Chapitre 67


Il commença par lui parler du Père d'Orgeval, ce qui lui fit dresser l'oreille et lui parut de mauvais augure.

Attirant à lui un sous-main de cuir qu'elle avait remarqué sur la table, il l'ouvrit. Il contenait trois missives qu'il prit une à une à mesure qu'il en nommait les auteurs.

Auparavant l'Évêque crut bon de rappeler que le Père d'Orgeval était fort bien en cour auprès du Roi. Il avait été reçu plusieurs fois par celui-ci et avait su retenir l'attention du souverain.

– J'ai là quelques extraits du rapport qu'il lui adressa. Il s'était efforcé d'intéresser le Roi à l'énorme réservoir de guerriers au service de la France que représentaient les Sauvages.

Il écrivait.

... Les Abénakis sont ennemis des Anglais pour des questions de religion. Rien n'est plus édifiant que leur piété lorsqu'ils marchent à l'ennemi...

Mais quelques lignes plus loin, il exposait son point de vue et pour quelle raison salvatrice il fallait entraîner les Abénakis à la guerre.

... Nous n'en ferons jamais des chrétiens. Même chez les baptisés, le sentiment religieux continue à s'entrelacer avec leurs superstitions grossières et les laissent aux mains de leurs sorciers.

... J'ai donc prêché que le salut éternel ne pouvait être obtenu que par la destruction des hérétiques et voilà un exercice de piété qui leur paraît clair et facile à exécuter. Ils se sont ralliés par milliers autour de mon étendard sur lequel j'ai fait broder cinq croix entourées de quatre arcs et flèches...

La lettre de Colbert, Ministre du Commerce et de la Marine, que l'Évêque avait également dans son dossier notait l'appréciation du Roi.

... Prêtre de mérite, le R.P. d'Orgeval nous a paru remarquable car seul excellant à rallumer la guerre contre les Anglais avec lesquels Nous avons signé la paix, ce qui Nous empêche de continuer à les affaiblir et à rabattre leur superbe ouvertement. Mais transposer la lutte dans les forêts du Nouveau Monde n'est point malhabile. Le Père d'Orgeval doit continuer à empêcher toute entente possible avec les Anglais... Il ne marchandera pas son aide...

À quoi le ministre avait répondu en soulignant qu'il avait bien compris les intentions de son souverain.

Vous m'avez recommandé particulièrement de réveiller l'hostilité des Sauvages pour les Anglais, de harasser les colons anglais et, si possible, de les pousser à abandonner le pays ainsi qu'à renoncer à venir le peupler...

Le Roi n'avait pas manqué d'entendre un langage qui lui convenait si bien.

– De quand date ce courrier ?

– Il nous est parvenu voici près de deux ans. Le Père d'Orgeval revenait dans le même temps et reprenait la tête des missions d'Acadie.

– Je ne m'étonne plus que nous ayons trouvé dès notre arrivée une campagne de guerre organisée et... je comprends mieux combien notre venue à Katarunk, à Gouldsboro a dû paraître à l'organisateur un obstacle fâcheux et..., aussi, je mesure le sens d'équité et... le courage dont tous les officiels de Nouvelle-France et vous-même, Monseigneur, aviez fait montre en répondant à nos propositions de paix.

– Le Grand Conseil de Québec doit, s'il veut bien remplir son rôle, être capable d'une certaine indépendance. Nous sommes isolés neuf mois sur douze.

– J'ai le sentiment d'avoir méconnu combien votre lutte avec le Père d'Orgeval a dû être âpre et délicate.

– Elle le fut... et elle n'est pas finie encore. Elle entre dans une nouvelle phase, bien que celui qui la dirige ait été contraint de quitter le champ du combat. Mais il a laissé des traces et préparé un piège...

L'Évêque remit dans le tiroir de son secrétaire le dossier contenant les lettres explosives, frappées au cachet royal.

– Voici : sur le point de quitter Québec, au moment de votre arrivée, le Père d'Orgeval m'a demandé audience. Il fut bref. Il partait, me dit-il. Il ne discutait pas sa défaite : « Vous avez fait votre choix, Monseigneur, vous et les édiles de Québec. »

« Il s'effaçait devant celui qui avait ruiné son œuvre en Acadie, le comte de Peyrac, que nous nous apprêtions à recevoir ainsi que devant cette femme qu'il avait, en vain, combattue. Nous avions tous succombé à un mal dont nous nous repentirions un jour. Il nous laissait six mois... disons avril, précisa-t-il avec un sourire froid, pour que nos oreilles et nos yeux s'ouvrent et que nous connaissions la véritable nature de ceux que nous accueillions en ce jour. Si, de nous-mêmes, continuait l'Évêque qui ne paraissait pas s'être laissé très impressionner par ces menaces proférées par le jésuite, nous ne nous étions pas alors repentis de vous avoir ouvert nos portes à vous, Madame, et à votre mari, nous serions amenés à le faire. Il avait rassemblé des documents accablants vous concernant. « En avril, conclut-il. Le temps de la réflexion. Et ils vous seront remis à vous, Monseigneur, car vous êtes la conscience de l’Église de la Nouvelle-France. Vous y trouverez soit une preuve pour soutenir l'opinion que vous vous serez faite sur les dangers de traiter avec ces gens de Gouldsboro, soit la force d'aider vos ouailles, plus faibles à comprendre qu'elles se sont laissé abuser et entraîner dans une voie désastreuse. » Avril... Nous n'y sommes pas encore, mais l'échéance approche. C'est pourquoi j'ai voulu vous rencontrer, Madame, et vous mettre au courant.

– Qui doit vous remettre ces papiers compromettants ?

– Je l'ignore... Mais ce que je vous affirme c'est que je n'en veux pas. Ni les voir ni les recevoir... Comprenez-vous ?

– Le Père d'Orgeval n'a-t-il fait aucune allusion à la nature de ces... dénonciations ?

L'Évêque secoua la tête.

– Il semblait seulement assuré qu'il me serait difficile après en avoir pris connaissance de vous conserver mon soutien.

Angélique pensait à la réflexion de Ville d'Avray à propos de « l'espion du Roi ». Il était plausible qu'un inconnu, dans la ville, attendît son heure pour se rendre chez l'Évêque et lui remettre ces rapports « accablants » dont le prélat ne voulait pas.

– Pourquoi n'avoir pas convoqué, de préférence, mon mari ?

– Pour soulever moins de curiosité. Il m'arrive de recevoir plus fréquemment ces dames de la Sainte-Famille, que Monsieur de Frontenac par exemple, ou Monsieur l'Intendant, car tout de suite l'on se demande quelle révolution de palais se prépare. Et puis, je voulais faire justice, avant de vous parler, de ces quelques histoires douteuses à votre sujet... Nous nous sommes expliqués. Vous voici donc avertie et Monsieur de Peyrac le sera par vous. Mais puis-je vous recommander la plus grande prudence, la plus grande discrétion.

– Que faire ? l'interrogea-t-elle avec angoisse.

– Je l'ignore. Pour ma part et après réflexion, je vous avoue que je ne saurais sur qui porter mes soupçons et ne veux pas m'entretenir de cela avec mes collaborateurs, car il est préférable qu'aucun bruit ne circule, je n'ai donc pu récolter leur avis. Je ne puis faire plus. Je vous ai parlé. Une femme observatrice, attentive à des nuances, peut avoir quelques idées... et aussi, pour l'avoir observé dans ses entreprises, je crois Monsieur de Peyrac fort habile à assurer lui-même sa protection.

Ce ne pouvait être plus clair.

« Trouvez ce complice du Père d'Orgeval », semblait dire l'Évêque... « Mettez-le hors d'état de nuire... »

Angélique se leva et après avoir rassemblé son manteau sur ses épaules baisa l'anneau de l'Évêque.

– Je suis touchée, Monseigneur, et mon époux, soyez-en assuré, partagera ma reconnaissance, que vous cherchiez à nous éviter de nouvelles avanies.

– Elles ne pourraient être qu'inutiles pour tout le monde et détruire ce fragile équilibre de paix que nous avons difficilement créé et réussi à maintenir quelques mois.

– Dois-je comprendre, Monseigneur, que nous avons répondu à la bonté de votre accueil par une attitude qui ne vous a pas déçu et que vous vous réjouissez de notre présence parmi vous ?

Il envisagea sa beauté de femme qui semblait s'ignorer et n'en avait que plus de pouvoir. Elle était différente. C'était indéniable. Il ne pouvait s'empêcher de penser que grâce à elle l'hiver avait été moins gris, la joie des cœurs plus chaude. Il répondit avec un demi-sourire.

– Pour un hiver... oui !

La loyauté et la franchise de l'Évêque lui avaient fait plaisir. Il ne boudait pas son sentiment et sa raison qui lui faisaient trouver agréments et bienfaits en la présence du comte et de la comtesse de Peyrac. Il ne cachait pas non plus qu'il ne les considérait pas l'un et l'autre comme de tout repos, mais... « Pour un hiver... oui ! »

L'été revenu, ils partiraient.

Vers quel horizon ? Cela importait peu. L'Évêque souhaitait que la séparation se fasse dans la paix et accompagnée de projets positifs d'alliance. Pour lors, il n'était pas du tout disposé à voir surgir de nouveaux éléments de discorde.

Il fallait lui rendre le service de subtiliser à temps les pièces de ce dossier, mais malgré la confiance qu'il semblait avoir dans l'habileté de Peyrac à découvrir qui les possédait, c'était un peu rechercher « une aiguille dans une botte de foin ».

Avant d'en parler à son mari, Angélique songea au Bougre Rouge.

« Il est voyant et tellement savant. Et il connaît tout de la ville et de ses mystères. »

*****

Le quartier Sous-le-Fort avait souffert de la tempête. Des toits misérables avaient été arrachés, des pilotis rompus. Les résidents de l'endroit s'agitaient du haut en bas de leur falaise comme des fourmis, rapportant de la scierie des planches et des poutres neuves, jetant à bas la neige et la glace qui les avaient ensevelis.

Angélique, une fois parvenue chez le sorcier, lui fit part de ce que lui avait confié Monseigneur de Laval. Elle ne lui parla pas des démarches qui avaient été prévues contre lui puisque la question semblait réglée. Elle lui dit seulement que l'Évêque ne tenait pas à avoir entre les mains un document qui leur causerait à tous du tort, et qu'il serait obligé, une fois qu'on le lui aurait remis, de prendre en considération. La difficulté venait de ce que ni lui ni personne ne pouvait prévoir qui porterait le coup.

– Et vous venez me demander de vous indiquer qui est l'individu qui possède ces grimoires dangereux ? questionna le Bougre Rouge en la regardant avec ironie.

Il était assis, toujours à l'indienne, dans le fond de son antre sur des fourrures et tenant devant lui un grand volume ouvert.

– ... Comme ça ? Je ferme les yeux, je le vois ? Je le décris, je vous livre son nom ?

– Vous m'avez bien vue à des lieues d'ici, une nuit, murmura Angélique.

– Je vous ai dit que je ne voulais plus m'occuper de voyance ! C'est fini ! Je ne veux plus me consacrer qu'à l'étude...

Et il tourna avec affectation une page de son livre dont les gravures sur bois, fort belles, représentaient les signes du zodiaque.

« Décidément, vous l'avez trop bien converti, ma petite mère ursuline », pensa Angélique.

L'Évêque pouvait être entièrement rassuré sur le compte de son sorcier.

Le Bougre Rouge lui lançait des regards moqueurs en paraissant se réjouir de sa déconvenue.

– Vous êtes comme les autres. Il vous faut tout sur un plat d'argent et par la magie encore ! Alors qu'il n'y a qu'à réfléchir un peu : Qui possède ces lettres ? Demandez-moi plutôt qui les apporte... Pourquoi vous imaginez-vous que l'homme est dans la ville et attend son heure ? L'Évêque a dit : « La fin de l'hiver, fin mars ou avril... » Pourquoi ces précisions ? Savez-vous ce que cela signifie ?... Qu'il n'est pas là encore. Qu'il va venir.

– Mais d'où et comment ? Nous sommes dans les glaces. On ne peut envisager des nouvelles d'Europe avant juin ? La fin mai au plus tôt.

– Du côté de la Nouvelle-Angleterre et des côtes de l'Acadie, la mer est libre. Des bateaux peuvent commencer d'arriver, apporter des courriers d'Europe. Et dès le mois prochain, un bon « voyageur » exercé peut remonter vers le nord sans trop risquer de « s'écarter ». Les tempêtes se font plus rares, les fleuves comme le Pénobscot ou le Kennébec sont navigables...

– Alors ? Un messager qui viendrait du sud ? Après avoir pris livraison de ces documents dans un port de l'Océan ?

– Eh oui ! Informez-vous ! Guettez ! Vous avez vos armes. Ce sont les affaires des humains de se montrer vigilants et de déjouer les ruses de leurs ennemis. Au plus malin la victoire. Et les sciences dangereuses doivent être réservées à de plus graves communications.

– N'avez-vous aucune idée sur celui qui peut être ce messager ?

– Bien ! Bien ! Je réfléchirai. Revenez me voir. Mais rappelez-vous que j'en ai fini avec les conjurations. Ici, je vous l'ai dit, les choses se passent autrement, c'est donner des perles aux pourceaux. Il me reste mes livres et les mystères que j'ai décelés et que je serai seul peut-être à pénétrer. Ma chère dame, je peux encore, si je le veux, faire danser les vaches et maudire une étable au point que les bêtes crèveront toutes. Mais à quoi bon se donner tant de mal par ici ? L'ensorcelé s'en ira au bois traiter les pelleteries et reviendra plus riche qu'avant. Il faut garder seulement les grands secrets. Pour le reste, les « jongleurs » indiens en savent plus long que nous.

– Avez-vous appris quelques-uns de leurs tours ?

– Peuh ! À part deux ou trois pouvoirs que nous avons en commun, c'est un autre enseignement, une trop longue recherche et qui a devant elle une trop courte vie. L'eau-de-feu est en train de détruire les pouvoirs des Indiens. Ils ont cru trouver en elle un moyen facile d'accéder aux songes et à la transcendance. Ce n'était qu'un artifice. Les grands pouvoirs vont s'effacer devant l'objet. Un mousquet, un canon causent plus de ravages mortels que ne le peut le mauvais œil du plus habile des sorciers... La magie résistera mal aux temps qui s'annoncent. Nous nous endormirons, nous nous glisserons sous la terre emportant le trésor des révélations. Toute magie blanche ou noire va s'abâtardir, perdre de son sens. Une bouillie infâme, grommela-t-il comme si ce qu'il entrevoyait pour les siècles à venir lui inspirait un dégoût profond.

Il cracha avec mépris.

– ... Il faudra attendre l'ère de l'Esprit, quand ressurgira la source, l'eau vivante du Signe.

Son index grisâtre à l'extrémité noircie par le tabac se posa brusquement sur la page du livre ouvert devant lui.

– Le Verseau..., marmonna-t-il. Voyez là ! Le sage vieillard versant l'eau de la Connaissance.

Comme elle se penchait pour examiner la représentation du signe zodiacal, un grand bruit au-dehors, mêlé d'éclats de lumière projetés par les flammes mouvantes des torches, vint interrompre leur contemplation.

La vieille femme qui habitait au-dessous du Bougre Rouge se mit à glapir comme une pie-grièche.

Angélique se leva pour aller s'informer. La porte s'ouvrit sur une apparition qui lui parut, pour l'endroit et le moment, des plus fantastiques. Sur fond de nuit éclairé par une torche tenue par un exempt de la Prévôté se dressait le procureur Tardieu de La Vaudière, très grand et très beau comme toujours. Il était revêtu de la sombre toge magistrale à rabat blanc de sa charge. Pour compléter son personnage officiel dans l'exercice de ses fonctions, il s'était coiffé de la haute perruque à rouleaux blancs très bien rangés, qu'il était de mise de revêtir pour les magistrats quand ils siégeaient au tribunal.

Sa surprise en se trouvant devant Angélique égala sans nul doute celle qu'elle éprouvait. Cependant il se ressaisit rapidement car il vivait l'un des grands moments de sa carrière et n'en voulait rien perdre.

Courbant sa haute taille, encore surélevée par l'imposante perruque, il pénétra dans l'antre du sorcier de la Basse-Ville. Sans jeter un regard autour de lui tant ce décor lui inspirait de mépris et de dégoût, il déroula un rouleau de parchemin surchargé de rubans et alourdi de cachets de cire. Il se rapprocha pour s'éclairer de la cuve de pierre tendre où brûlait l'huile de baleine. Il entreprit d'en donner lecture.

Avec les formules d'usage, le texte annonçait requérir le Sieur Jean-Marie-Louis-Thomas Jaumette de quitter les lieux et de se rendre sous escorte jusqu'à la Prévôté pour y être interrogé par le Lieutenant de Police. En cas de résistance de sa part, il était averti que des représentants de la maréchaussée, c'est-à-dire une escouade de six archers à hallebarde, et d'un sergent à hoqueton attendaient dans les escaliers du quartier afin de lui couper toute retraite.

Devant la porte où il n'y avait guère de place pour rassembler plus de monde, se tenaient un exempt de la Prévôté et le Greffier du Conseil royal venus l'assister dans sa démarche.

– Pourquoi l'arrêtez-vous ? De quoi l'accusez-vous, demanda Angélique dès qu'elle eut saisi que le patronyme de Jean-Marie-Louis-Thomas Jaumette désignait officiellement le Bougre Rouge.

– Sorcellerie ! Madame, puis-je me permettre de vous faire remarquer que je suis choqué de vous découvrir dans ce sinistre bouge. Qu'y faites-vous ?

– Je venais porter à Monsieur Jaumette l'assurance que m'a donnée l'Évêque qu'il ne serait pas inquiété, n'ayant rien à retenir de probant contre lui. Reconnaissez que Monseigneur est seul habilité pour en juger. Et par ailleurs, Monsieur le Lieutenant de Police m'a répété à maintes reprises qu'on n'arrêtait plus de nos jours pour sorcellerie mais pour crime.

– Oh ! Des crimes on en trouvera ! dit le Procureur, jovial. Ce qui importe c'est qu'il vide les lieux. J'ai enfin obtenu du Grand-Voyer qu'il me signe une ordonnance qui va me permettre de jeter à bas ce quartier insalubre.

– Et vous cherchez des prétextes pour justifier les expulsions ?

– Tout juste ! Un sorcier ! Personne ne peut y trouver à redire... De quoi vous mêlez-vous ? fit-il brusquement. Comment se fait-il que vous, Madame, et votre mari, on vous retrouve sans cesse mêlés à des affaires suspectes ? Le Gouverneur est aveugle !

– Le Gouverneur est surtout conscient des avantages que la Nouvelle-France peut retirer de l'amitié que nous lui portons, Monsieur de Peyrac et moi. Il a heureusement une conception de la façon dont il doit remplir sa fonction plus large que vous n'avez de la vôtre.

– Ce point n'est pas à discuter en pareil lieu. Si étroite soit ma conception de l'application des lois, je continue à trouver étrange qu'une personne de votre qualité se commette avec un aussi misérable et répugnant individu.

– J'ai pour lui la caution de l'Évêque. Vous pouvez vous rendre à l'évêché.

– Fariboles ! Moi, j'ai la caution du Grand-Voyer qui m'autorise à commencer la démolition de cette pourriture.

– Vous n'allez tout de même pas le chasser de sa maison ?

– Vous appelez ça une maison ! Ne voyez-vous pas que cet amoncellement de baraques est un fagot dressé pour l'incendie.

– En attendant, c'est vous qui allez mettre le feu à mon chaume avec vos torches, intervint le Bougre Rouge qui restait impassible, son livre ouvert sur les genoux... Et puis, écartez-vous donc un peu, Procureur, vous allez écraser mon Eskimo, là dans le coin, qui devient tout à coup dangereux comme un ours blanc quand il se fâche. C'est un Indien des banquises... Il vous dévorera tout cru.

Noël de La Vaudière abaissa son regard et découvrit contre sa jambe la face plate et brune de l'Eskimo et le rictus qui découvrait ses dents aiguës, limées avec soin.

Il fit un bond de côté et sa perruque de magistrat accrocha au plafond le « bec de corbeau » dans lequel brûlait la mèche à huile. L'huile se renversa. Les rouleaux blancs soyeux commencèrent à griller.

Angélique voulut se précipiter vers Noël Tardieu pour étouffer la flamme avec son manteau, mais il s'était jeté dehors par peur de l'Eskimo, ne sachant pas que sa perruque flambait. Son greffier Carbonnel l'apercevant et voulant le secourir s'élança et passa à travers la planche pourrie de la galerie de la vieille voisine. Le greffier poussa un cri terrible car il s'était cassé la jambe, cri auquel fit écho celui de M. le Procureur qui, comprenant ce qui lui arrivait à la morsure d'une brûlure sur la joue, arracha sa perruque et l'envoya au loin à toute volée. Telle une comète enflammée traversant un ciel d'été, elle décrivit une courbe gracieuse et alla tomber dans une courette dont tous les détritus entassés et la palissade prirent feu sur-le-champ. Un toit de bardeaux suivit et les habitants du taudis n'eurent que le temps de se jeter hors de leurs quatre murs de planches en feu, de sauter et de se recevoir sur les tas de neige, dans la rue Sous-le-Fort.

Les archers, étagés à mi-chemin avec leurs torches et leurs hallebardes, ne savaient s'ils devaient redescendre vers le point où le feu prenait, ou monter pour secourir là-haut le Procureur et son greffier qui poussaient des cris.

– Aidez-moi à sortir de là Monsieur Carbonnel, disait Angélique au mari de Bérengère.

Mais celui-ci, halluciné, contemplait au-dessous de lui l'effervescence subite de ces flammes qui, si souvent, avaient hanté ses cauchemars.

Enfin le sergent au hoqueton fit preuve de sang-froid. Après avoir donné l'ordre d'éteindre les torches dans la neige, – on y voyait assez clair comme cela maintenant – il prit deux hommes avec lui pour secourir le greffier, envoya les autres porter aide à la population de la falaise. De chaque cabane de planches ou de rondins, déjà atteinte ou menacée, les habitants sortaient en poussant des cris, essayant de sauver quelques hardes, une chaudière, une cassette. Il n'était pas question de rien essayer d'éteindre.

– Veillez aux vieux et aux enfants, cria le sergent. Portez-les...

Mais le vent emporta au-delà quelques bottes de chaume enflammé qui tombèrent dans la cour arrière duNavire de France et un valet accourut en disant que des barriques vides commençaient de flamber devant le magasin.

– Mes peaux de castor !... s'écria la Polak en se précipitant, mes meubles... ma maison...

On attaquait au pic la rive pour essayer de trouver de l'eau. Une traîne était partie avec un tonneau vers le trou où l'on taillait la glace dans l'espoir de l'y remplir plus facilement, mais le gel récent avait refermé toutes les issues.

– Les puits !

Des maisons, où il y avait des puits intérieurs, surgissaient des hommes et des femmes chacun chargé d'un seau clapotant.

– Les seaux !

Il n'y en avait pas assez. Les seaux de cuir de réserve pour l'incendie étaient entreposés dans le vieux magasin du Roi dont le greffier Carbonnel ou le Procureur avait la clé.

– Les haches !

Les haches aussi. On parla de monter au greffe. On ne savait pas encore que le Procureur, brûlé à la joue, et le greffier, la jambe cassée, se trouvaient sur les lieux, dans la Basse-Ville. Dans l'arrière-cour du Navire de France on parvenait à arrêter l'incendie.

Mais, dans des ronflements et des craquements le quartier Sous-le-Fort était livré à l'holocauste. Le vent se levait, entraînant les redoutables cerfs-volants de feu et nul ne pouvait plus prévoir où ils allaient retomber, allumant d'autres foyers.

La Basse-Ville allait être la proie des flammes.

La Polak, le visage barbouillé de suie, rentra en courant dans la grande salle de l'auberge, où Angélique aidait les archers à installer le greffier plaintif, sur un banc.

– Il t'appelle ! lui lança-t-elle. Il t'appelle !

– Qui cela ?

– Le Bougre Rouge ! Il est resté là-haut !

Angélique courut sur le seuil. Les flammes atteignaient la cahute du Bougre Rouge, la dernière au sommet de l'échafaudage dans la falaise.

Elle l'aperçut debout sur le ressaut éclairé par les langues d'or géantes qui, en se tordant, se hissaient jusqu'à lui. Il serrait dans ses bras, sur sa poitrine, le grand livre de Toth, de cuir et de parchemin. Il regardait vers le ciel qu'il devait découvrir noir et piqueté d'étoiles à travers la hideuse approche du feu.

La Polak se jeta à genoux aux pieds d'Angélique.

– Dis-lui d'arrêter le feu ! s'écria-t-elle. Lui seul peut le faire. Dis-lui d'écarter le fléau ! Dis-lui ! Toi seule le peux ! Par l'Esprit !

On entendit craquer les soubassements de la cabane. Les poutres de soutien fléchirent et la façade s'inclina, devenue au-dessus de l'homme un portique d'or fluide. Une clameur monta de la foule qui instinctivement se reculait jusqu'au fleuve.

La cahute s'abattit.

Dans une gerbe d'étincelles, disparurent le Bougre Rouge, son Eskimo et ses livres maudits.

Mais en s'arrachant de la falaise, la maison du sorcier entraîna une énorme masse de boue, de roches et de glaces dont l'avalanche, dans un chuintement atroce de vapeur et d'émanations de matières calcinées, étouffa le gigantesque brasier qui se déchaînait au-dessous.

Il y eut une sorte de lutte titanesque entre les éléments, entre le feu et l'éboulement. Puis les derniers serpents rouges qui essayaient de s'insinuer hors du chaos furent arrêtés par les remblais de neige, aspergés d'eau à la volée, écrasés du talon. Et l'obscurité retomba. L'on sut plus tard que la tragédie n'avait duré que vingt minutes.

Les nuages de fumée épaisse et nauséabonde qui s'élevaient des ruines et montaient en volutes vers le ciel finirent par incommoder les habitants du château Saint-Louis sur le Roc, Gouverneur, officiers, laquais, marmitons sortirent sur la terrasse.

Les soldats de la garde de M. de Frontenac, alertés, se ruèrent vers la Basse-Ville, appelant au feu. Le tocsin de la cathédrale se mit à sonner.

Les militaires défoncèrent la porte du vieux magasin du Roi. Les seaux de cuir, les haches, les crocs de fer, les échelles furent empoignés, distribués. Les sauveteurs débouchèrent sur la place de l'Anse du Cul-de-Sac où, devant l'auberge duNavire de France épargnée, la foule se tenait immobile, éberluée, toussant et crachotant sous une pluie de cendres.

– Comment le feu s'est-il éteint ? demandèrent-ils.

– Par magie ! répondirent les témoins.

Le Procureur refusa énergiquement pour sa brûlure toute aide et tout remède de la part de Mme de Peyrac, que sa femme pourtant sollicita à plusieurs reprises.

Il garda de ce jour une cicatrice qui, en le rendant moins beau, lui donna, on ne sait pourquoi, l'air plus intelligent.

Peu de gens le plaignaient.

– Eh bien, vous êtes content ? lui disait-on avec hargne. Vous l'avez nettoyé votre quartier Sous-le-Fort !

On remarquait que son supérieur hiérarchique, Garreau d'Entremont, ne lui votait pas de compliments. La hure bourrue du Lieutenant de Police laissait deviner un brin de contentement. La fatuité du jeune fonctionnaire et son zèle l'avaient souvent agacé.

– Il a voulu jouer son petit La Reynie montant à l'assaut du faubourg Saint-Denis et dispersant les derniers truands de la Cour des Miracles. Mais Québec n'est pas Paris !

Cette affaire hanta longtemps Noël Tardieu de La Vaudière.

À quelques oublieux qui, le rencontrant, s'informaient du souci qui l'assombrissait, du même ton accablé d'effroi qu'avaient dû avoir les Anglais s'écriant après le bûcher de Jeanne La Pucelle : « Nous avons brûlé une sainte », il répondait :

– J'ai brûlé un sorcier !

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