Paris !
C’est le mot qui me vient à l’esprit au réveil. Je suis éberlué par cette nuit d’ivresse. Si je m’attendais à une belle partie galante ! Oh ! non, je jure, ma vie est tellement pleine d’imprévus que je vais sûrement avoir un excédent de bagages à payer. Cette Lola, vous parlez d’une ravageuse de sommiers ! Quelle technique ! Quelle science ! Quels dons ! C’est vachard, ce qui lui est arrivé, mais ça lui a permis de réaliser les qualités secrètes qu’elle possédait. Grâce à la bande Sirk Hamar, elle a pu les développer. La mise en exploitation, c’est un truc délicat. C’est pas le tout de dénicher un gisement de pétrole dans son jardin : faut le mettre en valeur.
En apercevant Sirk, j’éclate de rire.
— Qu’est-ce qui vous amuse ? bougonne-t-il.
Je m’apprête à lui parler des fantaisies du hasard, mais je me ravise. En me farcissant Lola, j’ai commis un crime de lèse-majesté. Je suis passible du pal et de l’ablation des amygdales sud. Supposez qu’Hamar joue au comte et qu’il aille glavioter le morceau à l’émir ? Vous l’imaginez, votre San-A. bien aimé, déguisé en girouette ?
— Rien de particulier, réponds-je. Je suis joyce parce que c’est la fiesta. J’ai jamais pu résister à la magie des kermesses, mon petit gars.
Il hausse ses vigoureuses épaules.
— Je vous trouve plutôt optimiste dans votre genre.
— L’optimisme, Sirk, c’est la santé de l’âme.
— Dites voir, murmure-t-il, pour faire mon numéro de prestidigitation, j’aimerais être masqué, c’est pas incompatible, non ?
Je le défrime suavement.
— C’est pour corser le mystère ou pour te tenir la bouille au sec, bonhomme ?
— Y a rassemblement de trèpe au palais et je ne voudrais pas être reconnu de certaines gens qui probablement s’y trouveront.
— En ce cas, tu as raison : masque-toi.
Ces fêtes démarrent dans la liesse.
On espérait un peu de pluie pour ajouter à l’ambiance, mais on n’a pas vu de nuage dans le pays depuis le règne de l’émir Ador. Qu’importe. Le soleil, on s’y accoutume, à la longue.
Le grand boss du Kelsaltan, l’iman Komirespyr, est là avec sa garde personnelle et sa suite (plusieurs lignes groupées). C’est dire si l’émir Oton, l’émir Akulé, l’émir Ab El, l’émir Ifik, et le plus vieux d’entre eux : l’émir Liton ont également répondu présent à l’appel.
Quel faste ! Ils ont amené leurs plus beaux atours, leurs plus beaux larbins, leurs plus belles femmes.
L’un s’est radiné à dromadaire, un autre à dos d’éléphant, un troisième en jeep, un quatrième à cheval et l’iman a pris son avion personnel : un Rivoire et Carret 1925 à hélice bi-convexe et moteur Bozon-Verduraz. L’appareil offre ceci de particulier, c’est qu’il ne comporte qu’un seul siège : celui de l’iman, sa suite voyageant debout par déférence, y compris le pilote.
Autre particularité, le siège en question est une lunette de water-closet car l’iman a peur de l’avion, ce qui lui provoque des troubles intestinaux. Naturellement la lunette en question est en platine et son abattant en or massif, vous aviez rectifié de vous-même je n’en doute pas.
Le palais s’emplit d’une rumeur joyeuse. Les couloirs sont investis par une foule chamarrée, jacassante et rieuse.
Béru considère ce brouhaha, s’ébroue et fait « haha »[11].
— Quand je vais raconter tout ça à ma Berthe, s’extasie-t-il, elle va croire que je lui bonnis l’histoire de Paladin et de sa loupiote magique !
Le défilé est inoubliable.
— Quel dommage que j’aie pas pris mon Kodak ! se lamente Pinaud. J’aurais fait des photos couleur que j’eusse pu revendre à Match !
C’est la cavalcade du Barnum Circus. En plus chatoyant.
Le banquet en plein air qui suit dans les jardins du palais (lesquels se nomment les jardins de l’Avhanbrâ) relève de la superproduction américaine. On y croque des moutons entiers arrosés de piment. Des baladins grattent le trou de leur luth en psalmodiant des mélopées d’Eraste.
Des boys déguisés en eunuques agitent de longs éventails arrachés à des dargeots d’autruches pour rafraîchir l’assistance.
Ils n’ont peut-être pas inventé la poudre, mais ils ont l’art et la manière de chasser les mouches. Car elles sont intrépides, ces mouches kelsaltipes. Un arrêté émirial leur interdit l’accès du palais, mais elles n’en tiennent aucun compte, les goulues.
Tout le monde baffre et rote. Les plus rapides émettent déjà d’autres incongruités. On galimafre avec les doigts. La graisse de mouton dégouline aux commissures des lèvres !
Ce sont en général des commissures de peau lisse[12] car messieurs les émirs sont du genre grassouillet.
Plus les notables sont notoires, plus ils bouffent comme des sagouins. Le tout-Aigou à un méchoui est presque plus dégueulasse à regarder que le Tout-Paris à un lunch.
Tous les affamés, les traîne-babouches, les clodos, les sous-alimentés, les disgraciés, les mutilés (de l’El Seneur), les chômeurs, les handicapés, les affligés, se pressent contre les grilles et tendent des mains avides qu’ils retirent à vide car personne ne se soucie de leur jeter des reliefs. Les chiens sont là pour déguster ce qui est dédaigné par les convives. Lorsque les implorants implorent trop fort, des gardes à l’extérieur leur administrent de larges et généreux coups de fouet.
Depuis nos fenêtres, nous considérons cet affligeant spectacle.
— Si c’est pas honteux, s’indigne Pinaud. Pourquoi ces gens ne se révoltent-ils pas ?
— C’est pas dans leurs moyens, Pinuche, je lui réponds. Faut quinze cents calories pour faire une révolution, et eux sont bien loin de les avoir…
Pendant l’heure sacro-sainte de la sieste, je mijote mon plan de bataille. Je peux avoir besoin du Gros, pour ce qui se prépare, par conséquent, c’est lui qui ouvrira la séance. Il passera en levée de rideau et moi je me produirai tout de suite après. De cette façon, nous aurons un moment assez long pour visiter les oubliettes. J’espère que tous les gars du palais assisteront (Basses-Alpes) de près ou de loin au spectacle.
À trois plombes, je secoue mon compère.
— Mets-toi en tenue, Béru, ça va être à toi de jouer.
Il grogne, se gratte l’abdomen et se lève en gémissant.
— Ma tenue, dit-il, elle est pas dure : je reste en slip.
Il prend une bouteille d’encre et une autre de teinture d’iode. Nanti d’un tampon d’ouate, il constelle son Éminence (qui en possède pourtant une belle quantité) de taches ocres et de taches noires.
— Je le léoparde, m’explique le Gravos, ça fait plus lutteur, tu saisis l’astuce ?
— Ah ! le complimenté-je, le Système D. n’a pas de secret pour toi, Béru. Tu le hausses au niveau des sciences exactes.
Content de lui, il réclame une bouteille d’huile et s’oint de lard. Après quoi, il opère quelques exercices d’assouplissement.
— Bon, paré, dit-il. Je suis bien en jambe, bien en souffle et mes mécaniques ont jamais z’été plus rodées.
Il descend dans le jardin où va avoir lieu la représentation et se présente sur la piste préparée pour les numéros, d’une démarche noble et lourde de gladiateur.
Tout le monde est là.
— T’as pas trop le trac ? je chuchote au Mahousse.
Il me regarde avec stupeur.
— T’es louf ou quoi, San-A. ? Le trac, moi ? T’as lu ça dans Fillette-Magazine. Y a qu’une chose qui me fait peur, vois-tu, c’est qu’on me refile une mauviette comme partenaire. Du coup, je perdrais la face et ça me serait duraille. Quand je me coltine avec un zig, j’aime que le zig dont au sujet duquel il est question ait du répondant dans les mécaniques sinon y a pas de charme.
À ma demande, on a planté quatre pieux sur la piste. Ce sont des pals piqués à l’envers, en somme. Et on a tendu une corde autour pour figurer un ring.
Béru passe sous la corde et se présente à la fringante assistance, les bras en V, dans l’attitude du jevousaicompris réglementaire. Il fait un gros bide. Les Arbis de la haute sont avares de leurs bravos et ne les accordent qu’aux vainqueurs.
— Ils sont constipés des phalanges, me fait observer le Gros, bougon en revenant dans son coin où je le manage, une serviette à la main.
— Les beignes, ça va être pour saluer ton triomphe, Gars, le réconforté-je.
L’émir Obolan, qui est assis à la gauche de l’iman Komirespyr, pour la bonne raison qu’il a pris l’iman à sa droite, fait un signe.
Alors il se passe quelque chose. Un être surprenant, quasi préhistorique surgit. Il mesure deux mètres dix au moins. Il a une cage thoracique large comme une barrique. Il est noir et aussi velu qu’un gorille. C’est presque un gorille, il en a eu un, en tout état de cause, dans ses ascendants directs. C’était soit sa maman, soit son papa. Peut-être les deux, au fond ? Y aurait qu’un grand-père homme. Oui, c’est possible.
Bérurier sourit.
— Ils sont mal organisés, les organisateurs, plaisante-t-il. Ils mélangent déjà les numéros. V’là qu’ils annoncent la ménagerie en même temps que la lutte à main libre !
Je ne partage pas sa bonne humeur, car je viens de piger que cet être gigantesque, monstrueux, antédiluvien, c’est le partenaire de Bérurier.
L’émir se dresse et, tourné vers ses hôtes, leur baragouine quelque chose de sa voix plus sucrée qu’un kilo de rahaloukoums. Ils approuvent silencieusement.
Alors Obolan s’adresse à nous.
— Étrangers, fait-il, voici l’adversaire qui a été choisi pour le combat. Son nom est Durondubaiduradada, ce qui signifie « Tranche-Montagne ».
Je file un coup de saveur à Béru. Il est pâlichon, le biquet.
— Si que vot’ Majesté voudrait me permettre, fait-il, ce gentèleman et moi on n’est pas de la même catégorie. Moi je ne suis que dans les lourds, tandis que lui est au moins dans les impesables.
— Nous n’avons pas à entrer dans ces considérations, fait sévèrement Obolan. J’ajoute, ajoute-t-il en effet, que pour donner plus d’âpreté au combat, j’ai décidé que le vainqueur recevrait une bourse de mille klitoris et que le vaincu serait castré.
Si le tonnerre tombait sur la bouille du Mastar, il ne serait sûrement pas plus étourdi.
— Vous dites, Monseigneur Sa Majesté ?
— Que le vaincu sera castré dans l’heure qui suivra le combat. Le vainqueur est celui qui aura fait perdre connaissance à son adversaire. Allez, et, comme le dit un proverbe kelsaltique : que le meilleur ne perde pas !
Je suis atterré. On entend castagnéter le râtelier du Gros. Ses genoux s’unissent dans la frousse.
— Mais je refuse le combat, me dit-il. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à ce king-kong, à part lui lancer des cacahuètes ?
— Trop tard, Gros, nous sommes au pied du mur.
— Nous ? On voit bien que c’est pas tes précieuses qui sont dans la balance. Moi, je vais te bonnir une chose : j’aime mieux clamser plutôt que de rentrer à la maison sans mon matériel à distribuer des frissons. Jamais un Bérurier n’a fini sa vie avec ses prunes dans une boîte à bijoux.
Il est interrompu par une aigre sonnerie de flûtes.
— Tu dois gagner, Béru. C’est la seule solution possible. Prends-le au corps à corps. C’est un colosse, il est balourd. Empêtré dans sa viande, tu vois pas ?
Le Gros s’éloigne, pitoyable, c’est le cancre puni qui s’en va au piquet. Il est minuscule tout à coup devant Tranche-Montagne.
Une puce !
L’autre, qui a des usages, lui tend la main pour le paluchage pré ambulatoire. Béru, maussade, laisse tomber sa dextre dans celle du super-gorille et le voilà qui pousse une beuglante en tombant à genoux.
— Oh ! le bandit, qu’il éructe le Mastar, qu’est-ce qu’il vient de me filer comme électricité extatique dans les salsifis ! C’est pas de jeu. Il a un étau en guise de mains !
Le combat commence. Sa Majesté affolée commence par tourner autour du king-kong comme s’il cherchait une brèche par laquelle s’évader. L’autre pousse des grognements d’ours et le fixe sans aménité. Et tout à coup, comme le digne Béru passe à sa portée, il lui file une manchette. Étourdi, Sa Pomme chancelle et met un genou en terre. L’autre s’avance pour le finir.
— Fais gaffe, Mec ! je supplie, il va te cloquer la manchette lapinière !
Dans un suprême effort, Béru roule de côté et le bras de l’homme-montagne s’abat à vide. Mon camarade se relève et fait front à nouveau. Dans l’assistance, chacun retient son souffle.
Tout en décrivant des esquives, le Gros fulmine.
— C’est pas de jeu. Je déposerai une plainte à la fédération de catch. C’est le combat de David contre Colgate !
— Saoule-le, Gros ! exhorté-je. Tu le promènes en rond, et tu risques la feinte à Jules.
Il m’obéit. Très vite, en sautillant, mon ami oblige son redoutable vis-à-vis à tourner presque sur place. C’est un lutteur, mais pas un valseur, Tranche-Montagne. Quand il a fait huit révolutions complètes sur soi-même, il dodeline un peu.
— La boîte à ragoût, Gros ! suggéré-je.
Sa Pomme a pigé. Il feinte du corps par une nouvelle rotation et plonge, tête première dans l’estomac du Terrible.
On dirait qu’il vient de percuter la porte d’une église au volant de sa chignole. Ça fait un bing caverneux. L’autre n’a pas bronché, mais Béru est étourdi. Ses jambes sont en pâte de coing. On dirait qu’il marche dans les sables mouvants, l’émouvant.
Je le vois mal parti. Il tombe assis sur son derche, avec l’air pensif du gars qui vient de recevoir un wagon de briques sur la cafetière.
— Ne compte pas les étoiles, Gradu ! je lui lance. Pense à tes valseuses, c’est plus urgent.
Heureusement que le mammouth n’a pas une grande promptitude de réflexes, sinon il pourrait, d’un coup de tatane, décoller la noble hure béruréenne.
— Debout ! glapis-je. Debout, Gros. Y a urgence !
Il se redresse et murmure dans ma direction.
— Qu’est-ce que je peux faire : il a le bide en acier. C’est l’homme de Gros-Moignon je te dis !
— Fonce ! Fonce ! il arrive.
On murmure dans l’assistance. Ils ne trouvent pas le combat passionnant, messieurs les Seigneurs. Le sang à la une, ils se demandent si ça va être pour aujourd’hui ou pour demain. Pour un rien, ils se feraient rembourser, alors que c’est Béru qui va être déboursé dans pas longtemps.
Le Gros se rabat dans mon coin, toujours coursé par son mastodonte.
— Pour me le faire, il me faudrait une mitraillette jumelée, assure-t-il. T’aurais pas une épingle que j’y crève les lampions ?
J’ai une épingle. De sûreté ! Je l’ouvre et la fais discrètement choir sur le sol.
— Fais encore un tour et tu te laisseras tomber ici pour la ramasser !
Il a pigé. Cette fois, devant sa fuite éperdue, l’assemblée proteste. Le Gros (qui est devenu le petit) attend un atout de l’autre qui justifiera son billet de parterre. Ça vient, mais Béru l’efface mal et il est groggy.
Un Arbi s’approche du ring et compte en kelsaltipe les fatidiques secondes.
— Lève-toi, Gros ! m’égosillé-je. Lève-toi !
Il ne bouge pas. L’arbitre improvisé poursuit sa comptabilité. Il doit en être à six.
— Lève-toi tout de suite : voilà Berthe !
Ça commotionne Alexandre-Benoît, il réagit, se lève. Miracle, l’épingle n’est plus à terre. L’a-t-il ramassée ? Je le souhaite. King-Kong veut en finir. Il s’élance. Béru se baisse, l’autre culbute dans la corde. Un pieu est arraché. Le gars tombe, face à terre. Béru en profite pour se jeter sur lui. C’est la première fois qu’il a semblant davantage. D’un coup de reins, Tranche-Montagne s’en débarrasse. Béru roule sur le flanc. Alors l’autre s’agenouille pour lui faire un étranglement. Il porte ses battoirs au cou de mon camarade. Ils sont ventre à ventre. Le mufle du lutteur kelsaltipe fait un bruit de turbine.
Béru sort déjà une langue plus longue que le tapis qu’on déroule sur l’aire d’atterrissage d’Orly lorsque le général rentre de ses prestations à domicile.
C’est la fin, je m’apprête à jeter la serviette, compromettant par ce simple geste une éventuelle descendance des Bérurier. Mais qu’arrive-t-il ? Tranche-Montagne a un soubresaut. Il lâche le gosier du cher Béru pour porter ses mains à son bas-bide.
En deux énergiques soubresauts, Béru est sorti de sous la carcasse de son antagoniste. Je le crois, maintenant quand il m’affirme avoir fait du rugby au régiment. Il botte un de ces coups de pied de pénalité dans la tronche du gorille qui ferait mourir de jalousie notre cher Albaladejo. L’autre éternue et regarde son adversaire.
— Attends, ma carne, je te vais servir les légumes en même temps, halète Bérurier.
Il fait un saut de champion et s’abat de tout son poids sur la poitrine du mammouth. Cent dix kilos de charge utile dans les cerceaux, ça compte, même quand on est un super-superman. Tranche-Montagne ne tranche plus rien.
Il suffoque. Lors, ma Gravosse s’agenouille à côté de son adversaire, du tranchant de la main il mitraille le cou du quasi-vaincu. On dirait un boucher cisaillant un os de bœuf à grands coups de coutelas. Cette fois, le gorille tourne de l’œil, c’est net. Mais Béru ne s’en aperçoit pas. Il ne veut pas s’en apercevoir. Superbe dans sa noire fureur, il frappe, et frappe, et refrappe, et frappe encore ! Puissant, généreux, invincible !
Il est devenu mécanique. Oui, c’est une machine à mettre K.O. Une machine à détruire les gorilles.
— Arrête les frais, Gars ! lui crié-je. Il a son taf.
Sa Rondeur ralentit, s’arrête et considère le grand corps inerte étalé à ses pieds. Il se redresse et fait quelques mouvements du bras afin de rétablir sa circulation.
Puis, s’adressant aux monarques, il leur lance :
— Eh ben, Mes Majestés, faut-il vous l’envelopper, c’est pour emporter ?
Un tonnerre d’applaudissements. Ils n’en reviennent pas, les émirs, de cette prouesse. Y a l’Iman qui vote une gratification spéciale avec mention du jury. Des gardes viennent choper Tranche-Montagne par les lattes et l’évacuent, comme les péones des arènes évacuent un taureau mort.
— Tu as été sensas, Gros, applaudis-je.
— J’ai fait comme j’ai pu, me dit-il. Heureusement que j’avais ton épingle. C’est pas qu’elle était grosse, mais je l’y ai planté dans les breloques. Je m’ai dit que du moment qu’on allait les y couper, c’était pas la peine de se gêner, tu comprends ?
Je comprends.
Maintenant, c’est à moi.
À moi de jouer pour l’honorable assistance d’abord.
À moi de jouer pour mon compte personnel after.
Mon numéro est sobre, classique, impec.
Je fignole. Je commence par une petite série de boules de verre jetées en l’air par Pinuche — mon assistant — et que je pulvérise à coups de pistolets. Puis je coupe des cigarettes aux lèvres du même Pinuche. Il a drôlement confiance en mes qualités buffalobiliennes, le Déchet. Recta, je cisaille les mégots au ras de ses moustaches de rat. Ça plaît. On m’applaudit. Le pétard de précision du père Obolan me botte. J’ai bien envie de le lui sucrer à la faveur de ces réjouissances. Mon petit doigt me chuchote qu’il pourra m’être utile dans pas longtemps et sans doute avant. Aussi, lorsque j’ai réussi le clou de mon numéro : un tir à la renverse accompli en visant dans un miroir, il ne m’est pas difficile de glisser la seringue dans ma gandoura au lieu de la remettre dans son écrin.
Ouf ! Nous en avons fini. Maintenant c’est le mangeur de feu qui va se déguiser en lampe à souder. Puis viendront les danseuses, Sirk, etc… J’ai du temps devant moi.
— Annonce-toi, Gros, fais-je. Et toi aussi, Pinuchet.
Nous remontons dans nos appartements. Il n’y a personne dans les couloirs. Les larbins se pressent aux fenêtres pour mater les performances. C’est vraiment le bon moment.
La gosse Lola est assise sur mon plumard. En la découvrant, mes subordonnés insubordonnés écarquillent leurs obturateurs. Mais où ils sont complètement siphonnés, c’est quand ils voient la favorite se précipiter dans mes bras et me galocher tout en me faisant dans l’entrepont le coup du genou-pédaleur.
— Ah ! ben toi, alors ! bredouille l’Enflure, on te changera jamais. Partout où y a du cheptel, tu te sélectionnes le surchoix.
Pinaud, plus réaliste, murmure :
— C’est de la démence, San-A., tu sais ce que tu encours ?
Je rends à Lola la monnaie de son baiser avant de répondre car Félicie m’a appris qu’il ne faut jamais parler la bouche pleine.
— Pas de panique, mes enfants. Si on ne risquait pas sa vie par amour de l’amour, pourquoi la risquerait-on ?
— Vous êtes prêt ? me demande Lola.
— Je suis.
— Alors venez.
J’intime à mes preux chevaliers l’ordre de nous filer le train et je marche sur les talons de Lola.
Elle connaît ce palais comme la poche de mon kangourou.
Au bout du couloir, la voilà qui soulève une tenture et qui s’engage dans un escalier dérobé.
On se descend commako la valeur de trois étages, alors que nous sommes partis du premier. Ce qui revient à dire, je le précise pour ceux d’entre vous qui seraient faibles en mathématiques, que nous arrivons deux étages sous terre. Une porte de fer dont les barreaux ne sont pas rachitiques barre soudain l’escalier. Lola met un doigt sur ses lèvres et me désigne un garde assis sur un tabouret.
L’homme est en train de graisser un revolver gros comme une bombarde. Il fredonne une mélopée.
— C’est lui qui a les clés, me chuchote Lola. Et il y a deux autres gardes dans une pièce voisine.
Problème épineux. Que faire ?
Si je me mets à casser la cabane avant d’avoir assuré nos arrières, je risque fort de me faire bloquer dans une impasse. D’un autre côté, il est indispensable que je communique avec les prisonniers. Alors ?
— Tu parles kelsaltipe, chérie ? je demande à la souris.
— Couramment !
— C’est vrai que tu es douée pour les langues.
Je dégaine le pistolet et le coule entre les barreaux.
— Tu vas appeler l’homme à voix basse et lui dire de venir ouvrir, sans qu’il fasse le méchant, O.K. ?
— S’il appelle ? objecte la belle messaline.
— Il n’appellera pas deux fois. À ces profondeurs et avec le boucan qu’il y a dans le jardin, le bruit d’une détonation passerait inaperçu.
Elle est prête à tout, Lola. Pour une fille soumise, c’est une fille soumise.
— Hé ! Houssékonsmé poûrsbékoté ! fait-elle.
Le garde cesse de chanter, lève la tête, nous voit, se dresse, empoté avec son revolver démonté. Il doit regretter d’avoir choisi ce moment pour lui faire sa toilette intime à son pétard.
— Féfissa ! lui lance Lola.
Il regarde en direction de la pièce où se tiennent ses potes. J’ai un petit mouvement du pistolet très opportun. Le gars, c’est pas le chevalier Bayard. Il s’approche jusqu’à la grille.
— Dis-lui qu’il lève les bras et chope la clé de la tirelire dans sa poche, beauté !
Elle exécute docilement mes ordres. Nous voici dans la place. D’un hochement de tranche, je signifie au Gros de s’occuper du garde. C’est pas au vainqueur de Tranche-Montagne qu’il faut faire un dessin pour lui apprendre la façon de mettre un zig K.O. en douceur.
Il l’étale d’une manchette en pleine glotte. De sa main libre, il le rattrape afin de freiner sa chute. Avant de le déposer à terre, il lui place un petit crochet sec comme un biscuit à la pointe du menton. Je connais la dose de Béru. Cette anesthésie va chercher dans les dix minutes.
— Surveille le type et la lourde, chuchoté-je dans la feuille de la Vieillasse. S’il y a du pet, tousse.
Silencieux comme l’ombre d’un sourd-muet sur du velours, je me dirige vers la porte de droite. J’entends parler à l’intérieur.
— À nous deux de faire, Mec, dis-je au Gros. On les cueille à la surprise. Je délourde brutal et chacun prend le sien, correct ?
— C’est parti.
Aussitôt dit, aussitôt fait. D’un coup de tatane, je virgule la porte. Nous découvrons un large couloir sur lequel s’ouvrent des cellules semblables à celles que nous occupâmes lors de notre arrivée chez Obolan.
Deux bonshommes jouent au troufignard-borduré en buvant du sirop dévogecazé. Leurs mitraillettes sont posées sur la table, près de leurs tasses.
Ils sont vifs. Notre brutale intrusion les paralyse deux secondes seulement. Les voilà qui empoignent leurs pétoires.
Le drame, comprenez-vous, c’est qu’ils sont à l’autre bout du fameux couloir et que nous avons une dizaine de mètres à faire avant de les atteindre. Je pige illico qu’on arrivera sur eux juste à temps pour morfler une giclée de dragées brûlantes dans le placard. Alors j’applique la jouvence extrême. Pas celle de l’abbé Souris, l’autre : celle du révérend Pan-pan.
Deux balles : deux défunts ! Je les ai dotés l’un et l’autre d’un troisième œil. À propos de troisième œil, ça me fait penser à l’histoire de la maîtresse d’école qui demandait à ses élèves s’ils aimeraient avoir un troisième œil et si oui, où ils souhaiteraient l’avoir. Le premier le voulait derrière la tête pour surveiller ses arrières, le deuxième le voulait à la plante de ses pieds pour mater les embûches du chemin, et le troisième rêvait de l’avoir au bout du zizi-à-coulisse, afin de pouvoir le passer à travers la haie pour suivre en douce les matches de football le dimanche. À part ça, qu’est-ce que je voulais dire ? Oh ! oui : les gardes. Ils sont morts.
Béru, qui avait déjà pris de l’élan, culbute leurs carcasses et s’étale sur le sol.
Il se relève en sacrant comme à Reims. L’endroit est mal éclairé par deux lampes à huile (le Sieur vous les offre). Je regarde dans les cellules. Elles sont au nombre de quatre. Deux seulement sont occupées.
Dans la première, il y a un type barbu, hirsute, blême, exsangue, pouilleux, crasseux… Qu’est-ce que je pourrais ajouter encore ? Il a d’immenses yeux fiévreux, ses lèvres sont retroussées sur des dents de tête de mort. Il est affalé sur le sol dans l’attitude d’un mendiant qui connaît son métier et qui vous chatouille la glande à pitié de doigt de maître.
Je m’approche.
— Vous êtes S 04 H2 ? je lui demande, croyant reconnaître dans ce fantôme l’un des agents disparus.
— Un Français, bredouille-t-il d’une voix d’hypnose.
Je mate dans la seconde cellule et mon cœur me grimpe sur la langue. Le deuxième mec des Services est cloué nu sur une croix de Saint-André. Il me paraît mort. On l’a écorché vif. Vous entendez bien ? Il a été dépecé. On voit ses organes comme sur une planche d’anatomie.
Lola, qui nous a rejoints, tourne de l’œil. Béru se penche pour vomir. C’est pas soutenable, un spectacle pareil !
— Ah ! les ordures ! je lamente. Ah ! les misérables ! Cherche les clés des cellotes, Gros. Et fais vite.
Béru en a les larmes aux gobilles. Il se ramène avec les ouvre-boîtes demandés. Une affreuse odeur s’exhale de la seconde cellule. Des débris humains jonchent le sol. Je m’approche du supplicié. Le cœur bat encore. Il est évanoui. Je lève mon revolver et, comme dans un cauchemar, je presse la détente. La balle lui a ravagé la tête, seule partie de son pauvre corps qui soit demeurée intacte.
— On ne pouvait rien d’autre pour lui, dis-je au Gros.
Maintenant, il nous reste à délivrer le premier. Nous sommes obligés de le porter. Il a des plaies aux pieds et aux mains, de vilaines brûlures qui suppurent.
Quand je dis que nous le délivrons, le terme est excessif. Où aller ? Que faire ? De quel moyen de fuite disposons-nous ?
Il est d’une faiblesse extrême, S 04 H2.
— J’ai soif, gémit-il, ça fait quatre jours que je n’ai pas eu la moindre goutte d’eau.
Je lui tends la carafe de sirop des gardes et il boit à longs traits.
Pendant ce temps, au milieu de mon carnage, je gamberge vivement.
La seconde partie de ma mission est remplie : j’ai retrouvé (et délivré) les deux agents français disparus. À la troisième, maintenant : les ramener à Paris. Pour ce qui est du second, il n’en est bien entendu pas question. Mais le premier est vivant…
— Qui êtes-vous ? balbutie-t-il.
— Commissaire San-Antonio.
— Merci…
— Vous me remercierez plus tard, si nous parvenons à nous sortir de ce merdier. Les gardes sont relevés tous les combien ?
— Toutes les huit heures.
— Il y a longtemps que ceux-là avaient pris leur service ?
— Non.
— Et les types blonds, ils viennent souvent vous harceler ?
— Ça fait deux jours que je ne les ai pas vus.
— Parfait.
Ma décision est prise.
— Béru, ligotez le garde de rentrée et foutez-le dans une des cellules. Remuez-vous !
Je m’adresse à Lola :
— Tu as aperçu les deux Ruskoffs, aujourd’hui ?
— Oui, fait-elle, ils partaient à bord de leur jeep.
Ils s’en tamponnent la faucille, des réjouissances, les blondinets. Au charbon !
— Nous avons notre petite chance, fais-je. Pour peu que nous puissions disposer de quelques heures, ça collera.
Nous remontons précautionneusement après avoir bouclé la porte de fer.
— Toi, Lola, fais-je, tu vas regagner ta base. Maintenant, il faut attendre la nuit pour agir. Nous allons planquer le prisonnier dans nos appartements tandis que je m’occuperai d’organiser la croisière du retour.
— Ne me laisse pas, implore-t-elle. Si tu partais sans moi, je me tuerais !
— Sois sans crainte, je tiens toujours mes promesses.
Là-dessus, je dis au revoir à cette précieuse camarade de sommier et je regagne ma piaule avec S 04 H2, lequel se prénomme Gérard.
Il est guère vaillant, le frère. Béru joue les infirmiers bénévoles tandis qu’au-dehors, Sirk Hamar joue les bénévoles en faisant disparaître des colombes. Béru trempe les plaies de Gérard dans un vase d’huile et les lui bande avec des morceaux de drap découpé en lanières. Pinaud va lui chercher à bouffer. On se le colmate, le pauvre. Il nous raconte son odyssée d’une pauvre voix fragile. L’avion qui les ramenait de Pékin, son camarade et lui, s’est donc posé dans le désert. Des cavaliers sont arrivés, qui les ont proprement neutralisés sans que les autres passagers de l’avion s’en aperçoivent. Certains créaient une diversion en faisant une fantasia tandis que les kidnappeurs agissaient. On les a ensuite amenés au palais et jetés en prison. Quelques heures plus tard, les deux hommes blonds sont arrivés. Fouille minutieuse ! Puis la torture pour leur faire dire où se trouvaient les documents qu’ils étaient chargés de convoyer.
— J’ai tenu bon, murmure Gérard. Ils m’ont brûlé les pieds et les mains avec un chalumeau. Puis ils ont semblé se désintéresser de moi pour se consacrer à mon ami. Ludovic leur a dit que les documents se trouvaient à l’état de microfilms dans une pièce truquée. Et que cette pièce, au moment de notre capture, il l’avait laissée tomber dans le sable.
Je pige maintenant les raisons de ces travaux sur remplacement de l’atterrissage. Les Ruskis cherchent la pièce. Voilà pourquoi ils ont quadrillé le terrain et le passent au crible.
— Qu’est-ce qu’on fiche ? s’inquiète Béru qui a vécu en silence les différentes phases de ce coup de main.
— Il faut que je lance un message-radio, décidé-je. Si le Vieux ne nous fait pas envoyer un zinc pour nous récupérer, nous sommes flambés. Il n’est pas question de se farcir quatre ou cinq jours de galopade dans le désert avec ce blessé. D’ailleurs, où sont passés nos dromadaires, à cette heure ? Tu penses bien qu’on nous les a chouravés depuis longtemps.
J’écarte la pile de coussins composant mon lit.
— Gérard, vous allez vous allonger ici. Nous vous recouvrirons de coussins en les empilant de façon à vous ménager une aération.
« Et vous ne remuerez pas le petit doigt jusqu’à ce que nous soyons de retour. Compris ?
Il est d’accord. C’est un homme au bout du rouleau, grelottant de fièvre et de souffrance.
Lorsque nous l’avons planqué, je me tourne vers les camarades syndiqués qui m’escortent.
— Pinaud, j’espère que le gars Sirk a fini ses passes, va le récupérer, on vous attend, le Gros et moi, à la sortie du palais.
Comme vous le voyez, mes bons amis, c’est le branle-bas de combat. Je suis le commandant dans la tempête. Une demi-douzaine d’existences (dont la mienne) sont entre les mains de mon esprit d’initiative, comme l’eût écrit Ponton du Sérail. Faut donc faire gaffe, faire vite, et faire juste !
Pinaud, flanqué de Sirk Hamar, se ramène. Je me dis qu’après tout, nous n’avons pas besoin d’être quatre pour faire ce que j’ai envie de faire et j’ordonne à Béru de rester au palais pour s’assurer que rien ne cloche. En ce moment, la fête bat son plein. La musique de la garde imanienne joue une marche kelsaltipe : Oui, oui, je sens bien que tu aimes l’émir sur un air adapté du folklore étatsunien.
— Si par hasard il y avait du pet, Gros, essaie de t’en sortir et de venir donner l’alerte, nous serons sur la hauteur.
— Tâchez moyen z’aussi d’être à la hauteur, pouffe le Patapouf.
Telle est bien mon intention.