Chapitre 78


Maudissant sa légèreté, elle pouvait se dire qu'elle aurait dû prévoir ce traquenard. Quittant la demeure du duc de Vivonne peu d'heures auparavant et croisant le regard haineux de ses comparses, elle avait pensé : « J'ai signé mon arrêt de mort ! » Ils l'avaient suivie et ils l'attendaient à l'écart de la ville, au sein de ce désert où ses appels s'envoleraient sans aucun espoir d'être entendus.

Son cœur cogna.

« Il m'avait dit de prendre au moins une arme ! »

– Assassins !... hurla-t-elle, farouche.

Tel l'animal acculé n'en crache pas moins sa colère ou l'Indien qui pousse un cri de guerre pour effrayer l'ennemi.

Déjà elle avait fait demi-tour et dévalait la pente en sens inverse. Surpris, tout d'abord, ils s'élancèrent derrière elle. Puis il arriva un incident qui lui permit de mettre rapidement une plus grande distance entre elle et ses poursuivants. Elle buta contre une plaque de neige, tomba, et son manteau glissant sur la glace, elle fut entraînée jusqu'au bas de la coulée. Elle atterrit un peu brutalement contre la terre. En se relevant elle craignait de s'être foulé la cheville et fit quelques pas incertains. Elle vit que devant sa soudaine disparition au long de la plaque de glace, ils avaient marqué un temps d'arrêt hésitant à suivre la même voie. L'apercevant en contrebas, ils reprirent leur chasse, en contournant la neige. Elle chercha tout son souffle pour lancer un appel.

– Monsieur de Bardagne ! Au secours !

Elle saisit ses jupes à pleines mains et reprit sa course, les yeux fixés sur la masse sombre, piquée d'une lueur roussâtre, que lui paraissait être au loin dans son enclos la demeure de l'envoyé du Roi.

Derrière elle, elle entendait le galop sourd de leurs bottes sur le sol spongieux et qui se rapprochait. Les devinant sur ses talons et sur le point d'être rejointe, elle fit volte-face. Elle les affrontait les mains nues. Ses regards cherchaient en vain une arme, ne serait-ce qu'une pierre à jeter dans leur direction comme on fait pour écarter les loups. Mais il n'y avait rien et même pas un reste de neige proche pour accomplir le geste dérisoire de leur en lancer dans les yeux. La voyant devant eux et les attendant, le baron Bessart et le laquais qui arrivaient les premiers firent halte, essoufflés. Ils se tenaient à quelques pas, en arrêt, l'observant.

Le baron guettait avec une joie mauvaise, ménageant le temps, pour permettre de les rejoindre au vieux Saint-Edme, qui brandissait son épée, grotesque roi Lear délirant dans le clair de lune, se hâtant sur ses jambes torses de pantin désarticulé, les yeux flambant du plaisir anticipé de la mise à mort...

Rassemblant ses forces, Angélique lança à nouveau un cri déchirant.

– M. de Bardagne ! Votre épée ! VOTRE ÉPÉE !

– Trop tard, Madame, dit Bessart, les lieux sont déserts. Personne ne peut vous entendre : vous allez mourir !

– Mais... Que vous ai-je fait, misérables ? Comment osez-vous perpétrer ce crime contre moi ? Vous en rendrez raison.

– À qui ?

– Au Roi ! lança-t-elle, sachant que cette évocation pouvait les faire trembler.

– Le diable nous garde de vous laisser approcher le Roi, gronda-t-il. C'est bien pour cela que nous sommes ici. Pour vous en empêcher à jamais.

Et il fit un pas en avant.

Elle recula d'autant, ne les quittant pas des yeux et les maintenant encore à distance par cet éclair impérieux de son regard vert qu'elle savait assez terrible et inquiétant pour subjuguer un instant, les rendre méfiants, peu sûrs de leur victoire, mais ils se rassuraient vite, voyant qu'elle était sans conteste et, enfin, visiblement à leur merci.

L'horrible vieillard arrivait haletant, claudiquant, et l'on percevait, le précédant telle une claquette diabolique, son ricanement sénile.

– Hé ! Hé !... Hé ! Hé !... Trop tard, la belle ! Trop tard ! Hé ! Hé !...

– Vous allez mourir, répéta le baron, les yeux luisants d'une froide résolution.

Et il fit encore un pas ainsi que le laquais.

Ils s'appliquaient à la cerner ne sachant ce qu'elle leur réservait. Ils se méfiaient d'elle. L'attention qu'ils lui portaient, se réjouissant, se repaissant à l'avance des derniers instants qui allaient la leur livrer, les empêcha de voir fondre sur eux, comme l'aigle, comme la foudre, le comte de Bardagne, l'épée haute.

Tombé du ciel, il fut soudain entre eux. D'un coup, il trouait la poitrine du laquais qui chut d'une masse en arrière sans avoir à peine le temps de pousser un han ! d'agonie.

Se retournant, il croisa le fer avec Bessart. En quelques passes il faisait sauter l'arme du baron qui n'était pas très fort à ce jeu, lui enfonçait son épée jusqu'à la garde dans le ventre, la retirait en projetant une giclée de sang, puis lui traversait la gorge de la pointe acérée.

Il remonta de quelques pas pour atteindre Saint-Edme qui s'était arrêté et battait des bras, impuissant, comme une chauve-souris aveuglée. Il n'eut qu'à l'effleurer pour le jeter à bas. De coups portés avec la même fougue justicière, il le clouait au sol, le transperçait de part en part, le ventre, le cœur, la gorge, le frappant en tous points mortels, comme dans la crainte de ne pouvoir vraiment venir à bout de la bête venimeuse.

Enfin, haletant, il se recula et attendit, surveillant les trois corps affalés pour y surprendre un dernier sursaut de vie.

Des trois, c'était le comte de Saint-Edme, le plus massacré, qui remuait encore. Il redressa tout à coup sa tête hideuse dont la perruque de guingois avait glissé, découvrant un crâne déplumé de vautour. Son regard de verre se ternit. Il vomit un flot de sang puis retomba en arrière, raide et sans vie.

Le valet de M. de Bardagne et l'homme de peine arrivaient en courant sur les traces de leur maître, l'un armé d'un pistolet, l'autre d'un bâton.

– Nous voici, Monsieur, criait le domestique. Avez-vous besoin d'aide ?

Quand ils furent proches, Bardagne leur montra d'un doigt impératif les trois cadavres, puis leur désignant au loin le rebord de la falaise à la limite sud des plaines d'Abraham :

– Garrottez-les, attachez-leur une pierre au cou et jetez-les au fleuve.

Dans le clair de lune, le gentilhomme apparaissait blême de partout. Blanc de visage, blanc de regard, blanc d'une rage démesurée, qui irradiait de lui.

– Au fleuve ! Au fleuve, la charogne !

– Bien, Monsieur.

– Dix écus pour votre peine à chacun... et ne vous faites pas surprendre ! Dix autres écus pour votre silence...

– Bien, Monsieur, à votre service et au service du Roi, répondit le valet qui avait toujours été très fier d'appartenir à la maison d'un envoyé du Roi en mission spéciale et auquel il ne déplaisait pas de jouer un rôle dans des exécutions sommaires et secrètes.

Quant à l'homme de peine, un matelot resté à Québec parce qu'il cuvait son vin dans un trou lorsque son navire, le dernier, avait mis à la voile, c'était un gars qui en avait vu d'autres et pour vingt écus il aurait été capable d'oublier qu'il avait tué sa propre mère.

Aussitôt les deux bonshommes s'affairèrent avec célérité, empoignant les corps inertes soit par l'encolure, soit par les pieds, et commencèrent de les traîner derrière eux jusqu'à l'habitation.

La terre renaissante boirait le sang.

Nicolas de Bardagne, après les avoir regardés s'éloigner, se tourna vers Angélique et resta figé, la croyant prise de folie devant son expression extatique.

– Vous riez !

– Ce n'est rien, dit-elle. Non, je ne ris pas, mais quel plaisir, n'est-ce pas ? Quel plaisir !

– Oui, comprit-il.

Il regarda la pointe de son épée qui brillait ensanglantée sous la lune.

– Oui... c'est vrai ! Moi aussi j'ai eu un plaisir... presque luxurieux, à les détruire...

Les sourcils froncés, il se rapprocha d'elle.

– Ces hommes qui vous ont attaquée, je les ai reconnus. Ils appartiennent à la maison du duc de La Ferté. Dois-je comprendre que ce serait lui qui les aurait dépêchés pour vous tuer ?

– Non ! Non ! fit-elle précipitamment.

Devant l'expression qu'il affichait en posant cette question, elle le devinait capable de courir sur-le-champ jusqu'à Québec, de défoncer la porte du logis de Vivonne blessé et d'égorger celui-ci dans son sommeil.

– Non ! Ce n'est pas lui... Je m'en porte garante... Ces forbans ont agi à son insu... Ils... Ils me l'ont dit... Ils voulaient me tuer parce que... Ils craignaient que... que je les dénonce... au... au...

Elle dut s'arrêter car sa voix sous l'effet du froid et de la frayeur éprouvée se mettait à chevroter.

Le comte de Bardagne ayant remis son épée au fourreau s'élança vers elle.

– Pardonnez-moi ! Vous défaillez ! Je suis une brute.

Il la serrait contre lui.

– Merci à Dieu, j'ai pu arriver à temps. J'étais sorti de la maison pour vous suivre des yeux à travers la haie. J'ai entendu vos appels. Le vent les a portés vers moi...

Il l'étreignait.

– ... Ah mon amour ! Quelle terreur à l'idée qu'il puisse vous arriver malheur ! Que deviendrait le monde si vous disparaissiez ?

La soutenant, il la ramena jusqu'à l'habitation. Le vent s'apaisait dès franchie la barrière et, dans le vestibule, Angélique se sentait déjà mieux.

Venant de l'office on entendait les deux serviteurs qui étaient venus chercher des cordes et qui, tout en saucissonnant solidement les corps dont ils avaient la charge, se transmettaient à mi-voix leurs consignes :

– On va d'abord s'occuper du gros... Le vieux ne pèse rien. On n'aura qu'à faire deux voyages... On va prendre la traîne...

Nicolas de Bardagne quitta un instant Angélique et elle l'entendit leur dire :

– Ne leur dérobez ni hardes ni bijoux. Je ne veux pas qu'un seul objet en recel puisse mettre sur leur piste. Vous aurez encore dix écus de plus pour vous dédommager du butin. Mais sachez que si l'un d'entre vous me désobéit... et cela s'apprend sans faute quelque jour... ne serait-ce qu'en gardant une bague ou un mouchoir par-devers lui, je le lui ferai payer de sa vie.

– Bien, Monsieur, répondirent les deux voix unanimes.

*****

Angélique dans la chambre-bibliothèque avait elle-même remis du bois sur les tisons. Nicolas de Bardagne entra, vint à elle, l'aida à se dépouiller de sa mante boueuse. Il retirait son baudrier et le jetait avec son épée sur un coin de table. En entendant le choc du fourreau sur le bois, Angélique revit la scène qui venait de se dérouler dans les plaines d'Abraham. L'éclair de cette épée brandie, le sang qui giclait, tout à coup, elle s'aperçut qu'elle pleurait, non pas de crainte, ni d'horreur, mais de joie, de cette joie irradiante et brutale qui l'avait saisie, transportée, et qu'elle n'avait pu extirper d'elle-même tant sa gorge était serrée ; mais c'était un sentiment de justice, de victoire, de triomphe dont la violence l'étouffait quand elle avait vu les trois scélérats pourfendus, transpercés par cette lame brillante, virevoltante, quand elle avait vu l'horrible Saint-Edme abattu comme un sinistre vampire flasque, dans les pans de son manteau.

Avec quelle fureur Bardagne les avait-il occis ! Avec quelle frénésie ! Elle avait entendu le fer pénétrer dans les chairs. Les hoquets et les râles, et ce qui l'avait bouleversée tout ce temps-là, c'était la conscience d'assister à un moment du justice enivrant, action de châtiment mérité et qui avait paru jusqu'alors irréalisable, et qui pourtant s'accomplissait et qu'elle pouvait contempler de ses yeux.

Terrassé ! Transpercé ! Immonde ! Enfin ! Pour une fois... Jusqu'alors tout spectacle de violence, même justicière, lui avait été pour le moins pénible, l'accablait comme si elle s'était sentie responsable de ce mal du monde.

Mais cette fois, c'était différent. Parce qu'elle était devenue différente.

Elle s'accrocha aux épaules du gentilhomme.

– J'ai toujours aimé saint Michel, dit-elle entre deux sanglots, mais maintenant je le comprends. On ne peut pas toujours... les laisser... être les plus forts...

Elle entoura de son bras le cou de Bardagne et cacha son visage contre sa peau vivante, recherchant sa tiédeur d'homme robuste.

– J'aurais dû le prendre comme dévotion... saint Michel...

Il ne comprenait rien à ce qu'elle balbutiait à propos de saint Michel. Mais il la sentait se blottir dans ses bras, et lorsqu'elle leva sur lui ses yeux brillants de larmes heureuses, il y put lire une tendresse qui le rendit hagard.

– Il faut... Il faut, dit-il, que vous buviez quelque chose pour vous réchauffer, pour vous remettre.

Mais c'est elle qui le retenait et attirait son visage vers le sien et qui prenait sa bouche. Alors il eut des gestes de viol pour écarter son corsage, découvrir ses épaules.

Elle se recula, voulut le repousser.

– Écoutez-moi, Nicolas...

Il devint blême.

– Non ! Non ! Vous jouez de mon désir... Vous m'affolez avec cette coupe près de mes lèvres. Et puis vous vous dérobez encore.

– Je dois vous dire...

– Non !... Cette fois je ne vous laisserai pas me berner.

– Écoutez-moi donc, à la fin, Nicolas de Bardagne, cria-t-elle en tapant du pied. Vous m'avez sauvé la vie, mais ne voyez-vous donc pas que je suis à bout ?... Tenez-vous tranquille. Et écoutez-moi... JE SUIS MARQUÉ À LA FLEUR DE LYS ! Entendez-vous : marquée à la fleur de lys !

Il l'examina les yeux fous et fut long à comprendre.

– Oui, insista-t-elle, marquée au fer rouge, comme les assassins, les prostituées, les voleuses.

– En tant que rebelle du Roi ?

– Oui ! le défia-t-elle.

Elle prit la main de Bardagne et la glissa sous son aisselle nue.

– Là ! Sentez-vous ?

Du bout des doigts, il reconnut, sur la chair satinée du dos, l'abjecte flétrissure : le sceau de la fleur de lys. Elle tressaillit sous le frôlement de sa main fraîche.

– La reconnaissez-vous, la fleur de lys ?

Il demanda, la voix courte :

– Pourquoi me dévoiler cela maintenant ?

– Pour que vous n'ayez pas à le découvrir vous-même, tout à l'heure...

Il fixait sur elle un regard vacillant, incrédule. Ses lèvres tremblaient. Effroi devant la révélation de la terrible marque ? Ou joie démesurée à lire sur ses traits bouleversés un trouble égal au sien, une promesse...

– Est-ce... Est-ce pour cela ? chuchota-t-il d'une voix rauque, presque mourante, que vous vous refusiez à moi, à La Rochelle ?

Elle n'y avait pas songé. Mais il lui apparut aussitôt qu'elle ne pouvait qu'acquiescer. La suggestion, logique après tout, calmerait les blessures d'amour-propre qu'elle lui avait infligées autrefois par ses dédains.

– Oui ! Que faire d'autre ? J'étais une réprouvée et vous, vous étiez le Lieutenant du Roi.

– C'est mal ! Vous n'auriez pas dû !... Vous auriez dû... me faire confiance...

Il l'attirait à lui, l'étreignait à la briser. Lentement, il glissa devant elle, à genoux.

– Ô ma belle servante !

Un sanglot vibrait dans sa gorge. Elle sentit ses bras durs comme un cercle de fer autour de ses reins. À la pointe de son ventre, la charge de ce front viril incliné devant sa féminité comme celui de l'adorateur devant l'idole fit lever en elle un vertige. Ses doigts se crispèrent dans les cheveux de l'homme à genoux. Mais au lieu de repousser cette tête lourde et vaincue, elle la serrait contre elle.

*****

De sa bouche brûlante, il l'avait menée au plaisir. Et maintenant, éclairé par la lumière du feu qui déclinait, rougeoyant, il l'aidait à achever de se dévêtir. Nu et dans toute la vigueur d'un besoin charnel qui ne se démentait point et ne s'était pas encore entièrement assouvi, il avait des gestes lents de somnambule, mais doux, dévotieux.

Lentement, il la guida vers le lit et ils s'étendirent. Ils se regardaient, oppressés par cette totale liberté de leur chair, de leurs membres nus et qui pouvaient se nouer et se rejoindre suivant les impulsions d'un désir qui, à n'être plus contraint, s'effrayait. Ils le laissaient monter en eux, à bonds souples, tel un animal s'apprivoisant peu à peu. Leurs mains machinales, à caresser, leur étaient plus indifférentes que leurs lèvres. Ils s'embrassèrent d'un de ces baisers dévorants dont la fièvre s'était emparée d'eux souvent et qu'ils pouvaient enfin échanger sans redouter de frustration. Et qu'ils pouvaient enfin prolonger jusqu'à la limite de leurs souffles et de leurs forces.

Longuement, âprement, avidement, ils s'embrassaient tandis que leurs membres se nouaient dans une étreinte de plus en plus convulsive, jusqu'à la douleur, jusqu'au paroxysme. Tandis que les yeux clos, roulés dans le ras de marée obscur, ils s'abandonnaient aux gémissements profonds et lascifs que leur arrachait l'effervescence intérieure d'une jouissance qu'ils ne s'étaient jamais imaginée pouvoir être si complète entre eux.

– Vous êtes loyale ! Comme vous êtes loyale ! disait Nicolas de Bardagne dans la nuit.

Que voulait-il signifier ? Qu'une fois l'ultime frontière franchie, elle se livrait loyalement au plaisir ? Pourquoi ne l'aurait-elle pas fait ? Elle était bien dans ses bras.

L'expérience qu'ils avaient tous deux de l'amour et qui finit par donner aux gestes une sorte de familiarité, leur permettait de s'y livrer sans hésitation ni gêne en cette première rencontre.

Bardagne était un partenaire sans monotonie. Sensuel, actif et poussé par le délire qui s'emparait de lui quand il réalisait que c'était ELLE qui était là, qu'il caressait, embrassait, possédait, il alternait des crises de sombre désespoir soutenant sa fougue amoureuse par l'idée qu'il allait la perdre et qu'elle se plaisait à calmer de caresses et de mots tendres, avec des crises d'émerveillement et de joie qui l'entraînaient à se repaître de chaque parcelle de son corps, accompagnées d'exigences qu'il fallait combler, de paroles d'adoration qui la faisaient rire. En plein discours, emmêlés l'un à l'autre, ils plongeaient dans le sommeil comme dans un puits, se réveillaient avec la chair de l'autre sous les lèvres et déjà repris par la griserie de ce contact.

Dans une de ces courtes périodes d'inconscience, elle rêva des hommes qui la poursuivaient pour la tuer. Elle se réveilla en poussant un cri. Mais déjà il était penché sur elle et la couvrait de baisers pour la rassurer.

Elle se dit avec délectation que les sordides et libidineux malfaiteurs étaient morts. Et qu'elle, était vivante. Elle recevait, au creux d'une nuit enjôleuse, les caresses d'un homme épris. Il y aurait toujours de l'amour pour elle ! De la vie !

Et les autres n'étaient plus que de froids cadavres au fond des eaux glacées.

Avec un élan de tendresse et de reconnaissance pour l'homme qui était là, elle se blottit contre sa poitrine où elle entendait battre un cœur fervent.

*****

Le rose tremblant de l'aube luisait aux carreaux. En se réveillant dans un état de languissante euphorie, elle voyait Nicolas de Bardagne, debout devant l'âtre, qui jetait sur les cendres chaudes de la veille du menu bois et des bûches. Dans la pénombre, sa nudité révélait ce qu'avait annoncé sa chevelure et sa moustache châtaines : une peau très blanche. Il luisait comme un marbre tandis qu'il revenait doucement s'asseoir au bord du lit. Elle s'assit également, les bras autour de ses genoux, et ils restèrent appuyés l'un à l'autre dans un état de fraternelle fatigue.

Les doigts de l'envoyé du Roi caressaient la meurtrissure de la fleur de lys, la détaillant machinalement avec une sorte de pitié voluptueuse.

– Que de détresses, murmura-t-il, que de bonheurs perdus pour de vaines rigueurs, que de joies immolées à des peurs sans objet, que d'injustices commises pour le service des princes ! Alors qu'il suffisait d'aimer... de s'aimer... Pourquoi n'avoir pas vu clair à temps ? Pourquoi m'avez-vous laissé m'enferrer dans mes erreurs ?

– Réfléchissez ! À quoi cela aurait-il servi que je vienne troubler votre conscience de parfait fonctionnaire ?

– Oui ! C'est vrai ! Et vous m'aviez bien jugé. J'étais un naïf, ennemi de la réalité, craignant que sa lumière cruelle ne détruise des illusions qui me convenaient. Je voyais à servir mon Roi une sorte de devoir religieux, dont les charges plus hautes récompenseraient le zèle. Or, les chemins que j'ai suivis étaient faux. Je n'avais pas compris que pour plaire en haut lieu et parvenir tant soit peu ne serait-ce qu'à améliorer le train de sa maison, il fallait être justicier, inquisiteur, et non pas philosophe et libertin.

Touchée de la tristesse qui vibrait dans sa voix, elle effleura de sa joue son épaule ronde et lisse. La chair de Bardagne contre la sienne lui faisait du bien et aussi le calme de cette heure furtive.

Étayés l'un à l'autre, dans la faiblesse de leur nudité, Adam et Ève mélancoliques, heureux de l'être, ils échangeaient à petites phrases des souvenirs, que les licences voluptueuses de la nuit semblaient avoir vidés de leur contenu amer.

– ... J'étais stupide. Je tablais sur les âmes de bonne volonté et non sur leur sombre intolérance... Les huguenots eux-mêmes que je voulais ramener pour leur paix dans le chemin de l'obéissance à Dieu et au Roi, et persuader que mon amitié et des colloques intelligents suffiraient à les éclairer, comme ils me méprisaient... Vous souvenez-vous des Manigault ?

Elle inclina la tête.

– Je m'étais laissé séduire par la joliesse et la gentillesse de leur fille aînée, Jenny. Bien loin de les honorer, je comprends aujourd'hui que ma demande en mariage les avait scandalisés : un papiste impur souhaitant leur fille. Ils se sont empressés de la marier à Joseph Garret, un benêt, mais appartenant à la R.P.R., la religion prétendue réformée...

Malgré les dispositions qu'il montrait à regarder avec plus de courage la face noire de la vie, Angélique ne jugea pas utile de l'informer que les Manigault avaient émigré, qu'ils se trouvaient à Gouldsboro, toujours guère moins fanatiques, et surtout que la pauvre Jenny Manigault avait disparu à jamais au tréfonds de la forêt américaine, enlevée dès les premiers temps de leur débarquement par une petite tribu d'Indiens pillards du Haut-Kennébec.

L'esprit de Bardagne demeurait à La Rochelle.

– Et c'est alors que vous êtes apparue, plus trompeuse et plus mensongère que les autres.

– C'est votre faute, je vous l'ai déjà dit. Parce qu'à vos yeux j'étais née le jour où vous m'aviez vue pour la première fois. J'avais surgi tout d'une pièce des pavés de La Rochelle avec mon panier à linge d'une main et ma petite fille de l'autre. Avant vous, je n'avais pas vécu, il ne m'était jamais rien arrivé. Quant à mon avenir, il ne pouvait s'ordonner qu'autour de votre bon plaisir. N'est-ce pas vrai ?

– Oui, vous avez raison, ma belle servante. Je reconnais mon égoïsme absolu. Vous vous êtes imposée à moi d'une façon si entière que je ne voyais que vous, telle que vous étiez, là, dans les rues de La Rochelle. Jamais je ne me posais de questions sur votre passé.

– Dieu merci, que vous ne vous soyez pas posé de questions sur mon passé... Si vous l'aviez fait, j'étais perdue.

– Je vous aurais protégée, dit-il faiblement.

– Non ! Pas en ce temps-là... Vous auriez été horrifié de mes crimes et vous m'auriez livrée à la justice du Roi.

Il secouait la tête doucement.

– Non ! Horrifié ? Peut-être ! Mais vous livrer ? Jamais !

– Baumier l'aurait fait pour vous. Il fouinait partout comme un rat. Il avait déjà soupçonné bien des choses. Il avait fait venir François Desgrez de Paris afin de me confronter avec lui. Il pensait que Desgrez me reconnaîtrait comme la Révoltée du Poitou.

Elle ajouta rapidement, le sentant frémir au seul nom de Desgrez.

– Et vous ?... Baumier vous avait écarté afin de pouvoir m'arrêter en toute quiétude. Il savait que votre faiblesse pour moi lui arracherait sa proie.

Doucement, pour le calmer, elle flatta sa cuisse blanche et dure.

– Vous voyez ? J'ai bien fait de mentir !

Sous la caresse légère de sa main, il gémit, comme fouaillé par les pulsions d'un trop puissant désir. Et la renversant de nouveau sur la couche, il la reprenait dans ses bras et la possédait, une dernière fois, avec une fureur désespérée.

*****

À l'instant de quitter sa demeure, elle lui demanda une arme. Elle s'était montrée trop oublieuse des conseils de prudence. Ses plus dangereux ennemis étaient peut-être morts la veille au soir, mais elle ne voulait plus courir de risque... Il proposait de l'accompagner, elle refusa.

Le jour était levé, elle ne souhaitait pas être rencontrée de si tôt matin en sa compagnie. Il lui prépara un pistolet à deux canons et lui remit une petite provision de poudre et de balles. Elle était debout devant lui, ayant revêtu sur sa robe de velours vert, sa mante que le valet avait brossée.

Elle leva les yeux vers lui.

– Alors ! Consolé ?

– De votre absence ? Jamais. De l'amertume ? Peut-être... Un jour !

– À la bonne heure ! Je vous retrouve, mon cher ami de La Rochelle, fringant, content de vivre.

Il secoua la tête avec mélancolie.

– Non ! Hélas, quand vous parlez ainsi, il m'est impossible de me reconnaître... Vous avez fait de ma vie insipide et légère une étrange fête douloureuse et enivrante. Étais-je né pour ces tourments ? Je ne sais. Mais je ne reviendrai jamais en arrière. Et maintenant, il va falloir survivre ! Quelle douleur !

– Pour commencer vous allez traverser l'océan et repasser en France.

– Ah oui ! La traversée... Quelle chose affreuse ! Vous avez raison. Voici un excellent dérivatif aux peines de l'amour. Et ensuite, il faudra affronter Versailles...

– Vous noircissez votre position. Si le Roi s'est montré clément à notre égard, que pourra-t-il vous reprocher ?

– Vous vous leurrez... Ma position ne dépend pas du choix que fera le Roi de vous pardonner ou de vous condamner. Quelles que soient les décisions de Sa Majesté à votre endroit, qu'Elle se félicite de pouvoir vous rappeler près d'Elle, ou au contraire de vous avoir retrouvée pour laisser retomber sur vous son sceptre justicier et pour montrer au monde quel prix doivent payer ceux ou celles qui lui sont rebelles, moi je ne serai toujours en cette histoire qu'un fonctionnaire ridiculisé, qui s'est laissé gruger et qui, par des affirmations pour lesquelles il n'avait pas pris assez de garanties, a révélé son incompétence. Nulle issue pour moi autre qu'une entrevue où je n'aurai qu'à baisser le front et à subir le sarcasme royal. Notre souverain sait fustiger.

– Soit ! Mais pour votre aide en ce pénible moment, j'aimerais vous donner un viatique. Souvenez-vous, Nicolas, si méprisant et acrimonieux qu'il se montre à votre égard, que le Roi a partagé avec vous un rêve commun, et que, dans cette partie-là, vous avez gagné car vous avez reçu plus que lui...

– Ce sera en effet, consolant, dit Bardagne en relevant la tête.

Et ses yeux brillèrent.

– Peut-être le considérant dans sa gloire, le Roi m'inspirera-t-il, en tant qu'homme, un peu de pitié.

– Voilà qui est bien pensé ! Et je me targue que ce souvenir vous aidera à demeurer digne et froid devant lui.

– Éviterai-je la Bastille ? soupira-t-il, je ne souhaite plus qu'une chose, me retirer dans mes terres.

Comme la veille, il parla de ses aspirations au calme des champs, à l'intimité de sa gentilhommière. Il en sentait à l'avance le baume sur ses blessures seul apte à en calmer la douleur lancinante. Il retrouverait avec joie sa bibliothèque, fort bellement constituée d'œuvres de choix par un aïeul ami des belles-lettres et qui avait connu Montaigne. Ses serviteurs qui l'aimaient se réjouiraient de le revoir dans la demeure familiale délaissée. On y avait toujours fait bonne chère. Le voisinage n'était pas déplaisant. Il se promènerait, retrouverait des coins de forêt, des vallées, des coteaux dont la pensée le réjouissait comme celle de revoir des amis. Toutes les saisons du Berry étaient douces, même l'hiver, blanc, léger.

– J'augure bien de vos projets, lui dit-elle après l'avoir écouté, et je vous quitte presque envieuse des jours que vous vous préparez dans votre campagne et rassurée sur votre compte. Votre finesse d'esprit et votre goût épicurien du plaisir vous aideront à vous bâtir une existence des plus heureuses.

Elle lui mit les bras autour du cou.

– Au revoir, mon vaillant saint Michel !

– Pourquoi saint Michel ?

Mais la réponse lui importait peu. Tout ce qu'elle disait d'imprévu, de fou et de charmant, il ne pouvait l'accueillir sans basculer dans un monde flou et trouble, enchanteur et cruel à force d'être inaccessible, à force de s'éloigner lentement vers le fond d'un horizon où il ne la rejoindrait plus. Et paraissait soudain bien fade l'avenir qui l'attendait, là-bas, et qu'il venait de décrire avec satisfaction. Il fallait s'arracher d'elle ! Il le FALLAIT...

Des deux mains, il repoussait la chevelure d'Angélique de chaque côté de son visage afin de l'isoler dans le creux de ses paumes, d'embrasser d'un suprême regard son front, ses yeux, sa bouche un peu chaude, un peu déformée car gonflée par l'acharnement de leurs baisers. Jamais il ne pourrait s'arracher ! Jamais ! Mais il le FALLAIT !

Et d'une voix brisée, comme succombant sous le poids d'un sentiment à la fois délectable et déchirant où bonheur et tristesse infinis se mêlaient :

– Doux cœur ! Adieu ! Vous avez ravi mon âme !

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