Chapitre 77


M. de La Ferté et M. de Bardagne buvaient ensemble au Navire de France.

– Nous avions l'hiver pour la conquérir, disait le duc d'une voix qui commençait à sombrer de temps à autre dans un murmure. Et voici que l'hiver s'en va. Lâche hiver qui nous a trahis. Il nous persuada que la conquérir serait facile. Nous l'aurions cru, n'est-ce pas ? Elle est proche et pourtant, plus nous nous en approchons et plus nous la perdons de vue, comme si nous ignorions tout du jeu de la séduction. Tous ces pièges que nous lui tendons elle les brise comme baguettes. Qu'avions-nous appris avant de la connaître ? Et auprès de quelles femmes ? Pour nous trouver si dépourvus ? Vous verrez, Monsieur l'Envoyé du Roi, vous aussi vous vous heurterez à l'incompréhensible. Vous vous casserez le nez contre le miroir sans tain derrière lequel vous avez cru l'entrevoir.

– Cessons de boire, dit brusquement Bardagne.

– Que faire d'autre dans cette ville maudite ?

Par la fenêtre ouverte, Vivonne jeta un regard morne et désabusé sur le fleuve gonflé qui roulait au ras des quais. La stupeur de la mort hivernale, les affres de la résurrection dans le fracas des eaux et des glaces faisaient place à une sorte de convalescence maussade, rancunière envers la violence des souffrances endurées. Le doux mois de mai, au Canada, avait mine terreuse et hâve.

L'hiver venait à peine de relâcher son emprise. La neige ne se retirait que lentement des hauteurs, des vallons, des sous-bois. La boue gagnait sur les rives au versant est des prairies. Mais les signes de renouveau se refusaient. Pas un brin d'herbe, la terre se renfrognait ne se voulant pas sauvée, ni libérée, remâchant sa méfiance.

Québec elle-même, la ville, subissait la contagion de cette humeur. Avec ennui, elle découvrait son désordre : barrières brisées, gouttières arrachées, seuils descellés, et s'examinait telle une femme se découvre blême, échevelée et vieillie, dans son miroir après une longue maladie.

L'absence des hommes et l'inquiétude des Iroquois étaient prétextes à vaguer. On ne se décidait pas à se mettre au travail et personne n'avait encore eu l'idée de rendre la liberté aux cochons dans les rues.

Angélique s'était fait faire pour le printemps une robe dans un velours léger, vert comme une feuille tendre, avec l'idée que cela hâterait le renouveau. Le mercier gardait quelques pièces de tissu en réserve, pour une saison où, lasses de leurs gros vêtements d'hiver, les femmes étaient souvent saisies d'un désir de changement qu'elles payaient n'importe quel prix. Chez la dentellière, elle avait fait l'acquisition d'un grand col arachnéen, garni de fleurons en pointe, dont on pourrait admirer le travail quand elle se promènerait dans les rues avec sur les épaules une simple cape ou un mantelet.

Il n'y avait pas trois jours que l'armée était partie que déjà l'on trouvait le temps long. Déjà l'on s'inquiétait d'être sans nouvelles.

Angélique aussi avait ouvert sa fenêtre malgré l'air que l'on disait « cru ». Elle admirait d'en haut le fleuve qui avait repris ses jeux diversifiés. Aujourd'hui, le vent soufflait. Une brume s'échappait du fleuve que la pointe des vagues entraînait en haillons blancs, en aigrettes, ce qui donnait à la surface de l'eau l'aspect d'un plumage d'oiseau rebroussé par le vent.

Ce mouvement folâtre des flots évoquait les nefs dansant joyeusement à leurs crêtes et penchait les voiles rondes et pleines, s'avançant joyeusement vers l'Amérique.

Déjà le sort en était jeté.

Leur sort.

Et si le Roi se prononçait contre eux, elle reconnut que, malgré ses forces nouvelles qui la rendaient moins vulnérable, elle ne verrait pas sans tristesse se détourner d'eux les amis qu'ils s'étaient faits au Canada. Elle ne quitterait pas sans déchirement Québec-la-Française où elle avait retrouvé son passé, sa jeunesse et le meilleur d'elle-même. Oui, le Roi de France pouvait encore leur faire beaucoup de mal.

Et une fois de plus elle regretta ces signes avant-coureurs du printemps qui allaient briser leur isolement. Deux mois encore, un peu plus ou un peu moins, mais sûrement, des voiles blanches apparaîtraient à la pointe de l'île d'Orléans... Déjà l'hiver de Québec serait passé. Et, malgré tout, son rêve s'était réalisé car elle avait vécu un hiver merveilleux.

Les mains dans les poches, la pipe à la bouche et son bonnet de laine rouge enfoncé jusqu'aux yeux, le fils de la Polak montait la rue. Exemple réussi et rebondi d'un mélange normand et auvergnat, touché d'une pointe de gouaille parisienne et forgé au blizzard du Canada.

– Que veux-tu, petit joufflu ? le héla-t-elle de sa fenêtre.

Il venait de la part de sa mère, Janine Gonfarel du Navire de France, lui mander l'avis que M. de Bardagne et M. de La Ferté s'étaient battus en duel.

Il fallait toujours quelques secondes à Angélique pour associer le nom de Vivonne à celui de La Ferté et lorsqu'elle comprit son sang ne fit qu'un tour.

– Que me bailles-tu là ?

Elle le rejoignit dans la rue, le pressa de questions. L'envoyé du Roi et le duc buvant de compagnie au Navire de France s'étaient pris de bec comme d'habitude. Le ton avait monté. Mme de Peyrac semblait être l'objet de leur différend, car ce nom revenait fréquemment sur leurs lèvres écumantes.

Lequel des deux l'avait vouée le plus furieusement aux gémonies et lequel des deux avait réclamé à l'autre réparation de cet outrage envers une femme admirable, les témoins ne pouvaient le départager encore.

Toujours est-il qu'ils étaient sortis sur la place, avaient tiré l'épée et croisé le fer. M. de La Ferté avait été blessé. On l'avait porté en son logis où le médecin Ragueneau, que le jeune Gonfarel venait de quérir en passant, devait être déjà à son chevet.

– Et Monsieur de Bardagne ?

Selon toute apparence, il était encore bien vivant tout de suite après que M. de La Ferté fut tombé. On avait eu la plus grande peine à l'approcher car il faisait des moulinets avec son épée, promettant de pourfendre l'univers entier qui, pour contenir des êtres aussi vils que ceux qui l'entouraient, méritait d'être détruit jusqu'au dernier homme. Puis, soudain faisant un bond de côté, il s'était élancé et s'était perdu dans la foule, et comme il parlait de se jeter au fleuve, ses amis s'étaient élancés à sa poursuite, sans pour autant le rattraper.

Angélique commença par se rendre chez le duc de Vivonne. Elle devinait qu'il était arrivé ce qui était prévu et inévitable, mais qu'elle avait espéré ne voir éclater qu'au retour des navires, lorsqu'un courrier royal révélerait au pauvre Bardagne ses erreurs.

Elle trouva le frère d'Athénaïs, maussade, devant sa cheminée tandis que le médecin lui pansait le bras.

– Que lui avez-vous raconté ? lui lança-t-elle haletante et déjà prête à le tancer.

Vivonne considérait, à la cuisse, la déchirure maculée de sang de sa culotte de soie.

– Cet imbécile n'aurait-il pas pu ne me blesser qu'une fois ?

– Ce n'est pas un imbécile ! Que lui avez-vous dit pour le mettre dans cet état ?

Eh bien ! TOUT. Il lui avait tout dit... Que s'il n'avait pas tellement et continuellement envie, de se gausser de lui il en aurait pitié, car, en effet, c'était pitié de voir un homme de plus enchaîné à une femme, à cette femme ! Car ils étaient tous enchaînés. Enchaînés à du vent... Car elle n'était même pas garce ou haïssable, ni perverse ni provocante. Elle était INACCESSIBLE ! Et pourtant dès qu'elle levait les yeux sur vous elle semblait vous donner vos chances...

– Mais qu'est-ce qu'elle a ?... Qu'est-ce qu'elle a donc qui nous détruit ? s'était-il écrié, saisissant Bardagne par son jabot. Tous, vous, moi, le Roi lui-même...

– Le Roi ? avait répété Bardagne, ahuri.

– Quoi ! Vous ne savez pas ? Oui, le Roi ! La folie du Roi pour elle, l'or, les bijoux à ses pieds, les fêtes les plus somptueuses et, en échange... elle devenait la Révoltée du Poitou.

– Qu'est-ce que vous dites ? avait hurlé Bardagne.

Et il avait reculé, pâle comme la mort.

– Eh oui ! avait ricané Vivonne.

Pourquoi l'imaginait-il donc tellement inoffensive cette jeune femme aux yeux de sirène et aux sourires enjôleurs, derrière laquelle il bêlait comme un bouc, à laquelle il n'avait cessé de faire la cour depuis son arrivée, tombant en extase au premier regard, celle-là même qui à peine six années auparavant avait galopé à travers toute une province en appelant les paysans à la révolte contre le Roi de France. Ce même Roi dont il était lui, Bardagne, l'envoyé chargé de mission spéciale, croyait-il que le Roi la portait dans son cœur, cette femme qui lui avait tenu tête, massacrant ses soldats, dressant contre lui, le monarque, des villes vassales du royaume ?

Eh bien ! Oui, le Roi la portait dans son cœur la Révoltée ! Et c'est elle qu'il revoit parmi toutes ses dames quand il s'arrête au sommet du bassin de Latone. Elle est là... Ses bijoux... sa peau qui en porte le reflet, si douce, transparente, lumineuse, qu'on voudrait irrésistiblement y poser les lèvres...

C'est alors que le comte de Bardagne s'était dressé en disant :

– Sortons, Monsieur. Nous allons nous battre.

Dehors il avait dégainé et foncé sur lui sans presque lui laisser le temps de se mettre en garde.

– Ces gens de petite noblesse ferraillent sans grandeur. J'étais à terre qu'il me frappait encore. Je ne comprends pas pourquoi je suis tombé car ce coup au bras n'était rien.

– Vous étiez ivre. Vos paroles en font foi... Et j'estime que Monsieur de Bardagne s'est montré bien clément en ne vous portant pas de coups plus mortels étant donné ce que vous lui aviez fait.

– Que lui ai-je fait à votre préféré ? À votre toutou...

– Vous l'avez blessé gravement en lui faisant mesurer sa bévue et pressentir le mécontentement du Roi à son endroit. Il aurait été toujours temps qu'il la connaisse. Et maintenant, où il est impuissant à se défendre dans l'extrémité où nous sommes rendus par les fatigues de l'hiver, je crains qu'il n'attente à sa vie.

– Mais non ! Je parie qu'il est bien tranquillement chez lui à se vanter auprès de ses larbins de m'avoir égratigné et à vous attendre pour vous faire son récit. Oh ! Cette robe verte...

– Qu'a-t-elle cette robe verte ?

– Elle vous va ! Vous êtes merveilleuse. Mais attention, ma chère, trop simple. Le Roi vous voudra plus somptueuse.

– Le Roi me voudra sans doute morte ou embastillée, et votre sœur plus encore... Cessez de parler du Roi.

S'il n'avait été blessé, Angélique l'aurait saisi par son jabot de dentelle et l'aurait secoué. Elle éclata en imprécations.

– Qu'êtes-vous pour vous permettre de maltraiter votre entourage sans raison ? Rien ! Rien à mes yeux, je vous le dis crûment. Vous vous croyez tout permis. Vous traitez des gens qui vous valent bien comme des pions de jacquet qu'on secoue dans un cornet. Vous n'avez ni cœur, ni conscience, ni charme et vous n'êtes même pas sûr de votre fortune. On connaît l'orgueil des Rochechouart, mais ni vous ni votre sœur ne m'avez jamais impressionnée, et je vous ai toujours pris pour ce que vous êtes : de brillants insolents, avides, orgueilleux, ignorants, sans cœur, ni rien. Votre blason vous tient lieu d'entrailles et vous croyez que le nombre de vos quartiers de noblesse peut remplacer la noblesse de caractère qui est la seule attachante. C'est vous qui êtes un imbécile d'imaginer que la méchanceté de votre esprit ne finira pas par vous nuire. Vous pouvez compter sur moi pour vous faire regretter d'être un inutile aussi nuisible. C'est à cause de personnages de votre espèce qu'on ne peut jamais rien vivre d'heureux. Vous empoisonnez jusqu'aux beautés de Versailles. Je vous le ferai payer cher, je vous le promets. Peut-être demain. Le Roi me recevra à la Cour. Vous le savez. Et alors prenez garde que je ne venge mes amis. Si vous êtes de mes ennemis, je vous écarterai...

– Ne me parlez pas ainsi. Je tiens trop à vous, s'écria Vivonne en se dressant si brusquement qu'il trébucha sur sa jambe blessée et que le médecin bousculé faillit tomber dans le feu.

– Ne bougez donc pas ainsi, Monseigneur, je ne peux arriver à vous panser.

– Vous vous exagérez les choses. Je n'ai rien contre vous, Angélique, disait le duc. Et peu m'en chaut des intrigues que votre retour suscitera. Vous connaissez Versailles. C'est le jeu. On jouera chacun pour soi sa partie et tant pis si Athénaïs perd. Je suis peut-être son frère, mais elle a tort de s'imaginer qu'elle est toujours la Reine. Si elle l'avait été, je n'aurais pas eu besoin de m'exiler et de me faire oublier quelque temps pour me sortir d'un mauvais pas. Vous avez raison. Elle aussi s'est usée en intrigues épuisantes et avilissantes, pour la défense et le maintien de plaisirs et d'honneurs dont on n'a même plus le temps ni le goût de jouir. Vous, vous êtes neuve. Si vous revenez à Versailles, je parie pour vous. Car le Roi aussi est las de ceux qui l'entourent. C'est pourquoi il n'a pu vous oublier. C'est pourquoi il se tourne vers cette bigote de Maintenon, la veuve Scarron... Ha ! Ha ! Je ne suis pas si sot, ni si mauvais que vous le croyez. Si vous gagnez, je ne vous nuirai pas.

– Bien, j'en prends note, dit-elle, calmée par ses protestations. Mais vous êtes prévenu.

En se retournant pour quitter la pièce, il lui parut sentir braqué sur elle, comme autant de pistolets, au moins trois paires d'yeux pleins de haine.

La chambre où elle était entrée en coup de vent était sombre et seulement éclairée par le feu dans la cheminée. Occupée de Vivonne, et de lui servir ce qu'elle avait sur le cœur depuis longtemps, elle n'avait pas pris garde aux autres personnes présentes, en dehors du médecin. Or Saint-Edme était là ainsi que le baron de Bessart, et le laquais, barbier, homme à tout faire et sans doute homme de main, qui leur était dévoué et qui tenait la cuvette pendant que l'on nettoyait les blessures du gentilhomme.

Le petit discours de celui-ci, assurant à Angélique qu'il se désolidariserait de sa sœur à l'occasion, ne semblait pas avoir eu l'heur de leur plaire. La maîtresse du Roi les avait peut-être à sa solde, se les attachant soit par des largesses, soit par des menaces de dénonciations de leurs crimes, ou vols ou escroqueries ou dettes de jeu.

L'impression qu'elle emporta de ces regards furibonds qui la fixaient comme sortis de la pénombre de la tapisserie ne lui fut pas agréable.

« J'ai signé mon arrêt de mort, se dit-elle, mais tant pis, advienne que pourra. »

Elle s'essoufflait en gravissant trop vite la côte de la Montagne. Elle était en souci pour Bardagne. Ce qu'elle savait de lui et du tour qu'avait pris son caractère depuis qu'elle l'avait connu à La Rochelle ne l'encourageait pas à se montrer optimiste comme le conseillait Vivonne.

Bardagne était un imaginatif. Il tenait plus à ses illusions qu'à des réalités décevantes. Les joies les plus grandes il les devait en bonne partie à des mirages qu'il se forgeait et qu'il entretenait par les effets d'un caractère enthousiaste et légèrement présomptueux.

Amoureux il lui était loisible, grâce à l'illusion qu'il avait de la personne aimée d'en créer un être à sa convenance. Ce qui est toujours plus facile et plaisant que de s'accommoder de l'être lui-même, pas toujours malléable. Et tout cela lui avait fort réussi dans le passé, tant qu'il ne s'était agi, pour lui, que de séduire les châtelaines du voisinage de sa propriété berrichonne ou les demoiselles des villes de garnison ou celles de La Rochelle où il avait connu quelques déboires avec les jeunes filles de la société protestante, jalousement défendues par leurs pères furieux de voir un papiste oser tourner autour d'elles avec la prétention de les débaucher ou, ce qui était encore pis, de les épouser. La seule pensée d'une telle alliance faisait dresser les cheveux sur la tête des dignes calvinistes. Mais sa position de représentant du Roi aux affaires religieuses lui avait pourtant permis de mener, dans la citadelle protestante du royaume de France, une vie fort agréable. Comme le marquis de Ville d'Avray, il trouvait alors la ville belle, n'ayant guère eu l'occasion de tomber du haut de ses rêves. Angélique, servante d'un huguenot, lui avait posé une énigme. Et c'est encore par l'illusion qu'il avait essayé de la résoudre. Aujourd'hui tout pour lui volait en éclats.

Angélique en courant pénétra dans le petit parc de la Closerie et remonta l'allée. Le sous-bois gardait encore des traces de neige.

Dans le vestibule de la maison, elle trouva le premier officier de M. de Bardagne qui errait comme une âme en peine au milieu d'un désordre affligeant. Il redressait et remettait çà et là en place une chaise, un tabouret, tandis que le secrétaire pliait des vêtements et les déposait l'un après l'autre dans des coffres et dans des malles de cuir bouilli.

M. de Bardagne était arrivé deux heures plus tôt d'un air hagard disant qu'il quittait sur-le-champ « ces lieux maudits ».

– Où est-il allé ?

Il avait annoncé qu'il réemménageait dans l'habitation qu'on lui avait allouée à son arrivée et qui était une petite gentilhommière à l'écart de la ville, au sein des plaines d'Abraham. Il n'avait voulu prendre que quelques vêtements, ses armes personnelles, deux livres.

– Mais ce logis des plaines d'Abraham doit être humide et peu confortable ! Pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné ?

– Il a exigé que je reste là pour garder la demeure. Veiller à la mise en caisses de ses livres, préparer le déménagement, ne pas laisser sans surveillance les gens de maison et des cuisines. Mais ce n'est que prétexte. Il veut surtout être seul. Il n'avait requis que son valet de chambre. Un homme de peine, gardien là-bas, aidera le domestique pour ce soir.

Angélique demanda l'heure.

Il était cinq heures de l'après-midi et il faisait encore clair. Les journées se prolongeaient.

– Je vais aller le visiter et peut-être vous le ramènerai-je calmé !

– Oh ! Oui, Madame, faites cela je vous en prie, vous seule pouvez quelque chose pour lui. Nous, ses amis, l'avons senti tellement atteint, comme si c'était lui qui avait reçu ce coup d'épée dans ce duel et non Monsieur de La Ferté.

– Que s'est-il passé ?

– L'ignorez-vous, Madame, vous qui êtes la cause de cette rencontre ?

– Peut-être ! Mais je n'y ai pas assisté. J'ignore ce qu'ils se sont dit avant de se jeter le gant au visage.

– J'avoue que je l'ignore aussi. Mais j'en devine assez pour savoir que toute intervention de votre part lui sera bienfaisante. Vous êtes mêlée à son émotion car cet amour qu'il vous porte, comme il me l'a répété bien des fois, a peut-être ruiné sa vie. Mais il craint maintenant qu'il n'ait ruiné sa carrière, ce qui pourrait l'amener à un geste fatal car il est très attaché au service du Roi.

– Il va sans doute me recevoir fort mal ?

– Non ! Vous savez le prendre.

Angélique repassa par chez elle prévenir qu'on ne l'attende pas pour le souper. Elle ne trouva personne. Tout le monde se promenait à la recherche des premiers crocus par les prés découverts. Elle chargea un des gardes du bastion d'avertir Yolande, quand elle rentrerait avec les enfants, de ne pas s'inquiéter si son absence se prolongeait. Elle avait différentes démarches à entreprendre dans la soirée.

Elle avait tout d'abord pensé se rendre au Navire de France, mais le plus urgent était de savoir quel était l'état moral de Nicolas de Bardagne.

Elle se hâta vers les plaines d'Abraham.

Celles-ci, prolongeant les hauteurs du Mont-Carmel et marquant le point le plus élevé du promontoire, étaient encore en partie recouvertes de longues plaques de neige. On pouvait cependant, après avoir dépassé le jardin du Gouverneur, trouver des sentiers tracés par le passage des piétons, paysans ou Indiens qui, regagnant à pied le Cap Rouge, les campements de Sainte-Foy ou de Lorette, préféraient emprunter les plaines plutôt que de suivre le cloaque embourbé de la Grande Allée.

Comme elle s'avançait vers le couchant, Angélique fut frappée de l'aspect du ciel. Les couleurs ardentes mais claires et limpides qu'elle avait admirées ce tantôt se muaient en un tableau étrange.

Au-dessus d'un horizon obscur baignant dans une encre d'un noir intense dessinant à la plume la longue frise des silhouettes d'arbres de l'impavide forêt se déroulant sans fin là-bas, les lueurs de cuivre et d'or d'un incendie immobile emplissaient le ciel d'un brasier immense. Aux franges de ce brasier des nuages bistrés et charbonneux se déployaient et se déroulaient en volutes comme d'une épaisse fumée fuligineuse, exhalée par quelques matières lourdes et suffocantes, envahissant l'espace dans une forme torturée qui affectait celle d'un éventail, ces nébuleuses se déchirant, se dispersant, happaient l'or du crépuscule au-delà, l'entraînaient et le diluaient dans un ciel sali de charpies brunes et sanglantes, de courants d'ombre et de pourpre sombre, de pans de rideaux déchirés, poussés par un vent gigantesque et solennel dont on voyait la direction et l'élan, mais non le mouvement, car rien ne bougeait. Le ciel médusé s'ouvrait sur le feu de l'enfer sans qu'on en perçût l'approche. Tout se répandait sans se déplacer, comme naissant insidieusement de profondeurs inconnues. Or, à la pointe de ces plumes noires arrachées marquant le pourtour de l'éventail, le feu reprenait, écarlate, dispersant en explosions multiples, étincelles et braises de rubis.

On eût dit que flambaient là-bas à l'ouest, dans les tourbillons figés d'un cataclysme, des villes géantes et condamnées, détruites par une apocalypse sans rémission.

« Il va arriver quelque chose », se dit Angélique le cœur serré d'angoisse, devant la beauté de ce coucher de soleil.

Elle n'en avait encore jamais vu d'aussi beau et d'aussi inquiétant. Qu'allait-il arriver ?

Les êtres semblaient bien petits, minuscules, des fourmis affolées. La mort était au bord d'un geste et qu'importe que ce fût celui qui marquerait la fin du monde ou le geste unique d'une épée s'enfonçant dans un cœur et marquant la fin d'une seule vie. La vie n'était que paillettes, que fétus, mais dans son essence, plus encore que ce souffle grandiose de la Nature.

La vivacité de son sang coulant dans ses veines lui parut un miracle en face de la fragilité de ce qui en maintenait le cours. La Vie ! Rien ne méritait qu'on se privât d'un tel trésor, d'une telle certitude, d'un secret d'une si haute importance, d'une si grave promesse.

Elle allait expliquer cela à Bardagne et saurait lui remettre la tête sur les épaules. Qu'importait ce mélange de noms, de mensonges et de tragédies ; il existait, elle existait. Le Roi ? qu'importe... La vie. La vie ne se réduisait pas aux froncements de sourcils d'un roi.

De loin elle aperçut, dans son enclos, la maison et ralentit le pas. Il fallait redescendre sur Terre. Si Vivonne avait réellement tout dit au pauvre Nicolas, elle comprenait l'humiliation qui accablait l'envoyé du Roi.

Malgré une certaine étourderie dans ses propos, de la naïveté dans ses présomptions, Bardagne n'était pas un sot. Angélique se doutait qu'aucun raisonnement fallacieux de sa part ne viendrait cette fois adoucir l'humiliation qui lui avait été infligée lorsqu'au dire de Vivonne la sottise de la lettre qu'il avait envoyée au Roi lui était apparue. Cette fois, son imagination jouerait dans le sens pessimiste et risquait de l'entraîner au désespoir.

Aussi, Angélique, apercevant la fumée qui s'échappait de l'habitation, n'en était-elle pas moins mortellement inquiète tandis qu'elle s'approchait de la barrière clôturant le jardin. La demeure isolée dans les plaines d'Abraham ne comportait qu'un seul étage, dont les volets restaient fermés. On n'avait repoussé que ceux du rez-de-chaussée dans cet emménagement hâtif. Du côté des cuisines, elle entendit couper des bûches sur un billot.

Elle commença par faire le tour de la maison pour trouver les fenêtres du salon ou de l'appartement où l'envoyé du Roi avait pu s'enfermer pour cacher son déplaisir. En approchant son visage d'une vitre derrière laquelle se devinait la lueur d'une flambée, la vision à laquelle elle s'attendait était de voir se balancer à hauteur de ses yeux les pieds et les jambes d'un cadavre pendu aux solives. Elle poussa un soupir de soulagement. Elle était arrivée à temps. M. de Bardagne était assis dans un fauteuil non loin du feu.

Cependant la pénombre de la pièce ne permettait pas de surprendre l'expression de ses traits. Son attitude était celle d'un homme prostré mais, selon toute apparence, il n'avait encore avalé aucune médecine décisive. On devinait qu'il méditait tristement et offrait l'image de ce que serait désormais l'existence de ce fonctionnaire malchanceux, vivant les jours d'une disgrâce solitaire, au fond de sa province. Quelqu'un dut frapper à la porte car elle le vit relever légèrement la tête. Le valet entra apportant un flambeau. L'ayant posé sur une table, il voulait ajouter des couvertures au lit préparé à la hâte. On voyait que Bardagne l'en dissuadait, désireux d'être seul. L'homme se proposa encore, voulant aider son maître à retirer ses bottes et à se débarrasser de son baudrier et de son épée. De nouveau, Nicolas de Bardagne l'éloignait avec impatience.

Lorsque le domestique se fut retiré, Angélique revint vers la façade de la maison, y pénétra. Le valet avait regagné l'office et on l'entendait parler avec l'homme de peine qui cassait du bois.

Elle alla jusqu'au fond du vestibule où s'ouvrait la porte de l'appartement. En la découvrant debout devant lui, Nicolas de Bardagne ne marqua aucune réaction. Les mouvements des flammes accentuaient les ombres de ses traits creusés. Il avait vieilli de dix ans et ses yeux étaient mornes.

Angélique se débarrassa de son manteau et de ses gants qu'elle jeta sur un coin de la table. Comme il ne lui proposait pas de s'asseoir, elle chercha des yeux un siège, mais il la cloua sur place par un brusque sursaut.

– Ne m'approchez pas, fit-il d'un ton farouche.

Puis, très sombre :

– ... Maudit soit le jour où je vous ai rencontrée !

– Qu'ai-je à voir avec ce duel dont on vient de me porter la nouvelle ? demanda Angélique connaissant très bien la réponse mais ne voulant pas se laisser impliquer d'emblée dans les querelles de ces insupportables gentilshommes.

– Vous le savez ! Et cela ne m'étonne guère de vous que vous ayez la hardiesse et la mauvaiseté de venir joindre vos moqueries à celles des autres.

– Qui se moque de vous ?

– Le duc de La Ferté.

– Vous l'avez corrigé. Vous voilà quittes. Quant à moi, je ne me suis jamais moquée de vous.

– Oh ! Vraiment ? fit Bardagne avec un sourire amer. Croyez-vous que ce qu'il m'a dit et qui m'a révélé en quel mépris vous me teniez s'effacera jamais de ma mémoire ? Il m'a dit que VOUS, que j'imaginais d'humble condition, ce que vous me laissiez croire, aviez été une des grandes dames de Versailles. Que vous paraissiez à la Cour sous le nom de Madame du Plessis-Bellière, que vous étiez veuve d'un grand personnage de cette famille apparentée aux Condé. Il m'a dit que vous aviez été aimée du Roi... et il m'a dit enfin que vous étiez cette femme rebelle dont le Roi m'avait entretenu. La Révoltée du Poitou... Et moi ! Moi ! N'ai-je pas écrit au Roi, à Tadoussac, une lettre où j'affirmais à La Reynie qu'en aucun cas vous ne pouviez être cette femme. Je confiai la lettre à Monsieur de Luppé, commandant du navire de guerre Maribelle qui continuait vers l'Europe. Le Roi a donc lu déjà mon rapport et compris l'étendue de ma sottise et de ma naïveté.

– Ne faites pas une montagne d'une telle bévue ! Qui n'en commet point ?

– Ma carrière est finie, brisée.

– Vous avez rendu d'autres services et prouvé vos qualités de multiples façons. Ne rapportez-vous pas à Monsieur Colbert ce magnifique travail que vous avez rédigé au cours de l'hiver, un rapport qui fait le point sur l'état actuel de la colonie, ses nécessités, ses ressources ?

– J'ai tout jeté au feu, fit-il avec un geste vers le foyer. Peu m'importe la colonie. Qu'elle périsse ou qu'elle vive ! Peu m'importe Monsieur Colbert et le rapport que je lui préparais.

– Quel dommage ! Vous êtes trop impulsif. Vous auriez ainsi pu attirer l'attention du ministre...

– Peu m'en chaut ! Tout est fini. Je donnerai ma démission au Roi et me retirerai dans mes terres.

– Mais non ! Vous ne pouvez vous retirer ainsi. Vous êtes si attaché à la fonction publique et au service du Roi.

Il secoua la tête.

– Non ! Tout est fini. Ce n'étaient que des hochets. Je retournerai en Berry.

– Secouez-vous, fit-elle, agacée de lui voir ces airs de malade languissant. Ne dirait-on pas que c'est vous qui avez été touché et non le duc ? Il est pourtant assez mal en point.

Nicolas de Bardagne la fixa avec une acuité d'oiseau de proie.

– Lui vous a eue sous ses baisers... Et Desgrez... Et le Roi... Et moi je ne suis qu'un pantin.

– Pourtant s'il ne s'agit que de baisers, vous n'avez pas à vous plaindre.

– Aucun homme ne peut être bafoué plus que je ne l'ai été. Je comprends maintenant le sourire sardonique de Monsieur François Desgrez lorsque je lui disais en parlant de la passion que vous m'aviez inspirée : « J'irais jusqu'à l'épouser. » Quoi ? Vous étiez la Révoltée du Poitou, et moi, pendant ce temps, assuré de votre innocence, je couvre trois feuillets de mon écriture, évitant de les dicter à mon secrétaire pour que rien ne transpire, et je me confonds en protestations pour assurer de mille façons à Sa Majesté, qu'en aucun cas, la femme qui vit aux côtés du comte de Peyrac, épouse ou concubine, au sujet de laquelle Sa Majesté m'a chargé d'enquêter, ne peut être cette grande dame qui a porté les armes contre son souverain et qu'Elle recherche... Et tout en écrivant, je souris. Ne suis-je pas bien sûr de mon fait ? La femme aux côtés du comte de Peyrac, je la connais... C'est une humble servante, à laquelle j'ai eu l'occasion de fournir de l'aide à La Rochelle, cette femme bien que catholique, s'étant fourvoyée à servir chez les Huguenots, malgré les interdictions proclamées...

– Vous lui avez écrit tout cela ?

– Oui...

– Seigneur ! gémit-elle, accablée.

– Ce que je ne lui ai pas dit, continua Bardagne qui débitait son récit du ton monocorde d'une psalmodie funèbre, c'était que j'étais amoureux fou de cette femme...

– Ç'aurait été le comble !

Elle retint mal une gaieté intempestive devant le visage ravagé du malheureux épistolier qui poursuivit, sondant les perspectives déprimantes découlant de sa déplorable missive.

– Peut-être le Roi le savait-il déjà ?

– Quoi donc ?

– Qui vous étiez... Ou s'en doutait-il et voulait-il me le voir confirmer ?

Il réfléchit encore et chaque mot de sa lettre au monarque le brûlait comme au fer rouge car il s'imaginait le Roi les lisant, soupçonnant dans ses maladresses une intention détournée de le tromper ou pis de se moquer de lui.

– ... On me tranchera la tête !

Puis se ravisant.

– ... Non, on ne tranche pas la tête à un aussi piteux personnage ! On m'enverra aux galères ! Même pas ! La paille humide des cachots de la Bastille... Que dis-je ! Des culs-de-basse-fosse du Châtelet ! Voilà ce qui m'attend ! Mais plus que tout, reprit-il après un moment de silence, c'est de comprendre combien vous vous êtes ri de moi à Tadoussac. N'avez-vous pas profité vous aussi du Mirabelle pour envoyer un message en Europe ? Et à qui ? Au sieur Desgrez, ce policier infâme. Est-ce vrai ?

– Oui.

– Vous m'avez trahi !

– En quoi donc ?

– Je vous avais dit que ce tortueux policier avait agi d'une manière inconcevable envers moi. Pire encore que je ne l'imaginais, car me laissant croire qu'il me choisissait et me recommandait au Roi pour mes mérites, il me faisait envoyer EXPRÈS au Canada parce qu'il supposait que je vous y trouverais.

– Raison de plus pour moi de le reprendre en main, puisque ses déductions à mon endroit se révélaient justes. Vos confidences, ce soir-là, à Tadoussac, m'avaient prouvé que notre sort se débattait à Paris. On s'occupait de nous. Le moment était venu d'indiquer dans quelle direction nous souhaitions voir évoluer les événements car, à partir du moment où l'on refait surface, il faut veiller à bien se faire connaître, à dissiper les malentendus, ne pas laisser accréditer de mauvaises légendes, faire comprendre enfin qu'on a des armes en main et de quelle sorte.

Il l'écoutait avec une moue dégoûtée.

– Je reconnais bien là vos calculs et vos ruses et quand je vous vois devant moi, assurée et sans scrupule ni remords, combien je regrette ce soir brumeux où je vis descendre d'une carriole une fine et misérable créature, frissonnante et tremblante, les yeux baissés, tenant dans ses bras une enfant bâtarde qu'elle dérobait avec honte aux regards et aux questions normales qu'il était de mon devoir de lui poser sur son état, sa raison d'être dans la ville...

Angélique avait commencé par se demander de quelle créature misérable il parlait, pour se souvenir ensuite que Bardagne se trouvait présent le soir où elle était arrivée à La Rochelle avec Maître Berne, qui, par charité, l'avait fait sortir de la prison des Sables-d'Olonne. Elle portait dans ses bras Honorine et elle sentais encore dans son dos sous sa robe la plaie suintante de la fleur de lys qu'y avait apposée le fer du bourreau.

En ce temps-là, c'est vrai, elle gardait l'habitude de tenir les yeux baissés, afin qu'on ne remarquât pas leur couleur dont le signalement avait été donné.

– Que de regrets j'ai de ce soir-là, de cette heure-là, soupira Bardagne, et pourtant je ne savais pas que ma destruction était en marche, j'étais alors un homme heureux, peu accoutumé à me pencher sur moi-même. Je ne me suis aperçu de rien. J'aimais les femmes, les honneurs, le bon vivre... Ma vie, soudain, pour avoir rencontré l'éclair de vos yeux, a pris un autre cours. Bientôt ce fut trop tard, je me disais comme un adolescent à sa première aventure : « C'est donc cela l'Amour... »

Sous son regard accablé, qui semblait l'accuser, lui revinrent les réflexions du Père de Maubeuge.

« Les femmes qui ont reçu en apanage la beauté connaissent un destin à part. Elles vivent quelque chose de singulier. Elles peuvent comme par mégarde, par leur seule apparition, détourner le cours d'une vie... »

– À partir de ce moment, continuait-il, tout n'a été que folie, démence, inconséquence. Je ne fus désormais qu'un polichinelle dont vos complices, dirigés par vos mains habiles, tiraient les ficelles. Vous avez dû bien rire lorsqu'à Tadoussac je vous reprochais de vous être laissé pervertir à épouser un gentilhomme d'aventure, tentée que vous fûtes par ses richesses et aussi de vous élever à un plus haut degré dans la société. Soit ! Je suis assez intelligent pour comprendre qu'étant donné votre rang de naissance originelle, épouser un pirate ne représentait pas pour vous une ascension, fût-il couvert d'or et de perles. Mais au contraire une déchéance... Si ce pirate n'avait été, lui aussi, de haut rang ! Puisque sous son nom se cachait le comte de Peyrac, familier de l'entourage du trône. Donc tout s'accordait sous le masque de la comédie que vous me présentiez. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

– C'est même encore plus compliqué, mon pauvre ami, soupira-t-elle.

– Et vous vous en amusez ! Vous jouez des cœurs comme un baladin de ses torches de lumière.

Angélique vit que la colère le tirait de son apathie. Et elle commença à s'énerver à son tour.

– Pouvais-je vous raconter ma vie ? s'écria-t-elle. Entre deux portes ? Deux arrestations ? Deux navires ? Deux abordages ? Pouvais-je à Tadoussac vous empêcher de vous jeter sur votre plume pour écrire au Roi ce qui vous passait par la tête ? Vous n'écoutez jamais rien de ce que je vous dis. Vous n'écoutiez jamais rien de ce que j'essayais de vous expliquer si cela ne correspondait pas à vos désirs. Au fond, Nicolas, il a toujours été très difficile de vous dire la vérité... Il y a eu plusieurs raisons à cela... Souvent nous nous sommes trouvés dans une situation qui la rendait dangereuse à énoncer, pour vous, pour moi... Et aussi parce que vous êtes trop sensible, trop généreux, trop désireux que les choses soient comme vous les rêvez. L'on sent que cette vérité va vous abattre, vous achever, comme en ce moment, par exemple... Et l'on se tait, l'on ment et l'on s'enferre pour vous épargner. Oui ! Nicolas, il est très difficile de vous dire la vérité, parce que surtout vous ne voulez pas l'entendre.

Mais Nicolas de Bardagne ne parut pas ébranlé par ses reproches.

– Vous chercherez en vain de fallacieuses excuses à vos fourberies, répliqua-t-il. Vos cartes ont été abattues et tout me devient clair. Je m'étonnais que vous n'ayez pas apprécié l'offre que je vous avais faite d'aller jusqu'au mariage. C'était pour moi une mésalliance que j'étais prêt à assumer pour l'amour de vous. Et maintenant je comprends votre refus surprenant. Vous me dédaigniez parce que vous me trouviez d'un rang trop bas pour vous. Quand on a été l'épouse d'un grand du royaume, quand on a été la maîtresse du Roi...

– Quand on a eu sa tête mise à prix et quand on est recherchée par toutes les polices de ce Roi... Oui ! On peut avoir des raisons de se taire...

Et comme il marquait un temps d'arrêt dans sa diatribe, un peu décontenancé de la réplique.

– ... Laissez donc le Roi tranquille. Il n'a rien obtenu de moi et je n'ai jamais été sa maîtresse.

– Pourquoi ?

– Il ne me plaisait pas.

Elle dit cela d'une façon hautaine et légère comme pour rappeler qu'en ce domaine de l'amour, il n'y a plus de roi et que seule la femme est souveraine.

Bardagne en fut choqué comme d'un crime de lèse-majesté.

– Quelle femme êtes-vous donc pour vous permettre de tenir tête au Roi ainsi ?

Et la voyant rire.

– ... Vous ne respectez rien ! cria-t-il.

Et comme elle continuait de rire en le regardant avec un mélange de tendresse et d'insolence et qu'il ne pouvait s'empêcher de la trouver admirable et bouleversante, il retomba dans son désespoir.

– ... Et c'est vous, murmura-t-il, vous qu'il a fallu que je rencontre au tournant de ma vie ! Sous cette coiffe anodine de servante laborieuse ! Toutes les apparences de la modestie, de la diligence, de la vertu la plus sévère. Je vous ai aimée comme aucun homme n'a jamais aimé une femme.

– Tout le monde dit ça.

– Pour moi, c'était vrai ! Et dans la mesure où vous m'accusez d'idéaliser la vie, reconnaissez que je n'étais pas né pour de tels tourments, ni pour être victime d'une si parfaite mascarade, et connaître une si complète désillusion. Vous m'avez détruit.

Une souffrance si poignante vibrait dans sa voix qu'elle eut un élan vers lui. Mais il se dressa subitement.

– N'approchez pas ! intima-t-il de nouveau.

Ses yeux clairs brillaient d'un feu intolérant.

– ... Je vous ai trop désirée ! Ma vie s'est usée de délices et de douleurs. J'ai voulu croire longtemps que ce que vous m'aviez inspiré signifiait quelque chose et lorsque je vous ai retrouvée il m'est apparu que la réponse me serait donnée... Mais encore une fois, c'était pour mon mal. Maintenant je vous vois dans tout ce que vous avez de dangereux. De destructeur. Et vous me faites horreur. Allez-vous-en !

Sur le coup Angélique perdit patience et se laissa entraîner dans les tourbillons de son indignation devant tant d'injustice.

Il était évident, dit-elle froidement, que M. de Bardagne avait de la diction, le goût du verbe et le sens de la tragédie. Et qu'il s'entendait fort bien à accuser les autres de tous les déboires qu'il s'attirait à plaisir sous les prétextes d'une passion qu'elle lui avait prétendument inspirée, bien que sans aucune provocation de sa part. Mais n'en déplaise à ses souvenirs attendrissants et à ses regrets, elle préférait, ELLE, être aujourd'hui ce qu'elle était et non plus une femme aux yeux baissés. C'est entendu, il l'avait connue misérable, pourchassée, traquée, et il en gardait un regret déchirant, mais qu'il ait la bonté de lui permettre, à elle, de ne point partager sa nostalgie... Car c'était son droit de n'avoir plus voulu demeurer miséreuse, comme c'était son droit de redresser fièrement la tête maintenant qu'elle avait retrouvé son rang, comme il le lui reprochait. Et que son enfant n'était plus considérée comme une bâtarde, plus dépouillée et sans défense dans son innocence qu'un chien galeux... Et qu'aujourd'hui l'enfant sans nom s'appelait Honorine de Peyrac. Et qu'aujourd'hui la petite bâtarde de La Rochelle allait aux ursulines entourée d'amitiés. Mais de tout cela il ferait en vain appel à sa conscience pour en avoir des regrets. Et tant pis pour lui, Bardagne, s'il tenait à la considérer, ELLE, comme une criminelle ayant voulu sa mort, alors qu'elle avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui. Eh bien, elle s'en passerait, de son amitié. Il ne s'imaginait pas qu'elle pourrait en être affectée au point de regretter de n'être plus cette pitoyable créature que lui regrettait tant, prouvant ainsi qu'il n'avait jamais eu aucun vrai amour pour elle, car il ne valait pas mieux que tous les autres hommes qui ne pouvaient aimer les femmes que lorsqu'elles étaient à leur merci et sans défense contre leur tyrannie...

Lorsqu'elle s'arrêta, essoufflée, elle comprit rien qu'à son visage qu'elle avait parlé en vain et qu'en lui rappelant son propre destin, en invoquant le droit d'avoir des goûts personnels, de faire ses choix, elle ne parvenait qu'à augmenter sa douleur en démontrant le peu de place qu'il avait tenue dans sa vie amoureuse. Combien minime la part qu'elle lui accordait, heureux encore était-il qu'elle ne l'écartât pas avec ennui comme le plus importun des insectes troublant ses aises.

Il était très pâle.

– On aime ! murmura-t-il comme il aurait gémi une sourde plainte. On aime ! Et l'amour va ailleurs !... À d'autres qui ont déjà reçu toutes les réponses, ou pour qui ce n'est pas aussi important. Parce que cet amour a envahi tout votre être et qu'on ne peut survivre sans lui, on croit qu'il vous est destiné. Un jour, il faut comprendre qu'il s'éloigne... Un jour, il faut admettre que ce ne fut qu'un rayon de soleil qui passait, l'effleurement d'une étoile et quelquefois, rien... Et que l'on ne vous a même pas vu...

– Vous vous laissez entraîner une fois de plus par votre imagination, Nicolas de Bardagne, protesta-t-elle. Vous savez très bien que vous avez été vu par moi... Et même davantage...

– Allez-vous-en ! répéta-t-il, le doigt tendu vers la porte.

Angélique rassembla ses gants et reprit son manteau.

– C'est bien ! Je m'en vais ! Je reviendrai quand vous serez plus raisonnable.

Elle sortit. Ayant traversé le jardin obscur, elle se tint près de la barrière, regardant devant elle la vaste étendue des plaines d'Abraham. Un vent frais descendait en longues coulées du sommet du Mont-Carmel.

Le crépuscule et les nuages aux couleurs torturées et fulgurantes du couchant avaient fait place à une nuit sereine, pure et noire, sauf en ce point du ciel où brillait la lune déjà haute.

Quelques petits nuages très blancs, des nefs, des nacelles nacrées, isolées, détachées les unes des autres, naviguaient lentement, entraînées dans un même mouvement insensible. La terre semblait refléter ce ciel noir et blanc par l'alternance des traînées de neige aux flancs des combes et au creux des vallonnements, contrastant avec les zones ténébreuses du sol découvert.

« Pauvre Nicolas », se dit-elle tout en marchant. « Pourquoi m'en veut-il tant ? »

Elle était triste qu'il se montrât si fâché contre elle. Mais elle reviendrait demain et le reprendrait. Elle saurait lui démontrer qu'elle n'avait jamais cherché à le tromper et à le faire souffrir avec autant de ruse méchante qu'il lui prêtait. Elle le convaincrait de l'estime et de l'affection qu'elle avait toujours eues pour lui. Elle lui ferait mieux comprendre qu'il avait surtout été victime dans leur rencontre de ses charges officielles puisque représentant le Pouvoir à La Rochelle comme en Canada, elle, la réprouvée, se trouvait dans l'obligation, quoi qu'elle en eût, de se méfier et de se garder de lui.

Méditant les consolations qu'elle prodiguerait dès demain à son cher Bardagne, amoureux transi et impénitent, mais dont la constance et le fiévreux désir n'avaient pas été sans la troubler à la longue, et dont elle s'apercevait que le sentiment profond et indéfectible lui manquerait, Angélique remontait doucement le versant incliné des plaines qui la mènerait un peu en dessous du Mont-Carmel. Alors, de là, elle redescendrait vers la ville par le jardin du Gouverneur, puis la Place d'Armes.

Si elle n'avait pas marché les yeux à terre, elle les aurait aperçus depuis un moment déjà. Mais cela n'aurait pas changé grand-chose au péril qui la menaçait, car elle était en plein milieu des plaines désertes, hors de portée de voix et de tout secours. Cependant, ils avaient dû bien s'amuser de la voir venir tranquillement vers eux, plongée dans sa rêverie...

Soudain, levant les yeux, elle les avait découverts se profilant au sommet du tertre qu'elle gravissait. Trois silhouettes d'hommes détachées en noir sur le clair de lune.

La distance était désormais trop courte pour qu'elle eût à s'interroger sur leur identité. Assistés du laquais aux larges épaules qui tenait sa rapière, le baron Bessart et le comte de Saint-Edme l'attendaient l'épée à la main.

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