Chapitre 92


– Il y a un homme âgé qui a débarqué par ce navire de Honfleur, hier soir, lui dit Suzanne tout en commençant à plonger les éléments de la soupe dans le chaudron. Je suis sûre qu'il vient pour vous, Madame.

Elle continua :

– ... Personne ne sait qui il est. Aucune famille ne le réclame ni ne le connaît. Et il n'a pas dit s'il devait continuer sur les Trois-Rivières ou sur Montréal. Il est vêtu simplement, sévèrement. Il s'est présenté au Navire de France.

– Comment sais-tu qu'il vient pour moi ?

– Je le sens.

Angélique pensa à Desgrez. Parfois, durant l'hiver, elle avait envisagé la venue, avec les navires de printemps, de l'entreprenant Desgrez qui, ayant reçu sa lettre et sachant où la trouver, ne craindrait pas de s'embarquer pour la joindre. On s'explique mieux de vive voix que par lettre surtout quand il s'agit de secrets dangereux, de crimes et de complots contre le Roi. Suzanne avait dit : « Un vieil homme », mais pour une jeunesse comme la petite Canadienne, un homme de quarante ans pour peu qu'il montre des tempes grises pouvait être désigné sous l'épithète d'homme âgé.

Elle essaya de le lui faire décrire.

– Il est grand ? Robuste ? Carré d'épaules ?

– Non, vous dis-je, c'est un vieil homme. Plutôt petit... mais parce que voûté par l'âge. Il a dû être grand et mince. Il a l'air...

Elle hésita...

– Je ne sais pas moi... de quelqu'un comme un homme de loi.

« Baumier », se dit Angélique avec un battement de cœur. « Quoi de plus proche d'un homme de loi qu'un policier chafouin. »

– Il s'est présenté au Navire de France où il n'y avait pas un trou. Mais Madame Gonfarel lui en a trouvé un parce qu'il lui a plu.

Ce n'était pas le policier Baumier. La Polak l'aurait flairé et il ne lui aurait pas plu. Et puis que viendrait faire Baumier ici ?

– Qu'est-ce qui te fait dire qu'il vient pour moi ?

– Une idée... et je crois que Madame Gonfarel a eu la même. C'est des choses qu'on sent...

Angélique sourit. Elle ne faisait pas fi des intuitions de ces dames. Mais cela lui semblait peu probable que quelqu'un venu de France, autre que le courrier du Roi, y vînt pour s'intéresser à eux et surtout à elle comme avait l'air de le dire Suzanne.

Néanmoins, elle se tint devant le miroir.

« Je dois me faire belle. »

Elle arrangea ses cheveux, examina son visage. Les discours de Bérengère sur la vieillesse n'avaient pas été sans éveiller ce petit pincement au cœur, inévitable à toute femme qui voit passer le cours du temps.

« Vous ressemblerez à une fée ! » avait-elle dit.

Soit ! Mais le plus tard possible. Elle se sourit, parce que tout ce que pouvait lui renvoyer le reflet du miroir, c'était l'assurance qu'elle était au zénith de sa beauté encore intacte, seulement plus affinée avec une expression plus sereine. Il n'y avait que ses cheveux pâles, mais elle les avait depuis de longues années et quiconque l'aurait connue, même à la Cour, ne s'en montrerait pas surpris.

Suzanne, du palier du premier étage où elle s'était rendue pour balayer les chambres, l'appela à mi-voix.

– Madame ! Madame ! Le voici ! Il monte la rue...

Angélique la rejoignit à la fenêtre ouverte.

– Le voyez-vous là-bas, ce vieil homme en noir qui porte un sac de tapisserie à la main et un rouleau sous le bras ?

Angélique se pencha à son tour. Elle ne souffla mot, mais Suzanne, contre elle, la sentit tressaillir. Au bout d'un instant elle se détourna, dévala l'escalier et courut tirer la porte de la rue.

Le vieillard aux cheveux blancs sous son chapeau rond, dans son manteau sombre dont le collet ne laissait apercevoir de clair qu'un simple rabat de lingerie sans garniture, marchait les yeux à terre car il était en effet légèrement voûté, ce qui ne l'empêchait pas de gravir la rue d'un pas alerte, malgré son sac de voyage encombrant et le grand rouleau enveloppé de toile gommée qu'il portait sous l'autre bras.

Un peu avant d'arriver à la hauteur de la maison de Mlle d'Hourredanne, il redressa la tête afin de chercher du regard la demeure qu'on lui avait indiquée. Et il vit Angélique au milieu de la rue qui l'attendait. Derrière elle, le grand orme traversé de soleil lui faisait une auréole de verdure.

Le vieil homme fit halte. Il ne s'écria pas en lui-même comme l'avait fait le vieillard Siméon : « Rappelez-moi, Seigneur, à vous, puisque j'ai vu briller ce jour, je n'ai plus qu'à mourir. » Mais comme le prêtre du temple, il comprenait qu'il avait attendu et attendu ce jour, gardant la certitude secrète qu'il ne pourrait mourir sans avoir su ce qu'elle était devenue et sans l'avoir revue.

Elle n'avait pas changé. Elle avait toujours cette même expression de droiture et de gentillesse qui lui attirait les cœurs et il éprouva un sentiment de fierté et de victoire à la découvrir plus belle encore.

Et malgré lui, car c'était un homme austère et rigide, un sourire étira ses lèvres parcheminées.

Angélique descendit vers lui, les mains tendues.

– Je vous salue, Monsieur Molines. Soyez le bienvenu en Nouvelle-France.

« Molines, dit-elle, aurais-je jamais imaginé que je vous reverrais au Canada... C'est fou ! Comment avez-vous osé vous lancer dans une aussi pénible traversée à votre âge ?

– Depuis que j'ai commencé à m'intéresser aux affaires de votre père et que vous alliez sur vos huit ans, dit l'intendant Molines, vous avez toujours pensé que j'étais très vieux. Or, lorsque quelque dix années plus tard je me préoccupai de vous marier à Monsieur de Peyrac, j'approchais des cinquante ans et aujourd'hui, je n'en ai pas encore soixante-quinze...

– Ainsi va le temps, dit Angélique en riant. Une petite fille qui lève le nez pour regarder un grand monsieur sévère le croit très vieux. Et puis peu à peu au cours de la vie c'est elle qui le rejoint.

Elle l'avait fait asseoir dans le petit salon auprès du poêle de faïence désormais éteint.

Elle se tenait devant lui, absurdement heureuse et ne pouvant en croire ses yeux, reprise par cette sensation mêlée de respect et de culpabilité qu'elle avait toujours éprouvée devant le docte intendant. Respect pour ses compétences, culpabilité parce que chaque fois qu'elle avait eu affaire à lui, cela avait été pour qu'il l'oblige à quelque chose de difficile et qu'elle ne voulait pas accomplir. Et il arrivait par ses raisonnements à la convaincre et à lui faire dire oui de sa propre volonté et elle en demeurait irritée, désespérée, et en admiration devant son habileté.

C'était son enfance, son adolescence, son mariage à Toulouse, son second mariage avec Philippe du Plessis-Bellière dont il était l'intendant, qui se levaient à ses yeux avec la présence de l'intendant Molines qui, après avoir posé soigneusement le rouleau qu'il portait contre le mur, ouvrait son sac de tapisserie posé à ses pieds et en tirait une enveloppe blanche scellée de cire.

Il se redressa, lui lança un bref regard incisif qui la fit frissonner tant il ressuscitait pour elle une époque qui n'était plus qu'un songe et il lui tendit le pli.

– J'ai à vous remettre cette lettre de la part du Roi.

– Du Roi ! répéta Angélique.

– Asseyez-vous, dit Molines en lui désignant un siège en face de lui.

Elle obéit machinalement tenant en main le pli à l'épais cachet où elle reconnaissait le contre-sceau de Louis XIV avec les anges de la Gloire et de la Fortune soutenant l'écusson à trois fleurs de lys sommé d'une couronne et d'une croix.

– Ouvrez...

Elle tira sur le ruban et rompit la cire.

Elle était impressionnée à l'idée que le Roi avait touché cette lettre. C'était sa main qui, après l'avoir écrite, l'avait cachetée. Il avait voulu être seul dans son cabinet aux tentures bleu et or qu'elle connaissait si bien et il avait lui-même tourné le bâton de cire sur la flamme.

Elle déploya le feuillet. Elle vit la signature : Louis. Il n'y avait que quelques mots d'écrits, elle lut.

Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles.

Louis.

Elle resta là, tenant aux deux coins, haut et bas, la feuille blanche qui frémissait entre ses doigts afin qu'elle demeurât ouverte devant elle.

« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »

Soudain elle sursauta.

– Molines !... La date ? C'est une erreur. Elle est de près de six ans en arrière.

– Cette lettre, en effet, fut écrite par le Roi à votre intention il y a six années. C'était elle que je vous rapportais après m'être rendu à Versailles après avoir remis à Sa Majesté votre lettre de soumission. Dans cette lettre... vous souvenez-vous ?... vous lui demandiez grâce, lui promettant de revenir à la Cour à condition qu'il délivrât votre province et vos terres de la soldatesque qui venait vous humilier jusque sous votre toit dans votre château du Poitou : Le Plessis.

« Vous étiez prisonnière et maltraitée et j'en avertis le Roi répondant aux questions qu'il me posait.

« Le Roi aussitôt donnait des ordres et, par moi, vous envoyait cette lettre que vous tenez aujourd'hui entre vos mains. Il était prêt à toutes les concessions pour vous revoir.

« Mais, lorsque je parvins au Plessis vous savez le spectacle que j'y ai trouvé : des ruines fumantes, l'héritier du domaine, Charles-Henri, mort, vous disparue.

« Dès que je le pus, je retournai à Versailles pour ramener au Roi sa lettre désormais inutile et que je ne pouvais vous remettre ignorant où vous vous trouviez.

« – Elle a pris les armes contre moi, dit Sa Majesté d'une voix altérée. Je ne peux plus rien pour retenir mon bras justicier contre elle... Cette femme doit être vaincue... Sa tête vient d'être mise à prix... »

« Le Roi déposa dans un tiroir de son cabinet secret le pli désormais inutile. Cependant, avant que je ne m'éloigne, il me fit promettre de demeurer son intermédiaire entre vous et lui si l'occasion s'en présentait.

« Ainsi les années ont passé dans le tumulte des armes, de grandes misères, de grands tourments... Maintenant la province est apaisée... j'ai fait reconstruire le château du Plessis et mes affaires sont prospères. Je vous donnerai tous les détails en temps utile, mais sachez dès maintenant que, par ordre du Roi, le domaine vous reviendra avec licence de le faire passer par héritage sur la tête d'un de vos enfants6.

« Donc les années avaient passé. Après l'écrasement de la révolte, le silence s'était fait sur votre personne. À plusieurs reprises, je cherchai à retrouver votre trace, mais toutes les pistes s'arrêtaient brusquement. Nul ne pouvait dire si vous étiez morte ou vivante. Je me doutais que Sa Majesté, de son côté, poursuivait ses recherches, mais n'ayant rien à lui communiquer, je me cantonnais dans une réserve prudente. Il est à noter cependant que les dragons du Roi, chargés de faire abjurer sous violence les personnes de religion protestante, avaient été retirés des campagnes, ce qui permit un relèvement plus rapide des régions ruinées par la guerre.

– Ma révolte n'a donc pas eu que des conséquences désastreuses pour ma pauvre province ?

– Non... Certainement. Elle vous a dû de pouvoir respirer et d'échapper à la persécution religieuse. Le Roi gardait l'œil sur le Poitou comme s'il avait espéré que sa mansuétude allait vous faire sortir du bois...

« Enfin, vers le mois de janvier de cette année, je reçus un appel de Sa Majesté me demandant de me rendre de toute urgence à Versailles.

– Et vous êtes remonté sur votre mule, comme naguère ?

– Une autre mule, mais tout aussi vaillante... Non ! Cette fois, Sa Majesté m'envoya un carrosse afin que je puisse me rendre auprès d'Elle au triple galop et, sitôt arrivé, dans mes vêtements de voyage, je fus introduit dans le cabinet particulier du Roi. Je décelai, dès l'entrée, comme une lumière inhabituelle sur ses traits.

« – Je sais où elle est, me dit-il, elle est au Canada...

« Je crus comprendre que la nouvelle lui en avait été donnée par ses services de police et je crois plus sûrement par ce François Desgrez que vous connaissiez quelque peu. Le Roi ne se préoccupait pas de savoir comment cet habile adjoint de Monsieur de La Reynie se trouvait en possession du renseignement. Il savait enfin que vous étiez en vie et qu'il pourrait vous revoir, ce qui était devenu au cours des années sa hantise. Il reprit dans le tiroir où il l'avait déposé le pli toujours scellé :

« – Rien n'est changé à ce que je lui mandais alors...

« Je devais partir pour vous joindre par le premier navire cinglant vers l'Amérique. Je devais vous remettre la lettre secrètement. Je fis donc mes préparatifs. Je préférais ne pas monter à bord du vaisseau qui emportait le courrier officiel, craignant que ces officiers ou fonctionnaires qui le convoyaient ne me reconnussent pour m'avoir rencontré dans les couloirs du palais, à Versailles.

« J'allai m'embarquer à Honfleur. Mon navire a eu quelque retard par la rencontre d'une banquise qui nous a contraints à dévier de notre route pour l'éviter.

– Mais... dit Angélique dont les sentiments se bousculaient, je vous avoue... quelque chose me choque dans tout cela... je suis touchée que le Roi me garde une si fidèle passion, mais il ne semble pas se souvenir que je suis mariée... mariée à Monsieur de Peyrac... Il semble assuré que je vais lui tomber aussitôt dans les bras... Pour qui se prend-il ?

– Il se prend pour le Roi, Madame, répondit Molines avec douceur.

– Que s'imagine-t-il donc que je suis ? C'est moi, de tous ses sujets, qui lui ai porté les coups les plus durs... et qui ne seront peut-être pas les derniers...

Elle pensait moins en disant cela à sa rébellion, qu'à la lettre qu'elle avait envoyée à Desgrez et par laquelle le Roi un jour apprendrait que sa maîtresse bien-aimée, la belle Athénaïs de Montespan, était une criminelle et une sorcière.

– Il devrait se méfier de moi... Il ne sait donc pas de quoi je suis capable ?

– Il le sait... Mais, pour cela aussi, vous êtes en son cœur une douleur et une délectation à laquelle il ne veut pas, il ne peut pas renoncer. Alors, dans le tourment de n'avoir pu vous briser, il lui renaît l'espoir de pouvoir vous apprivoiser... Il veut vous combler. Il vous rend vos titres, vos terres, il accorde tous les pardons à vous et à votre époux, dans le seul espoir que pour cela vous allez penser à lui avec un peu plus d'indulgence et au moins avec reconnaissance, qu'il aura même à distance le pouvoir de ramener un sourire sur vos lèvres, de remplacer un peu dans votre cœur la rancune que vous y gardiez, par un peu d'amitié envers lui. Si vous l'aviez vu, il y a bientôt six années alors que je venais pour la première fois à Versailles lui porter votre lettre de reddition et qu'il imaginait que bientôt vous seriez près de lui, vous comprendriez à quel point pour lui, souverain maître de tout, vous représentiez... que dirai-je ?... Oui, c'est cela !... Vous représentiez... le salut. Et tout en sablant cette missive que vous tenez là entre vos mains, il me répétait comme un très jeune homme amoureux sous le coup de l'anxiété :

« – Vous lui direz, Monsieur Molines, vous lui direz, n'est-ce pas ? combien Versailles est beau !

Angélique se sentit la gorge serrée par cette évocation.

Parce qu'il régnait depuis très longtemps, on oubliait que ce souverain, écrasé d'une gloire et de charges à l'image pesante de son lourd manteau de Cour de velours bleu brodé de lys et d'or, à collet et doublure d'hermine et traîne de plusieurs aunes et de sa perruque élevée rehaussant sa majesté, n'avait pas encore quarante ans. Il ne redeviendrait jeune que si elle revenait.

– Versailles est très beau, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Molines.

– Sa Majesté me recevait dans son cabinet. Et je ne suis pas très entendu sur les détails, mais... en effet, Versailles est très beau.

« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »

Le duc de Vivonne le lui avait laissé entendre. Pendant ces dernières années la pensée, l'image d'Angélique étaient devant les yeux du Roi quand il commandait ses statues de marbre à Coysevox, ses toiles et ses fresques à Le Brun, et qu'avec Le Nôtre il examinait le dessin de ses jardins, les mille et mille fleurs des parterres.

– Pourquoi, grands dieux m'aime-t-il toujours ?

– C'est là une question qui me paraît oiseuse, Madame... Et plus encore lorsqu'on se trouve en votre présence. Alors, l'on n'a aucune difficulté à reconnaître comme des plus naturelles la constance du Roi à votre souvenir.

– Molines, vous tournez mieux les compliments qu'un petit-maître de la Cour ! Vous n'aviez pas ces talents naguère !

– C'est vrai ! Mais l'âge venant, je me permets d'agrémenter de quelques fantaisies la tournure austère de mon esprit...

– Cher Molines !... dit-elle en le regardant avec douceur.

Molines détourna les yeux. Ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par un regard. D'ailleurs, ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par quoi que ce soit.

Mais avec l'âge, comme il venait de le dire, il lui arrivait d'accorder à son cœur quelques fantaisies.

– Ne dit-on pas que le Roi a une nouvelle maîtresse ? reprit Angélique. La marquise de Maintenon.

Molines eut un petit ricanement.

– C'est la douleur que lui ont causée votre rébellion et votre absence qui l'a incité à se tourner vers les charmes discrets de cette dame avec laquelle il n'est pas question de libertinage. Elle est sérieuse, quoique fort belle, et l'agréable gouvernante des enfants du Roi. Il se repose près d'elle. Enfin elle vous a connue jadis et il essaye d'avoir sur vous, par elle, quelques anecdotes. Mais malgré les agréments de cette liaison toute platonique et qui est pour lui un apaisement dans sa vie harassante, trop réglée, toujours en représentation comme un dieu exposé, un acteur sur les tréteaux de foire, je ne ferai pas grand cas de Madame de Maintenon dès que vous reparaîtrez à la Cour.

Ayant prononcé ce petit discours, Molines remit ses papiers dans le sac n'en gardant qu'un seul qu'il consulta sans avoir besoin de mettre des bésicles.

– C'est bien cela, dit-il. Après vous avoir vue, je dois demander audience à Monsieur le Gouverneur, et lui faire part dans le privé de quelques messages personnels pour lui de la satisfaction de Sa Majesté pour l'habileté avec laquelle il a mené ce « rapprochement » qui s'imposait pour la Nouvelle-France avec Monsieur de Peyrac et pour l'amabilité de l'accueil qu'il vous fit. En bref, Monsieur de Frontenac a misé sur la bonne carte.

– Je m'en réjouis pour lui.

– Quant à vous, nommez-moi sur l'heure les personnes que vous souhaitez voir écartées de votre route et de celle de votre famille, de Monsieur de Peyrac et de sa maison, comme de la vôtre, voire de vos amis... c'est écrit là... comme dangereuses, ayant cherché à vous nuire ou susceptibles de le faire encore, afin qu'elles soient aussitôt mises hors d'état de le faire par décision du Gouverneur, hors de toutes consultations du Conseil par arrestation, même condamnation si le délit l'exige, en dehors de toutes considérations d'État, particuliers, fonctionnaires ou ecclésiastiques. Nommez-les-moi et aussitôt vos ennemis seront châtiés.

– Avez-vous ce pouvoir ?

– Le Roi me l'a donné.

– À vous, un protestant ?

– Notre Roi lorsqu'il s'agit d'efficacité ne regarde pas de trop près à la position, ni à la religion, de celui qui lui semble le plus apte à le mieux servir. En de douloureuses circonstances qui lui tiennent à cœur plus, ou presque plus, que son sceptre même, puisqu'il s'agit de vous, il m'a jugé. Il sait que je lui suis dévoué, et le plus habile à plaider sa cause auprès de vous, car il a compris que vous m'écoutiez volontiers, comme un père qui sait parler à un enfant difficile un langage qui lui est accessible. Il a été jusqu'à me dire :

« – Monsieur Molines, cette jeune femme est la plus rétive à laquelle j'ai eu affaire de tout mon règne. Pourtant elle n'est pas ce qu'on appelle une entêtée. Mais les raisons pour lesquelles elle se dresse contre moi me demeurent obscures. Vous seul pouvez la persuader de la sincérité de ma passion. Et qu'elle comprenne bien que ma faveur la mettra à jamais elle et les siens à l'abri de l'infortune et de l'adversité. Je saurai me contenter, si elle ne veut m'accorder plus, du simple bonheur de la voir, la voir apparaître, savoir qu'elle va venir, attendre chaque jour le plaisir que suscite à chaque fois sa beauté toujours surprenante et qu'elle rehausse par le goût imprévisible et toujours parfait de ses atours, me contenter seulement de la mener dans mes jardins, de m'entretenir parfois avec elle de tous sujets qui nous inspireraient, de politique, de guerre ou de commerce, car son intelligence est grande et son jugement des plus fins, me contenter d'entendre son rire, une repartie jetée de sa voix harmonieuse... Vous le lui direz, Monsieur Molines, et vous la convaincrez.

« Voici donc ce langage que m'a tenu Sa Majesté. Or, vous me demandez, Madame, comment moi, huguenot et modeste intendant provincial, j'ai le pouvoir d'intimer au Gouverneur de la Nouvelle-France l'ordre d'arrêter ou de mettre à pied toutes personnes que vous m'aurez nommées. C'est parce que c'est à vous qu'il est remis, Madame, ce pouvoir. Sa Majesté veut que vous compreniez que la toute-puissance, même au-delà de la sienne, est désormais entre vos mains.

Angélique passa le bout de ses doigts, à plusieurs reprises, sur son front, écartant ses cheveux comme si elle eût ressenti le besoin d'écarter un. rideau afin d'y voir clair.

Elle était un peu écrasée par cette avalanche d'égards. Elle se leva et marcha de long en large en pressant ses mains l'une contre l'autre.

– Molines ! Molines ! Que dois-je faire ?

– Vous seule le savez, Madame. Vous seule êtes maîtresse de votre destin.

– Molines, vous m'avez toujours conseillée, et à vous revoir, je retrouve la confiance que vous m'inspiriez. J'avais foi en vous parce que je crois... que nous avons la même sorte de conscience. Molines, que dois-je faire ?

Mais l'intendant se déroba encore avec un demi-sourire.

– Je pense que vous m'entendez fort bien, Madame, lorsque je vous dis : vous seule pouvez en décider. Car vous seule savez ce que vous voulez faire de votre vie, ce qui compte à vos yeux, les buts qui vous sont chers et ce que vous êtes prête à sacrifier pour les atteindre. Vous n'êtes plus une enfant et vos durs combats de chef de guerre vous ont appris l'art de la stratégie, qui consiste surtout à projeter à l'avance en imagination les éléments d'une bataille, les obstacles prévisibles, à prévoir le pire afin de s'en garder, et puis aussi mesurer le gain de cette bataille afin de savoir s'il y a l'obligation de s'y livrer, ou s'il se révèle que vous deviez la payer un prix trop lourd, savoir à temps s'y dérober. Il ne faut pas négliger non plus que certaines possibilités ne se découvrent que sur place, que le hasard est un individu facétieux, qui aime se mêler à nos entreprises, et qu'il n'est pas mauvais de parfois s'en remettre à lui, ce qui s'appelle prendre des risques.

– À condition qu'il ne s'agisse pas d'utopie.

Pourrait-elle se plier à la vie de la Cour, brillante et superbe, mais requérant toutes les forces, une attention de chaque instant ? Il fallait tendre à être remarquée du Roi. On exigerait chaque instant de leur vie. Elle eut la vision de cette rencontre à Versailles, du regard du Roi sur elle, la Cour entière suspendue à leurs lèvres. Où serait Joffrey alors ? Joffrey debout en face de ce Roi qui la voulait ! La sensation qu'elle avait éprouvée avait été celle d'un vide près d'elle, comme si, une fois de plus, par l'intolérance de ce monarque, Joffrey avait été effacé et rejeté, disparu...

– Molines, vous qui les connaissez tous deux, imaginez-vous Monsieur de Peyrac en face du Roi ? Un homme comme mon époux qui s'est sauvé de tout lui-même, se battant avec acharnement mais avec ses armes à lui, ne voulant jamais supplier, s'abaisser, parvenant toujours, si bas qu'il soit tombé, à se retrouver au sommet, au-dessus des autres. Lui, devant ce Roi !

– Un Roi qui a dit : « Il me semble qu'on m'ôte ma gloire quand, sans moi, on peut en avoir ! »

Angélique frissonna.

– Je comprends, dit-elle. Le Roi a changé.

La fonction pervertissait l'homme. Malgré l'esprit de justice, le goût du bien et la réelle grandeur de caractère qu'il y avait en ce prince, il était devenu ce Roi tout-puissant, il ne pouvait plus s'incliner aujourd'hui. Il l'avait fait jadis, jeune homme bouleversé dans la ferveur d'un grand amour, celui qu'il avait voué à vingt ans à l'adorable nièce du cardinal Mazarin, Marie Mancini. L'impitoyable ministre avait brisé tout cela. Le cardinal ne se préoccupait guère de voir sa nièce étourdie hissée au sommet des honneurs et il l'avait exilée rapidement. Pour Mazarin qui avait protégé la minorité du petit roi, celui-ci était destiné à devenir un grand roi, et devait, pour raison d'État, épouser une princesse de sang royal afin de consolider les alliances du royaume.

En larmes, le jeune Louis s'était incliné devant la raison d'État.

Plus maintenant.

De nouveau en proie à un amour qui semblait transmuter toute la grisaille et le poids de sa vie en or pur, il ne pouvait renoncer car il avait perdu l'habitude du renoncement.

Il avait perdu jusqu'à la notion du renoncement. Il voulait que les êtres plient et c'était en lui une volonté qui ne souffrait pas d'exception et dont la rigueur ne pouvait être remise en question. Il était comme un gouvernail bloqué dans une seule direction.

Ayant pour sa part apporté ce qu'il regardait comme des concessions et ce jusqu'à la limite de ce qui ne lui coûtait pas ou peu, il estimait que c'était aux autres de trouver la solution des conflits insolubles et d'aplanir des obstacles dressés devant son bon plaisir par l'abolition totale de leur volonté ou de leurs désirs les plus légitimes.

On l'aurait étonné en lui disant qu'il agissait alors avec tyrannie.

En tout il ne voyait pas d'autre issue. Car il était convaincu que lorsqu'il exigeait ou décidait quelque chose c'était pour le mieux et pour le bien.

Ne venait-il pas de se déclarer Roi « de droit divin » c'est-à-dire désigné par Dieu comme jadis les prophètes, pour mener les peuples et de ce fait, devant être écouté, comme prononçant par ses lèvres les volontés d'un créateur juste et bon ?

– Molines, murmura-t-elle, le Roi peut-il encore être sauvé ?

Le vieil intendant leva un sourcil et ne répondit pas.

Et Honorine que deviendrait-elle ? Angélique l'aperçut jouant près de la cheminée et alla à elle.

L'enfant se leva et la regarda venir. Angélique lui prit les mains. Le décor était simple. La pierre de l'âtre était tiède. Les braises chuchotaient sous le chaudron. Les ustensiles brillaient sous l'auvent de la cheminée.

Que ferait-elle d'Honorine ? Honorine au tendre cœur et qui, à l'exemple des chevaliers du temps jadis, rêvait de pourfendre les méchants et souffrait de sa faiblesse.

Mais Angélique était là qui comprenait et lui prêtait sa force et qui ne craignait point d'aller dans la tempête couper les chaînes d'un pauvre chien pour le soustraire à son martyre. On n'oublie jamais une mère capable de ces choses-là que les grandes personnes refusent toujours obstinément aux enfants.

Elles se regardèrent, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux et scellèrent leur alliance de femmes et le vieux Molines, les observant de loin, se félicitait d'être là et d'avoir su envoyer promener les fâcheux et les oiseaux de mauvais augure qui lui prédisaient naufrage et capture par les pirates. Sa famille l'avait retenu par les basques :

– À votre âge, vous êtes fou ! Traverser l'océan !

Sa fille, son gendre, son fils, sa bru, et toute la ribambelle d'enfants et la vieille gouvernante qui avait continué à tenir son ménage après le décès de son épouse. Il avait répondu :

– Service du Roi !

Soixante-quinze ans, c'était un âge pour tout commencer. Il n'y a guère de choix : ou la descente vers la tombe ou une nouvelle naissance...

Angélique revint vers lui avec l'enfant.

– Je vous présente ma fille, Honorine de Peyrac.

Elle reprit place près de lui et elle tenait les yeux baissés tandis qu'elle caressait les longs cheveux cuivrés qui s'échappaient du béguin vert brodé.

Molines, sans souffler mot, estimait l'âge de l'enfant.

Un coude appuyé aux genoux de sa mère, le menton dans sa main, Honorine considérait Molines avec sagacité.

– J'ai un arc et des flèches, lui dit-elle.

– Je vous en félicite, demoiselle.

– Mon père est un grand chef de guerre.

– Votre mère aussi l'a été. Je fus témoin de ses exploits.

– Je sais, dit Honorine avec un sourire entendu.

Et elle appuya sa joue contre le bras d'Angélique. Une transformation s'était faite en elle depuis le sauvetage du chien.

– Quelle réponse vous donner, Molines ? murmura Angélique en serrant la petite contre elle. Hier, j'étais folle de joie. Nous faisions des projets de retour. Et maintenant je ne sais plus. Il me semble que l'on nous attire aussitôt dans un piège. Pardonnez-moi de paraître hésiter. Vous avez entrepris un très long voyage et je m'adresse des reproches à la pensée que vous pourriez revenir avec le sentiment d'avoir échoué dans votre mission.

– Je reconnais dans ce scrupule votre gentillesse native. Mais ne vous tourmentez pas pour moi, Madame. Je vous dirai que cette mission au-delà des mers est venue à point pour faciliter mes projets de départ. Elle m'a permis d'accomplir cette première traversée aux frais de Sa Majesté et il n'y en aura pas d'autre. Dès que vos navires vogueront vers l'Europe, je considérerai ma mission terminée et je me mettrai en quête d'un lieu où m'installer au Nouveau Monde.

Angélique ouvrit de grands yeux.

– Vous voulez demeurer en Amérique, vous, Molines ? Mais ne venez-vous pas de me dire que le Poitou est fort paisible et que vos affaires sont des plus prospères ?

– Elles le sont, en effet... Et je pourrais même dire que, par ce jeu bizarre des circonstances qu'on ne peut toujours prévoir, elles ne l'ont jamais été autant. Mais je suis de confession protestante et le Roi va révoquer l’Édit de Nantes...

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