Chapitre 90


Angélique courut chez elle et y trouva rassemblés les principaux officiers commandant les navires de M. de Peyrac : Erikson, Vanneau, Cantor... chacun accompagné de six hommes, tous étaient vêtus sans ostentation, mais armés de mousquets ce qui, dans la ville qui continuait à demeurer en alerte depuis la venue récente des Iroquois, ne pouvait passer pour une provocation.

– Ce sont les ordres de Monsieur de Peyrac en cas de l'arrivée des premiers courriers de France en son absence, rappela Barssempuy qui arriva peu après.

La garde de la maison et du château de Montigny devait être renforcée. La garnison des fortins construits sur la Saint-Charles, au Cap Rouge et en différents lieux à l'arrière de la ville avait été doublée et mise en état d'alerte, et M. de Barssempuy avertit Mme de Peyrac, tout en la priant de l'en excuser, qu'elle-même et ses enfants ne devaient plus se déplacer sans escorte.

– Précautions inutiles, j'en suis convaincu, avait ajouté le comte, mais précautions qu'il est préférable d'observer.

Angélique les laissa prendre tous les dispositifs qu'ils voulaient. Les enfants qui étaient accourus de toutes les directions, Honorine, Chérubin et Marcellin sautaient de joie et d'impatience. Suzanne se désolait de ne pouvoir enfiler à ses quatre garçons les habits du dimanche, disparus dans l'incendie. À Québec, chacun essayait, à l'arrivée du premier navire, de se vêtir à son avantage et c'en était devenu presque une tradition.

Coquetterie bien inutile. En arrivant sur les quais noirs de monde, Angélique comprit qu'elle aurait pu être parée comme une châsse et se déplacer avec tout un arsenal sans attirer l'attention. Personne ne remarquait plus personne.

Le premier navire venait de jeter l'ancre dans la rade.

Et les flancs de l'arche commençaient de vomir leur contenu, magma d'humanité, d'animaux, de bagages et de marchandises, que la Mer des Ténèbres avait ballotté de longs jours dans la solitude des eaux recouvrant la terre disparue.

Faisant force rames, les chaloupes déversaient sur les rives de Québec l'habituel contingent de soldats abrutis ou gouailleurs dans leurs uniformes avachis, tenant leurs armes à bout de bras, d'immigrants hâves et éperdus, d'ecclésiastiques en noir solidement groupés, de voyageurs fourbus, de voyageurs hilares rentrant au pays et qui commençaient de crier à deux toises du rivage qu'ils en avaient assez de Paris et de ses rues puantes et des fonctionnaires grincheux et que rien ne valait la bonne terre du Canada, de familles attendues par les leurs : pères, mères venant rejoindre leurs enfants établis et qui pleuraient en découvrant leurs petits-enfants sur la grève leur faisant des signes de bienvenue, de saintes femmes modestes, miraculeusement nettes et propres, la coiffe blanche empesée comme il en sort toujours des plus insalubres coques de navires, de bébés nés en mer, de malades aux gencives sanguinolentes – scorbut – ou désincarnés par la malnutrition que l'on transportait dans des bâches ou par les bras et par les pieds et que l'on posait là, à même le sol, ouf ! D'hommes d'affaires attendus suivis d'un valet et d'un secrétaire, négociants, marchands, actionnaires et dirigeants de la Compagnie marchande des fourrures, quelques faces patibulaires qui, se mêlant aux hommes d'équipage, essayaient de se glisser parmi les immigrants et qui étaient aussitôt repérés par les sbires de Carreau d'Entremont ou les archers de Carbonnel, mis en place. Enfin, reconnus de loin, dorures scintillantes et panaches au vent, les grands seigneurs, les officiels, les envoyés du Roi et des ministres, convoyant le courrier diplomatique et administratif.

Des barques et des radeaux amenaient des chevaux hennissants, des chèvres bêlantes, des porcs hurlants comme si on n'en avait pas assez au Canada, et qu'ils « n'auraient pas mieux fait de les faire manger en mer à leurs passagers, ces bestiaux, plutôt que de nous débarquer des mourants ! »

Les caporaux recommençaient à brailler et à ranger leurs soldats.

– Fini le mal de mer, coquins ! Tenez-vous droits !

Les enfants des immigrants se réunissaient aussi et se montraient du doigt leurs premiers Indiens.

La population québécoise s'effaçait, disparaissait, se muait en un corps nouveau, s'infiltrant, se dispersant et se mêlant aux arrivants, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus qu'une seule et même foule agitée, caquetante, se racontant, se plaignant, se perdant en effusions, réclamant à cor et à cri son courrier.

Et pour la première fois Mlle d'Hourredanne était au port et recevait des mains du capitaine la cassette contenant les lettres écrites par son amie La Belle Herbière, veuve du Roi de Pologne.

Des amis qui, la veille, dans Québec, se seraient arrêtés longuement pour discourir entre eux de la douceur du temps, s'ignoraient. Les gens se croisaient, se recroisaient et se croisaient encore sans se voir. À plusieurs reprises Angélique rencontra M. de Bardagne, Ville d'Avray, Vivonne sans qu'il n'y eut de part et d'autre rien de plus qu'un regard rapide et indifférent échangé. Elle fut hélée par un homme de mine agréable mais qu'elle ne reconnaissait pas car elle ne s'attendait pas à le voir débarquer d'un navire venant de France. Elle ne saurait que deux jours plus tard qu'il s'agissait du baron de Saint-Castine, leur voisin de la côte du Maine, monté à bord au courant d'une escale dans le Golfe Saint-Laurent, et qui venait s'informer de son coffre de scalps anglais.

Elle vit le duc de Vivonne s'entretenir longuement à voix basse avec un personnage élégant qui devait le renseigner sur les poursuites et les accusations qui avaient été élevées et entreprises contre lui et s'il pouvait les espérer définitivement étouffées et peut-être avec elles, par la même occasion, le dénonciateur. Vivonne semblait satisfait, se redressait et retrouvait son maintien arrogant et cette manie exaspérante des courtisans de toujours parler pour un seul, en remuant à peine les lèvres tout en jetant à droite et à gauche des regards méfiants comme s'il était d'une importance capitale que leurs propos ne soient pas surpris par le menu fretin.

Il entraîna l'individu que suivaient de nombreux domestiques portant les bagages. Le duc avait toujours son bras en écharpe car sa blessure se guérissait mal. Il boitait légèrement.

Ville d'Avray aussi boitillait et avait un bras en écharpe, suite de son duel. Cela ne l'empêchait pas de courir partout.

Angélique aperçut Bérengère-Aimée de La Vaudière qui sanglotait, échouée sur un ballot et appuyée contre une malle. La lettre qu'elle venait d'ouvrir lui annonçait dès les premières lignes que sa mère était morte.

– Mais lisez ! Lisez tout ! lui intimaient Euphrosine Delpech et Mme de Mercouville.

– Mais, elle est morte, gémissait Bérengère.

– Mais vous saurez de quoi ! Si sa fin a été heureuse, cela peut vous apporter consolation.

Mme de La Vaudière se reprit, lut tout et s'effondra évanouie. Son père était mort aussi.

Sur le couvercle de la malle, deux négrillons assis, les jambes pendantes, la face grise encore de malaise sous leurs turbans à aigrettes, portant une livrée de page en satin rose un peu fripée et des souliers à boucles d'argent, roulaient des yeux blancs, effrayés. Un homme à l'allure d'intendant de grande maison réclamait partout Monsieur de Ville d'Avray.

La duchesse de Pontarville, l'informa-t-il quand il l'eut trouvé, lui envoyait deux petits Maures ainsi qu'il l'en avait priée, pour le service de sa maison. En échange, elle lui demandait de soutenir au Canada les affaires de l'homme qui les avait accompagnés et de lui obtenir, pour elle, des actions de la compagnie qui avait le monopole des fourrures.

– Mais je repasse en France, MOI ! s'écria Ville d'Avray... Je viens de perdre un être cher par la faute des Iroquois, Monsieur... Comment voulez-vous que je demeure dans cet atroce pays ? Si vous avez du cœur, vous devez le comprendre ?

– Oui, Monsieur.

– Alors, que vais-je en faire de ces pages ?

– Et moi, Monsieur, que vais-je en faire ? Je m'embarque dans l'heure.

Car l'agitation de l'arrivée était multipliée encore par la présence de ceux qui voulaient partir par le premier vaisseau et qui s'étaient déjà installés sur le quai avec leurs bagages, afin, dès que le bâtiment serait vide, de pouvoir monter à bord pour retenir leurs places.

Entre autres, le mercier Jean Prunelle et sa femme encadraient solidement leur fille qu'ils confiaient à un ménage ami, ayant décidé de l'envoyer en France chez une tante religieuse dans un couvent où elle apprendrait à ne pas se conduire en Indienne en recevant de nuit, dans sa soupente, des jouvenceaux trop agiles.

L'intendant Carlon entouré de ses commis s'affairait, aveugle et sourd à tout. Il triait des sacs, mettait de côté des enveloppes bardées de cachets, des paquets, des rouleaux, des cassettes. Il s'éleva un différend entre lui et le secrétaire de M. de Frontenac qui refusait de lui remettre deux plis sous prétexte qu'ils étaient expressément réservés à M. de Frontenac et qu'il était souligné – de la part du Roi – que ces plis devaient être remis en main propre, que le Gouverneur devait seul en briser les cachets et en prendre connaissance en premier lieu, avant toutes autres informations.

– Pour ce qui est de les garder en attendant le retour de Monsieur de Frontenac, mes mains valent bien les vôtres, disait Carlon furieux. Je suis intendant de la Nouvelle-France et donc habilité pour recevoir les plis de la plus haute importance en son absence et en prendre connaissance à son défaut.

Un des nouveaux arrivants qui paraissait représenter l'autorité la plus élevée de la délégation convoyant les dépêches du royaume s'approcha.

– Je sais de quoi il s'agit. C'est une question délicate dont Sa Majesté m'a touché deux mots afin qu'il en soit fait de ses volontés comme elle le souhaitait. Elle tient essentiellement à ce que ce soit Monsieur de Frontenac qui brise les cachets de ces ordonnances, ce qui n'implique aucune méfiance vis-à-vis de Monsieur l'Intendant, ni d'intention de le tenir à l'écart. Mais l'affaire traitée l'a été personnellement entre Sa Majesté et Monsieur de Frontenac et le Roi désire qu'elle se conclue par ses soins et dès l'instant même où il entreprendra d'ouvrir les dépêches de Versailles. C'est assez fâcheux que Son Excellence soit en campagne ainsi que le gentilhomme qui est concerné dans ces lettres : Monsieur de Peyrac. Sa Majesté était d'une impatience à ce sujet ! Pour un peu il m'aurait fallu avoir des ailes comme un goéland afin d'être arrivé plus vite !

Angélique qui allait et venait et commençait à se sentir déçue de n'avoir aperçu aucun visage de connaissance parmi les débarqués, « mais qui avait-elle espéré au juste ? » et de n'avoir été recherchée pour aucune remise de courrier, – elle était persuadée que Desgrez se manifesterait, au moins pour lui accuser réception de sa lettre – entendit prononcer le nom de Peyrac et s'approcha du groupe. Jean Carlon la désigna.

– Voici justement Madame de Peyrac. Madame, je vous prie, laissez-moi vous présenter Monsieur de La Vandrie, conseiller d'État au Conseil des Affaires et Dépêches, messager exceptionnel du Roi auprès du Grand Conseil de la Nouvelle-France.

Monsieur de La Vandrie ôta son chapeau à grandes plumes perché sur sa perruque et fit un profond salut de cour, jambes cambrées, accompagnant sa révérence d'un triple et savant circuit aller et retour de son panache. Cependant après avoir exécuté deux nouveaux plongeons, il ne dit mot et se redressa d'un air guindé. Manquait-il d'une certaine aisance avec les dames malgré son haut rang ? Ou n'aimait-il pas voir celles-ci s'immiscer dans les affaires sérieuses ? Il marqua que c'était à M. de Peyrac qu'il en avait et que sa femme ne pouvait évidemment l'intéresser, en se tournant vers l'intendant et le secrétaire en disant :

– J'ai pour ce gentilhomme également un chargement à lui faire parvenir.

Il sortit d'un sac deux enveloppes épaisses qui étaient plutôt des paquets que des missives.

– Monsieur de Frontenac doit les lui remettre lui-même. Je vous remets tout ce courrier, Monsieur l'Intendant, à charge pour vous d'y veiller comme sur la prunelle de vos yeux et de respecter, c'est évident, les desiderata de Sa Majesté en ce qui concerne leur remise, leur lecture, etc. Mais il est certain qu'étant donné l'importance que le Roi y attache, la place de ces documents est normalement entre vos mains.

Le secrétaire s'en alla, furieux. Il était habitué à l'omnipotence que lui conférait sa place auprès du plus haut personnage de Québec et de Nouvelle-France, le Gouverneur. Et voilà ! Il suffisait que cette clique de Versailles arrive pour qu'on se fasse traiter comme des larbins.

Nonobstant les tempêtes essuyées, les alertes aux pirates et aux banquises, la menace des calmes plats qui avaient été le pain quotidien de ses soixante jours de traversée, M. de La Vandrie donnait l'impression d'arriver tout droit de Versailles. Plus ! Il sortait du palais même, du cabinet du Roi.

Pour tout dire, il portait sur lui le reflet de la personne royale et de la confiance qu'il en recevait au point qu'il semblait nimbé comme d'une poudre d'or impalpable qu'il se serait bien gardé d'épousseter. C'était un bel homme, droit et majestueux. La morgue mêlée d'une pointe infime d'excentricité qui caractérise l'homme de cour lui seyait. Subrepticement, on notait dans sa présentation et jusque dans l'affectation de son langage, ces détails inusités qui donneraient le ton de la mode nouvelle.

– Les perruques ne se portent-elles pas plus courtes ?

– Le chapeau de castor est plus petit... Mais les plumes d'autruche plus volumineuses.

Les pans de la cravate, jusqu'ici en « papillon », prenaient les proportions en « ailes de moulin ». Les talons rouges étaient plus hauts. Les basques de l'habit plus juponnantes.

L'on guignait dans sa direction. Et personne n'était tout à fait tranquille après cet hiver pas comme les autres, car ce serait à lui sans doute que « l'espion du Roi », l'invisible, l'insoupçonnable espion dont on savait qu'il existait, mais qu'on ne pouvait jamais être sûr d'avoir démasqué, allait faire son rapport. Et sachant que désormais toute parole prononcée pouvait prolonger son écho jusque dans l'antichambre du Roi, retenue et méfiance se propageaient comme une risée de vent, sur une mer tranquille, ombrant les visages. On sentait que par la porte ouverte l'« au-delà » monarchique, despotique, mais dispensateur de privilèges, s'engouffrait... Chuchotements et commentaires allaient bon train. C'était la première fois, remarquait-on, qu'en la personne de M. de La Vandrie, le Canada recevait l'un des trente conseillers d'État ou secrétaires d'État. On apprenait qu'il était également familier du Ministre de la Guerre, Louvois, qui se remettait sur lui du gouvernement de sa charge de Surintendant des Postes.

De même, il n'était jamais arrivé de voir déléguer, pour l'escorte du courrier royal et administratif, un officier appartenant à cette glorieuse création de Louis XIV qui y apportait toute son attention, appelée « La Maison du Roi », effroi de l'Europe sur les champs de bataille. Et l'on sut qu'il s'agissait d'un officier choisi parmi l'une des trois compagnies françaises des gardes du corps, servant les plus proches de la personne du Roi, accompagné de deux « anspessades4 » à hallebardes courtes et d'une douzaine de leurs subalternes.

C'était autre chose que la canaille militaire, composée de recrues ramassées ivres mortes dans les cabarets, qu'on leur envoyait communément à titre de soldats.

Ces hommes étaient des hommes qui, chaque jour, voyaient passer Sa Majesté, entendaient sa voix, observaient ses gestes et son habillement, car de se tenir muets et raides comme des piquets, les gardes du corps, cela ne les empêchait pas d'avoir des yeux.

Les Québécois s'arrêtaient et faisaient cercle pour admirer les uniformes.

Fallait-il croire que le Roi commençait à s'intéresser à sa colonie lointaine pour lui envoyer tout ce beau monde ?

Angélique n'était pas plus enchantée que le secrétaire de Frontenac de ce M. de La Vandrie. Que fallait-il croire ? Son comportement proche de la goujaterie, envers une femme, était-il inconscient ou intentionnel ? Que savait-il ou soupçonnait-il qui le rendait muet et gourmé en face d'elle ? Peut-être rien ? Peut-être plus ? Il était évident que tous ces bonshommes, chargés de missives ultra-secrètes, qui décidaient, tranchaient le sort, élevaient ou abaissaient ceux auxquels elles étaient destinées, en connaissaient peu ou prou le contenu.

Ainsi Bardagne ne fut pas long à apprendre que sa lettre maladroite expédiée en novembre par le Maribelle avait porté ses fruits amers. Un jeune fonctionnaire attaché au cabinet de Monsieur Colbert, qui avait demandé qu'on le lui envoyât et qu'il retrouva à un coin de rue alors qu'il allait monter dans un carrosse pour gagner le palais de l'intendant, n'attendit pas qu'ils fussent en présence dans un endroit plus digne et plus confortable pour lui faire comprendre sa disgrâce. M. de Bardagne s'étant nommé, l'autre l'avertit aussitôt qu'il était démis de ses fonctions, lui montra les papiers qui attestaient de ce verdict, lui signifia qu'il n'avait plus à se mêler de rien. Il lui parlait de ce ton mi-dédaigneux, mi de pitié qu'inspirent les pestiférés du pouvoir, ceux qui, abandonnés de la chance, se révèlent coupables d'avoir misé sur la mauvaise carte. Il lui signifia qu'une partie de son voyage de retour serait retenue sur sa cassette personnelle.

– Je m'en moque, répondit Bardagne.

L'autre eut un sourire pincé.

– Oh ! Monsieur, est-ce bien politique de votre part de vous montrer méprisant des bontés de Sa Majesté alors que vous auriez pu revenir à fond de cale ou même aux fers ? Je comprends à votre réflexion ces rigueurs envers vous dont je ne m'expliquais pas toutes les raisons. Sachez que j'ai reçu ordre de recueillir des renseignements sur votre conduite comme envoyé du Roi en Nouvelle-France. Ce que j'en dirai peut alourdir ou alléger par la suite votre dossier. Et à peine ai-je abordé à Québec que déjà l'on m'informe que vous fréquentiez quotidiennement, presque jour et nuit, une maison mal famée.

– Une maison mal famée ? répéta Bardagne ahuri.

– Le Navire de France, fit le fonctionnaire après avoir jeté un coup d'œil sur un papier.

– Mais, Monsieur, s'écria Bardagne, je me rendais là parce que j'y rencontrais mes amis.

– Parfait ! Je ne vous le fais pas dire, ricana l'autre.

Nicolas de Bardagne ouvrit la bouche pour se défendre. Mais sur le point d'expliquer comment l'amitié en laquelle la noble dame de Peyrac tenait la tenancière du lieu, ainsi que divers incidents arrivés en cours d'année, dont l'accident du marquis de Ville d'Avray, avaient entraîné l'exode d'une partie de la société la plus aristocratique de la Haute-Ville, en cette auberge dite « mal famée » de la Basse-Ville, et qu'on y avait vu fréquenter tout au long de l'hiver de grands noms et des meilleurs jusqu'au Lieutenant de Police : M. Garreau d'Entremont, il se retint. Il haussa furieusement les épaules. Comment faire comprendre à ce jocrisse, à ce blanc-bec pâle encore de son mal de mer et qui entrait dans la carrière en s'imaginant qu'il allait mieux servir le Roi que tous les autres avant lui, comment lui faire apprécier de quelle façon circulait le sang de Québec de la Basse-Ville à la Haute-Ville et de la Haute-Ville à la Basse-Ville, durant l'interminable saison des glaces. Comment lui rendre accessible ce qui pouvait se vivre dans ce réceptacle d'effervescence qu'était le Navire de France, les querelles des Acadiens, les yeux verts d'Angélique de l'autre côté de la table à travers la fumée des pipes, Janine Gonfarel tournant ses soupes, le marquis de Ville d'Avray et le bel Alexandre...

C'était indescriptible et inexplicable. Et ce prétentieux n'était pas digne qu'il lui en suggérât seulement l'idée.

Il puait les officines des grands commis, les Le Tellier, Colbert et compagnie, le bras robin du Roi. Il suait les relents de leurs intrigues soucieuses, de leurs calculs pointilleux et acrobatiques, leur suffisance de bourgeois laborieux à l'odeur d'encre, au bruit de plumes grinçantes. Qu'il se fût déjà informé de ces mœurs prouvait son caractère fouinard. Il avait dû prendre ses renseignements auprès de l'« espion du Roi » qui, par les résultats révélés, était sans doute un de ces dévots rancis du Saint-Sacrement, avides de ronger par la base la réputation de leurs semblables.

Au cours de sa carrière, Nicolas de Bardagne avait appris qu'il ne fallait pas se préoccuper outre mesure de ces ragots de sacristie, des espions.

Il prit la mesure de son adversaire et le jugea piètre. Il n'en était, c'était visible, qu'à sa première suppléance : il se gonflait, accoutumé à asseoir son importance sur celle d'appuis aujourd'hui fort lointains. Il pourrait, si on le malmenait, protester :

– Je vais en référer à Monsieur Colbert.

Ce ne serait pas demain.

– Monsieur, peu m'importent les décisions que vous m'apportez, dit Bardagne en fourrant les documents dans la poche de son habit. C'est votre conduite qui m'importe. Vous manquez de tact et de prudence en oubliant que vous venez de traverser l'océan et que vous vous trouvez fort loin de vos protecteurs. Et je doute que vous ayez dans ce sac que vous tenez là, des mandats vous assurant l'accueil sans réserve des « principaux » de ce pays. On ne vous a chargé que de quelques petites besognes sans éclat comme de signifier sa disgrâce à un homme tel que moi qui ne l'ignorais pas, infortune que vous ne manquerez pas de connaître un jour à votre tour, car ce mouvement d'aller et de retour est aussi régulier que celui des marées, pour qui sert le Pouvoir. Je vous aurais apprécié si vous aviez su attendre d'être revenu sur vos rivages pour me manifester votre mépris. Vous avez beaucoup à apprendre. Et vous allez commencer par juger de l'influence en Nouvelle-France d'un homme qui a su s'y faire des amitiés. Non seulement ne comptez pas sur moi pour vous accueillir et veiller à votre confort, mais sachez que je m'arrangerai pour que vous ne trouviez ici ni feu ni lieu !

Il le quitta sans prendre congé et entama la remontée de la côte de la Montagne. Il allait commencer par aller parler à Mlle d'Hourredanne qui ferait comprendre à Carlon qu'il n'avait pas à recevoir ce jean-foutre de mince importance, même dans ses communs : À la rue, le fonctionnaire du Roi !

De temps à autre dans son ascension, Nicolas de Bardagne s'arrêtait et se retournait, contemplant comme il se doit l'horizon.

Il se calmait.

L'été arrivait, plein de vols d'oiseaux, de gibier dans les forêts, de poissons dans les rivières.

Il se mit à penser à sa gentilhommière du Berry, où la vie serait plus douce, plus mesurée. Ses beaux livres, d'aimables voisinages, un lieu pour y rêver, pour méditer, se souvenir des douleurs et des espoirs, des joies illusoires et des joies ineffables. Il se disait :

« Adieu ! Adieu, ma belle servante ! Adieu, mon amour ! Adieu, Québec !... »

Jusqu'à lui montait la rumeur de la foule qui s'agglutinait en bas sur les rives.

Et seul dans la montée vers la Haute-Ville, il ne pouvait retenir ses larmes.

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