Neuvième partie (suite)


Angélique pénétrait dans la matière tangible d'un sifflement continu. Un feu merveilleux l'animait. C'était sa deuxième grande saoulerie de l'année. Après celle qu'elle avait partagée avec la Polak, le premier jour de sa venue à Québec.

Saoule, elle l'était bien, mais sans cela elle n'aurait jamais pu affronter ce qu'elle affrontait cette nuit-là, qui n'était encore qu'un soir, mais plus effrayant et noir que la plus noire des nuits. Faire un seul pas en avant était exclu, or, elle en fit plusieurs. Ce qui démontrait l'excellence du breuvage que lui avait servi Bois-vite.

Elle avançait, aveugle, dans les giclées frémissantes et rageuses d'une neige plus blessante que le fil d'une épée, dans la nuit et le hurlement farouche du nordait, le plus cruel ennemi de l'humanité. Elle ne savait pas si elle avançait. Elle mettait un pied devant l'autre, si courbée qu'elle se demandait si elle ne marchait pas à quatre pattes. Elle s'assurait aux murs des maisons, reconnaissant au passage le bois d'un volet, un seuil contre lequel elle trébuchait, les pieux d'une clôture. Lorsqu'elle serait arrivée à la maison de Mlle d'Hourredanne, alors elle traverserait, et là c'était le désert à franchir, car si elle tombait elle n'aurait plus qu'à mourir en plein milieu de la rue de la Closerie, à deux pas des bornes des Atlas soutenant le monde et, au dégel, on la retrouverait dans ce caniveau.

Un bruit sauvage de bois brisé éclata à ses oreilles et quelque chose comme une immense aile de chauve-souris passa au-dessus de sa tête, se fracassa contre la muraille. À deux doigts de la « chose » qui lui barrait le passage, Angélique vit que c'était une aile arrachée du moulin des jésuites. Encore heureux que le moulin ne suivit pas.

« Morte décapitée par une aile du moulin des jésuites. Cela manquait à mon destin... »

Elle était dégrisée. L'ivresse de la lutte insensée avait remplacé celle de l'alcool de poires.

Elle trouva les Atlas et, agenouillée, les serra sur son cœur comme des enfants bien-aimés.

En rampant elle gravit la côte au flanc de la maison de Ville d'Avray dont elle sentait la bienveillante présence indomptable, mais elle ne pouvait encore se réfugier en son sein tiède parmi le pépiement heureux des enfants qui l'aimaient.

Elle tomba dans la cour des Banistère comme dans la mer. Elle avait de la neige jusqu'au cou. Où était le chien ? Elle trouva sa forme glacée, squelettique. Il était mort ? Non... De la tenaille qu'elle avait glissée à la ceinture, elle s'escrima afin de couper la chaîne. Ses doigts étaient malhabiles dans les gants de peau.

« J'y arriverai ! Je romprai la chaîne ! »

Comme elle tirait dessus, les anneaux vinrent avec un morceau de planche pourrie à laquelle elle était clouée. Ce n'était pas la peine de se donner tant de mal pour la couper.

Le chien eut une manifestation de vie quand elle voulut l'entraîner en le tirant par le collier. Il résistait...

C'est vrai qu'il était niaiseux. Niaiseux à ne pas vouloir être sauvé. Niaiseux à ne pas pouvoir fuir de lui-même.

« Viens ! Viens ! »

Elle tombait, ne trouvant aucun point d'appui, encombrée de cette masse qui ne trouvait de la vie que pour résister.

Une accalmie se produisit. Comme il y en avait parfois succédant à un paroxysme. Un moment de stupeur ! Et alors la neige se remettait à tomber droit comme des larmes intarissables. Une lueur venue des maisons, d'une fenêtre ou d'une porte ouverte lui montra une silhouette géante se dressant au rebord du cratère où elle se débattait.

« Vous ne me tuerez pas, Eustache Banistère ! »

Mais c'était Joffrey avec son caban noir, son bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux yeux et qui riait. Elle ne pouvait le voir mais elle sentait qu'il riait.

Sa main la cramponna à la naissance du bras. Il la tirait avec force et elle tirait le chien. D'autres silhouettes apparurent, comme nageant dans le duveteux élément, l'enlevèrent et la portèrent, et elle se retrouva dans la grande salle de la maison devant le feu, Joffrey de Peyrac, les Espagnols, Yann Le Couennec et le chien avec sa chaîne et son morceau de bois, et qui fortement effrayé alla se terrer sous le four à pain.

– Oh ! VOUS ! Oh ! VOUS ! disait Angélique en le regardant sans en croire ses yeux.

Il expliquait que ne la trouvant pas chez elle et voyant la tempête monter, il était parti à sa recherche, avec deux Espagnols, Yann et Barssempuy, par les rues de Québec. Ils avaient appris qu'elle venait de quitter – follement – l'auberge du Soleil levant avec une pince de forgeron en main.

– Oh ! VOUS ! Oh ! VOUS !... répétait Angélique en se jetant dans ses bras.

Il la serrait contre lui.

– Ma petite fée !

La neige coulait sur leurs visages et tombait en paquets de leurs épaules, mais le feu de leurs cœurs était aussi brasillant que celui de l'âtre où Éloi Macollet entassait bûches et demi-troncs comme on bourre un canon.

– Oh ! Vous ! Oh ! Vous ! Mon amour !

Les tempêtes se révélaient toujours leurs meilleurs alliés. La joie d'Angélique à se dire : « Il est revenu », se doublait de la certitude de le tenir et de le garder, pour un temps, bien à elle, grâce à la fureur des éléments déchaînés à laquelle s'ajoutait l'épaisseur de la nuit, doublant la garde à leur seuil.

Mais, malgré elle, malgré son désir qu'il savait si bien faire naître en elle en la prenant dans ses bras dans un geste possessif qui ne souffrait pas de délai et en posant sur elle un certain regard, un subtil esprit d'indocilité, voire de méfiance, retint Angélique ce soir-là dans son élan.

En dépit de toutes ses résolutions qu'elle avait prises à part celle de ne pas se laisser entraîner au rôle de la femme revendicatrice, il lui fallait lui signaler qu'elle avait trouvé son absence à Sillery longue, inquiétante, désespérante. Elle n'ajouta pas que Satan tournait autour d'elle avec ses sortilèges, parce que c'était une affaire personnelle qu'elle devait régler seule et la question qui la préoccupait était d'une autre sorte. Mourir, ce n'était rien, mais perdre son amour, cela elle ne pouvait l'envisager sans défaillir d'agonie. La tempête, la boisson fulgurante d'Antonin Boisvite, son odyssée avec sa pince à cisailler pour la justice n'étaient pas un prétexte pour ne pas poser la question essentielle : pourquoi cette absence, ce silence ?...

Barssempuy avait fait allusion à la hardiesse de certaines dames canadiennes, le poursuivant de leur flamme.

Joffrey de Peyrac la regardait en riant car, échevelée, l'œil brillant, la voix un peu cassée et à demi dévêtue, elle témoignait encore pour l'excellence des boissons.

– Je ne cache pas qu'il m'est arrivé d'échafauder quelques ruses pour échapper aux entreprises de notre Bérengère, fit-il légèrement, mais les hommes du fortin de Sillery réclamaient ma présence. Des malades, un blessé, le froid soudain s'abattant, je suis resté encore pour les aider à franchir ce mauvais pas.

– Et le blessé ?

– Une chute du haut d'une vergue glacée, sur le pont, au cours d'une inspection d'entretien du navire.

– Et ?

– Impossible de le transporter. Il a duré quelques jours, puis il est mort. C'est le destin des gens de mer.

– N'auriez-vous pu me faire appeler ?

– Par ce froid terrible ! Où l'on hésitait de mettre un messager sur les routes ? Si courte que soit la distance, je n'aurais pas voulu vous imposer ce voyage. Et puis, très chère amie, n'aviez-vous pas décidé de faire trêve à votre vie de sœur de charité de Wapassou et de Gouldsboro ? Nous en étions convenus, il me semble... Abbesse, oui ! Cela vous sied... mais ne brûlez pas les richesses de votre cœur à tort et à travers. Tous ces francs aventuriers de matelots ne gagneraient rien à voir trop souvent le ciel descendre dans leur cambuse. Ils ont besoin d'entretenir la solide carapace à l'abri de laquelle leur cœur d'homme se garde des regrets, et des nostalgies.

– J'aurais peut-être pu le soulager, dit-elle, en levant la main.

– Ils ne craignent pas la douleur. Ni la mort. En revanche, malade, blessé, le pauvre marin a besoin de son chef à son chevet. Besoin de recevoir encore une consigne : tu dois vivre ! Tu peux mourir !... Cela le soutient dans la guérison, cela l'aide pour le Grand Voyage. L'aumônier était là.

Il prit la main qu'elle avait levée et l'approcha pour y poser sa joue.

– Non... Cette petite main divine, permettez à ma jalousie de ne la garder, autant que possible, que pour moi !...

Elle regardait son profil rude mais racé incliné contre sa main tandis que les lèvres de Joffrey se posaient doucement au creux de sa paume.

« Quel homme êtes-vous ? pensait-elle. Parfois dur, implacable... Et pourtant, si tendre aussi, pitoyable aux faiblesses humaines ! »

Elle se remémorait la réflexion de Sabine de Castel-Morgeat : « Il est très bon... » Et c'était vrai. Bien qu'il fût capable également de faire montre, selon les cas, d'une insensibilité totale... rassurante à tout prendre.

– Mon amour, mon cher ami, fit-elle à mi-voix, je ne suis pas certaine de vous bien connaître.

– Est-ce nécessaire ?...

Il eut son sourire caustique qui s'accompagnait d'une sorte de clin d'œil complice.

– ... Il est bon que tout être ait ses recoins cachés. Ce n'est pas sans déplaisir que j'émets cette sentence. Moi-même, je l'avoue, je crains les méandres de votre cœur secret. Ils me mettent à votre merci. Les amants ne cessent de lutter entre l'âpre désir de possession et de tout savoir dans une cruelle lumière et le charme irrésistible qu'il y a à soupçonner l'inconnu en l'être qu'on adore.

« Je crois au bienfait d'un peu d'égoïsme. Les femmes n'en sont point assez pourvues. Être deux, conscients chacun de sa propre existence, de son propre destin, mais sans chercher à se fondre ou se confondre, c'est là peut-être le secret du bonheur.

« Mais assez philosopher, Madame. Les minutes de la vie nous sont trop comptées pour que nous nous attardions à sonder l'inconséquence humaine, masculine ou féminine...

« Je vous tiens là et je suis à vous. À cette heure et dans cette conjoncture, ces débats n'ont à mon sens d'utilité que parce qu'ils me permettent de voir vos yeux verts se moirer d'ombre et d'éclairs au gré de vos pensées, vos lèvres s'entrouvrir et frémir sous l'effet de la surprise ou de l'émotion.

« Je n'admets de voir planer sur nous l'ombre des injustices qui accablent les femmes que si elles me donnent prétexte à vous prendre dans mes bras afin de vous en protéger et de vous en consoler par la meilleure philosophie qu'il soit au monde : l'amour.

– Et voici pourquoi, nous bénirons le sort pour la rencontre qui nous fut donnée...

*****

Des cris d'enfants voguaient à travers la tempête inhumaine. Des âmes perdues, des oiseaux de mer égarés. Angélique se réveilla dans les bras de son mari où elle s'était endormie, heureuse. Le bruit était épouvantable. On se serait cru en plein océan. Mais cette fois ce n'était pas un rêve. Des cris d'enfants appelaient au secours.

En bas, Yann Le Couennec et Macollet, sorti de son banc-lit, essayaient de discerner d'où venaient les cris dans le tumulte de la nuit.

– On dirait que la masure des Banistère s'est envolée.

La tourmente avait arraché le chaume pourri. Banistère cramponné à son toit fut entraîné au loin et jeté au fond d'une ruelle où on le retrouva le lendemain. Jehanne d'Allemagne partit chercher du secours comme une folle, sombra dans la neige et mourut. On la retrouverait au printemps, en lisière des plaines d'Abraham.

Le plus hardi des coureurs de bois n'aurait pu se risquer dehors.

– Passons par les caves, dit Éloi Macollet. Monsieur le marquis a fait creuser presque jusqu'au bout. Avec quelques coups de pioche, on débouchera dans la remise de Banistère.

Ainsi fut fait. Ils pénétrèrent dans le repaire, sous la chaumière, qui était remplie de fourrures, de barriques de cidre et d'eau-de-vie, de quincaille, de pots de grès cachetés à la cire.

On repoussa la trappe par les interstices de laquelle sifflait le vent. On trouva les enfants blottis dans une encoignure des murs de torchis écroulés, ensevelis sous la neige, mais le cadavre de la vache les avait protégés. On les ramena par les caves dans la maison de Ville d'Avray et, tandis que l'on s'empressait de boucher les trous entre les deux caves mitoyennes, on les réchauffa devant le feu.

Débarrassés de leurs capots et de leur mitasses, nus et grelottants devant le feu, les quatre « terreurs » de Québec n'étaient plus que des enfants pâles et malingres parmi lesquels se révéla une fille. Le plus petit pleurait convulsivement. Il ne se calma que lorsqu'Éloi Macollet eut l'idée de lui donner du tabac à chiquer. Ces enfants étaient vraiment destinés à vivre parmi les sauvages. Il y avait eu maldonne en les faisant tomber chez des colons civilisés de race blanche. Qu'ils aillent aux bois ! Les Peaux-Rouges les dresseraient et ils seraient en accord de barbarie.

Le chien martyr sortit de sous le four à pain en reconnaissant ses tortionnaires, les enfants qu'il aimait, il remua la queue. C'était vraiment un chien niaiseux. La tempête calmée, on commença cependant par confier la fille aux ursulines, les deux aînés aux prêtres du Séminaire, le plus petit à une brave voisine. Banistère, retrouvé blessé, mais non mort, fut porté à l'Hôtel-Dieu. Quand il eut repris connaissance il fit dire qu'il voulait voir Mme de Peyrac, mais elle seule. Lorsqu'elle sortit on entendait encore siffler la tempête d'un petit sifflement aigu et modulé. Elle s'apaisait.

Entre les branches de l'orme, le soleil ouvrit, dans la nue d'un gris uniforme, un œil à l'ovale jaunâtre, à la pupille d'or. Prunelle curieuse d'un chat géant surveillant le chaos.

Angélique se rendit à l'Hôtel-Dieu dans une ville fantomale, mais où pelles et traînes se mettaient vite à l'ouvrage.

Les girouettes folles, coqs, flèches, roses des vents, les croix et les instruments de la passion, démantelés, arrachés, hérissaient un univers de taupinières blafardes.

Et l'on citait en témoignage de la violence du blizzard la croix de l'abside de la cathédrale, pourtant forgée par M. Boisvite, qui se trouvait tordue et courbée comme bâton de cire sous le feu. Maître Boisvite défendait son honneur en alléguant qu'une des cheminées de la maison des Mercouville dont on reconnaissait les moellons sur la place devait être la cause de cette torsion, la croix s'étant trouvée sur son passage.

Par la bizarrerie d'un destin qui au long de sa vie l'avait faite souvent la confidente des crapules repenties et dépositaire de leurs secrets, voire de leurs dernières volontés, Angélique se retrouva au chevet d'Eustache Banistère, dit le Cogneux.

Le robuste excommunié, quoique assez mal en point, n'avait pas l'intention de mourir. Mais, comme tous les autres avant lui : les Calembredaine, les Aristide, les Clovis qui, dans l'obscurité de leurs cerveaux sournois et de leurs âmes malfaisantes, avaient reçu le rayon de lumière unique leur montrant l'unique personne à laquelle ils pouvaient se fier sur cette Terre et capable d'éveiller, sans qu'ils sachent pourquoi, une dernière aspiration à ce qu'on aurait pu nommer le meilleur d'eux-mêmes, Banistère s'était mis en tête qu'elle était la seule à laquelle il pouvait confier ses biens. Elle dut se pencher car il craignait que la sœur hospitalière n'en entende trop long.

– N' reste plus grand-chose de ma cabane, hein ? Mais la cave ! Dans la cave, y'a ma quincaille pour la course, du beau butin que j'ai rassemblé pour quand je pourrai repartir et puis dans les pots, sous les rillettes et les « cretons1 », y'a de l'or, beaucoup d'or. J'en ai gagné avec tous ces « courtisans » qui voulaient faire venir le Diable. Un trésor... Et puis surtout y'a mes bottes. Je ne voudrais pas que mes bottes elles brûlent quand ils mettront le feu... Allez-y vous, vous seule, dans ma cave... Tous les autres me pilleraient.

Ayant dit, il poursuivit à voix haute la confession qui ne risquait rien, selon lui, à être entendue par les oreilles sereines de la Mère Augustine.

– ... Avouez que le marquis l'a creusée sous mon champ, sa cave ! Et les ursulines aussi. Ça c'est prouvé, arpenté. Si j'ai de quoi payer mon procès, je ne les laisserai pas quittes. Ce n'est que justice quand on vous a spolié. Et le Procureur ? Vous trouvez cela juste que je sois privé de mes lettres de noblesse parce qu'il a oublié de les faire enregistrer ? Pour sûr, je connais la loi, toute personne qui a détourné du castor sera privée de ses droits pendant cinq ans, mais comment ça se fait qu'il y a qu'à moi qu'on l'applique, cette loi ? Et l'eau-de-vie ? J'suis le seul à avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages ? Madame, vous qui êtes bien avec le Gouverneur, l'Intendant et l’Évêque, vous ne pourriez pas intervenir pour qu'on me rende mon congé ? Je m'en irai aux bois avec mon aîné et je n'ennuierai plus personne. En échange, je vous avertirai. Prenez garde à ceux-là dont parlait le soldat La Tour l'autre jour. Ceux qui m'ont demandé des hosties pour les affaires du Diable.

– Je sais leurs noms.

– Bougez pas !... « Ils » sont mauvais. « Ils » voulaient les hosties, et je les leur ai données... Mais, maintenant, c'est vous qu'ils veulent... Ils voulaient que je mette le feu à la maison du marquis... Ils m'ont donné de l'or pour ça... J'ai pris l'or, mais je leur ai dit : « Attendez un peu, j'suis pas pressé de voir ma chaumière y passer aussi. Ça ferait trop plaisir à tout le monde... » Et maintenant, prenez garde à vous, j'vous ai prévenue.

En regagnant la maison de Ville d'Avray, Angélique se réjouissait à la pensée qu'ayant échappé à un si grand danger désormais le chien niaiseux qu'ils avaient recueilli dans leurs murs et qui avertissait du feu en voulant « se détruire » les mettait à l'abri d'un attentat de cette sorte.

*****

Excepté la tempête, les ides de mars s'étaient passées sans catastrophe majeure. Mme de Mercouville se réjouissait. Il était inutile de regretter de n'avoir pu monter la pièce de théâtre, puisque, avec la tempête, elle n'aurait pu être jouée.

Le 18 mars, entre sept heures et huit heures du soir et les montagnes de neige put se faire, sur la place, le feu de joie de la Saint-Joseph. Monsieur le Gouverneur mit le feu. Les soldats firent trois saluts et quatre coups de canon furent tirés. Il y eut quelques fusées.

Le 19, quand on sonna l'angélus, on tira un coup de canon et, pendant la messe à l'élévation, encore trois ou quatre coups avec quelques saluts de mousquets.

Le 20, Mgr de Laval convoqua Mme de Peyrac au Séminaire. Dans la forme, il lui demandait d'avoir la bonté de lui rendre visite, mais il était évident que Monseigneur l'attendait ferme après les vêpres, vers les quatre heures.

C'était la première fois qu'elle revenait dans cette aile du Séminaire qui tenait lieu d'évêché, où elle avait été reçue par le prélat le surlendemain de son arrivée. Elle s'y rendit avec plus de tranquillité que ce jour-là.

On circulait avec difficulté encore dans les rues. Le soleil ne s'était montré qu'à peine, juste pour la Saint-Joseph. Le ciel, depuis le matin, se couvrait de nuages et comme elle franchissait la grille du Séminaire, des bourrasques de neige passèrent.

Elle fut introduite dans une pièce plus petite où l’Évêque s'était installé à la période du grand froid. Son entourage avait insisté pour qu'il veille un peu sur sa santé après avoir été arrêté par une mauvaise toux.

Après les préliminaires d'usage, il en vint vite au fait, qui, par ailleurs, se présentait : des faits.

Il y avait eu le plus récent et, à son sens, le plus incroyable, on l'avait vue rendre visite à ce personnage inquiétant qu'on appelait le sorcier de la Basse-Ville. À sa connaissance, jamais aucune dame de qualité n'avait eu l'idée d'entreprendre l'ascension du quartier Sous-le-Fort pour pénétrer dans un tel bouge. Quelques-unes de ces dames de la Sainte-Famille avaient confiance dans les « simples » de la sorcière de l'île d'Orléans, qui n'était cependant pas non plus une fréquentation qu'il recommandait à ses ouailles. Mais le Bougre Rouge, jamais ! Il ne leur recommanderait pas non plus trop d'assiduité à l'auberge du Navire de France où l'on voyait pourtant beaucoup Mme de Peyrac. Depuis des années, il atermoyait à statuer le cas de la patronne de cet établissement, femme généreuse pour les œuvres et même pieuse, mais que les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement lui dénonçaient régulièrement comme ouvrant ses portes à des rencontres galantes.

– Ces Messieurs en ont-ils usé pour être si catégoriques ? intervint Angélique, en souriant.

Elle se demandait pour quelle raison l’Évêque semblait décidé tout à coup – alors qu'on était en plein Carême et à peine sortis d'une tempête épouvantable – à passer en revue ses « manquements », lesquels mis bout à bout amenaient à se poser des points d'interrogation.

Il y avait encore le point qu'Eustache Banistère l'avait demandée à l'Hôtel-Dieu. Il y avait aussi le rapport d'un curé du côté de Lorette. Celui-ci avait fait irruption dans une habitation à lui dénoncée comme abritant des ripailles le dimanche qui rompaient sans vergogne le saint jeûne du Carême. Les occupants originaires du Berry s'étaient défendus en arguant que leur ragoût ne contenait que des queues de castors, chair qui trouvait grâce devant les autorités ecclésiastiques comme appartenant au gibier aquatique. Pour preuve de leur innocence, ils disaient que Mme de Peyrac, qui avait grand renom, s'était assise à leur table ce jour-là.

– Je me promenais avec ma fille. Nous sommes entrées pour nous reposer.

– Étaient-ce vraiment des queues de castors ? demanda l’Évêque.

– Nous n'avons bu qu'un peu de lait, répondit Angélique prudemment.

Enfin, on arrivait à cette affaire la plus grave, douloureuse à son cœur de pasteur des âmes, de l'enquête du Lieutenant de Police sur la disparition du comte de Varange qui avait amené la découverte des sinistres turpitudes d'une cérémonie de sorcellerie perpétrée en plein cœur de Québec, accablante horreur dont il n'aurait pu croire que la lèpre s'étendrait un jour au Canada. Histoire d'autant plus sombre que son auteur, le comte de Varange, était un membre, qu'il avait cru dévot, de la Compagnie du Saint-Sacrement. Garreau d'Entremont semblait avoir fait diligence. Il annonçait pouvoir mettre bientôt la main sur un soldat déserteur, La Tour, qui avait été mêlé à la conjuration et qu'on avait vu rôder dans les environs. Le Lieutenant de Police se trouvant devant un cas d'opération magique avait longuement consulté l’Évêque. Les tribunaux religieux épiscopaux n'existaient que pour les clercs.

Il leur avait fallu étudier ensemble quelle forme donner à l'accusation pour que le bras séculier pût s'abattre sur le misérable auteur de ces horribles pratiques... lorsqu'on l'aurait retrouvé. Car il avait disparu.

– Le diable l'a enlevé, dit Angélique.

Là encore le nom de Mme de Peyrac avait été prononcé.

Angélique était en train de chercher quel prétexte donner à sa visite chez le Bougre Rouge. Invoquerait-elle l'achat de ces peaux de souris tannées par l'Eskimo et qui pouvaient servir de pansements sur des plaies de petite surface ?

Les explications de Mgr de Laval sur l'affaire Varange lui ouvraient une issue. N'était-ce pas sur une « dénonciation » du sorcier que son nom avait été prononcé ? Voilà pourquoi elle s'était rendue à son domicile, pour lui demander raison de telles calomnies dont M. d'Entremont lui avait appris qu'elle était l'objet.

– Mais quel motif pouvait pousser ce devin à vous mettre en cause ? s'étonna l’Évêque.

– La malveillance, sans doute. Qui sait ce qui se passe dans les esprits retors des sorciers ? Une bourse bien pesante peut les aider aussi à voir ce qui arrange le donateur. Je serais plutôt portée à croire qu'un homme comme le Bougre Rouge profite de ses dons et de sa science pour mystifier le menu peuple et pour faire cracher au bassinet les gentilshommes animés d'intentions mauvaises envers leurs semblables.

Tout à coup, elle fut prise d'une inspiration, elle pouvait rassurer l’Évêque quant au sorcier. Sœur Madeleine lui avait raconté combien la nuit de leur arrivée les « airs » étaient troublés. La religieuse visionnaire avait vu en songe le saint Père Brébeuf, martyr des Iroquois, l'adjurant de se mettre en prières pour la conversion d'un sorcier. À n'en pas douter, il s'agissait du sorcier de la Basse-Ville, car lorsque Mme de Peyrac l'avait visité, elle n'avait trouvé devant elle qu'un homme sage, qui lui avait assuré :

« C'est bien fini. Je ne toucherai plus à un grimoire de magie. Je ne veux plus que me livrer à l'étude des livres anciens. »

Évoquant cette nuit-là, où il semblait décidément s'être passé bien des choses, il lui avait appris qu'on lui avait apporté une boîte d'hosties pour qu'il se livrât sur elles à des manipulations diaboliques. À coup sûr, les prières de la Mère Madeleine avaient été entendues et agréées par le ciel.

– Il est converti, je peux vous en assurer, Monseigneur.

L'Évêque parut ému. C'était, en effet, une heureuse nouvelle. Restait à trouver l'autre criminel : le comte de Varange. Le Lieutenant de Police se persuadait qu'il avait été assassiné.

– ... S'il en est ainsi, Monseigneur, ne pourrait-on penser que le bras qui l'a abattu peut être considéré comme le bras justicier ?

L'Évêque eut un nouveau soupir et se tut. Il la considérait d'un air songeur. Dans son œil gris, dont la paupière tombante atténuait l'éclat inquisiteur, elle pouvait lire qu'il se demandait par quels hasards – puisqu'il s'agissait de hasards – cette femme mondaine, bienveillante, qui ne s'était fait que des amis, et dont son exorciste lui avait garanti la parfaite disculpation quant aux accusations de démonologie portées contre elle, se retrouvait mêlée à toutes les affaires un peu troubles, suspectes ou franchement inquiétantes qui lui avaient été soumises au cours de l'hiver ?

Angélique avait l'intuition qu'il ne l'avait pas fait venir pour lui poser uniquement des questions à propos de ses visites chez le Bougre Rouge ou à l'auberge du Navire de France. Il regarda vers la fenêtre. Les zébrures blanches de la neige passaient sur l'écran noir de la nuit.

– L'hiver est encore rude ! dit-il. Mais n'oublions pas, avril n'est pas loin et avec l'approche de ce mois nous pouvons entrevoir la fin de nos misères...

Il y eut un silence. Mgr de Laval ouvrit la bouche, hésita, puis changea de sujet.

– On m'a dit que vous aviez pris pour dévotion le Père Éternel.

Elle acquiesça.

L'Évêque se leva pour aller chercher des gravures du Père Éternel dans sa bibliothèque. Angélique regardait par la fenêtre si la neige se calmait, mais les giclées blanches continuaient à passer sur l'écran noir de la nuit. Il y eut un choc contre le carreau. Un gros pigeon venait de s'abattre là, dans l'angle du carreau. Comme la colombe de l'Arche, ne trouvant rien sur la Terre désolée, il se réfugiait auprès des hommes. Il survivait grâce à la ville et ses milles abris, ses déchets de nourriture... Ses paupières à la membrane blanche clignotaient vite sur son petit œil rouge. Sans effroi, il la fixait d'un air familier et entendu.

– Il loge là, dit l'Évêque. C'est son nid. Par les plus fortes tourmentes, je le vois, blotti, satisfait. Le petit rebord de pierre, à peine plus large que ses deux pattes, représente pour lui la sécurité et il semble en remercier Dieu. Quelle leçon pour nous qui sommes si exigeants et si préoccupés de nos aises !

Comme si leur sympathie commune pour le pigeon l'avait encouragé, l'Évêque se décida :

– Veuillez vous rasseoir quelques instants encore, Madame, j'ai une communication importante et secrète à vous faire vous concernant, vous et votre époux.

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