Des zigs qui poussent de drôles de bouilles, ce sont les vendeurs du B.H.V. lorsque je m’annonce dans leur sous-sol débordant de richesses quincaillères. Je commence par le rayon des coupe-tomates, je me dis qu’en Arabie, ça doit intéresser l’indigène, ce genre d’article, vu que messieurs les Kelsaltipes n’ont pas grand-chose d’autre que les pommes d’or à se filer sous les chailles. Faut être pratique. Dans tous les patelins in the world, les gens adorent acheter des trucs qui ne servent pas à grand-chose, mais à la condition que les trucs en question possèdent une utilité apparente.
Je laisse le vendeur me baratiner et m’expliquer le fonctionnement de l’engin. C’est bête comme coupe-chou. Il y a une manivelle, un levier de vitesse et un volant. Ça ne se conduit pas plus difficilement qu’une deux-chevaux et ça te vous débite les tomates en rondelles minces comme les tranches de saucisson qu’on vous sert dans les restaurants à prix fixe.
Quand le bradeur m’a dûment démontré que cet appareil vous bouleverse une existence, au point qu’il y a la vie avant lui et la vie après, il se hasarde à me demander si j’en désire un.
— Non, lui réponds-je, mettez-m’en deux cent cinquante.
Il s’étrangle, le pauvre sous-terrain. Il blêmirait bien, mais comme il a déjà la blancheur endive dans son sous-sol sans soleil, il s’abstient. Quand on n’a que des tubes de néon pour bronzer, on ne peut plus se permettre les réactions de tout un chacun, c’est fatal.
Outre les coupe-tomates, je fais l’acquisition de trois douzaines de fixe-chaussettes et de quelques postes à transistors destinés aux gars huppés du Kelsaltan. Me voilà paré pour jeter la perturbation sur les markas du pays de Sirk Hamar.
Ayant de la sorte préparé mon expédition, je rentre à la maison. Félicie me vote un sourire radieux : elle est en train de préparer un couscous, ce qui est de circonstance, vous l’admettrez ?
En termes prudents, je lui apprends que je suis chargé d’une mission au Moyen-Orient. Ça fauche sa joie. Elle se disait aussi que ça n’était pas normal, le retour à la maison de son Grand sur les six plombes.
— Veux-tu que nous allions au cinéma après le couscous, M’man ? je lui propose.
— Tu y tiens ? me demande-t-elle.
— Pas plus que ça.
— Moi non plus.
Je suspends ma veste au portemanteau.
— J’ai envie de t’aider à faire la cuisine, M’man. O.K. ?
Elle en a les yeux qui s’embuent, ma parole ! C’est une dame qui pige tout, Félicie. Elle a très bien compris que si je suis aussi tendre, c’est à cause de mon départ du lendemain.
Elle sent que je cours un danger. Certains maris ont un drôle d’air lorsqu’ils viennent de faire du contrecarre à leur bourgeoise. Moi, j’ai sûrement une frite à part quand, comme le dit si éloquemment Béru, mes os risquent leur peau.
Je sais qu’elle ne me questionnera pas. Elle préfère ne pas le savoir, ce que je vais maquiller chez les arbis.
Tout en épluchant des navets sur la table de la cuisine, je me dis que, si je ne reviens pas de cette garce de mission, Félicie restera toute seulâbre dans notre petite maison douillette et j’en ai la gorge qui fait des nœuds, les gars. Je me pleurerais presque, si je m’écoutais. Non, ce n’est pas moi que je pleurerais, mais la solitude de Félicie. Les mères ne devraient jamais pouvoir perdre leurs lardons. C’est pas correct, il est indécent, le Bon Dieu, quand il permet de pareils coups fourrés.
De fil en aiguille, comme dirait mon tailleur, j’en viens à étudier ma mission d’un peu plus près. M’est avis que le big dabe nous a mis le nez dans un sacré sac de chose, les Gars ! il a trop lu Tintin, le Boss, ça a fini par lui court-circuiter le bulbe. Et puis faut dire aussi que son valeureux San-Antonio l’a trop gâté. À force de lui servir la lune sur un plateau à son petit déjeuner, il a fini par me prendre pour l’enchanteur Merlin.
Maintenant que je mate les choses un peu plus calmement, je réalise que je n’ai pas une chance sur cent de revenir du Kelsaltan. Parce qu’enfin, les agents qu’on a expédiés là-bas pour enquêter n’étaient pas des enfants de chœur. S’ils y ont laissé leur derme, au pays du pétrole et des empalés, c’est bien parce qu’ils n’étaient pas de taille à doubler toute une population, non ? La logique !
Monsieur le Directeur de mes trucs nous imagine fringués en arbis et jouant les caravaniers (d’Offenbach) à dos de dromadaire ! Moi je veux bien, mais j’ai idée que les Kelsaltipes vont un peu se frapper les jambons quand ils vont nous voir radiner sur nos ruminants à bosse.
Ils vont nous prendre pour Barnum ! Plus je gamberge à cette affure, plus je me dis que j’ai raison d’embarquer Sirk Hamar avec nous. Ce qui me chagrine, c’est qu’on soit obligé de l’empaqueter de force, pourtant j’espère que lorsqu’il sera au pied du mur, il se comportera vaillamment, ce malfrat du désert.
— Tu as l’air soucieux, mon Grand, balbutie ma Félicie en tournant son couscous.
À travers la vapeur elle a l’air irréelle, M’man. Une apparition. Je secoue la tête.
— Je suis un peu triste à la pensée de te quitter, je réponds.
— Tu en auras pour longtemps ?
— Tout dépendra de la manière dont mon enquête évoluera.
Elle acquiesce.
— Et tu pars seul, mon Grand ?
— Non, avec Bérurier et Pinaud.
Pour le coup, elle récupère un brin d’optimisme.
— Ah bon, ça me tranquillise, dit-elle.
Pas moi !
— Comment te sens-tu, mon vieux Sirk ?
Il semble marcher quelques centimètres au-dessus du sol. Son regard a quelque chose de pensif et ses gestes possèdent une étrange mollesse.
— Ça va bien, articule-t-il d’un ton monocorde.
Le Gars Béru me pousse du coude.
— Il sait même pas qu’on est en avion, je parle, fait-il. Faudra que je demande le nom de la drogue au Rouquin du labo, vu que j’aimerais l’expérimenter un brin sur ma bonne femme.
Il s’arrache un poil de nez qu’il mire à cette pure lumière qu’on ne trouve qu’à six mille mètres d’altitude.
— Berthe, ce serait le rêve qu’elle m’obéisse au doigt et à l’œil. J’y commanderais tout ce qu’elle a jamais voulu me faire depuis qu’on est marida.
J’attends une énumération salace, mais le Gravos récite, les yeux mi-clos, déjà pâmé :
— Des z’omelettes au persil, de la branlette de morue, du cœur de bœuf aux zoignons, et t’essaieras, et t’essaieras !
Je mate Pinuchet il a conservé son bitos dans l’avion et il dort par-dessous, comme un vieux chérubin fané.
Le Débris a pris place aux côtés de Sirk Hamar. Béru et moi occupons les sièges arrière, ce qui nous permet de surveiller le truand.
Jusque-là, tout a admirablement marché. Sirk a eu droit à sa petite piquouse des familles et il se tient sage comme une image pieuse représentant un Saint Jean-Baptiste pédé avec son petit mouton frisé. Je dois lui en faire une autre lorsque nous serons sur le bateau. Donc tout va bien. Le ciel infini n’a pas un nuage. Il est presque blanc de chaleur.
— C’est la première fois que je vais me poser en Arabie, déclare sa Grosseur. J’ai survolé déjà, mais je pionçais.
— Au fait, dis-je soudain, qu’as-tu acheté, comme denrées à vendre ?
Il me cligne de l’œil.
— Des tas de trucs, t’inquiète pas.
Je m’inquiète mais m’abstiens d’insister.
Au début de l’après-midi, nous atterrissons à Aden. La visite de la ville, ça sera pour une autre fois, mes fils, car notre barlu décarre dans deux heures et nous devons d’ores et déjà adopter la tenue arabe. Un correspondant du Vioque nous attend au volant d’une américaine décapotée. Il nous drive jusqu’à son bungalow, à l’orée de la ville. Là, des fripes nous attendent. C’est un spécialiste, le gars, et il a dû être tailleur dans une vie antérieure car faut voir comment qu’il nous les sélectionne vite fait, nos burnous, nos turbans et nos gandouras. J’ai emporté plusieurs boutanches de Bronzine de chez Molyneux et je barbouille la vitrine de Pinaud et celle — plus vaste — du Gros, avant de m’occuper de la mienne. Bref, au bout d’une plombe, nous ressemblons à d’authentiques Arabes.
Je me cintre comme un perdu devant ce spectacle encore jamais vu du Gros et de Pinuche déguisés en descendants de Mahomet.
La bedaine de Béru, sous la gandoura, ressemble à un ballon de rugby qu’il aurait chouravé dans un grand magasin et qu’il espérerait sortir en loucedé. Quant à Pinaud, jamais il n’a paru plus sec et plus lamentable. Une chaisière de province, mes chéries ! Quel dommage que vous ne puissiez vous régaler de sa vue !
— Faudrait s’occuper de messire Hamar, now !
Pour l’instant, il est affalé dans un fauteuil de bambou, essayant de surmonter le coup du même nom que le rouquin lui a administré.
Il bâille comme à une conférence du Révérend Père Chprountz sur les incidences de la clé à molette dans les guerres de religion. Parfois, il se frotte les yeux avec une espèce de fureur mal contenue et exhale de profonds soupirs.
Pinaud me le désigne.
— Tu devrais lui remettre une petite dose, me conseille-t-il. J’ai l’impression qu’il a assimilé la première.
C’est également mon avis.
Je cherche la trousse dans mon petit bagage à main. Le Rouillé m’a donné une douzaine d’ampoules et une seringue. Il a joint en outre du coton et de l’alcool à 90°.
J’ouvre le flacon d’alcool et fais la grimace : il est vide.
L’air gêné de Béru me renseigne. Cette espèce de boit-sans-soif a éclusé la bouteille. Je lui dis ma façon de penser et il bredouille de confuses protestations.
Fort heureusement, notre correspondant nous remplace l’alcool distillé par le Gros et Sirk a droit à sa nouvelle dose de « Tiens-toi-tranquille ». Il ne fait aucune difficulté pour revêtir la tenue qui lui est destinée. Je dois reconnaître que dans sa belle gandoura, Sirk n’a plus du tout l’air d’un mac de Pigalle. Il fait plus vrai que nature.
— Vous pourrez étudier ses manières, nous confie le correspondant du Boss. Il sera pour vous un bon miroir.
Au moment de partir, notre hôte pousse une exclamation.
— Qui y a-t-il ? m’inquiété-je.
Il désigne les pieds de Béru.
— Monsieur a conservé ses souliers de daim ! dit-il, ça n’est pas possible. Il doit mettre des babouches comme tout le monde.
Ça ne fait pas l’affaire du Mastodonte.
— Vous vous imaginez pas que je vais me balader en pantoufles dans le désert ! maugrée-t-il. Avec le sable et les escorpions !
— Mets tes babouches, esclave ! tonné-je.
Il obéit.
— Je peux z’au moins conserver mes chaussettes, j’espère ?
— Non !
— Mais !…
Il commence à me les briser menu, le Râleur.
— Quitte tes chaussettes, Béru ! intimé-je. Je sais que ça n’est pas un dépôt à laisser à monsieur, mais pourtant il le faut.
Sa Majesté s’assied et commence à tirer sur ses malheureuses chaussettes.
— Si j’aurais su que cette mission m’obligeâtes à ces simagrées, j’aurais pas insisté pour venir. Ou alors, je m’aurais lavé les pinceaux.
De la chaussette arrachée, émerge effectivement un panard pas racontable. Si, au lieu de mettre des cuissardes, les égoutiers boulonnaient nu-pieds, leurs radis seraient plus présentables que ceux du Gravos.
Il s’excuse auprès de notre correspondant, lequel se détourne en fronçant le nez d’un air méprisant.
— Faut que je vous explique que notre salle de bains fait relâche depuis le mois dernier, vu que la canalisation est percée et qu’à Pantruche, pour ce qui est d’avoir un plombier, c’est la croix et la bannière…
— Suffit ! grondé-je, tu te décaperas à bord.
Je suis optimiste car le barlu sur lequel nous embarquons est un abominable rafiot séoudien, plus cradingue encore que l’inspecteur principal Bérurier.
II y a des chèvres et des dromadaires sur le pont. Les passagers les moins fortunés y ont dressé des tentes. Dans un désordre indescriptible, cette faune bivouaque avec des cris, des supplications chaque fois que le bateau chalute un peu.
À l’heure de la prière, tout ce beau monde se tourne vers La Mecque et s’agenouille pour implorer Allah. Y en a qui profitent de leur position accroupie pour aller au refile.
Ça pue comme des abattoirs de village en plein soleil. Les belles mouches arabes, bleutées et zonzonnantes, sont les reines de la fiesta. Elles font la navette, des hommes aux bêtes en décrivant des arabesques mauresques dans l’air chauffé à blanc.
Les dames voilées font la tambouille et les mômes leurs besoins. Des odeurs d’huile et de safran se marient avec les remugles de sanies et de ouatères vidangés. Un muezzin joue de la flûte au milieu du tintamarre et les notes grêles de l’instrument vous rentrent dans les oreilles comme des vers perfides.
Mes camarades et moi-même bénéficions d’une cabine pourvue de quatre bat-flanc en bois recouverts d’un méchant tapis. Nous finissons par nous y réfugier. Essayer de pioncer est encore la meilleure façon de tromper le temps.
— Combien de temps qu’on se farcit sur ce radeau de la Méduse ? demande l’Obèse.
— Une trentaine d’heures, gars. Ça t’épouvante ?
— Et comment ! Moi que je croyais me payer la vie de croisière, je suis un peu déconvenu. Il charrie, le Grand Dabe de nous faire voyager, nous, des poulagas parisiens, dans un pareil baquet de m… !
— Il y a une chose que tu parais oublier, fait Ben Pinaud.
— La quoi-t’est-ce ? ronchonne Abdel Béru.
— À partir de désormais, nous ne sommes plus des matuches français mais des marchands arabes.
J’applaudis à la sagesse pinucienne.
— C’est juste, Gros. Le Pinaud des champs a raison. Admire au contraire la prudence et la clairvoyance du Vieux qui a tout prévu. En ce moment, nous nous fondons dans le folklore arbi. Demain, ce sont quatre Arabes comme les autres qui débarqueront à Béotie. Personne ne nous remarquera. Nous ne serons cependant que dans l’antichambre du Kelsaltan, mais déjà la métamorphose sera accomplie.
Sa Majesté se le tient pour dit. Il s’abat sur son bat-flanc avec la grâce d’une vache malade. À peine est-il entré en contact avec son « lit » qu’il se redresse en hurlant. Cet abruti n’a pas pris garde à la trousse pharmaceutique que j’y avais déposée et s’est planté l’aiguille de la seringue dans les noix.
Nous nous affairons autour de son postérieur. L’aiguille a pénétré jusqu’à la garde. Je l’arrache d’un coup sec. Elle est toute tordue, maintenant. Mais s’il n’y avait que ça, mes pauvres Chéries ! Ce sac à graisse a broyé toutes les ampoules. Leur contenu fait une flaque dans la poche de caoutchouc.
— Quadruple imbécile ! tonné-je. Qu’est-ce qu’on va devenir maintenant qu’il n’y a plus de calmant pour notre camarade !
Sa Majesté sultanesque a relevé sa gandoura, nous proposant un magnifique dargif velu sur lequel perle une goutte de sang.
— Faudrait voir à me nettoyer ma blessure avant de m’engueuler, proteste-t-il. Dans ces patelins pourris, ça doit s’infecter vilain, les piqûres d’aiguille, j’ai idée.
Il n’a pas tort. Aussi frotté-je consciencieusement à l’alcool le point endolori.
Lorsque j’ai terminé, le Gravos me chope le flacon des doigts.
— Puisque les ampoules sont cassées, l’alcool, elle ne peut plus servir, alors autant la boire avant que la chaleur la fasse éventrer, non ?
Le service du dîner sur le « Vermicelle »[1] c’est un poème. À bord, comme je vous l’ai dit, il n’y a que deux classes : les fauchemans du pont et les privilégiés des cabines. À noter que le standing des privilégiés ne correspond même pas à celui des émigrants européens. Pas plus de stewards que de zouaves pontificaux dans un congrès du Parti Communiste ! Chacun se dépatouille avec ses problèmes. Et y a qu’un gogue — un seul — pour la classe huppée. Le dîner, donc, pour en revenir à lui, nous est annoncé par un coup de sirène. Tout de suite on pige pas, mais c’est en entendant du ramdam dans la coursive qu’on est allé mater ce qui se passait. J’ai d’abord dépêché Pinaud aux nouvelles, vu qu’il prétend jazer marocain. Il revient sans avoir pigé, et c’est en fin de compte Sirk Hamar qui nous tire d’embarras.
— Dîner ! fait-il.
Il se décomate à vue d’œil, notre camarade. J’appréhende un éclat de sa part. Faudrait voir à voir qu’il ne nous chanstique pas notre position. Je le place sur la haute surveillance de Béru, ce prince de la manchette.
— S’il s’agite, calme-le en souplesse, mon pote. O.K. ?
Le Majestueux insinue sa forte dextre à travers sa gandoura et se fourrage dans le nombril.
— Fais confiance, San-A. !
— T’as des ennuis ? lui demande Pinuche en constatant que sa gratouille se prolonge.
Il est lugubre, le Gravos.
— J’ai idée que ça morpionne un peu sur ce contre-torpilleur, fait-il. J’ai toute une populace qui m’investit le bide, les gars. T’as de la Marie-Rose dans les bagages, San-A. ?
Ma réponse négative le désole. C’est soudain la hargne et la grogne à tribord. Il fustige mon imprévoyance. Il dit que des chefs militaires de la grande époque se seraient suicidés pour moins que ça.
Enfin, calmé, il nous suit jusqu’à la salle à briffer.
Faut voir le coinceteau, mes frères ! Et faut aussi voir le cuistot ! Imaginez une pièce tout en longueur, avec pour tout mobilier une longue table et des bacs. Le sol n’a pas été balayé depuis que le barlu est sorti du chantier naval. Ça chlingue vilain. On foule d’ignobles détritus, ce qui ne rétablit pas l’équilibre du pékin qui n’a pas le pied marin.
Or, précisément, comme nous prenons place à cette auge, en compagnie d’un tas d’autochtones, voilà le « Vermicelle » qui se met à tanguer, à tangoter, et même à valser.
— Quoi t’est-ce qui se passe ? demande Sa Majesté.
— C’est la mer d’Oman qui commence ! géographié-je.
Béru, qui ne craint pas le mal de mer, non plus que le calembour, assure que la mer d’Oman est une source d’em…
C’en est une surtout pour les autres convives. Pas une dame dans la salle à becqueter. Les nanas, ces messieurs se les mettent sous clé. M’est avis que ça doit être duraille d’encorner un pote au Pays d’Aladin ! Voilées, déjà ! Au départ, c’est pas fastoche de faire son choix quand la frangine ne montre que ses lampions. Y a rien de plus traître que les gobilles. On se fait des idées à cause de leur couleur et de leur éclat, mais si ce qui va autour est tartignole, on en est pour sa gamberge. On a allumé les vitrines pour rien. Égoïstes, qu’ils sont, les Arabes. Chez eux, y en a que pour le bonhomme. À lui la bouffe, le farniente, le bourricot et les joies luxueuses. Madame Ben Méchose, elle n’a que le droit de rouler le couscous et d’attendre le bon plaisir de son matou.
À l’arrivée, tous ces beaux messieurs, dans des gandouras impecs, pourvues de ceintures aux couleurs chatoyantes, font des magnes, ou plutôt, pour employer le langage de l’endroit, des salamalecs. On s’incline, on porte la main à sa bouche, à son cœur, partout. Et puis ça se met à jacasser vilain. Au début, Pinaud, désireux de jouer les fiérots, leur déballe son marocain des grandes revues militaires. Mais personne ne l’entrave, le pauvre chéri, et il en est pour ses frais.
En douce, je surveille le comportement de notre ami Sirk Hamar, lequel sort des vapes progressivement, il paraît doucement éberlué, le copain. Il pige pas.
Le cuisinier du bord, c’est un grand Noir grêlé qui guérirait le hoquet d’un tigre affamé. Il porte un grand tablier sale sur un short plus sale encore comme les bougnoules sur l’étiquette des bouteilles de rhum. Il dépose sur la table un plat immense rempli de je ne sais quelle abominable bouftance. Je veux pas être méchant avec la compagnie « Vermicelle »[2] mais la nourriture du bord, un cleb de chez nous n’en voudrait pas.
Ces messieurs ne font pas la fine bouche. Ils se servent et commencent à tortorer avec les doigts. Ça botte Béru, cette méthode. Il a toujours été contre les couverts, mon Gros. Les intermédiaires ne l’ont jamais emballé.
Tout se passerait bien si le « Vermicelle » ne faisait son grand fou sur les flots vert sombre de la mer d’Oman. Il a des remontées soudaines de funiculaire, puis il pique dans un creux et on a l’impression qu’il va s’y engloutir ! Les montagnes russes ! Au bout de vingt secondes, les convives cessent de jacasser. Au bout d’une minute, ils ne sont plus que quatre ou cinq (dont Bérurier) à bouffer. Pinaud est d’un joli vert par-dessus sa couche de Bronzine. Il m’annonce qu’il va se rapatrier sur les gogues. Comme il n’y en a qu’un à bord s’agit de ne pas se laisser prendre de vitesse. Je chipote un peu, moi aussi. C’est pas que je souffre du mal de mer, mais la jaffe me déprime. À force de gratouiller dans mon assiette je finis par découvrir une petite saucisse embusquée sous un tas d’immondices. Je plante les dents dedans. Oh ! ma douleur ! Si je mordais la flamme d’un chalumeau, ça ne serait pas pire.
Je cramponne mon verre de thé pour essayer d’éteindre l’incendie mais je n’y parviens pas. C’est corrosif, ces saucisses. Ils doivent s’en servir pour décaper l’étrave du navire quand le « Vermicelle » est en cale sèche !
Béru, lui, les trouve à son goût. Juste épicées ! comme il les aime, m’assure-t-il avec de grosses larmes plein ses joues.
Le bateau, maintenant, ressemble à un ascenseur dingue qui monterait et descendrait sans arrêt. Quand il plonge dans les gouffres marins, les cœurs remontent dans les gosiers ; par contre, lorsqu’il décrit son mouvement ascendant, les pauvres palpitants vont se réfugier aux fonds des estomacs pour crier sauve qui peut !
Juste en face de Sa Majesté, y a un gros cheik (avec provisions) qui porte la main devant sa bouche, l’air pas content d’être ici. Il arrive à contrôler sa nausée un court instant, mais les tripes, c’est impétueux quand ça s’y met. Et désobéissant, faut voir ! Le gros arbi à barbouze (il a un piège arrondi autour de la galoche) retire précipitamment sa main baguée de cuivre et balance dans l’assiette du Gros le début de son repas, plus la fin du précédent. Béru ne s’offense pas de ces livraisons intempestives.
— Ça n’a pas l’air de carburer, mon gars ? fait-il à son vis-à-vis sans s’émouvoir. Et il se remet à bouffer.
Moi je commence à trouver ma position intenable. D’autant plus que maintenant, la moitié de la tablée dégobille sur l’autre moitié. Sirk Hamar est du voyage. Lui aussi travaille dans le nougat. Les convives pleurent, gémissent et se traînent à quatre pattes vers la coursive. Les derniers mangeurs démangent maintenant. Il ne reste plus que le Gros qui s’empiffre éperdument, ravi de l’aubaine ! Il liquide ses assiettées en deux coups de cuillère et en reprend. Il ne s’aperçoit même pas qu’un délicat passager s’est servi du plat de fricot pour se dégager l’estom’. La vie lui appartient. Le bateau en tout cas. Il est seul maître à bord, le Répugnant. C’est lui qui fait la loi ! Le Neptune de la mer d’Oman et de l’Océan Indien tout entier, il est ici, mes amis, ne cherchez plus !
— Tu t’en vas ? me dit-il.
— Je préfère, fais-je. Le bout de la nuit, je viens de l’atteindre, Gros. J’ai besoin de revoir le soleil.
Sur le pont, c’est pas racontable non plus. Les passagers sont à plat ventre, à implorer Allah, Mahomet et tout le brain trust céleste entre deux hoquets.
Devant la lourde des cagoinces y a une véritable émeute because Pinaud s’y est barricadé et ne veut pas ouvrir au peuple. Enfermé dans son bastion, il défend la place héroïquement, le vieux débris. Il a lu les ordres du jour de Joffre et il est prêt à se faire tuer plutôt que de reculer. De la graine de héros, je vous dis ! Y a pourtant des vieillards à barbe blanche qui supplient. Des dames aussi, chassées des cabines par l’appel des cabinets. Leurs voiles flottent au vent. Elles ne sont plus masquées jusqu’aux yeux, maintenant, croyez-en votre San-A. bien-aimé. Et leurs grands jalminces ne songent pas à râler pour ce manquement aux usages. Chacun pour soi et Allah pour tous !
On en voit des douzaines agrippés au bastingage, d’autres se cramponnent à tout ce qui est fixe. Le muezzin, épargné par le mal de mer, continue à jouer de la flûte. Les sons grimaçants de son instrument vont chatouiller les glottes surmenées. Ça en aide certains à puiser au fond d’eux-mêmes des ressources insoupçonnées.
Franchement, les poulettes, cette traversée, je ne suis pas près de l’oublier.
La nuit calme les flots tourmentés. Les passagers vidés réussissent à trouver le sommeil. Dans notre cabine, Pinaud et Béru ronflent à poings fermaga. Pour ma part je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à tout ce qui nous attend au Kelsaltan et aussi je surveille gentiment Sirk Hamar.
Il est allongé à l’autre bout de la cabine, c’est-à-dire le plus loin possible de la porte. Jusque-là il n’a rien dit, bien que son médicament ait cessé de lui faire de l’effet.
Par acquit de conscience, j’ai disposé autour de son bat-flanc des journaux froissés. Si je m’assoupissais et qu’il essaie de jouer la fille de l’air, le crissement du papelard foulé m’éveillerait sûrement.
Je réprime mon envie de fumer. À travers les minces cloisons du « Vermicelle », j’entends ronfler les autres passagers.
Ces respirations bruyantes s’unissent pour composer un concert étrange qui domine le bruit des machines.
Un léger froissement. Je regarde en direction d’Hamar. Ce petit fripon vient de poser un pied sur le plancher. Il en pose un autre et se dresse. Je le laisse faire car je ne suis pas fâché d’avoir le prétexte d’une discussion avec sa pomme.
Lentement, très lentement, et presque sans faire crisser les journaux, ce qui constitue un exploit, il gagne la porte.
Il ne lui manque plus que deux enjambées pour l’atteindre, mais pour les faire, il doit passer devant ma couchette.
Il hésite, risque le paquet. Mal lui en prend car je plonge sur lui et le fais culbuter. Une lutte sauvage s’engage alors entre nous. Le roulis donne au combat des fortunes diverses. Tantôt je suis sur Sirk, tantôt Sirk est sur moi.
On se bourre de gnons, de manchettes, de coups de genoux. À un certain moment je morfle un coup de tranchant de sa main sur mon cou et, asphyxié, je relâche ma prise. Il en profite pour se dégager.
— Alors, quoi ! gronde la voix bérurienne, y a plus moyen d’en écraser ?
Le Gros se lève. Il pige la scène et sans se demander par quel bout il va attraper la situation, il fonce bille en tête comme un méchant bélier sur Hamar. Un coup de tangage malheureux fait dévier sa trajectoire et il emplâtre la cloison. Tellement mince est cette dernière que la bouille en béton du Gros la traverse. Je perçois des glapissements de l’autre côté. Puis des invectives. J’ai beau ne pas comprendre l’arabe, quand un gars dit « M… », qu’il le dise en mandchou, en canaque ou en séoudien, je pige.
Je vois le torse du Gros qui se trémousse. Il pousse une beuglante féroce. M’est avis que les locataires de l’autre cabine ne sont pas contents de sa visite fractionnée et qu’ils ne lui expriment pas leur réprobation avec des fleurs.
Et Sirk, pendant ce temps ?
Eh bien, il est marron, car le Gros bloque la porte sans le vouloir. Avant de porter secours à mon compagnon, je règle le compte du malfrat par un une-deux à la face qui ferait éternuer ses défenses à un mammouth. Hamar s’écroule.
Je peux donc venir en aide à Bérurier-le-Vaillant. Pour cela, muni d’un couteau, je découpe les lambeaux de bois qui lui composent une collerette.
Il continue de ruer et de mugir, mon Gravos.
— Du calme ! l’exhorté-je, pas d’impatience ! Ça va y être, Béru.
Et ça y est.
La tronche qu’il ressort du trou m’est pratiquement inconnue. Elle pisse le sang par tous ses orifices. Il a le nez en compote, deux cernes violets sous les yeux et une profonde entaille au front. Je mate à mon tour dans la cabine voisine et j’avise un spectacle qui flanquerait de la fièvre à une statue de marbre. De l’autre côté, en effet, loge un caïd avec ses trois femmes. Quand le Gros leur a rendu cette visite impromptue, le caïd était en train de faire reluire mesdames ses légitimes. Non seulement les mômes n’ont pas de voile sur la frite, mais elles n’en ont pas ailleurs non plus.
Le mari embusqué derrière le guichet de fortune continue de rouscailler à bloc.
— Mon dentier ! bavoche Béru ! Mon dentier est tombé de l’autre côté…
— Va le récupérer ! conseillé-je.
— Mais si j’y vais, ce sagouin va me découper en tranches, lamente Béru.
— Bouge pas, fais-je, je vais essayer de le neutraliser un instant.
Je m’approche de la cloison percée, je bigle les poulettes effarouchées qui se pressent dans un angle de la cabine et j’émets un sifflement admiratif. C’est international, ça.
Furax, le mari veut m’administrer une mandate à travers le trou. C’est ce que j’escomptais. Prompt comme l’éclair je lui chope le bras et m’arc-boute pour plaquer m’sieur Ben Claouis contre le mur.
— Fais fissa, Gros ! lancé-je, les lourdes des cabines ne ferment pas à clé.
Il s’élance. J’entends la porte de l’autre cabine s’ouvrir. Les pintades du voisin en gloussent de trouille.
— Tu l’as ? je demande à Béru.
— Ouais, ça y est ! fait-il.
Un léger temps. Sa voix congestionnée murmure :
— Dis voir, San-A. Tu pourrais par l’arrimer cinq minutes encore que je me déguste une des souris de ce chat, vite fait ?
Il ne doute de rien, ce Gros salace.
— Reviens ici tout de suite ! intimé-je, sinon je relâche le mec et tout ce qui restera de toi, ce sera une flaque rouge sur le plancher.
Il ne se le fait pas dire deux fois et s’esquive, non sans avoir toutefois administré une claque pardonneuse sur les croupes proposées à ses redoutables instincts.
Lorsqu’il a regagné notre gîte je lâche le caïd. Celui-ci ne met pas trois secondes pour radiner. Il écume.
J’essaie de le ceinturer, mais cette peau de vache sacrée a pris un couteau à la lame recourbée et prétend vouloir m’en sectionner le gosier.
— Attends, fait calmement Béru dont la colère se met à croître et à se multiplier. Il enfourne son râtelier dans la poche de son pyjama, puis pose la veste de ce dernier sur son bat-flanc et se met en garde.
— Tu peux lâcher ce Gugus, je suis paré.
Sa trogne sanguinolente est belle à force de courage.
J’hésite. Puis je libère le caïd. Celui-ci veut m’assaisonner d’un coup de rapière, mais j’ai suivi des cours de tauromachie par correspondance et je lui exécute une véronique impeccable. Il me rate, la lame de son ya s’enfonce dans le mur en planche. Il s’en est fallu de quelques centimètres que je le déguste. C’est sûrement radical pour les angines, mais c’est mauvais pour le système circulatoire.
— Par ici la bonne soupe ! lui fait mon péon fidèle en lui virgulant un coup de tatane dans les montants.
Le trigame lui fait front. Il a tort. Un Béru furieux et en garde, il faut douze bazookas et un régiment de lanciers pour en venir à bout.
C’est peut-être pas avec ce style-là que Liston est devenu champion du monde, pourtant je vous affirme que la série décochée par le Mastar est efficace.
L’arme blanche, c’est peut-être son violon d’Ingres, au camarade Ben Tringleur, mais la lutte à poings nus, il n’y connaît que tchi. Ses quenottes se mettent à pleuvoir sur le parquet et bientôt, il ne tarde pas à les rejoindre.
Béru, calmé, ramasse les molaires, les canines, les incisives et les deux dents de sagesse du forcené, les plie dans un morceau de baveux et déclare, lui fourrant le petit paquet dans la main.
— Tiens, mon pote, en souvenir. Tu feras faire un collier à tes bourgeoises et recommande-leur surtout de bien laisser cuire le couscous, vu que pendant un bon bout de temps, tu vas devoir le bouffer avec une paille.
Notre voisin est enfin calmé. Par gestes, je tâche de lui expliquer que si Béru a passé la tête chez lui inopportunément c’est à cause du tangage. Il ne dit rien et regagne son cheptel d’un air sombre.
— Eh bien, tu parles d’un cirque ! gronde Béru en épongeant sa frimousse tuméfiée avec la veste de son pyjama.
À propos de cirque, je me tourne vers Sirk qui a repris conscience et qui nous dévisage d’un œil torve.
— Tout ça à cause de cet enfoiré ! fait Béru.
Il se penche sur le bat-flanc où Hamar est écroulé et lui agite lentement son poing sous le nez, comme on passe un flacon de sels sous le pif d’une petite nature évanouie.
— Si jamais tu rebronchais, promet Son Honneur, avec la petite mécanique de précision que voilà, je te défoncerais tout le portrait si tellement que même un superman de la chirurgie orthopédique serait pas foutu de te reboulonner, vu ?
Sirk Hamar détourne la tête.
— Monsieur le commissaire, murmure-t-il, c’est pas correct ce que vous avez fait là. Même avec un truand, on n’agit pas comme ça.
— Je lui mets une tisane de cartilages ? me demande Béru.
— Non, Gros, laisse, il a raison.
Je me penche sur Sirk.
— Il y a des moments où les circonstances obligent à commettre des saloperies, mon vieux Hamar. Ce n’est pas de gaieté de cœur, crois-moi. En tout cas, tu es avec nous dans le bain désormais et tout ce qui te reste à faire pour t’en tirer, c’est de nous aider à mort.
— À mort est le mot, soupire Sirk.
Il hoche la tête.
— Pas un de nous quatre n’en reviendra, je vous le dis.
— Tu ne sais donc pas à qui tu causes, se marre le chef bon Béru. Quand on part avec San-A., on en revient toujours.
Et là-dessus, il remet son râtelier d’aplomb et se l’assujettit dans le clapoire.
Pendant tous ces démêlés, la Vieillasse a continué son angélique sommeil.