Chapitre 89


« Bienheureuse ! Bienheureuse êtes-vous ! » avait répété Mme Le Bachoys à Angélique avant de la quitter, après lui avoir administré un petit coup amical de son éventail en plumes de dindon sauvage. « Bienheureuse vous qui avez tout reçu ! »

Par un message de la Mère Supérieure des ursulines, Angélique sut que l'on désirait la voir au monastère. Elle s'y rendit, faisant trêve à son chagrin, envisageant que les mères désiraient parler d'Honorine, de ses progrès en lecture peut-être, de ses sottises sûrement.

Les petites filles dansaient sous les pommiers en fleur :

« Alouette ! Gentille alouette ! »

La Mère Supérieure lui dit tout d'abord qu'elle et ses sœurs avaient regretté de ne pouvoir la remercier aussitôt de vive voix d'avoir sauvé leurs vies.

– Notre clôture, Madame, nous est parfois un sacrifice lorsque nous souhaiterions courir à nos amis pour leur baiser les mains.

Mère Madeleine avait eu l'heureuse inspiration de la demander pour lui communiquer certaines recommandations du Seigneur. On pouvait donc la couvrir de bénédictions et l'assurer de prières quotidiennes pour elle et les siens.

Honorine, affirmait-elle, était leur enfant préférée. L'on n'avait avec elle aucune difficulté si l'on s'adressait à son cœur.

Derrière la grille, la Mère Madeleine l'attendait et lui adressa un sourire de connivence.

– Je ne voudrais pas, chère dame, que vous payiez trop cher les mauvais coups que votre vaillance porte au démon. Il se venge toujours, sachez-le. Les grandes faveurs que le Ciel nous accorde, ne peuvent l'être, sans que nous soyons contraints d'abandonner à notre insatiable ennemi un petit lambeau de nous-mêmes afin de calmer sa voracité. Ainsi l'on détourne son attention des enjeux plus graves et j'ai toujours remarqué que le prix de cette obole était minime.

Cette fois, Angélique ne demanda pas : « Que savez-vous ? » Elle comprenait que Mère Madeleine avait deviné qu'elle traversait une crise douloureuse.

Elle dit qu'à son sens la dîme qu'il lui était demandée de verser au démon pour avoir reçu la grâce de sauver Québec ne lui paraissait pas tellement minime. C'était difficile à expliquer à une religieuse.

Pour simplifier les choses, elle confessa à Mère Madeleine, assurée de sa discrétion, qu'elle avait appris récemment une infidélité de son mari.

– L'infidélité ? Est-ce donc, vraiment toujours, la preuve d'un manque d'amour ? demanda Mère Madeleine en haussant les sourcils d'un air naïf.

« ... Ne versez pas trop de pleurs. Vos amis, vos fils sont saufs, votre petite fille est sauve. Votre époux bien-aimé est sauf. Bénissez le ciel ! Au niveau des bonheurs terrestres, il n'y a que la mort qui est irréparable.

Décidément, tout le monde semblait se mettre d'accord pour ne pas la trouver à plaindre. Il y a des êtres qui ne sont pas faits pour inspirer la pitié. Aussi bien n'était-elle pas seule à pleurer dans Québec. On dénombrait les morts.

Parmi les premières victimes, les occupants de la barque qui avait emporté les éléments du tabernacle de sainte Anne. Sabordée à coups de hache, la barque avait coulé. Quelques pièces flottant au gré des flots furent retrouvées.

Des prédelles, c'est-à-dire des degrés de l'autel, longues épaves d'or aux entrelacs de blé et de vigne, aux rinceaux de feuilles d'acanthe, furent aperçues suivant le courant par des mariniers qui changèrent de cap afin de les rejoindre et de les haler jusqu'à Québec. Le dôme et sa croix dansèrent longtemps sur la crête des vagues puis allèrent s'échouer sur la côte nord de l'île d'Orléans, presque dans la crique d'où avaient surgi les canoës ennemis fonçant sur la grande barque avec des cris horribles. Ce qui parut un signe.

Sous le petit cap, au plus serré des oies, furent retrouvés les deux reliquaires poussés là sans doute par les ailes de leurs anges, car on les retrouva ensemble. Ainsi l'œuvre ne serait pas dépareillée. Enfin, juste au pied de la nouvelle chapelle, vinrent s'échouer la custode frappée du pélican eucharistique, la statue de sainte Anne et, un peu plus loin, dans les roseaux, le corps du sculpteur transpercé de flèches.

On l'enterra donc par là, un peu plus haut, près de l'endroit miraculeux, dans l'ombre des rochers dressés, chevelus de broussailles, de buissons de raisins d'ours et de petits pins baumiers aux racines légères. Suivant les saisons, l'appel des oies sauvages, le chant du fleuve berceraient son sommeil éternel. S'y mêlerait au cours des siècles l'ample rumeur ne cessant de grandir des foules pèlerines qui viendraient de plus en plus nombreuses et ferventes s'agenouiller en ce lieu et suspendre, en ex-voto, aux murs et aux voûtes du sanctuaire, des béquilles et des petits navires3.

Aux ursulines, on lui avait parlé de la mort, durant l'hiver, de la petite Jacqueline, la petite Indienne que son père chef montagnais avait amenée le jour de la première tempête. Il est difficile d'élever ces enfants des forêts. Lorsqu'elles sont trop petites pour s'enfuir, elles s'étiolent.

Une autre mort survenue, comme par mégarde, fut celle du Père Loubette. Il était mort. Et comme il était mort durant les journées iroquoises, on se demanda, avec horreur, s'il n'était pas mort parce qu'une fois de plus, dans le bouleversement et le hourvari général, on l'avait oublié. Mais aussi, pourquoi, gémissait-on, refusait-il de se faire porter chez les dames augustines de l'Hôtel-Dieu ? Quand on est grabataire ! Cependant son visage serein, ses paupières closes, le sourire narquois qu'il gardait au coin de ses lèvres rigides rassurèrent les consciences angoissées. Il était mort sans souffrir, affirmait-on. Cela se voyait... Comme on s'endort. Son calumet de pierre rouge était posé à ses côtés, ainsi que la lettre contenant son testament. Il laissait tout ce qu'il possédait à Mme de Peyrac soit son calumet et son vaisselier de bois de chêne travaillé au couteau et à la gouge du temps où les chênes de la forêt américaine n'appartenaient pas encore au Roi de France et que les braves colons pouvaient s'y tailler, sans encourir de sanctions, de beaux meubles pour y ranger leur primitive vaisselle de bois, de calebasse ou d'écorce de bouleau.

Il la priait de remettre sa tabatière de fer-blanc et de menues bricoles de cuir, sachets, ceintures, gris-gris indiens, à un certains. Beaupars qui avait hiverné avec lui en Gaspésie. Dans un codicille malicieux, ajouté avec demande de n'être lu que deux jours après la première lecture, il ajoutait qu'il laissait libre son héritière, Angélique, de faire don, si elle le voulait, au marquis de Ville d'Avray du calumet de pierre rouge.

Cela mit un baume sur la douleur du marquis et sur la déception qu'il avait éprouvée pendant deux jours. Il avait fait une scène à Angélique à propos de ce calumet, ce qui prouvait qu'il commençait à reprendre goût à la vie. Le don du calumet le rendit à lui-même. Il se battit en duel avec Monsieur Tardieu de La Vaudière qui lui avait fait infliger de lourdes amendes parce qu'il n'avait pas de murets coupe-feu à son toit, « comme si j'en avais besoin étant donné que je ne suis mitoyen de personne », et qu'il n'avait pas procédé en temps voulu au pavage de la rue, devant son seuil. Le marquis trouva que la coupe était pleine. Il fut blessé au bras.

– À peine étais-je remis de mon entorse !

Un autre duel prévu, attendu, redouté, eut lieu également.

Le dogue allemand de M. de Chambly-Montauban et le glouton de Cantor de Peyrac se trouvèrent un jour face à face. L'affaire fut rondement menée. La tête du dogue se retrouva perchée à la fourche d'une branche sur la Place d'Armes. À l'autre extrémité de la Haute-Ville, le corps décapité, hissé lui aussi, fait assez rare, dans les branches de l'orme du carrefour, intrigua ceux des chiens du petit campement qui avaient échappé à ses crocs.

Lorsque les Québécois avaient appris comment avait fini le chien de l'abbé Dorin qui était si brave et qui avait été tué d'une flèche iroquoise devant l'église où priait son maître, alors que celui de M. de Chambly-Montauban survivait et continuait de casser allègrement l'échine des chiens indiens de rencontre, ils ne s'étaient pas privés de grommeler :

« Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont ! »

Ils se réjouirent en secret.

M. de Chambly-Montauban en fit toute une histoire. Mme Le Bachoys le secoua. Un chien était un chien et son dogue allemand la plus odieuse créature qui fût. L'attachement qu'il lui portait, s'amusant de sa férocité, était malsain, car il n'avait même pas réussi à en faire une bonne bête et c'était coupable.

Le glouton, le diable des bois, avait rendu justice. Les Indiens de la ville eux-mêmes en convenaient. Elle lui signifia encore qu'il était temps pour lui de penser aux choses sérieuses, c'est-à-dire à se déclarer auprès de leur fille aînée et de la demander en mariage car ayant assez papillonné bêtement, il devait apprendre à faire convenablement l'amour, plutôt que de décevoir sur ce point ses nombreuses conquêtes comme le bruit lui en était revenu.

Il est bon de signaler que ces événements se déroulèrent au cours d'environ trois semaines.

*****

Venant du sud et doublant le Cap Rouge, une flottille de canots et les voiles de grosses barques firent croire au retour de l'armée. Ce n'était que les Trifluviens et les Montréalais qui arrivaient avec leurs bonnets blancs et leurs bonnets bleus. Ils remontaient du fond de la nasse du Saint-Laurent où on les avait oubliés derrière leur blizzard.

Tout ce qui grouillait en amont et qui avait été étouffé, effacé par l'âpreté de l'hiver, surgissait à grand bruit comme un peuple de gentils animaux sortant de leurs tanières et flairant le soleil.

Les nouvelles se déversaient sur les quais comme on l'aurait fait d'une pêche gonflant des filets pleins à craquer. De Québec, l'on aurait cru que tout le monde dormait là-bas au creux des blizzards. Mais pensez-vous ! Il s'en était passé des choses : naissances, morts, mariages, querelles, crimes, disparitions, ruines, réussites... La voix des peuples enterrés s'élevait avec la même animation que le bruit des eaux libérées.

Ça courait et cascadait. Ce n'étaient pas des nouvelles, ni des récits, ni des annonces, c'était un chant, un chant de voyageur au fil du fleuve.

Par ce premier convoi, le baron d'Arreboust était revenu. Il était déçu et désespéré. Cet hiver à Montréal se soldait par un échec. Il avait multiplié les démarches pour rencontrer sa femme qui vivait en recluse, c'est-à-dire entièrement emmurée dans une cellule qui ne communiquait que par un guichet avec le monde extérieur. Les religieuses de l'hôpital de Jeanne Mance s'occupaient de sa subsistance.

Mme d'Arreboust avait distribué une grande part de sa fortune aux œuvres et aux couvents.

Son époux n'avait pu pénétrer qu'une fois jusqu'à sa cellule, ne faisant que l'entrevoir à peine, tandis qu'elle lui reprochait de ne pas demeurer fidèle au sacrifice qu'ils avaient décidé ensemble et qu'il commettait une mauvaise action en venant lui rappeler par sa présence les plaisirs du monde auxquels elle avait renoncé afin de mieux servir Dieu.

Le timbre de la voix qui lui était parvenu par cette ouverture lui avait paru affaibli et chevrotant et il s'était retiré, mortellement inquiet.

– Il ne vous reste plus qu'à vous occuper de cette petite malheureuse, dit Mlle d'Hourredanne à Angélique après qu'elle eut reçu le baron accablé.

« Trente ans, ravissante et recluse ! Comprenez-vous cela ? Le Père d'Orgeval l'a enfermée. Il était son mauvais génie. Il était le mauvais génie de bien des gens. Mais vous avez brisé le charme. Et, grâce à vous, l'on se met à regarder du côté de l'amour avec plus d'indulgence. L'on rêve à l'aventure... une petite aventure une seule fois. Il faudra que vous vous rendiez un jour à Montréal pour voir Camille et pour la sortir de son trou.

– Et vous ?

Mlle d'Hourredanne rosit légèrement et regarda Angélique d'un air coupable.

– Que voulez-vous dire ?

– Et vous, Cléo ? Quand allez-vous sortir de votre lit ?

– Moi ? Mais je n'ai point d'amour qui m'attende à ma porte comme Camille d'Arreboust.

– Et l'intendant Carlon ! Ne savez-vous donc pas qu'il se consume pour vous depuis des années ? On me l'a dit. En tout cas, il est visible aux yeux de tous qu'il ne saurait se passer de votre compagnie et que vous êtes son rêve secret.

– Il ne me parle que de potasse et de chantier naval. Et si je veux hausser le débat, nous nous disputons parce que je suis janséniste et qu'il est gallican.

– Il n'ose pas franchir la barrière des mots ordinaires. Et il s'abrite derrière eux afin d'avoir prétexte de rester près de vous, même au prix d'une dispute.

– J'aime ces hommes timides, fit Mlle d'Hourredanne en rosissant plus encore.

Elle poussa un soupir.

– Il est trop tard, Angélique. Moi, je n'ai plus trente ans.

– Mais vous êtes ravissante.

Angélique lui tendit les deux mains.

– Levez-vous ! Il fait très beau. Le soleil brille et l'intendant est au palais. Il ne s'agit que d'une promenade. Levez-vous ! Et faites-lui la surprise de lui rendre visite...

Enfin des militaires et quelques Hurons apportèrent des nouvelles de l'armée. La jonction avec le reste des Iroquois s'était faite. On travaillait à enterrer la hache de guerre. Le trésor des Iroquois contiendrait neuf colliers de Wampum, deux de rasade, c'est-à-dire de perles et non de coquillages, treize branches de Wampum. En outre une branche qui voulait dire « que le lieu des os des Abénakis soit respecté » et une autre « que l'enveloppe de leurs os soit aussi respectée ». Ils n'avaient encore voulu s'engager à rien pour les Hurons.

Angélique reçut une missive personnelle de son mari. Cette fois elle l'ouvrit.

On me rapporte, Madame, que la faveur publique vous destine aux autels. Patronne d'une ville que vous avez sauvée comme sainte Geneviève le fit de Paris, voilà qui nous fait mesurer, ce me semble, la distance parcourue depuis que, sur ce même rivage, vous avez débarqué, lançant à la Nouvelle-France votre défi. Aujourd'hui vous avez triomphé de tous les mauvais bruits et votre victoire est entière...

Il lui prodiguait toutes sortes de paroles de tendresse et parlait d'Outtaké. Il ne prévoyait pas que le retour fût possible avant deux semaines.

– Qu'il reste là-bas ! Je ne veux plus le voir !

Elle ne put s'empêcher de rectifier.

– ... Oh si ! Qu'il revienne. Mais le plus tard sera le mieux. J'aurai le temps de me composer un visage.

*****

M. d'Arreboust lui avait apporté de Montréal une lettre de Mlle Bourgeoys. La religieuse assurait Angélique de son bon souvenir, parlait de l'hiver, se félicitait qu'il eût été d'un « beau froid ». Les élèves et les sœurs se portaient bien. Elle avait demandé des renseignements sur son ancienne élève, cette fillette du nom de Marie-Ange qui ressemblait à Angélique de façon surprenante. D'ici peu elle serait à même de connaître l'origine de cette famille... Angélique, d'abord surprise, demeura songeuse. Mlle Bourgeoys semblait envisager qu'une telle ressemblance ne pouvait être due qu'à des liens de parenté.

Peu de personnes dans son entourage s'étaient exilées en Amérique, sauf son frère aîné Josselin qui avait disparu quand elle avait huit ou dix ans, en criant bien haut qu'il voulait de l'aventure et, aussi, croyait-elle se souvenir, un oncle, mais tous deux étaient partis en se laissant entraîner par un pasteur protestant fanatique, ce qui avait brisé le cœur de son grand-père, lequel, à l'avenir, avait exigé qu'on ne prononçât jamais devant lui le nom des transfuges. Elle revit en pensée ses frères, ses sœurs, le château de Monteloup, sa nombreuse et impécunieuse famille dispersée à tous vents : l'un jésuite, l'autre pendu, elle aux antipodes...

Mlle Bourgeoys terminait en l'assurant de l'affection qu'elle lui portait et qui les unissait toutes deux en Jésus-Christ.

Bien que prévenue contre vous, écrivait-elle, vous savez que la confiance que vous m'avez inspirée a été spontanée.

Il ne m'a pas été facile, je l'admets, de reconnaître, au vu de nos existences si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, que nos vies se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'Amour.

Car il y a plusieurs sortes d'amour parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin l'amour des amants... On est touché de compassion pour les étrangers, quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants, parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés, car leur perte est dommageable... les amis, parce que leur conversation plaît et est agréable... les parents, parce que l'on en reçoit du bien ou que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose aimée...

Ainsi donc, tout le monde parlait d'amour y compris Mlle Bourgeoys.

Et c'était le moment où Angélique s'en croyait à jamais dépossédée.

La lettre de la pieuse femme porta à son comble son désespoir. Hélas ! C'en était fini de l'amour des amants... Pour la première fois de sa vie, Angélique doutait du pouvoir de ses charmes.

*****

M. de Chambly-Montauban annonça son mariage avec la fille aînée des Le Bachoys. On le félicitait. Il répondait :

– Oui, la mère est très bien.

Angélique rencontra Mme Le Bachoys.

– Ma fille oubliera Pont-Briand. Elle n'aurait pas été heureuse avec lui.

Elle soupira.

– ... Ah ! Ce Pont-Briand ! Vous avez eu tort de le dédaigner.

Angélique dit qu'elle ne voyait pas pourquoi. Il lui avait déplu souverainement.

– Vous êtes trop éclectique dans votre choix des hommes, ma chère. Il est vrai que celui que vous avez fait votre maître vous rend difficile. Pourtant, ce n'est pas la crainte qui vous arrête.

– À Wapassou, les conditions n'étaient pas les mêmes, ni en moi ni en dehors. Nous étions isolés, au fond des forêts. Ici, à Québec, nous sommes plus forts.

– Québec, c'est Québec. Le vent souffle où il veut, dit Mme Le Bachoys et, à Québec, il emporte souvent nos bonnets par-dessus les moulins.

*****

Le vent soufflait, les moulins tournaient, le bonnet de Mme Le Bachoys s'envolait...

D'un seul coup, comme ils étaient venus, tombaient au sol les pétales des pommiers.

C'était l'été. Le soc de la charrue ouvrait la terre. Les semailles commençaient.

L'île d'Orléans, au loin, avait des nonchalances de squale échoué, de crocodile affalé, veillant d'un œil. Derrière la brume de chaleur, elle était embuée comme un songe et paraissait inhabitée, déserte comme ce premier jour où Cartier la vit et la nomma « île de Bacchus » à cause de ses vignes sauvages.

En Canada, il n'y avait que deux saisons. Huit mois de glace et quatre de chaleur torride, avec, à la charnière de ces deux extrêmes, dix jours d'une explosion de fleurs : le printemps ; d'un déploiement de draperies pourpres, rouges, roses et or : l'automne.

Il faisait une chaleur étouffante. Angélique marchant, absorbée dans ses pensées, se trouva, impromptu, devant Sabine de Castel-Morgeat.

C'était celle-ci qui l'avait abordée.

– Les travaux de réfection de ma maison sont achevés, lui dit l'épouse du gouverneur militaire. M'accompagneriez-vous afin que je puisse vous en faire les honneurs ?

Angélique s'attendait si peu à l'invite qu'elle demeura coite, dans l'impossibilité de décider ce qu'elle devait faire.

– J'ai remeublé mon salon. Et, dans quelques jours, Anne-François pourra être logé dans une chambre plus confortable, à condition que vous autorisiez son transport comme sans danger du château Saint-Louis.

Sabine n'exagérait-elle pas un peu ? Parce que la descente des Iroquois les avait obligées, malgré elles, à garder des relations normales, s'imaginait-elle que ce qu'elle avait fait était nul et non avenu ?

– Madame Le Bachoys m'a touché un mot à votre sujet, dit vivement Sabine.

– À quel propos ? demanda Angélique, sur la défensive.

– Elle m'a dit que nous vous devions tant que nous en devenions ingrats. Qu'elle s'était posé la question si à votre tour vous n'aviez pas besoin d'aide et qu'elle m'estimait la personne la plus habilitée pour le faire de la plus efficace façon. Madame Le Bachoys est une personne d'une délicatesse infinie et nullement cancanière. J'ai compris son intention. Ne voulez-vous pas que nous parlions un peu ?

La maison reconstruite des Castel-Morgeat se dressait un peu en retrait de la Prévôté, au sommet d'un jardin dont les grilles ouvraient sur la Grande Allée.

Du salon où Sabine introduisit Angélique on avait une vue sur les lointains, plus belle encore si possible que du château Saint-Louis. Le soleil entrait et faisait briller agréablement le bois des meubles que Mme de Castel-Morgeat avait enfin pu réintégrer dans leurs murs. Angélique n'aperçut pas la petite coupe d'or et d'émeraude.

– Qu'avez-vous à me dire ? demanda-t-elle froidement.

– Vous me trouverez peut-être prétentieuse si je vous dis que je vous ai fait venir pour vous parler de moi. Cependant je le ferai. Car je crois que c'est là ce qui peut donner la plus juste estimation de ce qui vous a fait de la peine et ainsi contribuer à vous délivrer de tout souci et vous rasséréner.

– Vous en parlez à votre aise, maugréa Angélique, amère.

Elle vit Sabine de Castel-Morgeat se retenir de pouffer, puis soudain s'exclamer :

– Oh ! Angélique ! Est-ce possible ? Vous ! Vous ! Qui ?

– Vous allez dire comme Madame Le Bachoys : « Vous, une séductrice ? »

– Mais oui ! En effet ! Ne connaissez-vous pas vos armes ? Qui peut entrer en lutte avec une femme qui possède votre beauté ?

– La beauté n'est pas tout, fit Angélique en touchant son visage d'un air malheureux.

– Sans doute. Mais c'est souvent beaucoup. Ne soyez pas ingrate envers la nature qui, en vous parant de telles grâces à votre berceau, vous a épargné tous ces travaux et ces efforts pour plaire auxquels sont astreintes vos sœurs moins favorisées.

– Vous n'avez pas à vous plaindre en ce domaine, je vous l'ai dit maintes fois.

– Soyez-en remerciée. Mais malgré votre bonté, et malgré votre découragement passager, nulle d'entre nous ne se fait d'illusions, vous garderez la palme quelle que soit la partie à laquelle vous vous engagez, comme femme vous possédez l'arme première... Angélique, pardonnez-moi d'insister, mais êtes-vous réellement aussi meurtrie que vous semblez le témoigner ou bien jouez-vous un peu la comédie ?

Angélique sentit de malencontreuses larmes lui remonter aux paupières..

– Je suis très misérable ! affirma-t-elle.

Devant le ton puéril de son assertion, Mme de Castel-Morgeat ébaucha un sourire et Angélique frémit. Si Sabine se mettait à rire et à sourire, elle allait acquérir trop de charme. Et si, par-dessus le marché, Angélique lui laissait l'avantage de la grandeur d'âme et de l'aimable caractère, avec, en plus, celui de ses origines toulousaines, alors, oui, cette fois, elle pourrait devenir une rivale inquiétante. Mais alors Angélique n'aurait à s'en prendre qu'à elle-même car elle aurait en se cantonnant dans une attitude chagrine « creusé sa tombe », comme disait la Polak. Il était temps encore...

– Vous payez vos fatigues et vos émotions, dit doucement Sabine. Vous allez vous reprendre. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

Angélique attira un fauteuil.

– Alors ? fit-elle en s'asseyant, je vous écoute. Parlez-moi de vous...

– Angélique, quand, il y a quelques jours, j'ai vu mon fils renaître à la vie et vos paroles me confirmant qu'il était sauvé, vous avez fait cesser le cauchemar dans lequel j'avais vécu depuis l'instant où on me l'avait ramené mourant, j'ai su que je recevais du Ciel tout ce que je pouvais souhaiter de meilleur en cette vie. Comme elle m'a paru simple désormais, cette vie, après qu'il m'a fallu envisager de la poursuivre, des années et des années, avec le glaive de la perte de mon enfant, de mon fils unique au cœur, la perspective de souffrir ce vide qu'on ne peut combler, une absence irrémédiable qui vous rejette à jamais du côté de la mort car avec votre enfant un peu de vous-même est descendu au tombeau. Oh ! Certes, je ne l'ignore pas, je ne vais le retrouver petit garçon bien à moi que le temps de sa convalescence. Et puis, il guérira et il partira. Mais n'importe quand on sait qu'un jour on peut entendre de nouveau son pas vif résonner, le voir surgir devant soi, vivant. Combien la vie m'a paru belle et facile de la vivre ! Je saurai calmer les exigences de mon imaginaire. Je ne réclamerai plus rien d'elle que ce qu'elle pourra me donner. Je suis heureuse, Angélique. Et je ne peux supporter l'idée que par un contrecoup injuste et qui n'aurait pas dû être, car vous n'auriez jamais dû le savoir Angélique, vous souffriez, vous à qui nous devons tant.

Sabine croisait et décroisait ses doigts. Ce qu'elle avait à dire n'était pas facile, mais elle avait décidé d'aller jusqu'au bout.

– ... Il faut que dans la mesure du possible vous sachiez ce qui est arrivé afin de ne pas vous exalter dans de fausses imaginations. C'est impensable que cela ait transpiré et soit parvenu jusqu'à vous, car ce ne pouvait être que par hasard et sans lendemain.

« Si elle savait à qui je dois la bonne nouvelle », pensa Angélique.

Mais elle serra les lèvres et ne dit rien.

– ... Les détails de ce qui a précédé mon incursion à Montigny se perdent dans un brouillard confus. Je sais seulement que j'étais folle, sur le point de perdre la raison et que je ne peux m'empêcher de considérer qu'il m'a sauvée en agissant comme il l'a fait. C'est assez humiliant pour une femme que de le reconnaître, mais il y a eu dans son geste une grande part de bonté...

– Une bonté qui ne se souciait guère de moi.

– Vous êtes très forte, Angélique, et moi j'étais faible et perdue... Je vais me taire car je vois combien ce que je vous dis est déplaisant pour vous... Je voudrais cependant vous donner encore ma pensée sur ce point.

« De toute façon, c'est toujours ulcérant », se raisonna Angélique se rappelant les conseils de Mme Le Bachoys.

– Continuez, dit-elle à voix haute.

– Vous êtes très forte, Angélique. Je ne sais si vous avez toujours été ainsi. Il se peut que vous ne soyez parvenue à cet état que subitement et récemment... Mais je sentais tellement que vous étiez la plus forte. Et lui aussi. Peut-être aurait-il manifesté plus de... scrupules, s'il n'avait été certain que vous n'étiez devenue très forte... L'on pouvait espérer que vous ne sauriez jamais, mais il a pris le risque parce que, en tout état de cause, il vous faisait confiance. Il vous devine en tout, vous accepte... au point d'être séduit par ce que d'autres pourraient appeler vos... défauts. Libéralité que vous ne pratiquez pas avec autant de largesse à son endroit... encore que vous ne l'aimeriez pas autant s'il était autre... et moins hardi...

Voyant que ses propos mettaient Angélique au supplice, Sabine de Castel-Morgeat se tut.

– Ce n'est pas facile de parler, reprit-elle après un silence. Les mots que nous employons peuvent ne pas s'appliquer aux mêmes évidences. Et je crois que si nous ne voulons pas tomber dans la maladresse, tout abîmer et envenimer, il est préférable de se taire... Il suffirait de comprendre, admettre que parfois certaines choses arrivent et se vivent sur un autre plan, ce qui leur ôte leur importance et leur signification communes, comme si le fait disparaissait, comprenez-vous ? Il arrive que nous nous trouvions en face de mortels précipices et dans l'impossibilité de les franchir dans le temps. Alors le fait disparaît. Et pour nous sauver, il se peut qu'un dieu pitoyable à nos infirmités nous cache momentanément la profondeur du gouffre. Je ne sais si je m'exprime bien, je ne suis pas savante.

« Pas savante... », pensa Angélique. « Mais intelligente et intuitive. »

– Nous devons avoir l'humilité de ne pas toujours vouloir essayer de suivre pas à pas ce que l'on nous a indiqué comme la perfection et que nous confondons avec la volonté de Dieu, continuait Sabine. Dieu est parfois plus miséricordieux que nous-mêmes pour nos consciences... plus tendre que nous-mêmes pour nos cœurs... Pauvres êtres que nous sommes, fragiles et livrés aux ruses fallacieuses du Malin, qui va jusqu'à se servir de notre disposition au Bien pour nous perdre. Lui, devine dans son intelligence perverse, combien l'amour est parfois une force qui peut transformer, grandir et magnifier les êtres, et il travaillera à nous en écarter. Il n'ignore pas que, même l'amour charnel, prétexte à tant de crimes, peut être aussi un instrument de salut.

Elle se ravisa.

– ... Soit ! Plus un mot là-dessus !

Elle se mit à rire.

– ... Nous risquerions de ranimer la querelle d'Aquitaine. Vos projets ?... Monsieur de Peyrac et vous-même allez-vous regagner la France ?

– Comment le savoir ? Cela dépendra de la décision que le Roi aura prise à notre égard et il est impossible de la prévoir. Monsieur de Frontenac a insisté sur l'intérêt que la Nouvelle-France aurait à garder de bonnes relations avec nous en Amérique. Le Roi peut y souscrire, comme il peut nous déclarer la guerre. Et il y a le contentieux de notre passé à l'un et à l'autre.

– On dit que le Roi vous a aimée. Il peut se féliciter de votre retour.

– Il pourrait aussi se féliciter de ma mort. Rien n'est plus incertain que ce qui nous attend. Les courriers qui arrivent peuvent aussi bien nous combler des grâces du Roi que contenir l'ordre de nous arrêter sur-le-champ. Nous verrons bien. Et vous, quelles sont vos intentions ?

– J'aimerais encourager Anne-François à revenir en France au service du Roi. Ces folles randonnées dans les forêts où il court tant de dangers, si elles me rendent fière de lui, me tourmentent. Il ne s'y affine pas. Rompu au métier des armes, il pourrait briguer un poste d'officier dans un des corps de la Maison du Roi qui servent à Versailles. Quant à moi, Monsieur de Castel-Morgeat me laisse libre de décider. Je resterais volontiers au Canada. Je me suis attachée à la société coloniale et il me plairait d'y poursuivre mes œuvres mais, cette fois, sans y apporter ce désir de plaire ou cette peur de déplaire qui me rendaient sensible à la moindre critique ou à la moindre imperfection de ceux que j'obligeais. Je les aimais, mais je les aimais mal, parce que je ne m'aimais pas assez. Je suis tentée également de retrouver nos terres. Nous avons de belles demeures au sein d'une contrée assez aride mais où le soleil brille toute l'année et nous possédons à Narbonne un bel hôtel où l'on peut réunir une société choisie.

– Vous pourriez y régner comme ces princesses d'Aquitaine protectrices des arts et des lettres et attirant l'amour des jeunes poètes, éveillant de grandes passions.

Sabine secoua la tête en riant.

– Non ! Je suis quelqu'un de sage... Trop peut-être, quoiqu'il n'y paraisse pas toujours. Mais je sais que si j'avais eu dans les veines un sang de même nature que celui de ma tante Carmencita, je me serais autrement battue que par le repli, pour cet amour que vous me « voliez ». Je ne souhaite rien de plus que ce que je possède aujourd'hui. J'ai trouvé en mon époux un amant qui me convient et ainsi mon besoin de vertu et d'approbation extérieure se trouve contenté. Je suis heureuse. Le monde de l'amour ne m'est plus fermé. Derrière moi, j'ai avec mon mari une longue vie commune bien que tumultueuse. J'ai devant moi avec lui à rattraper le temps perdu dans un domaine qui m'était inconnu et dont je m'étais volontairement écartée. Je me sens devenue une vraie femme, meilleure parce que plus vivante. Je suis heureuse.

En l'écoutant l'inquiétude d'Angélique augmentait. L'affirmation de la personnalité de Sabine de Castel-Morgeat dans la mesure où elle se révélait intéressante, droite et sensible, la menaçait.

Devinant ses sentiments sur son visage et désireuse de les prévenir et de les dissiper, car elle les jugeait, en se fiant à sa propre sérénité, déraisonnables, Sabine de Castel-Morgeat chercha à la rassurer autrement.

– Me croirez-vous, Angélique, si je vous affirme que j'ai pris conscience de la sottise de ce rêve d'amour ancien sur lequel j'ai follement fondé mon existence ? J'ai traversé trop d'épreuves ces derniers temps. Si cela peut vous rassurer, Angélique, me croirez-vous si je vous affirme que cet amour s'est tout à fait dissipé en mon cœur. Je garde beaucoup d'estime et d'amitié pour Monsieur de Peyrac, mais, soyez tranquille, je ne l'aime plus.

– Vous avez tort, dit Angélique, et je ne vous crois pas.

Sabine la fixa, interloquée, puis éclata de rire. Décidément, si elle commençait à se montrer gaie et facétieuse, Québec allait gagner une grande femme du monde de plus.

– Angélique, vous êtes admirable. Eh bien, oui ! Vous devinez juste. Il n'est guère possible de s'arracher un tel amour du cœur, surtout quand celui qui vous l'inspirait non seulement n'a pas démérité de l'image que l'on en conservait, mais hélas a renforcé encore par ses mérites le bien-fondé de l'attachement qu'on lui gardait. Je voulais seulement dire, et là, croyez-moi, que je me sens aujourd'hui capable d'échapper à la hantise, à la tyrannie de ce sentiment, que j'ai acquis la sérénité et la force de lui donner sa place secrète en moi, et qui n'exigera rien du dehors. Ce qui veut signifier que vous n'avez rien à redouter de moi, Angélique, et que vous pouvez déjà faire fi des appréhensions qui vous rongent et qui sont ridicules et injustes. Car je prends note de la réaction que vous venez d'avoir. Vous êtes la première outrée à la pensée qu'on pourrait ne plus l'aimer. Vous convenez vous-même qu'il est difficile d'empêcher les imaginations féminines de battre la campagne à sa vue, alors sachez être plus sereine, et montrez plus d'indulgence pour celles qui, moins heureuses que vous, n'ont pu être l'élue de ce grand séducteur... et savent qu'elles ne pourront jamais l'être. Cela dit... J'ajouterai que je vous comprends de trembler un peu, Angélique. C'est un si énigmatique personnage.

– Le Père de Maubeuge le trouve simple et sans mystère.

– Pour le Père de Maubeuge, soit ! Ils sont bien du même acabit. Mais pour nous autres femmes... Il n'empêche que de vous voir craindre ma pauvre séduction, vous qui êtes née avec ce don irrésistible que je vous enviais de dominer les cœurs, n'est pas sans me flatter. Mais je n'abuserai pas de cette revanche. Je ne veux pas vous voir malheureuse et je vais vous donner une grande preuve d'amitié. Si vous me promettez d'oublier, de ne jamais revenir même par un mot, une allusion, même une pensée, sur ce qui vous a tant blessée, je vous ferai de mon côté une promesse qui calmera, je gage, vos alarmes bien vaines. Quelle que soit la décision que prendra le Roi à votre sujet, je m'engage à choisir pour ma propre route celle qui m'écartera de la vôtre. Si, par un injuste sort, Sa Majesté demeure aveugle à vos qualités et refuse son pardon, vous contraignant à demeurer au Nouveau Monde, je ferai comprendre à Monsieur de Castel-Morgeat que je souhaite regagner la France. Si, en revanche, comme je l'espère, votre réhabilitation est entière et que vous vous embarquiez et voguiez, heureux, vers l'Ancien Monde, j'encouragerai mon mari à demeurer au Canada... Je saurai me plier à ce qui sera choisi et m'en accommoderai, ne souffrant que d'un seul et cruel sacrifice : celui de ne plus jamais vous revoir l'un et l'autre, mais sachant que si je renonce effectivement à votre amitié, c'est pour mieux la garder dans votre cœur, Angélique.

– Merci, dit Angélique, la gorge serrée. Vous êtes très généreuse.

– À condition que vous le soyez aussi. Souvenez-vous de ce que j'exige de vous. L'oubli pur et simple de cette affaire, même en sa présence et, bien entendu, l'abandon de telles réflexions moroses et non fondées dont vous encombrez votre esprit, en ce moment. Ne vous diminuez pas par des mesquineries indignes de vous, des jalousies ou des craintes sans objet. Restez vous-même, je vous en prie. Restez celle dont nous avons besoin. Restez vous, Angélique.

– Et qu'est-ce donc qu'être Angélique ?

– Nul ne sait... seulement que sans elle, le soleil s'éteindrait...

Angélique ne répondit pas. Elle alla vers la fenêtre et regarda le paysage dont elle s'était emplie la vue tant de fois, guettant les subtils changements qui ne cessaient de s'y jouer comme si, au gré des lignes mouvantes, des couleurs, des reflets et des lumières, des passages de l'ombre au jour, de la tempête au ciel pur, elle eût reçu les réponses auxquelles aspirait son âme.

« ... Devant toi... toujours... la vie... »

Elle tressaillit.

– Sabine ! dit-elle d'une voix changée. Venez ! Venez vite !... Il me semble...

Mme de Castel-Morgeat se précipita.

– Regardez ! Là-bas !

Surgissant du pastel bleu pâle de la brume qui au loin estompait les contours, une aile blanche d'oiseau palpitait, éclatante, puis une autre, une autre encore, qui apparurent avançant et se déployant, et grandissant au sein du fleuve, avec une douce, dansante et lente solennité.

– Les navires..., dit Mme de Castel-Morgeat d'une voix étouffée. Les navires de France ! Les navires de France...

*****

Une rumeur montait de la ville, car, depuis d'autres observatoires, les voiles avaient été aperçues.

Angélique saisit le bras de celle qui se trouvait à ses côtés.

– Et s'ils apportaient notre condamnation ?

– Alors nous vous défendrons, s'écria Sabine de Castel-Morgeat, nous vous défendrons tous...

S'il le fallait, elle était prête une fois de plus à tirer du canon.

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