Chapitre 85
On n'avait encore aucune nouvelle des gens de l'île d'Orléans et des enfants de Saint-Joachim.
Angélique voulait se rendre là-bas. Sur le port elle trouva une grande barque prête à tendre la voile. Le vieux Topin lui aussi entreprenait d'aller s'enquérir des victimes de la descente iroquoise. Le marinier et ses fils étaient armés. Avec les soldats cela ferait un bon contingent. À part eux, il n'y avait personne sur la place de l'anse du Cul-de-Sac.
La ville, épuisée, dormait enfin, derrière ses volets clos.
Deux portefaix sortirent d'un abri de planches pour aller se laver le visage au fleuve.
Apprenant le but de l'expédition, ils retournèrent à leur cabane et revinrent portant sur l'épaule des bêches et des pioches en disant :
– On ne sait jamais ! Y aura peut-être des tombes à creuser.
Ils montèrent à bord.
Angélique avait pris avec elle son sac de médecine, du linge en prévision de blessés à panser, des pommades pour les plaies, les brûlures...
Un objet insolite, comme un grand coffre échoué sur la grève, attirait l'attention. C'était le soubassement destiné au tabernacle de Sainte-Anne-de-Beaupré, le maître-autel en forme de tombeau, oublié là depuis la veille et dont les rocailles et les volutes brillaient de tous leurs ors à la douce lumière du matin.
La veille, Éloi Macollet, le coureur de bois miraculé, qui s'était chargé de le porter en barque à Sainte-Anne, l'avait abandonné là, lorsque, après avoir déchiffré les signaux de fumée, il avait compris que l'île d'Orléans appelait au secours.
Janine Gonfarel l'avait vu s'embarquer avec quelques gaillards résolus, ayant troqué le chapelet pour le fusil, et mettre le cap sur la grande île.
Macollet et ses compagnons avaient-il assisté de loin à la capture de la grande barque qui était partie la première, emportant le sculpteur Le Brasseur, des pèlerins et divers éléments du tabernacle destinés au retable ? Avaient-ils été témoins du massacre de ses occupants ? Avaient-ils subi le même sort ?
Un bon vent gonflant la voile, la barque de Topin arriva dans le temps le plus rapide aux abords de l'île d'Orléans. Ils croisèrent devant l'anse de Sainte-Pétronille ne voulant pas aborder, car ensuite il ne leur resterait plus assez de temps pour se rendre à Saint-Joachim et, après avoir constaté l'état des lieux, en revenir avant la nuit.
Les parages semblaient déserts. Angélique regarda vers la mi-côte en direction du manoir de Guillemette dans les arbres et, à son grand soulagement, crut voir s'élever un filet de fumée d'allure assez benoîte.
– J'aperçois quelqu'un, dit l'un des mariniers.
C'était Éloi Macollet qui les avait vus.
La marée était haute, ils purent s'approcher et se crier les nouvelles les plus notables.
C'était la pointe sud qui avait le plus souffert. Macollet, arrivant dans sa barque, avait longé l'île et s'était approché des Iroquois en chantant son chant de paix. Il avait eu la chance d'être reconnu par un de leurs grands capitaines, ce qui lui avait permis de parlementer pour obtenir la vie sauve pour les habitants qui s'étaient réfugiés dans les hauts de l'île où ils se retranchaient sous la conduite d'hommes entraînés aux embuscades, tels que Maupertuis.
L'ordre de se retirer était parvenu aux sauvages et tous en glapissant s'étaient rejetés dans leurs canots pour aller s'embosser au large, derrière le Cap Tourmente et au-delà où le reste de leur flotte les attendait.
On les avait vus revenir à la nuit et, une fois encore, les survivants de l'île avaient attrapé leurs chaudières et étaient remontés vers les hauts. Mais ce ne fut que pour mieux jouir du spectacle de tous ces canots remontant le Saint-Laurent à la lumière des torches.
– Et Guillemette ?
– Vivante ! Sa maisonnée aussi.
Il déclina l'offre de se joindre à eux. Il avait son bateau et reviendrait sur Québec demain.
– C'est aussi bien comme ça, fit remarquer le vieux Topin lorsqu'il eut remis le cap en direction de Beaupré, je n'ai rien voulu dire parce que, ces choses-là, on les apprend toujours assez tôt, mais il paraît qu'il y a eu aussi du dégât sur la côte de Lauzon et que Cyprien Macollet, son fils, aurait été tué.
Vers la fin de la matinée, ils approchèrent des « battures » silencieuses des environs de Saint-Joachim. Auparavant, brillant au soleil, s'était montré le clocher de Sainte-Anne-de-Beaupré. La nouvelle église n'avait pas été incendiée.
Maintenant le Cap Tourmente dressait, tout proche, sa masse bleue de deux mille pieds de hauteur dont la base baignait dans une vaste nappe de fumée stagnante qui s'étirait sur la plaine, continuant d'être alimentée par différents foyers de ruines disséminés de loin en loin. Ayant abordé à un petit môle de bois émergeant de touffes de roseaux blanchis de sel, ils s'avancèrent, le cœur serré, vers les bâtiments encore éloignés, dont malheureusement ils voyaient fumer les murs noircis.
En s'approchant par un sentier bientôt élargi, ils entendirent les meuglements des vaches, égaillées par les prairies. Au moins le troupeau n'avait pas entièrement péri dans les étables en flammes. Les vaches avaient pu s'enfuir. Ou bien elles avaient été menées dehors les jours précédents par le fermier, leur donnant enfin la clé des champs après l'hiver. La neige s'était retirée depuis longtemps de ces plaines. On n'en voyait plus que dans les sous-bois au sommet des côtes.
La plus grande maison à deux étages, sur la droite, offrait du dehors un aspect intact.
Ils se dirigèrent tout d'abord, en traversant la cour, vers les bâtiments qui avaient subi des dommages. Ceux de bois, presque entièrement consumés, n'étaient que carcasses charbonneuses. Les murs de pierre de la petite ferme n'entouraient plus de leurs pans aux créneaux noircis que le vide désordonné des ruines, plafonds et planchers s'étaient effondrés, ainsi que le toit. Les conduits de cheminées dressés sur le socle des grands âtres paraissaient veiller comme des sentinelles dénudées et misérables.
Enfin il y avait la chapelle, vers laquelle ils se dirigèrent avec appréhension.
Les Iroquois n'y avaient pas mis le feu. Était-ce pour que rien ne fût effacé du spectacle qu'ils y trouveraient ?
En avertissement tragique, ils virent devant, à quelques pas, tombé les pattes raides, le grand dogue de l'abbé Dorin, qui avait dû se dresser pour avertir, en aboyant, de l'approche silencieuse de l'ennemi et qui avait été transpercé d'une flèche.
Les habitants de Saint-Joachim avaient été surpris, rassemblés à l'heure de la messe.
L'aumônier, ses servants qui étaient de jeunes élèves artisans de l'école des Arts et Métiers, de quinze à seize ans, les assistants parmi lesquels les fermiers, les « engagés » qui leur servaient d'aides, l'abbé Dorin, des professeurs du Séminaire et de l'école, avaient été tués, à coups de couteau, de hache ou de casse-tête, et scalpés.
– Où sont les enfants ?
Angélique regardait avec appréhension du côté de la grande demeure qui respirait le calme. Faudrait-il y découvrir pour victimes des garçonnets de six à dix ans ?
– Je manque de courage, dit-elle aux militaires qu'elle avait amenés. Allez-y, vous, Messieurs, qui êtes accoutumés aux horreurs des champs de bataille.
Entrés dans la maison, l'arme au poing, les soldats reparurent peu après sur le seuil en criant :
– Personne.
Vide, la grande ferme était dans un ordre miraculeux. Au dortoir, toutes les petites paillasses alignées se présentaient bien bordées. Au réfectoire, la longue table était mise, les écuelles de bois disposées de place en place, flanquées chacune d'une tranche de pain bis, aussi large qu'une assiette.
Dans les salles de cours et à l'atelier, les tables, les escabeaux, le matériel de ferronnerie ou de charpenterie, de peinture ou de sculpture sur bois, paraissaient attendre les élèves.
– Où sont les enfants ?
– Les Iroquois les ont peut-être emmenés en captivité.
– Non ! Ils n'ont pas emmené de prisonniers, à part l'homme et deux enfants aperçus dans le canot et qui venaient de Lauzon.
Ils revinrent au milieu de la cour et firent un appel de mousqueterie.
Puis avec courage, les hommes entreprirent de sortir les cadavres, une quinzaine en tout, et de les aligner devant la chapelle, tandis que les deux débardeurs commençaient de creuser des fosses.
De temps en temps, on tirait un coup de feu.
*****
Une heure plus tard un mouvement se dessina au pied de la montagne. On les vit venir. Ils étaient là, tous en vie. Une trentaine de petits séminaristes vêtus de noir, avec, à leur tête, le jeune et blond Emmanuel, leur ange gardien qui les avait sauvés.
Tout d'abord c'était à son initiative qu'ils devaient de s'être levés ce jour-là bien avant l'aurore. Il avait obtenu la permission du supérieur, la veille au soir, de leur faire admirer le lever du soleil du haut du Cap Tourmente.
Dans la nuit encore profonde, après avoir bien rangé leur dortoir, et s'être assis sur le seuil pour chausser leurs souliers, ils étaient partis en bande vers la grosse masse sombre du cap, leur voisin, leur génie tutélaire, qui se devinait en plus obscur sur un ciel opaque. La lune était couchée.
Neals Abbal, qui était l'un des grands, surveillait l'arrière-garde. Tandis que la nuit devenait grise, ils avaient grimpé parmi les roches. Là-haut, assis au bord de la falaise, serrés les uns contre les autres, ils avaient vu l'astre du jour se lever, se mirant dans le fleuve-mer dont la vaste étendue se confondait avec le ciel.
Vers le nord, au-delà du cap, le Saint-Laurent s'ouvrait déjà sur sept à huit lieues de large.
C'est dans cette immensité rose bleutée qu'Emmanuel avait vu soudain surgir, comme un nuage d'insectes malfaisants, les canots de la flotte iroquoise.
C'était tout d'abord comme un cauchemar. Il se frotta les yeux. Des centaines de canots indiens... Ils arrivaient par le nord... Puis il les vit s'abattre contre le rivage étroit au pied de la montagne. La moitié débarqua et se dirigea vers Beaupré. L'autre resta là à garder les canots. Ils avaient des armes. Et il reconnut leurs chevelures : c'étaient des Iroquois.
Alors Emmanuel saisit les deux plus jeunes enfants par la main et s'élança :
– Suivez-moi ! Vite ! Vite ! Et sans bruit. Neals, ferme la marche !
Il grimpe le plus qu'il peut. Il s'éloigne vers l'arrière des sommets, s'enfonce dans les bois, puis redescend et suit le bord de la falaise. Il connaît par là les vestiges d'un ancien poste de guet que les broussailles ont recouvert, dissimulant la tranchée aux regards. Il y fait se glisser les enfants. Ils y sont tous allongés, couchés dans la fosse, hors de vue.
Parfois, Emmanuel risque un œil au-dessus du rempart de terre et de mousse qui referme la cachette. Il aperçoit au loin la plaine où églises et maisons brûlent marquant la progression des Iroquois vers Québec.
Vers le milieu du jour, son instinct en alerte sent l'approche d'êtres humains. Il les flaire au silence des arbres, à l'odeur, au vent devenu muet. Entre les branches, il aperçoit à quelques pas des silhouettes de guerriers iroquois qui défilent comme des ombres entre les branches, suivant le chemin des crêtes. Leurs panaches au sommet du crâne étincellent. Les traits de peinture rouges et noirs accentuent leur expression cruelle.
De ses deux mains étendues, Emmanuel a fait signe aux enfants de cesser d'exister.
Par quel miracle de l'espèce nouvelle qui se développait dans le sang de ces petits coloniaux, leur donnant la ruse instinctive des bêtes des bois, purent-ils se tenir sans souffle et comme en transe, absents à eux-mêmes ? Les fauves au flair exercé passèrent à deux pas sans soupçonner les oisillons tapis dans les fourrés.
Voyant le petit Marcellin frémir à la vue de ceux qui avaient enseigné son enfance et dont il avait partagé les chasses et les fêtes, Emmanuel lui avait doucement posé une main sur les yeux et l'autre sur la bouche. Ainsi les Iroquois passèrent comme des fantômes.
Un ordre mystérieux semblait les refouler vers le lieu où ils avaient abordé et où les attendaient leurs embarcations.
Il pensa qu'ils n'avaient voulu que du pillage et des scalps. Mais ils ne jetèrent pas toutes leurs forces dans cette opération. La plupart étaient restés en attente gardant les canoës à l'abri des criques, au-delà du Cap Tourmente.
Au soir, Emmanuel aperçut dans le lointain bleu brouillé du crépuscule les multiples lumières des canots, constellant d'étoiles la grande surface d'eau où ils se ressemblaient au-delà de l'île d'Orléans.
« C'est maintenant qu'ils marchent sur Québec », avait-il songé, atterré.
La nuit était venue et avec elle le brouillard montant des failles humides. L'obscurité était profonde. Les enfants dormirent dans le ravin glacé, lourdement, comme des pierres, comme des bêtes, hivernent.
Emmanuel priait :
« Que deviendrons-nous si nos frères de Québec sont tués ? Que Dieu protège nos armes ! »
Le soleil s'était levé, les enfants s'étaient éveillés. Les brumes se dissipaient, découvrant de nouveau le fleuve, mais des hauteurs où ils se trouvaient, ils ne pouvaient discerner si Québec était ou non anéantie.
Rien ne bougeait dans la plaine. Des fumées continuaient de s'élever çà et là des habitations incendiées tout au long de la côte. Enfin ils avaient entendu des coups de feu. Ils avaient repéré une voile en lisière des battures. Des silhouettes de militaires, des hommes armés se dirigeaient vers la grande ferme. Parmi elles, une femme, ce qui avait achevé de les rassurer. On les cherchait, on venait à leur secours.
Ils quittèrent leur cachette et entreprirent la descente abrupte vers la plaine. Ils étaient là maintenant, frissonnant dans leurs vêtements souillés de terre et découvrant les cadavres alignés devant la chapelle. Comprenant à quel horrible sort ils avaient échappé, ils demeuraient figés, muets, contemplant ceux qui, hier, étaient leurs maîtres vivants ou leurs frères d'étude ou de jeu. Ces amis, ces protecteurs dont dépendaient l'animation de leurs vies, le mouvement des heures, le lever, le travail, le manger, le coucher, la prière. Avec ces corps immobiles à la tête sanglante, retirés de la vie, c'était l'existence rompue, la loi bouleversée, le retournement sur la face macabre du destin... Les Iroquois avaient donné la mort.
Angélique et ses compagnons cherchaient en vain à les entraîner pour les arracher à leur contemplation morbide.
– Venez ! Venez, enfants, insistaient-ils. Venez, votre réfectoire vous attend. La grande ferme est debout. Elle vous reste.
Ils ne bougeaient pas, effrayés. Le jeune Emmanuel découvrant parmi les morts l'abbé Dorin, son père spirituel, qui avait pris en main sa formation de futur prêtre, était accablé d'un chagrin profond.
Soudain l'adolescent releva la tête, semblant tendre l'oreille, tandis qu'une expression bouleversée se peignait sur ses traits.
– Écoutez !
Angélique craignait que sous l'effet des épreuves sa raison ne vacillât, hantée par la peur de voir surgir à nouveau les horribles assassins, tomahawks levés.
– Non, le rassura-t-elle vivement, n'ayez aucune crainte, Emmanuel. Vos cruels ennemis se sont éloignés et de longtemps ils ne reviendront plus. Je m'en porte garante.
– Ce n'est pas cela, fit-il fébrile, écoutez ! ÉCOUTEZ !
Le visage illuminé, lentement, il leva le bras et le tendit en direction du sud d'où commençait de sourdre un appel lointain.
« Couâ ! Couâ ! »
– Les grandes oies blanches, cria-t-il avec des sanglots dans la voix. Les grandes oies blanches du Cap Tourmente. Elles arrivent ! ELLES ARRIVENT !
Et elles apparurent, s'inscrivant dans le ciel en un premier vol ramé angulaire.
Puis d'autres formations presque invisibles encore s'annoncèrent par l'écho assourdi de leurs clameurs.
« Couâ !Couâ ! »
Les enfants, oubliant tout : terreur, fatigue et faim, s'élancèrent et coururent vers les marais en poussant des cris de joie.
Et lorsque le premier vol, comme se laissant tomber tout droit des hauteurs du ciel, s'abattit à quelques pas d'eux, sur les rives saumâtres du Cap Tourmente, ils se mirent à sauter et à applaudir, criant aux oies des souhaits de bienvenue.
Elles s'abattirent, si lasses qu'elles n'avaient même plus la force de s'effrayer de ces petits gnomes noirs qui dansaient parmi elles en frappant des mains, en ouvrant leurs bras comme s'ils avaient voulu les embrasser, sans se soucier des durs becs cornus des jars, parfois presque aussi hauts qu'eux.
Dans un tourbillon neigeux, elles se laissaient tomber comme mortes, exténuées.
Trois mille deux cents miles depuis les Carolines, sans haltes, sans étapes, sans autre repos que les nappes glissantes de l'azur, négligeant bois et prairies au-dessous d'elles et les tentations de la forêt du Maine, se déroulant sans fin, déjà verdoyante, incrustée de ses milliers de lacs de saphir.
Une seule pensée dans les petites têtes rondes des oies, au bout des longs cous tendus comme flèches : le Cap Tourmente, l'escale d'amour avant les terres du Grand Nord.
L'ayant atteint, elles repliaient enfin leurs ailes qui n'avaient cessé depuis trois ou quatre jours de se déployer et de battre en cet ample et régulier mouvement du vol migratoire, soutenu, vigoureux, persévérant, et elles se laissaient tomber au pied du promontoire comme pour y expirer.
Mais ayant touché terre, elles se ranimaient aussitôt et, après avoir accompli quelques petits pas infirmes, on les voyait redresser leurs cous altiers afin d'envisager et de reconnaître d'un œil vif les horizons du Fleuve, l'ombre du Cap Tourmente et de l'île d'Orléans se mirant dans les eaux puis, rassurées, elles se mettaient à fouailler la vase à la recherche de leur scirpe d'Amérique bien-aimé, rhizome délectable qu'elles ne trouvaient qu'en ce lieu.
Les « voiliers », selon l'appellation commune que l'on donnait aux différents groupements de vol des oies sauvages, ne cessaient d'arriver, naissant du ciel, tourbillonnant, plongeant, se posant. Une barque où se trouvait Mme de Castel-Morgeat aborda au milieu d'un ballet d'ailes claquantes et de cacardements assourdissants.
Les occupants de l'esquif eurent du mal à mettre pied à terre et à se frayer un chemin dans la cohue des « sauvagines » de plus en plus nombreuses et dominatrices.
La progression des arrivants à grands moulinets de bras et de coups de chapeau fut lente.
Angélique, en apercevant de loin celle qu'elle commençait de nommer en son for intérieur et avec amertume « sa rivale », pensa :
« Anne-François est mort. »
Sabine de Castel-Morgeat en la découvrant dans ces lieux parut la première surprise.
– Votre fils ? s'informa Angélique.
– Il va bien... Enfin aussi bien que l'on veut m'en persuader... Je ne vous savais pas ici.
Mme de Mercouville, dit-elle, avait voulu l'éloigner du chevet du jeune homme où elle se consumait à guetter la respiration de celui-ci.
– Alors j'ai pensé qu'il fallait faire quelque chose pour les victimes de la côte de Beaupré. Seul vaquer à m'occuper de la misère des autres me détourne de la mienne.
Avec l'aide d'une courageuse amie, dame de la Sainte-Famille, Mme Barbeau, qui l'accompagnait, elle avait frété une embarcation pour Saint-Joachim et l'avait mise à la disposition de M. de Bernières, directeur du Séminaire. Celui-ci était présent avec deux de ses coadjuteurs et des domestiques.
Les ecclésiastiques arrivaient à point pour chanter le De Profundis au-dessus des sépultures fraîchement creusées, où l'on s'apprêtait à descendre les morts.
Prières et cantiques s'élevèrent faibles et tristes, ayant quelque peine à dominer le concert cacophonique des oies sur les rivages.
Mme de Castel-Morgeat avait apporté du linge et des vêtements frais lavés et repassés que lui avaient remis les sœurs lavandières de l'Hôtel-Dieu. Les collerettes plissées, amidonnées, étaient empliées comme des crêpes sur la table après avoir été sorties d'un petit coffre rond en peau de loup marin dans lequel on les transportait.
Des marmites d'eau avaient été mises à chauffer sur le feu. Les dames aidèrent le brave jeune homme, Emmanuel, et le secrétaire de M. de Bernières, à décrasser la petite compagnie. Ensuite les garçonnets enfilèrent leurs grosses chemises de lin rudes et chaudes pour la nuit et on les mena au lit. Les petits séminaristes canadiens allaient dormir bercés par la mélopée aigre et rauque des oies sauvages revenues.
Il fut décidé qu'une embarcation allait faire retour sur Québec. Angélique et Sabine y prirent place. Angélique ramenait Marcellin qui s'était accroché à elle et Mme de Castel-Morgeat prit sur ses genoux, enveloppé dans une couverture, un enfant qui grelottait de fièvre et qui requérait des soins pressants.
Il faisait jour encore lorsque Topin dressa la voile, mais on ne pourrait atteindre Québec avant la nuit.
À mi-chemin, ils croisèrent un convoi de barques, se dirigeant vers Saint-Joachim. Dans la plus grande se trouvait Mgr de Laval. Des nouvelles furent lancées d'un bord à l'autre. Ceux qui revenaient parlèrent d'abord des enfants sauvés, puis nommèrent les morts.
Tandis que les esquifs se maintenaient à distance par les rames, Angélique remarqua dans une chaloupe, à la remorque de la barque épiscopale, un homme dont le visage ne lui parut pas inconnu.
Il se tenait assis, avec une femme et des enfants, autour d'un gros ballot de forme indistincte que tous, y compris les gamins, semblaient entourer de précautions afin de lui éviter les chocs.
– N'êtes-vous pas le meunier de Château-Richier ? lui demanda-t-elle.
– Si fait, répondit l'homme hilare...
Malgré les tragédies récentes, il se montrait fort joyeux.
Le jour où Angélique avait fait sa première visite à l’Évêché, elle avait rencontré ce garçon qui venait de signer avec Mgr de Laval un bail sur les deux moulins de son fief en échange par année de six cents livres tournois, de six poulets et d'un gâteau.
– Ne dit-on pas que Château-Richier a souffert de l'Iroquois ?
– Oui-da ! Mon moulin est en cendres. Mais moi, je suis sauf et ma famille aussi.
Il devait la vie à son gâteau annuel. Voulant offrir à l'évêque un chef-d'œuvre d'importance, il était venu l'avant-veille à Québec avec les siens, afin de profiter du four plus vaste d'un collègue et de choisir des confiseries pour la décoration.
Sans se préoccuper des bruits de guerre, il avait brassé, pétri, enfourné, garni et décoré durant tout ce temps, et ce n'est pas pour regarder passer les Iroquois qu'il aurait pris le risque de laisser brûler le fruit d'un tel travail. Son moulin avait flambé, mais lui et les siens étaient saufs et son gâteau réussi.
Maintenant, on portait le chef-d'œuvre à Saint-Joachim. Il souleva la nappe qui le recouvrait afin de montrer à ces dames l'appétissante merveille, décorée de pralines et de pâte d'amande.
– Les enfants vont être consolés, dit Sabine.
Laissant s'éloigner le convoi, leur barque reprit sa route en direction de Québec.
La nuit n'était pas tout à fait tombée. Un dernier « voilier » de sauvagines pointait dans le ciel d'or. Les côtés du triangle flottaient comme des rubans noirs, formés par chacun des oiseaux s'efforçant de maintenir leur alignement aussi net que possible, le dessin de leur figure aussi purement tracé, des extrémités de l'ouverture jusqu'à la grande oie de tête. Et de très haut, tombaient des nues leurs salutations joyeuses.
« Couâ ! Couâ ! Couâ ! »
Angélique sentait que Sabine de Castel-Morgeat était désireuse de lui parler et elle détournait ostensiblement la tête. Elle avait vécu ces deux journées sans avoir le temps de penser. Cela ne l'empêchait pas d'éprouver par moments comme un coup de poignard aigu, un élancement sournois.
Elle ne savait pas ce qui allait arriver, quand elle retrouverait le temps de réfléchir...
Elle rencontra, fixés sur elle, les grands yeux noirs pathétiques de Sabine et leur beauté lui fut insupportable.
Pourquoi fallait-il qu'elle se trouvât assise à côté de cette femme dans cette barque ?
Par la faute d'un vent contraire et du reflux de la marée, on dut rester longtemps à louvoyer sous Québec, tandis que Topin se débattait avec sa voile carrée, et lui reprochait d'avoir pris des habitudes de paresse, au cours de l'hiver.
– Tu es restée trop longtemps en quenouille, pendarde ! Finis de lanterner...
Dans la nuit, Québec se dressait, ombre noire où s'allumaient, une à une, en espalier, les lampes des maisons.
À la fin de l'automne, du château arrière du Gouldsboro dansant sur les flots, Angélique l'avait aperçue pour la première fois, Québec, la petite capitale perdue du royaume de Nouvelle-France.
Sa douleur se réveilla comme si elle avait touché un point sensible, sans pouvoir diagnostiquer où se trouvait le mal et de quelle nature il était.
En ce qui la concernait le défi avait été relevé, la partie gagnée.
« Tu es une triomphante », disait Guillemette.
Mais ne payait-elle pas trop cher ses victoires ?
Le prix était à la hauteur du défi.
« Aurai-je le courage ? » se demanda-t-elle.
À nouveau ses regards croisèrent ceux de Sabine de Castel-Morgeat.
– Angélique, écoutez...
– Non ! fit celle-ci en détournant la tête, farouche. Ne m'exaspérez pas.
– Il faut pourtant que je vous dise... Que vous sachiez.
– Non ! fit encore Angélique mais avec moins de conviction. Laissez-moi, je suis fatiguée.
Elle se sentait les paupières lourdes. Elle mourait de sommeil.
Le balancement de la houle qui les faisait danser comme un bouchon devant la ville, en attendant que le vent, soudain tombé, voulût bien reprendre son souffle, avait raison de sa résistance. Elle était envahie d'une incoercible envie de dormir.
– Vous n'en pouvez plus ! Vous en avez trop fait !
Certes, se dit-elle avec ironie, deux jours de galopades effrénées, à traiter avec le plus sauvage des Iroquois, à panser les blessés, à naviguer, à enterrer les morts et tout cela sur la lancée d'une nuit d'amour fougueuse et d'un sinistre attentat où elle avait failli laisser sa vie, il y avait de quoi être fatiguée. Sa tête s'inclina malgré elle, frôlant les cheveux blonds de Marcellin endormi contre son sein.
Les yeux clos, elle se mit à faire des projets très précis sur la conduite qu'elle allait tenir dès qu'elle toucherait le port. Pour commencer, elle ne prêterait l'oreille à aucune requête. S'il se trouvait par là, sur la place, un carrosse, elle monterait dedans – fût-il celui de Madame le Procureur – et se ferait conduire chez elle en la Haute-Ville.
En passant, elle demanderait à Boisvite de son alcool de poires. Elle le verserait dans du lait très chaud avec du sirop d'orgeat. Ayant bu, elle s'insinuerait dans son lit, les rideaux de l'alcôve bien tirés.
Et puis, elle dormirait, dormirait, dormirait...
Elle entendit la voix de Sabine murmurer :
– Il faut que vous le sachiez, Angélique... Il faut que vous n'en doutiez jamais... Pour lui, il n'y a que vous, que VOUS.