Chapitre 70


Sur le mur du verger de Mlle d'Hourredanne se dressait dans l'ombre la haute stature du chef abénakis Piksarett. Il regardait au loin, vers le nord.

Le fleuve craquait, emplissant la nuit de sa rumeur. La lune n'était pas encore levée. Le ciel était d'un bleu sombre de métal, si bleu que les étoiles en portaient le reflet et brillaient bleues comme un regard pur.

Vêtu de sa grosse fourrure d'ours, Piksarett ressemblait à un héron avec ses longues jambes maigres d'échassier.

De sa lucarne, la servante anglaise l'observait. Elle songeait vaguement à ses enfants disparus et elle fut prise d'une nostalgie pour le bébé qu'un Indien, lors de sa capture, un Abénakis comme celui-là, lui avait arraché des mains, pour le fracasser contre un arbre.

Elle souhaita lire quelques versets de la Bible. Elle était effrayée des turpitudes papistes dans lesquelles elle se trouvait plongée et plus effrayée encore de sentir qu'elle commençait à y prendre goût, jusqu'à aimer ouïr la lecture d'histoires amoureuses en français.

À l'étage au-dessous, Mlle d'Hourredanne surveillait aussi le Narrangasett.

« Que se passe-t-il ? Que craint-il ? Il a marqué son visage de peintures de guerre. Ce n'est pourtant pas le temps où les partis iroquois commencent à entrer en campagne. »

Elle écrivit quelques notes, mais quand elle releva les yeux, la grande silhouette de héron s'était envolée.

Cantor ouvrant les yeux le vit à son chevet, ses tresses d'honneur hérissées de chaque côté de sa face anguleuse et les trois plumes d'aigle plantées dans sa chevelure effleurant les poutres du réduit où couchait le garçon.

– Celui qui apporte le malheur arrive, chuchota l'Indien. Viens sans bruit, je vais chercher ton frère.

Il disparut comme un fantôme. Cantor s'asseyant sur sa couche chercha ses bottes en tâtonnant et les enfila, se vêtit.

– Eh quoi ! lui chuchota Éloi Macollet en surgissant de son coffre banc-lit, alors qu'il traversait la grande salle à pas de velours, est-ce que ce renard rouge couvert de médailles et de chapelets s'imagine qu'il va m'éliminer comme un vieux croûton à l'heure où la chasse commence ? Hé, fieu ! C'est moi qui ai levé le gibier...

Mlle d'Hourredanne les vit passer tous les trois.

Piksarett descendait la rue de la Fabrique. À mi-côte, il s'insinua dans une ruelle adjacente, faisant signe à ses compagnons de l'attendre.

– Ces sournois d'Indiens, parfois, à faire les mystérieux, ils vous donnent envie de les tuer, chuchotait Macollet impatient. Mais il faut les croire, mon garçon, parce qu'ils ont le sens. C'est de nature. Tiens, regarde où il est maintenant.

Piksarett surgissait au sommet d'un toit. Sans même déplacer un souffle de neige, ni détacher un glaçon, à la frange des gouttières, il gagnait la lucarne des combles ; et grattait aux carreaux de papier huilé.

Florimond qui dormait du sommeil du juste, mais sans perdre ce sentiment de veille qu'enseigne la vie des bois, se dressa sur la couche de balle d'avoine où il reposait près de la très accorte fille du mercier. Celle-ci avait clos ses jolis yeux bleus. Quand, au début de la nuit, il avait gratté aux carreaux, elle lui avait ouvert sans trop de mauvaise grâce. Peut-être demain irait-elle sangloter dans un confessionnal, mais pour l'instant, elle dormait elle aussi du sommeil profond de la jeunesse avec sur son frais minois une expression de béatitude.

Florimond se leva sans bruit. S'agissait-il d'un nouveau galant de la belle que l'on disait peu farouche ? La rencontre serait piquante.

Il découvrit la face bigarrée de Piksarett qui s'interposait entre lui et la clarté opaline du firmament.

L'Indien ne fit qu'un signe : Viens !

Au carrefour, Anne-François de Castel-Morgeat qui promenait sa mélancolie par les rues, ou qui revenait, comme son ami, d'un rendez-vous galant, les rencontra et demanda à les accompagner.

– Où va-t-on et que sais-tu, capitaine ? interrogea Éloi Macollet en guignant du coin de l'œil l'Abénakis.

– Il vient ! C'est tout ce que je sais, répondit Piksarett songeur. Mais sa ruse est grande. Pour commencer, il faut descendre au port.

Cette affaire le tourmentait.

Ils arrivèrent sur la place dans l'anse du Cul-de-Sac et trouvèrent Janine Gonfarel à sa fenêtre engagée dans une affaire de troc avec un Indien.

– Donne-moi un peu d'eau-de-vie, ma mère, suppliait l'Algonquin.

– Je ne suis pas ta mère, Dieu m'en garde, ripostait Janine Gonfarel, et tu sais bien que l'Évêque interdit de donner de l'alcool aux sauvages.

L'Indien tirait alors de sous sa couverture de traite dans laquelle il se drapait une ou deux pelleteries du maigre gibier qu'il avait pu piéger, et la Polak s'en allait en grommelant lui chercher une mesure d'alcool – un demiard, pas plus, un dé à coudre, l'Évêque ne pourrait rien dire – qu'il recueillait dans une calebasse de la contenance d'une demi-pinte qu'il ne désespérait pas de parvenir à remplir.

La diligente aubergiste avait donc réussi à mettre ainsi de côté une demi-douzaine de peaux de petites martres dans leur pelage d'hiver, un vison, un renard... Peu de chose.

Maintenant qu'il n'avait plus rien à troquer, elle se montrait incorruptible.

– Je n'ai pas envie d'être excommuniée.

De l'étage au-dessus, Alexandre de Rosny qui prenait l'air à sa fenêtre s'amusait à suivre le manège. Lorsqu'il aperçut les jeunes gens escortés de l'Indien et du coureur de bois, il descendit pour les rejoindre.

– Si vous allez sauter sur le fleuve, j'en suis.

– Qui cherchez-vous ? demanda la Polak.

Piksarett regardait avec répugnance le fleuve en dégel. Contre le môle, on entendait l'eau couler sous une glace encore épaisse mais, plus loin, passaient en furie les grands courants noirs, charriant des myriades scintillantes de glaçons broyés qui s'entrechoquaient avec un bruit de cailloux.

Il n'était plus question de traverser à pied vers Lévis et, pour les embarcations aussi, le passage devenait périlleux.

– Nous cherchons Pacifique Jusserant, répondit à mi-voix Éloi Macollet.

– On ne l'a pas encore vu par ici. De jour comme de nuit, il serait vite reconnu.

L'Algonquin s'approcha.

– Donne-moi un peu d'eau-de-vie, ma mère, et je te dirai où est l'homme que tu cherches.

Et quand elle lui eut versé une nouvelle mesure :

– Il est dans l'île d'Orléans.

Éloi Macollet rejeta en arrière son bonnet de fourrure et cogna du poing son front scalpé.

– L'île d'Orléans ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ! Pacifique Jusserant y est né. Sa mère y vit toujours sur la côte nord, dans sa ferme qu'elle a rebâtie après le passage des Iroquois, il y a quinze ans. Elle et son fils Pacifique avaient échappé au massacre parce qu'ils étaient venus ce jour-là à Québec pour se confesser.

Il rappela que Pacifique avait vu dans ce miracle le doigt de Dieu sur lui. De ce jour-là, il avait décidé de se consacrer au service et à la cause des missionnaires. C'est ainsi que le Père d'Orgeval se l'était attaché.

Ils regardaient en direction de l'île, qui se détachait trapue et sombre, énorme bouchon fermant le goulet à l'embouchure.

– Une barque vient, dit quelqu'un.

C'était une grosse chaloupe à rames. Il y avait longtemps, et même des heures peut-être qu'ils auraient pu la voir peiner, son équipage la menant tant bien que mal par les chenaux à découvert et les bancs de glace.

– Est-ce lui ?

On pouvait en douter. Si la méfiance avait poussé le « donné » du Père d'Orgeval à se réfugier en l'île d'Orléans pour qu'on perde sa trace, la prudence lui conseillerait de ne pas aborder Québec par le port, serait-ce de nuit.

Le Sieur Basile, suivi de Paul-le-Follet, rejoignait le groupe. De sa maison sur la rive, il avait vu venir la barque, et après l'avoir observée à la longue-vue, il s'était équipé et botté comme en vue d'une expédition possible sur le fleuve.

Lorsque la barque toucha le môle, ils en virent descendre Maupertuis et son fils Pierre-Joseph.

La barque était montée par des hommes de l'île et par le jeune amant de Guillemette la Sorcière.

Celle-ci envoyait dire que Pacifique Jusserant était chez sa mère, sur la côte nord. On faisait surveiller la maison, mais elle pensait qu'il essaierait de traverser cette nuit le bras de mer qui séparait l'île de la côte de Beaupré. La glace était encore « honnête » par là et il pouvait réussir car il connaissait le fleuve et les meilleurs passages.

Éloi Macollet décida de remonter dans la Haute-Ville afin de prévenir M. de Peyrac et de faire envoyer des hommes vers l'Ange-Gardien et Château-Richier, qui surveilleraient le rivage et cueilleraient tout audacieux se risquant à traverser cette nuit. Il y avait beaucoup de chances de n'en voir qu'un seul et que ce fût lui.

Les autres repartiraient dans la barque et regagneraient l'île, courant la chance d'y arriver et de le surprendre avant qu'il n'entreprenne sa traversée.

– Viens, Follet, dit Basile à son commis, on peut avoir besoin de toi.

Le pauvre Parisien de la Cour des Miracles jeta un regard de désespoir sur ce magma de glaces et de courants furieux qui grondait à leurs pieds dans la nuit.

– Le surin, le stylet, le poignard, la rapière, le lacet autour d'un cou, je sais manier tout cela, mais je préférerais traverser tout Paris, avec les argousins à mes trousses, que d'aller galoper sur ton fleuve qui craque, Basile. Ah ! Combien la Seine me paraît gentillette lorsque j'y songe. Tout juste bonne à nous débarrasser d'un cadavre encombrant, facile à traverser, une amie...

Il prit place cependant à bord de l'esquif. Un autre qui n'y montait pas de gaieté de cœur, c'était Piksarett.

– Je le dois à celui qui m'a baptisé, dit-il. Il faut essayer d'épargner la vie de son serviteur « Orignal-Têtu », car Orignal-Têtu et moi-même, nous nous sommes battus à ses côtés contre l'hérétique.

Загрузка...