CHAPITRE XV

Vous avez déjà maté des gravures représentant les Bourgeois de Calais, malgré votre inculture ? On les voit, les pauvres biquets, en limace, les nougats à l’air, les mains au dos.

C’est un peu dans cet appareil que le Gros et moi faisons un voyage à rebours dans le palais. On nous a enchaînés l’un à l’autre, pas pour le meilleur, mais pour le pire. L’émir marche devant avec ses gens. Nous nous rendons pour commencer dans nos appartements. Les cadavres des deux Russes blonds sont allongés sur un tapis percé (par les balles) et persan (de fabrication).

Obolan jette des imprécations, des blasphèmes, l’anathème, et des chrysanthèmes en les apercevant. Voilà qui ne va pas arranger ses relations diplomatiques avec la Russie. S’il mijotait un coup fumant, il tombe dans la résine, l’émir. Comment expliquer en haut lieu que les agents soviétiques aient été effacés dans son propre palais ?

Il vient se placer devant moi et sa figure ressemble à un masque chinois.

— Je vous ferai payer cela ! fait-il. Vous mourrez dans des souffrances qu’aucun homme avant vous n’aura connues. Il vous faudra des jours et des jours de tortures pour expier ces meurtres. Ainsi, vous étiez des agents français et vous m’avez berné !

Il lui faudrait douze quintaux de bicarbonate de soude pour digérer cette humiliation.

Je me sens étrangement calme. Lorsque tout est foutu pour lui, l’individu retrouve sa sérénité. C’est l’espoir qui rend les hommes fébriles. C’est l’espoir qui leur monte à la tête et qui, en fait, les rend vulnérables. Mais lorsque cette vilaine drogue leur est enlevée, ils se résignent et acceptent leur sort sans broncher.

Nous descendons dans la prison secrète où les cadavres des gardes provoquent un nouvel accès de fureur chez Obolan. Le rescapé bredouille des accusations contre nous et contre Lola.

Ce nouveau coup finit l’émir. Le ciel lui choit sur la théière. Ainsi sa favorite le doublait. Elle s’était faite notre complice ! Il est cornard de bas en haut, Obolan. Mystifié, berné, battu. Mais pas content. Oh ! ça non ! pas content du tout !

— Faites-moi empaler tout de suite cet abruti, dit-il en montrant le malheureux garde, ça lui apprendra.

Il a jeté cet ordre en français pour vous permettre de le comprendre[19]. L’un de ses sbires le traduit en kelsaltipe.

— Attachez-les sur des chevalets, maintenant ! commande Obolan. Tous les trois ! fait-il en désignant également Lola.

Il vient à elle et lui crache au visage.

— Chienne ! l’invective-t-il. À toi aussi, je réserve une mort exceptionnelle. Je te ferai manger par un chacal. Chaque jour on lui laissera dévorer un morceau de ton corps immonde ! Et chaque fois on versera de l’huile bouillante sur ta plaie !

— Monsieur est abonné à Guérir, d’après ce que je crois comprendre, gouaille le Gros, qui réagit toujours bien dans ce genre de circonstances.

Obolan a également des délices en réserve pour ma Grosse Gonfle.

— Quant à lui, fait-il, vous allez le fixer tout de suite sur une croix de Saint-André : AVEC DES CLOUS ! Son supplice sera de ne jamais plus boire ni manger. Il est gras et goulu, je veux qu’il ne lui reste plus que la peau sur les os.

Les sbires se jettent sur mon pauvre cher Bérurier. Ils l’écartèlent sur un « X » de bois. L’un des hommes lui tient la main appuyée contre le chevron tandis qu’un autre, armé d’un clou et d’un fort marteau, s’agenouille près de Sa Rondeur.

Mon sang ne fait qu’un tour. Il est impossible à un garçon de ma trempe et de ma valeur de contempler les tourments d’un être cher. Non, je ne peux pas supporter. J’essaie de faire sauter mes liens en bandant mes muscles, mais bien que je sois un fameux bandeur de muscles (l’essayer c’est s’en convaincre, mesdames) je n’y parviens pas. Faudrait, pourtant ! Car, je vais vous dire une chose marrante, mes tout petits chérubins, mais aussi incroyable que cela puisse sembler, ces tordus ne m’ont pas encore fouillé et je sens toujours dans la poche-pistolet de ma gandoura le pistolet mitrailleur.

Un premier coup de marteau. Le sang gicle de la main trouée du Gros.

— Ah ! les carnes !

Il est très bien, le camarade Béru. Stoïque. Un peu pâlichon sous sa couche de bronzine, peut-être, mais d’une fermeté édifiante.

Un second coup ! Le clou s’est enfoncé de deux centimètres. Le raisin pisse comme l’eau d’une tuyauterie crevée. Penché sur le Mastar, Obolan se repaît. Il arrose sa colère avec le jus de veines des victimes. Tous les tyrans font commak. Ils pensent pouvoir étancher leur soif, mais ils n’y parviennent jamais car le sang désaltère moins que le Cinzano[20].

Mon petit lutin rapporteur m’envoie un télégramme en urgent. Il me dit : « Vise donc un peu la môme Lola qui, elle, a les mains libres et qui profite de ce que l’attention de l’horrible Obolan est accaparée pour exécuter dans ta direction un mouvement tournant. Si tu n’es pas la dernières des crêpes, mon pote San-A., complète le mouvement et présente-toi à elle de dos pour lui permettre de te délier.

Un drôle de futé, mon petit lutin, hein ?

Je suis ses instructions à la lettre. D’un regard, j’invite ma Lola à délacer mes liens. Ça se passe aux frais du Gravos. Big pomme subit un martyre qui n’a d’équivalent que celui de Saint Sébastien. Il serre le dentier, Bibendum. Il veut pas gémir. Il se laissera découper en rondelles s’il le faut, sans donner à ses tortionnaires la satisfaction de l’entendre crier.

Je suis maintenant dans le dos de l’émir. La main tâtonnante de Lola, si experte pour dévaliser les poches de Kangourou, arrive sur mes poignets ligotés. Elle a un doigté pharamineux, cette beauté. Un Chopin gynécologue, pour vous la préciser professionnellement.

Soudain, je sens que j’ai recouvré ma liberté de mouvements.

Un léger glissement. Ce sont mes liens qui viennent de choir. Je faufile ma main droite dans les plis de ma gandoura. Ah ! la bonne crosse gaufrée du pétard à répétition. Je dégaine, sans que personne ne se soit aperçu de rien. Je vise les deux crucifixeurs et je crache une demi-douzaine de pépins. Ils s’abattent sur le Gros. Lors, j’appuie le canon brûlant sur la nuque d’Obolan.

— À nous deux, Pauvre Crêpe, grincé-je. Si tu ne fais pas exactement tout ce que je vais te dire, je te farcis tellement la cervelle que ta tête sera plus lourde que ta saloperie de conscience.

En voyant que je me sers de leur monarque comme bouclier, les gardes n’osent broncher.

— Tu vas leur dire d’arracher ce clou de la main de mon ami. Et qu’ils ne lui fassent pas mal !

Obolan, dont je vois les membres faire « à gla-gla », transmet mon ordre. Un garde nanti de tenailles arrache délicatement le clou. Béru se redresse.

— Dites, Miss Lola, fait-il à la charmante, vous auriez-t-y pas un petit bout de quéque chose pour que je me fasse un pansement ?

Elle déchire un pan de son voile.

— Merci, dit le Gros.

Il se fait un bandage express et rafle deux mitraillettes aux gardes terrorisés.

— Maintenant, me dit-il, on va pouvoir s’expliquer avec ces fripouilles.

Il saisit un coutelas très effilé, tellement effilé que, de profil, la lame est invisible à l’œil nu. Puis il s’approche de l’émir, cueille entre le pouce et l’index une pointe de sa belle moustache calamistrée et tranche un côté de cet ornement pileux.

Un seul.

— Maintenant regardez, bandes d’esclaves ! lance-t-il aux soldats pétrifiés, votre émir de mes choses, quand il lui reste rien qu’une baffle, il a l’air aussi crêpe que le dernier clodo du patelin.

— Ne fais pas de démagogie, Gros, le calmé-je. On va se tirer d’ici avec Sa Majesté et Lola.

— Bon Dieu ! Et Sirk ! s’exclame le Gros, tu crois qu’ils l’ont déjà dévalsé ?

— Cher émir, dis-je. Donnez l’ordre à vos comiques troupiers d’aller chercher notre compagnon et dites que si l’opération est en cours elle soit suspendue.

Un vrai mouton, Obolan, quand il a le canon d’un casse-tête dans le cou. Il ordonne tout ce qu’on veut. Il verrait un enfant de chœur qu’il l’ordonnerait prêtre dans la foulée.

— Pourvu qu’on arrive à temps, fait Béru. Ou du moins qu’on ne lui ait ôté que la moitié de ses philippines. Un, c’est mieux que rien. Ça personnalise un type.

Pendant que le messager va récupérer notre pote, nous remontons l’escadrin.

Quant à l’émir, il s’efforce de se composer un maintien digne pour affronter ses gens. Mais c’est une vraie gageure. Quand on marche au bout d’un pistolet avec seulement une moitié de moustache, il est dur d’imposer le respect.

— Dis donc, l’émir, je gouaille, j’ai idée que ton standing, si on le cotait en Bourse, il foutrait pas les Royal-Dutch par terre, hein ?

Une fois que nous avons refait surface, on nous amène Sirk Hamar. Il est soutenu par deux gardes, il se traîne. Il est vert, avec des yeux plus cernés que ceux d’une collégienne.

— Oh ! m… arabe ! soupire le Gros, tu veux parier qu’ils sont arrivés trop tard ?

Nous interpellons ce pauvre truand.

— Alors, Sirk ?

Il balbutie :

— C’est fait. Ah ! les tantes !

— Complètement ? insiste Béru d’un ton qui s’enroue.

Sirk opine (c’est tout ce qu’il peut faire désormais).

— Pour un barbeau, tu parles d’une punition ! s’émeut le Gros.

La larme perlant à la paupière, il s’approche d’Hamar et lui passe un bras affectueux autour du cou.

— Pauvre bonhomme ! soupire-t-il. Faut pas te laisser abattre. Y a tout de même pas que l’amour, dans la vie. Tiens, t’apprendras à jouer aux échecs, paraît que c’est un bon passe-temps.

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