CHAPITRE II

Comme dans la vie il faut toujours procéder par ordre, nous commençons par aller écluser du blanc-cassis au troquet voisin.

Béru est tout émoustillé.

— On va avoir fière mine, loqués en arbis, déclare-t-il en vidant son glass d’une seule aspiration. À part la Vieillasse, natürlich qui fera un peu Cheik sans provision avec sa bouille de constipé.

Le Pinuchet se fâche.

— Vous serez bien aise d’avoir avec vous un vieux renard comme votre père Pinaud ! prophétise-t-il.

— Tu seras le renard des sables, se gondole le Grog.

Rien que de prononcer le mot « sable » ça lui flanque la pépie et, vite fait, il fait renouveler sa consommation, il est comme les chameaux, Béru. Il lui faut sa provision de carburant avant de se lancer dans le désert.

— Quoi-t’est-ce qu’il faut acheter en fête de pacotille ? me demande-t-il.

— Ce que tu voudras. Du pas chérot et du pas encombrant, tu vois le genre ?

— Si que j’irais au Bazar de l’Hôtel de Ville ? proposa Sa Rondeur.

— Fais au mieux.

Je les laisse pour aller chercher des bons de commande en blanc à l’économat.

Et c’est au moment où je traverse un couloir que j’avise une ancienne connaissance à moi, assis sur un banc crasseux entre deux gendarmes. Il s’agit de Sidi-l’Arnaque, un malfrat de haute volée dont le véritable blaze est Sirk Hamar. Ce gentilhomme a touché à tout avec brio : vol à la tire pour se faire la pogne, trafic de stups, proxénétisme, attaque à main armée, etc. Son casier n’est plus regardable et flanquerait la migraine à Dillinger. Depuis quelques années il se tient peinard, ayant, selon la rumeur publique, différentes taules du même nom. Quand on est arabe, le pain de fesse c’est le vrai bâton de vieillesse.

Sirk Hamar me reconnaît parallèlement et m’adresse un petit sourire pas flambard.

— Et alors, ma pauvre guêpe, je lui dis, on s’est fait faire aux pattes ?

Il hausse ses robustes épaules d’oisif bien entretenu par le réveil musculaire.

— C’est une erreur judiciaire, m’sieur le commissaire.

— Ben voyons ! fais-je. Depuis « Roger-la-Honte » on n’avait pas vu ça.

Et, m’adressant à l’un des pandores qui l’encadrent :

— Il a pas piqué dans le trou du tronc du culte à l’église du coin, je suppose ?

— Oh ! non, m’sieur le commissaire. Ce vilain coco est compromis dans une affaire de faux billets.

Je me cintre.

— Ça manquait à ton palmarès, Sirk. Tu prépares le décathlon, à c’t’heure ? M’est avis que tu vas passer champion dans toutes les disciplines du crime, mon grand.

Il se tasse entre ses deux épaules et ne répond rien. Le gars Moi-même, fils unique et préféré de Félicie, ma brave femme de mère, continue sa route. À l’économat (à noter qu’un économat est un endroit où l’on dépense) on a été affranchis par le Dabe et je reçois des bons en blanc me permettant de faire les emplettes prévues au programme.

Lorsque je fais demi-tour, Sirk Hamar et ses vaillants archers ne sont plus dans le couloir mais dans le burlingue de mon estimé collègue, le commissaire Péver. La porte est restée ouverte et Péver, en m’apercevant, m’adresse un grand geste plein d’estime.

J’entre pour lui serrer la louche. On se dit des trucs importants, dans le style « Comment-ça-va-pas-mal-et-toi-il-fait-beau-aujourd’hui-mais-il-pleuvra-peut-être-demain » et je vais pour continuer inexorablement ma route semée d’embûches lorsque inspecteur-secrétaire de Péver, un grêlé qui tape à la machine avec deux doigts et la langue pendante, commence à procéder à l’interrogatoire de Sidi-l’Arnaque.

— Nom, prénom, date et lieu de naissance ! aboie-t-il.

L’Inculpé, qui a l’habitude de ces petites formalités, annonce la couleur d’une voix morne.

— Hamar, Sirk. Né le 18 mars 1930 à Fiksesh, Kelsaltan.

Avez-vous bien lu, mes frères ?

Ai-je, quant à moi, bien entendu ?

Du pas indécis d’un somnambule déambulant sur une corde d’étendage, je m’approche de Sirk Hamar.

— Tu es né au Kelsaltan ? croassé-je, car je parle couramment le corbeau moderne et le lis non moins couramment dans les textes de La Fontaine.

— Ouais, articule-t-il, vous connaissez ?

— Ça ne va pas tarder. Tu y as passé combien de temps, dans ce bled, Sirk ?

— Une quinzaine d’années, m’explique-t-il. Ensuite, je me suis embarqué pour Le Caire. De là je suis allé à Marseille, puis enfin ç’a été Paris.

— La remontée vers le nord, plaisante mon très honorable collègue.

Le gars Mézingue n’a point envie de chahuter. Il est bouleversé par les caprices du hasard, votre San-Antonio capiteux, mes loutes.

— Par conséquent, poursuis-je, tu dois parler merveilleusement le kelsaltipe ?

— Puisque c’est ma langue maternelle !

Il a un sourire torve, Sidi-l’Arnaque.

— Mais vous savez, monsieur le commissaire, continue-t-il, si vous avez envie d’apprendre une langue étrangère, choisissez plutôt l’anglais ou l’espagnol, ça vous sera beaucoup plus utile, vu qu’un million de personnes à peine emploient le kelsaltipe.

Je cramponne Péver par une aile et l’entraîne dans le couloir.

— Mon cher Maurice, fais-je, car il se prénomme Henri, j’ai l’impression que je viens de toucher la poule aux œufs d’or !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce serait trop longuet à vous expliquer. Dites-moi, où en est Hamar, du point de vue casier judiciaire ?

Péver fait une grimace que le chef de pub des pilules Pink lui achèterait une fortune.

— C’est plus un casier, c’est une poubelle ! rigole-t-il.

— Il est vraiment mouillé dans l’affaire des faux fafs ?

— Jusqu’à l’os.

— En somme, ça va chercher lourd pour sa pomme, s’il passe aux assiettes ?

— Il morflera vingt piges de placard sans dégoder, sans préjudice de la relègue !

— Parfait. Vous allez me rendre un service d’ami.

— Je ne demande pas mieux, affirme ce loyal confrère.

— Entreprenez cet arbi, faites-lui le grand jeu pour qu’il se mette à table et décrivez-lui son avenir sous un jour couleur de soufre. Bref, ce que je vous demande, c’est de faire l’abordage de son moral et de le lui mettre en pièces. Il se peut très bien que j’utilise ce malfrat à des fins très louables.

Là-dessus, je fonce chez le big Boss. Il est « en rendez-vous », comme disent les secrétaires ; mais lorsqu’il sait que son cher San-A. veut le voir, il sort dans l’antichambre à une vitesse supersonique.

— Patron, exulté-je, je crois que les dieux sont avec nous.

Il sourcille à cause de ce pluriel. Le Dabe est un homme extrêmement croyant et il n’aime pas qu’on standardise la divinité.

— Vraiment ?

Je lui bonnis le coup de Sirk Hamar. Il en reste comme douze ronds de flan.

— C’est pas possible ! tonitrue-t-il. Et moi qui avais remué ciel et terre pour dénicher un Kelsaltipe !

— L’éternelle histoire de l’homme qui cherchait la fortune et qui l’a trouvée dans son lit, Chef.

Il opine avec énergie.

— Cela veut dire que la chance est déjà avec vous, San-Antonio.

— Bref, je peux emmener ce ouistiti en expédition ?

— S’il y consent, oui.

— Il y consentira. Faites-moi confiance, je saurai lui chanter la poésie du pays natal.

— Vous l’emmenez à la place de Pinaud, alors ?

— Non, patron. N’oubliez pas que cet homme est un gangster. Nous ne serons pas trop de trois pour le surveiller, car il est probable qu’il cherchera à nous fausser compagnie.

— Carte blanche, San-Antonio.

Il me refile à la sauvette une poignée de mains complice.

— Le passeport de cet homme sera prêt en même temps que les vôtres et ses billets de transport aussi.


Je redescends chez Péver. J’ai idée que les beignes volent pas dans son burlingue, à moins qu’il n’applaudisse les tours de passe-passe d’un prestidigitateur. Je ne m’explique pas autrement les claquements qui retentissent.

Afin de lui laisser conditionner mon client, je m’assieds dans le couloir pour gamberger un chouïa à ce business. M’est avis que l’enfant se présente rudement bien, mes amis. J’espère que malgré vos cervelets déguisés en gelée de groseille, vous vous en rendez compte.

Car enfin, si nous avons avec nous un naturel du patelin parlant la langue sans accent, notre mission devient réalisable.

Bien sûr il ne faudra pas que Sirk Hamar joue au comte, mais je compte sur l’Estimable Bérurier pour le tenir en laisse.

J’attends un petit quart de plombe, puis je pousse la lourde. Ce qu’il y a de chouette avec mon camarade Péver, c’est qu’il ne plaint pas la marchandise. La frime de Sidi-l’Arnaque ressemble maintenant à un accident de chemin de fer. Il a une étiquette décollée, un lampion gros comme mon poing, le naze comme une tomate et lorsque je pénètre dans le bureau, il est en train de considérer avec une certaine mélancolie trois canines en parfait état sur le parquet. Ce furent les siennes.

— Eh bien, mon biquet, lui dis-je, y a ton horoscope qui a l’air de donner de la bande, à ce qu’on dirait ?

— Tous des fumiers ! me répond-il.

C’est impertinent, non ? En tout cas, Péver n’aime pas et lui octroie une nouvelle décoction de goumi qui déguise le crâne de Sirk Hamar en spoutnik accidenté.

— Dites donc, Péver, je fais à mon confrère, en ponctuant d’une œillade complice, pour que vous lui fassiez l’honneur de cette petite séance, il faut croire qu’il est dans des draps pas présentables, mon petit camarade.

— Pire que ça ! me répond Péver.

Il me virgule une œillade tout aussi éloquente et ajoute :

— Non seulement avec son affaire des faux talbins et son pédigrée couleur de ouatères publiques, il risque ses vingt ans de placard, mais j’ai idée que c’est lui l’assassin de la pleine lune !

— C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! hurle Sirk avec ses trois ratiches en moins.

On l’a à merci, mes chéries. Le poisson a mordu, il ne reste plus qu’à le ferrer en souplesse.

— Ah non, c’est pas vrai, gronde Péver en lui mettant la petite mandale convaincante sur le museau. Le signalement des différents témoins concorde. Je vais opérer une confrontation, mon petit gars, et tu seras identifié, fais confiance !

— J’ai des alibis, qu’il glapit, le démantelé.

Le geste insouciant de Péver achève de détruire ses espoirs. Bon, à San-Antonio de jouer.

— Cher Péver, dis-je, pouvez-vous me confier ce gentleman quelques minutes, j’aimerais lui parler.

— Faites !

J’entraîne Sirk Hamar dans mon bureau. Il renifle du raisin, le pauvre, que c’en est une bénédiction.

— M’est avis que ton destin n’est pas très présentable, mon pauvre bonhomme, lui dis-je. Du train où vont les choses, et avec un coriace comme le commissaire Péver au prose, tu finirais sur la bascule que ça m’étonnerait pas.

— J’ai pas tué, me répond-il en essayant de faire passer à travers ses lèvres fendues un maximum de sincérité. J’ai jamais buté personne, monsieur le commissaire.

Je me lève, contourne mon bureau et m’assieds en face de lui sur le meuble.

— Dis voir, Sirk, suppose que je sois la fée Marjolaine et que j’aie le pouvoir de donner un coup de baguette magique sur ton dossier afin de lui redonner la blancheur Persil ?

Il me fixe, la bouche béante sur ses gencives sanguinolentes.

— Tu as entendu parler des services secrets, Bébé vert ?

— Bien sûr !

— Ils nous demandent un petit coup de paluche pour mettre de l’ordre dans une affaire délicate au Kelsaltan.

Je guette ses réactions. Tout ce qu’il parvient à exprimer, c’est une totale incompréhension et encore emploie-t-il pour ce faire un moyen très rudimentaire : il fronce ses épais sourcils.

— Je dois donc aller dans ton bled en compagnie de quelques aminches. Incognito, tu piges ? Seulement, y a un os : nous ne parlons pas ta noble langue, mon petit pote. Je te fais donc la proposition suivante : on t’emmène avec nous et tu joues notre partie, moyennant quoi, au retour, on te dépose au Caire et tu te refais une belle vie toute neuve dans un autre pays que la France. C’est honnête, non ? On peut dire que tu as de la chance d’être Kelsaltipe. Montesquieu écrivait « Comment peut-on être Persan », cette exclamation pourrait s’appliquer à ton cas, mon lapin.

Il lui faut un certain temps pour contourner la situation. Enfin, un léger sourire perce sous ses limaces meurtries.

— Et ça consiste en quoi, le travail ?

— Nous partons là-bas rechercher des gars disparus. Pour ne pas éveiller l’attention, nous nous déguiserons en nomades arabes. Ça n’a rien de compliqué…

— À condition que vous ne soyez pas démasqués, assure Sirk Hamar.

Il lève ses mains emmenottées et s’essuie le nez.

— Si on découvre qui vous êtes, vous savez ce que vous risquez ?

— Vas-y !

— Le pal !

J’ai des picotements alarmés dans le fondement. M’est avis, les enfants, que c’est plutôt Charpini que je devrais emmener avec moi, vous ne croyez pas ?

— T’inquiète pas, Sirk, lui dis-je. Tout ira bien, nous sommes des orfèvres. Alors, que décides-tu ?

Il n’a pas l’ombre d’une hésitation.

— Oh ! je refuse, bien entendu !

Alors là, pour une déception, c’en est une. Je croyais l’affaire dans la fouille, moi ! Je pêche toujours par excès d’optimisme.

— Tu refuses ! m’étranglé-je.

— Oui, m’sieur le commissaire. J’aime mieux me farcir des années de trou en France et même grimper à l’Abbaye de Monte-à-regret pour une erreur judiciaire plutôt que de retourner dans mon pays.

— Voyez-vous ! Et pour quelle raison, if you please ?

— J’aime mieux ? répète-t-il, têtu.

— S’il y a des gars que le mal du pays travaille, c’est pas toi, Sirs !

Sa pauvre tranche ravagée par le séisme du bureau voisin esquisse une grimace.

— La France, m’sieur le commissaire, c’est ma vraie patrie. Je préfère y mourir.

Agacé par cette sotte obstination, je lève mes bras comme le fait le Général quand il va « Je vous ai comprendre » dans les peuples d’Outre-mer.

— Mais tu es plus sottement têtu qu’un âne rouge, mon gars ! Je te dis qu’on va là-bas en loucedé pour quelques jours. Je ne devrais pas te le dire, beau frisé, mais j’ai un fion grand comme une porte de hangar à Boeing. Tout se passera bien !

Hamar secoue la tête.

— C’est pas possible, m’sieur le commissaire.

Et il déclame, très oriental :

« Mettez une peau de chacal à un lapin, vous n’arriverez pas à faire croire à un chacal que c’est un chacal ! »

Il me collerait les flubes, ce gougnafier ! Oh ! mais c’est que le tracsir commence à me chatouiller la raie médiane !

Vous me connaissez, mes amis, j’ai rarement les chocottes. Et quand il m’arrive de faire bravo avec mes genoux et de jouer des castagnettes avec mes quenottes, je réagis toujours très vite, et très violemment.

Bondissant sur Sirk Hamar, je l’empoigne par les revers de son bath costar blanc à rayures noires et le décolle de son siège.

— Écoute, mon pote, lui soufflé-je dans le tarin éclaté, écoute-moi bien, quand un homme comme moi fait une proposition à un homme comme toi, c’est pas pour s’entendre répondre non, tu piges ? Tu viendras avec nous, que ça te chante ou pas, et tu feras ce que je te dirai. Et tout ira bien. Et on reviendra de chez tes empaleurs et je te moulerai au Caire. Tu seras sauvé malgré toi, tu piges ?

Il ne répond rien, détourne les yeux et suçote sa lèvre inférieure.

Je le remets à Péver en lui demandant de refaire une beauté à ce ouistiti.

Sur sa promesse, je me paie une virouze au labo. Le rouquin m’accueille avec son cordial sourire habituel.

— Besoin de mes services, commissaire ?

— Je vais t’exposer mon petit problème, Léon. J’ai un voyage à faire en compagnie d’un monsieur qui aimerait mourir plutôt que de faire ledit voyage.

— Heureusement qu’il s’agit pas d’un voyage de noces ! rigole le brave rouillé.

Il passe la main dans son incendie et cligne de l’œil.

— Si je comprends bien, vous cherchez un remède pour le faire tenir tranquille et même pour lui donner l’envie de vous accompagner ?

— T’es le type le plus intelligent de cette maison après le fameux commissaire San-Antonio, applaudis-je.

— Il faut que votre zèbre soit docile, quoi ? Qu’il marche, qu’il obéisse et qu’il ne fasse pas de pet ?

— Tout juste, Auguste !

— J’ai ce qu’il vous faut. Avant le départ, on lui fera une petite piqûre.

— L’effet dure combien de temps ?

— Quelques heures. Mais vous pourrez la renouveler.

— Mon type ne deviendra pas gâteux.

— Pas du tout.

— En ce cas, prépare-moi une petite trousse boy-scout pour demain matin.

Et je me débine, gonflé à bloc !

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