Le cortège s’organise comme suit : Sirk et Béru coltinent la malle, Pinaud et Gérard[15] les précèdent, moi je ferme la marche.
Nous prenons la sortie qui sert, dans le sens contraire, d’entrée des fournisseurs. C’est plus prudent, car l’entrée principale (qui sert éventuellement de sortie d’apparat) est très fréquentée. Certains émirs rentrent déjà chez eux pour des raisons diverses. L’un parce qu’il a oublié de fermer le gaz en partant, un autre parce qu’il veut suivre l’homme du Quinzième Siècle à la Télé (on est en retard au Kelsaltan) et le troisième parce qu’il a un élevage de chats persans et que ces bêtes-là, c’est comme les chiens de Pathé-Marconi, ça ne connaît que la voix de son maître.
Donc, profitant de ce que l’animation a lieu devant, nous nous tirons par derrière.
Cette issue (qu’on appelle au palais l’issue des pieds parce qu’elle ne comporte pas de paillasson) est gardée par un poste de guerriers rébarbatifs.
Ce sont des eunuques de la garde spéciale de l’émir Obolan, qu’on appelle ici la garde « Mheurménsrhanpa » en souvenir de la bataille Merdave qui permit aux Kelsaltipes de battre les Kambronars.
Les gars dont je vous cause, bien que privés de leurs scapulaires à quetsches, n’ont pas l’air de fillettes. Imaginez des gaillards de deux mètres (chacun) avec des moustaches larges comme des pains de deux livres et des yeux si terribles que lorsqu’ils vous regardent, on se met à faire de la température.
Pinaud et Alcide passent la porte sans encombre, puisqu’ils n’en ont pas sur eux. Maintenant, c’est la Gravosse et Sirk qui s’amènent. Je vous ai déjà parlé de mon petit lutin intime, vous savez ? Le petit mec embusqué dans mon caberlot qui me tuyaute sur certaines choses dans les circonstances périlleuses. En ce moment, il gratte à ma cellule du dessus et m’annonce que ça va barder dans si peu de temps que ça barde déjà.
Effectivement, les deux militaires surveillant la porte se placent en travers du passage, mitraillette braquée, et d’autres radinent du poste de garde avec des intentions tout pareillement belliqueuses.
J’ai une suée.
Le gougnafié-chef[16] intervient. Il désigne la malle et enjoint à mes zèbres de la poser à terre.
Béru, natürlich, se met à parlementer. Mais les militaires ne comprennent pas le français. C’est Sirk qui prend le relais en s’efforçant d’avoir l’air dégagé.
— Trahou davu cavu farcih ! dit-il.
Et il ajoute cette phrase qui m’impressionne passablement :
— Nonobstan béhèncéhi cérapé.
Ça ne lui fait pas plus que si on lui lisait du Claudel, au vaillant gougnafié-chef. Il donne un coup de pied sur la malle et glapit d’une voix d’eunuque enroué :
— Délourdéssa hélèfissa !
Autant dire que nous touchons le fond de l’abîme. Ça sent déjà la vase.
Là-bas, Pinaud et Alcide attendent. Je leur fais signe de disparaître. Eux, au moins, ont maintenant une chance de s’en tirer. Pour ma part je pourrais sortir, notez bien, mais le bon San-Antonio, a-t-il jamais laissé un de ses hommes dans la barbouille ?
— Ça se corse ? je demande à Sirk.
— Ils veulent absolument qu’on ouvre.
— Si on piquait un démarrage style Jazy ? propose le Gravos.
— Les balles courent plus vite que toi !
J’ai sur moi un pistolet mitrailleur piqué aux Russes, et effectivement, je pourrais l’utiliser, mais la partie serait perdue d’avance. Ils sont au moins vingt gardes en arme, maintenant. À quoi bon en scrafer quelques-uns puisque les autres nous allongeraient tout de même.
— Essayez de faire demi-tour avec la malle, nous verrons bien.
Mes deux lascars chopent les manettes du coffre, mais le gougnafié-chef pose le pied dessus. Il fait un signe à ses sbires. En dix secondes, Lola est découverte. En apercevant cette beauté dans son écrin, les guerriers ont un mouvement de recul. Ils viennent de reconnaître la favorite de leur émir et ça leur colle les jetons. Ils s’attendaient à découvrir un vol, non un rapt.
En moins de temps qu’il n’en faut à un contractuel pour avoir l’air d’un contractuel, nous nous retrouvons face au mur, les bras levés, avec chacun le canon d’une mitraillette entre les épaules.
C’est l’affairement. Ça crie dans le landerneau. Ça cavale. On se bouscule…
Lola me lance :
— Laisse-moi parler, et dis comme moi sinon vous êtes perdus tous les trois !
La garde a prévenu l’émir et Sa Majesté Obolan s’amène, toute réception cessante.
Il est dans une fureur noire. Tellement noire qu’il en est tout blanc, le pauvre lapin. Lola se met à parlementer avec une véhémence toute féminine. Elle s’exprime en kelsaltipe, et pourtant je pige très bien ce qu’elle bonnit à son seigneur.
Il n’est que de voir l’index accusateur qu’elle brandit sur Sirk Hamar et que d’entendre les protestations forcenées de monsieur le truand pour réaliser qu’elle lui fait porter le bitos. Elle lui cloque tout sur le râble. Et lui se défend comme un perdu.
Que dit-il ? That is the point of interrogation. Son système de défense m’échappe. J’ignore s’il a la magnanimité de se sacrifier ou bien au contraire s’il se met à table.
Lorsque la môme Lola et Sirk ont bien vitupéré, l’émir dit quelque chose et on nous entraîne tous dans la salle du petit conseil.
Mon regard croise celui de Lola. Je l’interroge muettement. Elle me fait comprendre qu’Hamar n’a pas parlé de notre mission.
Ça me réconforte quelque peu.
Béru, désenchanté, regarde tomber le crépuscule.
— Je commence à en avoir classe, soupire-t-il, et j’aimerais bien rentrer chez moi !
— Prends un taxi, ricané-je, tu le porteras sur ta note de frais.
— J’ai une idée que c’est mon corbillard, que je porterai sur ma note de frais.
L’émir se tourne vers moi.
— Étranger, m’attaque-t-il, ma favorite prétend que l’homme qui t’accompagne est un ancien nervi[17].
— Je l’ignore, Votre Majesté.
Béru, qui reprend espoir, se hâte de débloquer :
— Vous savez, mon émir, les prestidigitateurs, c’est comme les bonniches, faut pas chicaner sur leurs certificats, on prend ce qu’on trouve !
Obolan frappe l’acajou incrusté d’or et de nacre de son burlingue[18].
— Silence ! Ma favorite prétend que c’est cet homme qui l’a expédiée dans mon pays. Il paraîtrait qu’on ne la lui aurait pas payée et que c’est pour cela qu’il voulait la remporter.
Je hausse les épaules.
— J’ignore tout de cette affaire, Votre Seigneurie.
Re-Béru :
— Sa grandeur seigneuriale et majestueuse doit bien se penser que si j’aurais su quoi t’est-ce qu’il y avait dans la malle, je ne l’eusse point portée… Je me disais z’aussi qu’elle était bougrement lourde.
Obolan se recueille.
— Étrangers, fait-il, je ne veux pas ternir l’éclat de ces festivités par une sentence sévère. Obolan-le-Juste, tel est le surnom qu’on a forcé mes sujets à me donner. Voilà ce que je décide : attendu que ma bien-aimée favorite prétend que votre ami le lutteur et vous ignoriez le contenu du coffre, vous ne serez condamnés qu’à cinquante coups de fouet…
— Chacun ou si on se les partage ? questionne le Gravos.
— Chacun ! précise Obolan.
Il poursuit :
— Attendu que Sirk Isker ne peut fournir la preuve qu’il n’a pas été payé lors de la vente de ma bien-aimée Lola. Attendu qu’il a voulu se faire justice en l’emmenant de mon palais clandestinement. Attendu qu’il a osé porter la main sur elle, nous le condamnons à être castré, puis empalé, ainsi que l’exige notre loi émiriale.
Sirk pousse un hurlement avant-coureur.
Cette fois, y a pas d’erreur, il va s’affaler… Obolan ne lui laisse pas le temps de parler.
— Toutefois, enchaîne-t-il, attendu que c’est grâce à Sirk somme toute que j’ai eu le rare bonheur de connaître ma bien-aimée favorite, je fais grâce en ce qui concerne le supplice du pal.
Ça ne calme pas tellement Sirk qui n’apprécie guère la première partie de la condamnation.
Vivement, je lui lance :
— Ne moufte-pas, mec, sinon ça serait le suppositoire de châtaignier pour tous.
Il pige et, par un prodigieux effort de volonté, se contient.
— Que l’ablation soit effectuée sur-le-champ ! décide l’émir.
Bérurier lève la main pour demander la parole.
— Dites voir, Majesté, puisque Votre Sir est si bon, et puisque c’est la java monstre aujourd’hui, Votre Aimable Honneur pourrait pas nous accorder les cinquante coups de martinet avec sursis ? On lui a fait du bon travail à sa séance, non ? Vos invités, si c’étaient pas des pommes, ont dû être joyces.
Obolan est dans ses bons days. Il palpe doucement les cuisses de sa Lola retrouvée. C’est curieux comme les tyrans sont faibles en amour. Ce zig qui fait tomber les têtes et les noix comme vous laissez tomber deux sucres dans votre café du matin, est tout bêlant avec sa gosse d’amour.
— Doux Seigneur, gazouille cette friponne, étant donné que ces deux hommes n’ont absolument pas voulu nuire à Votre Majesté, ne pourriez-vous point les gracier pour l’amour de moi ?
Il lui met une caresse masseuse sur la malle arrière.
— Et que me feras-tu si je leur accorde le sursis ?
Elle se penche à l’oreille d’Obolan et lui chuchote des trucs qui font rigoler l’émir.
— Qu’il en soit fait selon ton désir, déclare ce dernier, soucieux de s’assurer une nuit de qualité.
Du coup, je tire Béru par ses basques pour l’inviter à se prosterner comme moi aux pieds du magnanime.
— Grand des grands, psalmodié-je, Gardien des vertus, Rayonnement du pouvoir souverain, Splendeur glorieuse des sables, Maître incontesté de tous les shahs et de tous les ras d’Aigou et de la périphérie, Commandant suprême de l’armée et également de la marine et de l’aviation si vous en possédiez un bateau et un avion, Commandeur de la foi, Grand Cordon Ombilical de l’ordre des Hépatiques, Lumière des nuits, Chaleur des jours, Abonné à Rustica, Aboutissement du genre humain, Protégé de Mahomet, Destin des hommes, Vous qui êtes resplendissant comme le soleil et abscons comme la lune, O Mystère vivant, Prodige de force et de grâce, Miroir des âmes, International de Rubis…
— Écrase un peu, me souffle le Gros, il va se prendre pour un saint avec un 33 tours lumineux au-dessus de la coiffe !
Mais je poursuis, car les émirs sont élevés au petit lait de louanges et il ne faut jamais hésiter à se munir d’une boîte de superlatifs quand on va chez eux :
— … Trésor des sables, Grondement du tonnerre…
Je suis dans l’obligation de m’arrêter car des larbins viennent d’entrer précipitamment dans la salle en baragouinant des choses qui me font froid dans le dos.
À l’œil carménien que me jette Obolan, je pige aisément qu’on a découvert le pot aux roses. Fallait s’y attendre, à force de glander sur les lieux du carnage !
Je parie que vous vous y attendiez un peu, les gars, avouez ?
Je vous blague souvent, rapport à votre matière grise qui fait la colle, mais je sais bien que vous n’êtes pas aussi truffes que vous en avez l’air.
Il vous arrive de flairer ce qui va se passer un paragraphe à l’avance. Pas toujours, mettons une fois sur cent mille, mais ça réconforte un auteur. Il a du coup l’impression de s’adresser à des gens normaux, comprenez-vous ?
Bon, si vous voulez bien changer le chapitre, je vais vous bonnir la suite. Parce que, la suite, vous ne pouvez pas la deviner.