Chapitre 79


Angélique remontait par les plaines d'Abraham et à cet endroit même où elle avait failli mourir, elle s'arrêta. C'était le matin et l'air avait une douceur fraîche au parfum de fumée. Les longues coulées de neige s'amenuisaient. Si la journée était tempérée, le soleil chaud, elles disparaîtraient à vue d'œil en s'évaporant.

À cet emplacement, la terre était piétinée, la boue malaxée par le va-et-vient des bottes se révélait plus sombre en certains endroits.

Angélique considéra ces seules traces du combat de la nuit et fut prise d'une éperdue reconnaissance vers la bonté du Ciel à son égard. Elle était en vie et les autres étaient morts. Jamais elle n'avait cru si proche sa dernière heure.

Elle se remit à marcher, en serrant contre elle, en elle, comme un trésor précieux ce mot : la vie. La vie qui d'un instant à l'autre peut vous être retirée, la vie, don sans pareil, qu'elle possédait encore, qui rendait souple et heureux son corps. Le matin gardait les reflets du soleil levant. Au loin des nuages bleuâtres, éclatés, s'alignaient au-dessus d'un lac de cuivre rose d'une sérénité totale et, surgissant des vallées, des brumes étales à ras de terre rosissaient. Le jour allait pâlir. Il était encore clair et frais. En contrebas, les clochers et toits de Québec dressaient leur petit peuple de girouettes et de croix.

Angélique commença de descendre vers la ville. Quelqu'un sortit de derrière un ou deux arbres isolés, parut se mettre en travers du sentier pour l'attendre. Elle posa sa main sur la crosse de l'arme que lui avait donnée Bardagne. Toute silhouette bougeant sur les plaines d'Abraham lui inspirait de la méfiance. Mais en reconnaissant le jeune Anne-François de Castel-Morgeat, elle reprit sa marche sans appréhension.

Le jeune homme la regardait venir d'un air sombre. Elle le héla et lui adressa un sourire en approchant, mais il ne se dérida pas. Elle vit qu'il était très pâle, les traits crispés et en proie à une si violente émotion qu'il ne pouvait parler.

– Que se passe-t-il, Anne-François ? s'informa-t-elle, inquiète.

Il retrouva brusquement la parole et dans l'effort qu'il fit pour cela sa rage éclata et les traits déformés de colère, il s'écria :

– Ah ! La belle partie de cartes ! On échange les rois et les dames, et le valet, qui ne compte pas, est rejeté de partout.

Puis d'une voix sourde :

– ... Supporter les hommages dont vous êtes entourée, et savoir que je nourris un rêve impossible, mais me consoler en me disant que seule votre vertu était en cause, voilà ce qui jusqu'alors m'a aidé à ne pas devenir fou. Mais vous vous êtes donnée à ce Bardagne. Lui, lui il avait ses chances... Et pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi pas moi ? Puisque vous n'êtes même pas une femme fidèle.

Surprise de cette brusque tirade, elle ouvrait la bouche, afin d'y répondre, mais il la devança.

– Ne niez pas. Je me promenais. Je vous ai vue sortir de cette maison là-bas...

– Vous êtes trop souvent là où l'on ne souhaiterait pas vous voir, Monsieur de Castel-Morgeat, fit-elle sèchement.

– Oh Oui ! Cela est vrai ! s'exclama-t-il avec un rire désenchanté. Je vois beaucoup trop, beaucoup trop de choses, pour mon malheur...

Il murmura en la regardant avec une douleur qui le vieillissait :

– On aime... et l'amour va ailleurs... Et l'on s'aperçoit que l'on reste seul, négligeable, dépouillé de ce qui hier faisait notre force et notre assurance, injustement puni.

Il avait les mêmes mots que Nicolas de Bardagne. Comme si de l'avoir aimée en vain ne lui avait fait découvrir de l'amour que sa seule cruauté. Elle le regretta chez un être si jeune.

– Mon pauvre Anne-François, pourquoi vous êtes-vous mis cette folie en tête ? Il est trop tôt pour vous. Le monde est plein de jeunes filles souriantes...

– ... et sottes ! Et sans expérience ! Oui, j'aurais pu m'en contenter. Pourquoi êtes-vous venue ? Pourquoi étiez-vous parée de tant de vertus et de charmes pour me faire croire à la réalité de cette femme qui porte en elle tous nos rêves et qui n'existe pas ? Je ne suis plus un enfant et vous savez fort bien que je vous ai aimée comme un homme peut aimer une femme. Sans cesse mon espoir oscillait entre l'impossible rêve de parvenir à vous émouvoir ne serait-ce qu'une nuit et cette certitude qui à la fois m'accablait et augmentait mon amour pour vous que vous ne pouviez être comme les autres, une femme volage et insensible... Quel effondrement ! Vous étiez le soleil et vous n'aviez pas le droit...

– Pas le droit de quoi ?

– De décevoir à ce point.

– L'exigence des uns ne crée point l'obligation des autres, Anne-François. Voici bien des choses que vous devez apprendre de la vie... si vous désirez obtenir l'indulgence des femmes. Ne craignez rien. Vous n'êtes plus un enfant car vous vous conduisez déjà bien en homme dans votre intransigeance égoïste. Parce que vous aimez, vous n'admettez point de ne pas être payé de retour. Or l'amour est un jeu, en effet, où le sort distribue les cartes selon son bon plaisir et il est perdant celui qui ne sait pas être beau joueur.

– Comment l'être lorsque votre vie dépend d'une réponse, d'un regard, et qu'un mot trop dur peut vous mener au désespoir ?

– Mais c'est là le jeu de l'amour, mon pauvre enfant.

– Cessez de me plaindre, je ne suis pas un enfant.

– Vous avez toutes les forces, reprit-il avec rancœur. Même celle, coupable, de vous présenter sans remords, sans gêne et sans crainte. Cela augmente mon amertume, car je comprends que j'avais mes chances. Que si vous n'avez pas jeté les yeux sur moi, c'est parce que je ne vous intéressais pas. Vous ne suivez que votre bon plaisir comme toutes les femmes. Peu vous importe de provoquer la passion, la détresse ou la jalousie.

– Oh ! La jalousie ! fit Angélique, excédée. Ne pourrais-je l'oublier quelques heures. Laissez-moi continuer ma route, Anne-François.

Il s'écarta lentement et tandis qu'elle reprenait sa marche dans le sentier et passait devant lui, ses yeux la suivirent en l'étudiant comme s'il eût voulu tout garder d'elle en un suprême regard.

– Votre pouvoir est sans limite, dit-il. Entre autres, vous avez fasciné mon père au point qu'il n'a même pas osé vous faire la cour.

– Assez de sottises, Anne-François. Votre famille s'est mêlée un peu trop de nos affaires à mon goût, j'aurais aimé, au moins, en garder un souvenir amical, mais si vous continuez sur ce ton, cela me sera impossible.

Il voyait qu'il avait perdu, qu'il s'était aliéné, par des mots exécrables, jusqu'à cette tendresse indulgente qu'elle lui vouait parce qu'il était l'ami de son fils Florimond et qu'elle le trouvait jeune et beau.

La déception lui tordit le cœur, lui donna envie de tuer et il se sentit, enfin, plus fort qu'elle.

– Je pourrais vous renvoyer le reproche, Madame, fit-il avec un sourire supérieur, quant à la gêne et aux déplaisirs causés par votre famille à la mienne, car, s'il m'est cruel, à moi, de vous dédaigner, de vous imaginer dans les bras de Monsieur de Bardagne, croyez qu'il ne m'est guère moins pénible d'imaginer ma mère dans ceux de Monsieur de Peyrac.

Angélique, voulant clore un dialogue qu'elle estimait stupide et sans issue et lui faire savoir qu'elle ne le craignait point, s'éloignait. Elle se trouvait à quelques pas déjà, lorsque les derniers mots l'atteignirent. Elle s'immobilisa et se retourna. Elle était devenue très pâle. Cependant, elle dit froidement :

– Expliquez-vous !

Et elle revint sur ses pas pour l'entendre. La lumière qui frappait son visage la rendait translucide. Jamais elle ne lui avait paru aussi belle. La sévérité avec laquelle elle le toisait l'humilia. Elle le sommait de s'expliquer comme un enfant qui, à la suite d'une bévue, s'attire un blâme des grandes personnes. Décidément, elle était d'une force que rien ne pouvait entamer et il la haïssait.

– Oui ! Ma propre mère, s'écria-t-il. Elle et votre époux. Je les ai vus ensemble un jour où vous étiez à l'île d'Orléans. Je me trouvais au manoir de Montigny, en bas... Je sais tout ce qu'ils ont fait ce jour-là... Et Euphrosine Delpech aussi le sait, la pécore... Je l'ai aperçue qui guettait la sortie de ma mère dehors, si longtemps qu'elle en a eu le nez gelé... Demandez-le-lui. Ah ! La belle partie que voilà : deux rois, deux reines et tant pis pour le valet qui ne compte pas...

Cette image l'obsédait.

Il haletait, se demandant quelles preuves donner encore.

– C'est, peu après, que Monsieur de Peyrac lui a fait remettre un bibelot de prix, la coupe d'or et d'émeraude.

Soudain elle le gifla, violemment, mais avec la prestesse cinglante d'un fouet.

Il se tenait la joue et eut de la peine à reprendre ses esprits. Lorsqu'il se redressa, elle était loin déjà dans la descente vers la ville.

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