Chapitre 80
Angélique après avoir longé le jardin du gouverneur était rentrée dans la ville par la Place d'Armes. Elle la traversa très droite, en marchant comme une somnambule.
Les mots prononcés par Anne-François de Castel-Morgeat sonnaient dans sa tête. Ils étaient inscrits dans sa rétine en lettres de feu. Elle ne voulait pas se les répéter, ni les déchiffrer. Mais déjà, et malgré elle, montait en arrière-pensée la certitude que tout ce qu'il avait dit, c'était vrai ! C'ÉTAIT VRAI ! Parce qu'elle l'avait toujours su, senti, vu. Elle l'avait vu dans les yeux sournois d'Euphrosine Delpech lorsqu'elle lui avait soigné son nez gelé.
Elle l'avait senti dans le trouble de Sabine certain jour où, se trouvant au château Saint-Louis, elle avait remarqué la petite coupe d'or et qu'elle avait songé :
« Tiens ! Quand donc la lui a-t-il remise ? »
Elle pouvait même dire qu'elle l'avait su à l'habileté avec laquelle Mme de Castel-Morgeat avait répondu à sa question, quand elle s'était enquise des raisons de l'ecchymose qu'elle portait à la tempe. Trop habile et insouciante pour une fois. La garce !
Angélique marchait sans prendre garde aux personnes qu'elle croisait. Elle n'aspirait qu'à une seule chose : atteindre la maison, s'enfermer dans sa chambre. Alors, seulement, elle réfléchirait.
Comme elle arrivait à la place de la Cathédrale, un cortège qui traversait lui barra la route. Venant de chez les ursulines, une foule nombreuse escortait les chariots et les brancards sur lesquels on avait chargé les pièces du retable de sainte Anne, brillantes d'un or pur et tout neuf, et s'apprêtait à descendre la côte de la Montagne pour gagner l'embarcadère du Sault-au-Matelot.
Ce jour était celui choisi pour mener le nouveau retable achevé à l'emplacement des miracles, sis à l'extrême nord de la côte de Beaupré, non loin du petit cap. On allait le monter dans le nouveau sanctuaire, une chapelle de pierre remplaçant celle de bois dédiée à sainte Anne et qui avait brûlé.
Accompagnée du sculpteur, de ses fils et de ses apprentis, des prêtres qui donneraient la bénédiction, de nombreux « obligés » de sainte Anne parmi lesquels Éloi Macollet, sauvé des eaux, la petite Ermeline, sauvée d'une existence grabataire ou des dangers de ses fugues selon les avis et que portait sa nourrice noire, entourée de pieuses personnes qui chantaient des cantiques, l'œuvre d'art allait être chargée sur deux grandes barques qui attendaient dans le port. Monseigneur l'Évêque viendrait plus tard en grande pompe pour l'inauguration qui aurait lieu sans doute au mois d'août, jour de la fête de sainte Anne.
Angélique attendit, l'esprit ailleurs, que la foule s'écoulât.
– Venez-vous avec nous, Madame de Peyrac ? la priait-on au passage.
Elle dit : « Non », machinalement. La procession passée, elle franchit le ponceau devant le couvent des jésuites et commença de monter sa rue.
Elle n'entendit pas le cri aigu de la petite Ermeline qui, l'ayant aperçue, glissa des bras de Perrine et disparut comme une souris par les venelles avoisinant la rue de la Fabrique. Sa mère et la négresse se lancèrent à sa poursuite en espérant la rattraper avant que les barques missent à la voile.
Au port les préparatifs de départ furent vite accomplis parmi la sympathie de la population. Les moins dévots reprenaient de bon cœur les cantiques. Une première grande barque fut vite pleine, occupée par ceux qui tenaient les reliquaires, les statues, le tabernacle.
Mme de Mercouville et la nourrice Perrine ne revenant pas avec Ermeline, les deux autres enfants Mercouville, qui étaient déjà montés à bord, renoncèrent à être de ce voyage-ci et redescendirent, cédant leurs places à d'autres.
– Dis-moi, demandait le jeune Gonfarel à Éloi Macollet, qu'est-ce qu'ils racontent aujourd'hui les sorciers de l'île d'Orléans avec leurs fumées ?
Un apprenti tenait dans chaque bras une statue. En les recouvrant d'or, les ursulines avaient dessiné au poinçon sur les robes des broderies du plus bel effet. Jamais on n'avait vu des statues aussi royales.
La grande embarcation dressa son unique voile presque carrée aussitôt gonflée de vent et s'éloigna rapidement, chargée d'or superbe et miroitant, de prêtres et d'ouvriers qui chantaient des cantiques.
Sauf Macollet désigné pour accompagner le « tombeau » sur une autre barge et qui, la main sur les yeux, déchiffrait les messages des sorciers de l'île d'Orléans.
Des mariniers armés d'une gaffe rapprochèrent un bachot sur lequel le « tombeau », pièce maîtresse du soubassement, pourrait être arrimé plus solidement.
– Hé ! Dis donc, Éloi, donne-nous un coup de main, grogna l'un d'eux, au lieu de rêvasser à regarder le paysage.
Mais Éloi Macollet ne rêvassait pas. Le visage sévère, soudain durci, la main en auvent sur ses yeux aigus, ses sourcils broussailleux froncés, il fixait les nombreux petits nuages blanchâtres qui, comme des houppettes rondes, montaient par intermittence de différents points de l'île d'Orléans. Ses lèvres remuaient au fur et à mesure qu'il décryptait le message.
– Qu'est-ce qu'ils disent, Éloi ? insistait le gamin.
– C'est ma foi vrai, remarqua enfin l'un des mariniers, ils sont bien bavards aujourd'hui les gens de l'île. Qu'est-ce qu'ils racontent à c't' heure, Éloi, toi qui sais lire les signes ?
– Ils appellent au secours ! répondit le vieux.