plus il n'admettait pas qu'elle lui cachât un seul détail de son emploi du temps. Récemment, elle ne s'était pas dissimulé qu'il serait difficile de parvenir jusqu'au bout de l'hiver sans que la situation ne se détériore, l'obligeant à se montrer sévère, à rompre tout à fait avec lui, ce qui l'aurait navrée.

Maintenant qu'il était contraint à se montrer moins remuant, elle le verrait selon son agrément à elle et serait libre de prendre congé chaque fois qu'il deviendrait importun.

Ville d'Avray ne fut pas dupe, l'accusa de cruauté, mais force lui fut de se résigner car, maintenant qu'il ne pouvait plus se défendre, elle était bien capable de l'abandonner, refusant de le soigner pour le livrer aux mains de ce tortionnaire de chirurgien de navire Ragueneau qui se disait médecin et qui le rendrait sûrement boiteux.

– Ah ! Que j'aime votre main sur ma peau. Vos doigts sont si caressants.

Afin de conserver au moins le plaisir de sentir ses doigts légers sur sa cheville douloureuse, il s'avoua prêt à toutes les sagesses et à tous les sacrifices.

L'inactivité lui pesait. Ne pouvant plus tenir les guides de sa vie sentimentale, il se sentit le cœur vacant.

M. Dagenet, son aumônier, lui faisait la lecture. Mais Ville d'Avray l'envoya promener. Plus il le voyait et plus cela lui rappelait que son aumônier, qu'il appointait depuis des années pour veiller sur son salut spirituel, l'avait abandonné juste au moment où il avait eu affaire à une démone et à quatre-vingts légions de démons.

À force d'évoquer les péripéties de l'été, il fut pris de la nostalgie de revoir le jeune Alexandre de Rosny qui l'avait accompagné dans le début de sa tournée de gouverneur en Acadie mais qui, par caprice, avait refusé de remonter avec lui sur Québec.

– Oh ! Chère Angélique, supplia-t-il, l'on dit que vous avez des dons pour appeler les gens à distance. Je vous en prie, faites-moi revenir mon Alexandre...

Deux jours plus tard, Alexandre de Rosny se trouvait là, dans la grande salle du Navire de France. On ne prit pas garde tout d'abord à ce voyageur au nez et aux pommettes brûlés par le gel et le soleil, mais quand il eut enlevé ses fourrures et que l'on reconnut le bel éphèbe aux lèvres boudeuses que le marquis ne cessait de réclamer, ce fut une explosion de joie.

Tout à fait insensée, cette idée qu'il pouvait revenir d'Acadie en cette saison, et pourtant il était là. Il apportait des nouvelles de toute la côte du Maine, de l'Acadie, de la Baie Française et c'était comme si déjà se rompait le cercle de l'hiver.

Et le marquis, rayonnant, remerciait Angélique de ses dons supranormaux. Elle l'assura qu'elle n'y était pour rien. Vu la promptitude avec laquelle le jeune Rosny s'était trouvé parmi eux, il avait dû se mettre en chemin au moins plusieurs semaines sinon plusieurs mois auparavant.

Elle le fit asseoir sur un tabouret et oignit d'un baume les brûlures de son visage. Puis elle ébouriffa ses cheveux blonds avec affection. Ce mignon courageux était bien de la même race que celle des Philippe du Plessis-Bellière, qui dès quatorze ans guerroyaient en col de dentelles sur les champs de bataille d'Europe.

Le jeune homme, à sauter les rapides des rivières folles d'Acadie et à se lancer dans un pareil voyage, était devenu plus bavard et montrait moins de morgue.

Il disait qu'en certaines régions qu'il avait traversées, atteignant épuisé et se croyant sauvé des petits campements d'Indiens, il lui était arrivé en pénétrant dans les tipis ou les wigwams, d'en découvrir les habitants morts, soit de froid, soit de faim ou des deux ensemble, certains assis encore, figés devant les dernières cendres du foyer, le calumet en main, momies racornies, saupoudrées par la neige qui filtrait à travers les interstices des misérables abris d'écorce ou de peaux.

– Quelle folie ! soupirait le marquis. Jamais tu n'aurais dû tenter une telle odyssée, même pour me revoir.

Alexandre haussait les épaules. Il n'était pas le seul.

Il y en avait d'autres qui se risquaient dans la traversée du grand désert blanc.

C'est alors qu'il prononça le nom de Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, qu'il avait rencontré à la mission de Saint-François des Abénakis et qui lui aussi remontait du Maine et se dirigeait vers Québec.

Le « donné » avait l'air, comme lui, d'avoir traversé de dures étapes. Il paraissait à bout de forces, mais poussé par la fièvre de continuer sa route. Il s'était arrêté quelques jours à la mission pour trouver une autre paire de raquettes et n'en ayant pas trouvé comme il voulait, il prenait le temps de les fabriquer. Il portait avec lui une sacoche dont il ne se départissait jamais, dormant avec. L'Indien qui l'avait accompagné jusque-là refusait de poursuivre. Le « donné » avait longuement observé Alexandre dans la salle commune du poste de traite, adjacent à la mission où les Indiens Abénakis venaient échanger leurs peaux et où les voyageurs pouvaient trouver un toit et la possibilité d'une halte. Déplaçant son écuelle de blé d'Inde et sa chope de bière pour venir s'asseoir à ses côtés sur le banc, devant la longue table, Pacifique Jusserant avait proposé au jeune homme qu'il avait reconnu de se joindre à lui pour la fin du voyage. Il savait qu'il remontait vers Québec. Il connaissait des pistes meilleures et plus courtes pour parvenir au but plus rapidement et il n'était pas prudent de voyager seul en cette saison, lui dit-il.

Feignant l'enthousiasme, Alexandre avait accepté de grand cœur. Puis le matin, tandis qu'avant de prendre la piste le « donné » servait la messe au jésuite de la mission, car il était d'une piété maniaque, le jeune garçon avait quitté le poste et était parti de son côté. Lui, voyageait toujours seul. Il préférait cela à la trahison d'un compagnon.

– Pour une fois ton esprit contrariant t'a sauvé, dit Ville d'Avray. Tu as bien fait de ne pas l'accompagner. Je suis persuadé qu'il voulait t'assassiner ou pis !

– De toute façon, il n'est plus loin, il ne va plus tarder, supputa Éloi Macollet lorsque ces propos lui furent rapportés, et je présume qu'il va se conduire comme cela. Il va arriver par Lévis comme prévu. Il va s'abriter une nuit dans son habitation. Puis il traversera le Saint-Laurent sous Québec et se rendra tout droit à l'évêché. Peut-être qu'il ne se méfie pas... mais peut-être qu'il se méfie car il a de l'instinct en diable... C'est pour cela qu'il voulait que le jeune Alexandre l'accompagne... pour qu'il ne risque pas de parler ou d'arriver avant lui... Et peut-être bien qu'il l'aurait tué... Il a tué pour moins... C'est une bête méfiante, rusée et qui ne connaît qu'un maître... qui obéit à ce maître à distance...

Ayant mis tout le monde sur les épines par ces avertissements au point que l'on guettait aux carreaux si la face ombrageuse du « donné » ne s'y collait pas déjà, Éloi Macoilet entreprit de se rendre une nouvelle fois à Lévis pour avertir son fils et sa bru de redoubler de vigilance.

*****

Tant d'événements et l'attention qu'une partie des habitants de Québec portaient à la venue de Pacifique Jusserant détournèrent les esprits d'une plus invisible et plus dangereuse conspiration qui à l'insu de tous avait pris corps et se développait sourdement. Éloi Macollet faillit en être la première victime.

Il revenait de Lévis après sa seconde visite. La nuit était belle et la lune brillait. Macollet traversait sous Québec le chemin balisé du fleuve, lorsqu'un subit instinct lui fit porter en avant son bâton ferré, et frapper un coup dans la glace.

Il s'arrêta figé d'épouvanté. L'œil du serpent le regardait. Rond, luisant et recelant au fond de sa noire prunelle le reflet tremblant d'une étoile, il fascinait, attirait, ouvert sur les abîmes... L'eau...

Éloi n'osait plus ébaucher un mouvement. Il jeta un regard autour de lui sur la plaine blanche infinie, et perçut sa fragilité nouvelle, survenue à pas de larron. Ses oreilles s'emplirent d'un bruit ténu comme de brisures se répercutant de proche en proche. Les froides nuits avaient trompé sur la chaleur des jours. Le dégel commençait. L'homme immobilisé en plein milieu du fleuve qui se fendait leva les yeux vers le ciel fourmillant d'étoiles.

– Bonne sainte Anne, sauvez-moi ! s'écria-t-il.

Comment parvint-il à regagner la rive ? Il ne se souvenait pas. Son premier geste fut de se précipiter dans la Haute-Ville et de réveiller le sculpteur Le Brasseur.

– As-tu terminé ton retable de sainte Anne pour le sanctuaire de la côte de Beaupré ? On dit que tu attends pour le faire porter à dorer aux ursulines d'avoir réuni l'argent des donateurs. Je m'inscris pour dix livres tournois de dorure. Je ne suis qu'un mécréant, mais cette bonne mère de la Vierge m'a sauvé.

Le lendemain, escortés de la galopade des gamins et de l'admiration des badauds, les différents éléments du chef-d'œuvre, custode, reliquaire, coupoles, statues, etc., sur des brancards, la table de base qu'on appelait le tombeau et les gradins sur une traîne, furent portés à dorer aux ursulines comme autant de pièces de pâtisserie que l'on porterait à cuire au four du boulanger.

Dès que le travail des religieuses serait achevé et que le fleuve serait libre le retable serait porté en son nouveau sanctuaire au pied du Cap Tourmente.

Cependant le Saint-Laurent entrait dans les terribles douleurs du dégel. Le grand serpent froid allait s'éveiller. Il allait perdre sa peau de glace, muer vers la transmutation liquide, laissant apparaître à travers la carapace brisée des glaces, sa peau bleu sombre, foncée de vert glauque.

En trois jours et trois nuits tout changea.

Le jour, sous le soleil brûlant, la plaine commença de suer sa blancheur marmoréenne, se léprosant de vastes zones assombries qui révélaient une fragilité inquiétante, avant de se déchirer sur la plaie noire de l'eau.

La nuit, on entendit craquer et s'entrechoquer des pans de glace énormes, banquises remuées par le va-et-vient pénible et souterrain des marées les aspirant, suivant les heures, en amont, puis les renversant en aval, dans un mouvement épuisé de lave blanche qui, dans les semaines suivantes, allait rouler ses blocs puissants les uns contre les autres, les poussant à se heurter, à s'affronter, à se chevaucher, dressés comme des monstres en amour, pour ensuite s'effondrer et repartir lentement à la dérive dans un entrelacs fluide qui les cernerait et les capturerait ainsi que les mailles d'un filet géant.

Semaines de dégel pendant lesquelles le fleuve et les glaces engloutiraient leur contingent de nautoniers trop hardis. Au début, nul ne voulait renoncer à passer d'une rive à l'autre comme on en avait pris l'habitude. De l'île d'Orléans, de Lévis, de Beaupré, on partait en traîneau après avoir guetté l'étendue sournoise en criant « À Dieu vat ! » et l'on se retrouvait, appelant au secours sur un radeau plus froid que la mort, tandis que les chevaux après s'être débattus dans la purée glacée disparaissaient au fond du Saint-Laurent et que le véhicule, broyé, craquait comme une vieille noix creuse et terminait sa carrière en épave flottante.

Les barques et les canots reparurent, et furent lancés dans les premiers chenaux ouverts. Leurs équipages les hissaient et les traînaient sur les étendues de glace encore solides, encore immenses, et les échos retentissaient des cris d'encouragement des équipages halant leurs chaloupes comme un attelage de chevaux se serait arcbouté à tirer un tombereau ensablé.

– Ho ! Hisse ! Hisse ! Hardi les gars !

Carrioles à traînes ou barques à rames ? On ne pouvait décider encore. Il fallait risquer.

Le colon du Canada, bourré de forces accumulées par sa longue retraite de l'hiver, bondissait sur son fleuve en hurlant de défi, car venait le temps de se colleter avec lui dans la lutte la plus sauvage, paré qu'il était des deux éléments qui composaient son visage de Janus maudit : les eaux et les glaces.

Cependant l'hiver relâchait son étreinte. La neige continuait de couvrir la terre, mais glissait des branches des arbres.

L'île d'Orléans retrouvait son pelage de bois, son échine d'un fauve clair que jetaient sur elle ses forêts d'érables aux branches dépouillées, mais où n'allait pas tarder de monter la sève du « temps des sucres ».

Un matin, une femme vint frapper plusieurs coups du heurtoir de bronze qui ornait la porte sur la rue de la maison de Ville d'Avray. On eut beau lui crier par les fenêtres de l'étage de passer par-derrière, elle n'en voulut pas démordre et resta là à attendre, entre les deux Atlas et leurs globes qui émergeaient peu à peu des talus neigeux.

Il fallut, pour l'introduire, débarricader la porte, tourner les clés, tirer les targettes et les verrous.

Elle se nomma et l'on sut qu'il s'agissait de l'irascible belle-fille d'Éloi Macollet : Sidonie.

– Est-il là, ce pendard ? s'informa-t-elle d'un air rogue.

C'était une femme de petite taille, le visage fermé et qui ne montrait pas le côté enjoué des femmes d'origine canadienne bien qu'elle fût née sur un beau fief de Nouvelle-France, du côté des Trois-Rivières. Son père, boulanger des environs de La Rochelle, émigré en 1635 avec sa jeune femme, en avait reçu la seigneurie, cent arpents de front sur deux lieues de profondeur, pour ses mérites ayant été traitant, commerçant, agriculteur, puis syndic compétent à la nomination des premiers syndics gérants des bourgades nouvelles.

Angélique qui savait tout cela et qui se souvenait des soupirs de Marguerite Bourgeoys à propos de cette petite Sidonie la considéra avec curiosité.

Elle était bréhaigne2, ce qui devait l'irriter dans un pays où, comme le soulignait le ministre Colbert dans un rapport sur la colonie « les femmes portaient tous les ans ». De famille nombreuse et déjà réputée, elle avait dû considérer comme une mésalliance d'épouser le fils unique d'un modeste censitaire et d'une Fille du Roy, si complètement délaissée par son époux, vagabond des grands lacs, qu'on la croyait veuve. Mais pourquoi l'avait-elle épousé si elle ne l'aimait pas ?

– On l'a vu, votre putois, Pacifique Jusserant, dit-elle en s'adressant à son beau-père après un bref salut. Comme vous l'aviez prévu il est venu rôder une nuit autour de son habitation, mais il n'y a pas pénétré, il se méfiait. Il a disparu soudain.

– Qui l'a vu ?

– Moi, dit-elle.

Pressée de questions, elle dit qu'elle avait monté la garde quelques nuits dans un affût à canards rapetassé. Le jour, elle envoyait un gamin, pour la récompense de quelques sols. Bref, une nuit, elle l'avait vu le « donné » du Père d'Orgeval sortant des bois. Il avait surgi, venant du sud, en avançant péniblement sur ses raquettes qui enfonçaient dans la neige molle. Il s'était arrêté comme flairant le vent à quelque distance de son habitation, puis se ravisant il s'était reculé et était rentré sous le couvert des arbres.

– Il se méfie comme un renard, grommela Macollet en se levant et en commençant d'enfiler sa houppelande et ses mitasses. Et pourquoi ? Qu'est-ce qu'il porte avec lui qu'il craint tant qu'on lui prenne ? A-t-il déjà traversé le fleuve sous Québec ? Il n'aurait pu le faire sans être signalé.

– Et aujourd'hui ça risque plus que jamais, dit la femme. Les courants vous entraînent et les glaces vous écrasent.

– Comment êtes-vous passée, vous ? s'enquit le vieux en lui jetant un regard aigu sous la broussaille de ses sourcils touffus.

– Avec le canot du vieil Antoine, un fou de votre espèce. Mais savoir, ajouta-t-elle, s'ils avaient navigué ou joué au saut de la puce d'un glaçon à l'autre, ça elle n'en décidait pas.

– Vous auriez pu y laisser votre peau, ma bru, fit-il d'un ton acerbe.

– Et ça vous aurait fait bien plaisir, beau-père, répliqua-t-elle de même.

Angélique voulait la retenir, l'engageant à se restaurer. Mais elle refusa et elle redescendit vers la porte en ramenant autour d'elles ses châles. Son bonnet blanc, serré au menton, laissait entrevoir une chevelure châtain clair, mais déjà entremêlée de fils blancs. Pourtant elle ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-cinq ans. Angélique l'accompagna jusqu'à la porte.

– Je suis contente de vous connaître, Sidonie, et je vous remercie. N'auriez-vous pu confier le message au vieil Antoine plutôt que de vous risquer à traverser le fleuve qui devient dangereux ?

– Le beau-père m'avait dit de ne jaser de l'affaire à personne, fit-elle en désignant du pouce derrière elle Éloi Macollet, et que cela ne devait pas sortir d'entre nous.

Elle examinait Angélique et la jaugeait d'un regard sans douceur.

– Ainsi c'est vous la Dame du Lac d'Argent ? Vous qui avez réussi à retenir ce petit vieux au logis ?

– Il n'est ni petit ni vieux, répliqua Angélique qui aimait son Éloi. Et je ne vois pas pourquoi vous voudriez lui faire mener une existence de vieillard. Il demeure d'une santé et d'une vigueur peu communes, il a encore tué au couteau, à l'automne, un de ces grands ours gris si dangereux. Et il pourrait en remontrer à bien des jeunes hommes...

– Oh ! Ça oui ! À son gars, mon époux par exemple. Ça oui, après ce scandale de Noël avec la veuve et les deux filles, ça on peut le dire, il pourrait en remontrer à des jeunes.

Elle ajouta avec amertume.

– ... Avec lui, au moins, on peut être sûre de gagner un enfant.

Загрузка...