Nous nous hâtons, l’un guidant l’autre, vers l’endroit où j’ai planqué la jeep. Tout en marchant, je serre, d’une main la pièce de monnaie que m’a remise Pinaud, de l’autre je tiens la crosse de la mitraillette, prêt à bousiller tout obstacle. J’en ai sec, mes gars, de mouler mon Pinaud dans ce bled pourri. Partir en le laissant ainsi, derrière moi, c’est vachard.
Nous retrouvons la bagnole. Alcide Sulfuric prend place à mes côtés.
Je démarre lentement, tous phares éteints. Au début, ça ne se passe pas mal, mais comme nous sortons de la ville, une patrouille nous barre le chemin.
— Vous pouvez tenir le volant pendant que j’arroserai ? je demande à Gérard.
— Je vais essayer.
— Bon ! Je fonce.
Je joue les hommes-orchestre. Mon pied droit enfonce la pédale d’accélération, tandis que mes mains libérées par l’assistance de Gérard se servent de la mitraillette comme Paganini se servait de son violon.
Ça crachouille épais. Heureusement que les militaires kelsaltipes ne sont pas de farouches guerriers, car ça risquerait de mal se passer. Mais leur souci dominant est de se jeter à plat ventre, ce qui facilite grandement les relations.
Nous passons.
Le barrage franchi, je reprends le volant et je vous prie de croire que le mur du son en bagnole, c’est du peu au jus.
Comment que je te la fais fumer, cette vieille jeep !
Derrière nous, c’est le silence. Messieurs les archers vont tenir un conseil de famille pour savoir s’ils nous coursent ou bien s’ils rentrent chez eux pour régaler bobonne.
Quelle aventure ! Si je m’en tire, ça va me faire une fameuse matière première. On va dire que je donne dans le conte oriental, non ? D’ici qu’on me surnomme le Conteur Bleu, y a pas loin.
— Dites-moi, Gérard, qu’est-ce que c’est que cette histoire de documents ?
Il met un temps à répondre. Je le sens gêné.
— Quand on nous a kidnappés, lors de l’atterrissage forcé, mon pauvre collègue a avalé la pièce contenant les microfilms…
— Et alors ?
— On nous a emprisonnés et torturés. Il se trouve que cette pièce n’a pas été restituée par mon compagnon. Elle est restée dans ses entrailles, comprenez-vous ?
J’en suis étourdi.
— Sacré bon Dieu, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit au moment où je vous ai délivré ?
— Je vais vous parler net, commissaire. J’ai eu peur qu’il s’agisse d’une ruse de nos ennemis destinée à me mettre en confiance… J’ai attendu.
Je lui boufferais la rate, à cet abruti !
— Et quand j’ai liquidé les deux Ruskoffs vous n’avez toujours pas repris confiance ? Vous êtes dur à la sympathie, mon vieux.
— On m’a enseigné la prudence, plaide-t-il.
— Tout de même !
— Je me suis dit que vous apparteniez peut-être à un autre réseau étranger en cheville avec l’émir. Tout ce qui se passait dans son palais était si extravagant… Mais, reprend Alcide, lorsque je me suis retrouvé dehors avec Pinaud et que je vous ai vus arrêtés au poste, j’ai compris quelle avait été mon erreur. Alors j’ai tout révélé à Pinaud…
— Et il est retourné dans la prison ?
— Oui. Je voulais l’accompagner, mais il m’a fait remarquer qu’avec mes blessures, je ne pouvais être d’aucune aide.
Ah ! mon cher vieux Pinaud, doux héros tranquille…
Il est retourné au palais et on ne lui a rien demandé puisqu’il n’avait pas eu maille à partir avec les eunuques du poste.
Il est redescendu dans les geôles. Courageusement, il a fouillé les entrailles de l’agent mort jusqu’à ce qu’il récupère la pièce. La plus sale besogne de sa vie ! La plus hallucinante. J’ai dans l’œil ses pauvres mains rougies qu’il n’a pas pris le temps d’essuyer.
Mon âme adresse une impétueuse prière au grand patron de tous les grands patrons.
— Boss, je soupire, faites que la Vieillasse parvienne à s’en sortir !
Au sommet de la dune, je me retourne et alors je pousse un juron. La garde fonce sur nous dans des camions. Il y a trois véhicules sous le clair de lune. Et ils ont des mitrailleuses, je reconnais la silhouette de ces funestes engins arrimés sur les capots.
Devant nous, les feux sont allumés et l’avion est là, l’hélice tournant.
— Ma parole, mais c’est qu’il va décoller !
Je fonce, je fais des appels de phares ! Je klaxonne, je hurle ! Rien n’y fait ! L’avion commence à rouler.
Il file dans le sable blanc du désert… C’est pas possible, qu’on nous joue un tour pareil !
Ils ne peuvent pas ne pas voir mes appels de phares puisqu’ils nous guettaient…
Voilà le zinc qui décolle. Il décrit un tour au-dessus de la piste… Un autre… Nous sommes entre les deux brasiers… Les camions bourrés de sauvages arrivent sur la dune et se profilent en ombres orientales (pas encore chinoises, mais ça ne saurait tarder) sur le mamelon (lequel n’est pas un mamelon de Cavaillon).
— Fini pour nous, dit Alcide.
Soudain, je pousse un cri. L’avion décrit une embardée… Puis rétablit son vol. Et il se met dans l’axe du terrain pour atterrir.
— Ils nous ont vus, cette fois ! trépigné-je. Ils nous ont vus !
En effet, le zinc accomplit un atterrissage impeccable.
Nous courons à lui. La porte s’ouvre, un Béru avec la frime sanguinolente nous tend sa dernière paluche pour nous aider à grimper.
Le tac-tac des mitrailleuses se fait entendre. Les balles crépitent sur la carlingue. Je me dis, le temps d’un éclair, que si l’une d’elles touche l’hélice, on est en rideau définitif… Mais non, l’avion se remet à rouler, avant même que le Gravos ait refermé la porte. Nous décollons.
— Tu voyais donc pas mes signaux ! je halète.
— C’est cet enviandé qui a obligé le pilote à décoller, tonne Béru en nous montrant Sirk, groggy dans l’allée. Toi, comme un c… tu lui remets une mitraillette, tu parles s’il avait le beau rôle. Il a dit que c’était bien fait pour toi qu’on te laisse. Que c’est à cause de tézigue s’il est déguisé en eunuque pour la vie, etc. J’ai fait semblant de me soumettre et, une fois en vol, comme le pilote amorçait un virage, je lui ai sauté dessus.
— O.K., Gros.
Il a une crispation, un spasme à travers la bouillie rouge qui lui dévale la frite.
— Mais… Mais… Et Pinaud ?
Alors je lui raconte tout. Et, que voulez-vous, Béru ne dit plus un mot mais il se met à chialer.
Un peu avant Aden, Sirk reprend ses esprits. Il se frotte le crâne… Il regarde autour de lui…
Sa stupeur en découvrant mon beau sourire Colgate !
— Tu vois, Sirk, je lui fais. Tenace comme un morpion, ton cher commissaire…
Le coucou vole assez bas. Je vois son ombre se gondoler au gré des dunes. Une pensée me préoccupe : l’émir.
Il est là, le demi-moustachu, sombre comme un mélodrame, l’œil vide.
Béru me le désigne.
— Qu’est-ce qu’on fait de ce gros vilain pas beau ?
Je me penche pour mater par le hublot. Nous survolons la pointe du désert de la Soif.
À l’endroit où ce dernier confine au Gnoki Lustukru.
Je m’approche du pilote.
— Vous pouvez faire escale dans ce patelin ?
— Escale ? demande-t-il.
— Oui : c’est une espèce de station pipi, quoi !
Il hoche la tête.
— Si vous voulez, au point où nous en sommes, une acrobatie de plus ou de moins…
Et l’avion se pose en mollesse.
Je me tourne alors vers Béru.
— Dis donc, Gros, tu veux bien ouvrir la lourde à M. Obolan, c’est là qu’il descend.
Ça crée une surprise à bord. Lola émet un cri de souris violée, Béru lâche un « couac » et l’émir porte une main défensive à sa poitrine.
— Vous n’y pensez pas, fait-il.
— Je ne pense qu’à ça, au contraire. Descendez !
Je le braque…
— Sinon c’est un mort que nous descendrons.
Il est blême, flageolant.
— Vous n’êtes, d’après mon estimation, qu’à une centaine de kilomètres de la mer. Vous n’aurez qu’à suivre plein ouest. En trois jours, vous devez l’atteindre. Évidemment ce seront trois jours sans boire, mais vous avez des réserves. Et puis vous avez besoin de maigrir, allez, oust !
La rage au cœur, il descend. D’ailleurs Béru l’aide d’un démocratique coup de pompe dans les noix.
Un qui a l’air content, c’est Gérard.
Un qui n’a pas l’air content, c’est Sirk.
— Vous n’allez pas le laisser en vie, sacré salaud de flic ! trépigne-t-il.
— Je fais mon devoir, Sirk.
Il se lève, me met la main sur le poignet.
— Dites donc, commissaire, votre fameuse promesse de me larguer dans un bled étranger une fois la mission terminée, elle est toujours valable ?
— Toujours, Sirk. Toujours, je n’ai qu’une parole, malgré ta petite incorrection de tout à l’heure.
— Alors, décide-t-il, débarquez-moi aussi.
Nous nous récrions.
— Mais tu es fou, lui dis-je. Avec ce que tu viens de subir, tu ne ferais pas dix kilomètres.
— Je m’en fous, je veux descendre. Avec ce que j’ai subi, je n’ai plus envie de faire un seul pas vers la civilisation, commissaire. Je vais vous apprendre une chose, le moment est venu. Mon père était un notable d’Aigou. Un jour, le père de l’émir actuel a voulu lui acheter son oliveraie. Mon père a refusé. Alors l’émir l’a fait attacher par les pieds à un dromadaire et on a fouetté la bête jusqu’à ce que mon père ne soit plus qu’un squelette tout blanc ; vous pigez pourquoi je ne tenais pas à revenir ? J’ai dû fuir avec ma mère et mon frère… Voilà maintenant que le fils de ce tyran me fait arracher ma dignité de mec. Non ! Faut que je descende. Y a plus que ça qu’on puisse pour moi. Plus que ça…
J’adresse un signe à Béru.
— Laisse-le descendre, Gros.
Sans un mot, Béru ouvre la porte. Puis il dit, en la refermant :
— Tchao, mec, et que le meilleur gagne !