CHAPITRE V

La frontière du Kelsaltan se trouve à quatre heures de dromadaire et à trois mois de voiture de Béotie. Cela pour la bonne raison que, pour l’atteindre, il faut parcourir une quinzaine de kilomètres dans le sable poudreux.

Le plus duraille, croyez-moi, — et si ne m’en croyez, allez vous faire cuire autant d’œufs que votre foie atrophié peut en supporter — le plus duraille, répété-je, ce sont les cent premiers mètres. Le gros tracas vient du gars Bérurier. Douze fois il dégringole de son vaisseau du désert. Douze fois, je suis obligé de descendre pour l’aider à se jucher sur son dromadaire, lequel a nom Anon. C’est une vraie sinécure. À la fin, je finis par l’arrimer sur sa selle avec des sangles et c’est alors qu’il prend le mal de mer, mon Intrépide ! Lui qui brave les tempêtes, sur la bosse de son ruminant il chope la nausée.

On pourrait nous suivre à la trace.

Et quelles traces, mes pauvres amis !

Il est jaune comme un canari, le Gonflé. Il tangue misérablement sur Anon et bredouille entre deux fusées que la vie n’est plus possible et que si l’on avait un chouïa d’estime pour lui, on se grouillerait de lui filer une praline dans le bulbe, manière d’abréger ses souffrances.

Son peu de self-control, il l’emploie à admirer Pinaud. Des années de sarcasmes et de houspillage viennent de se volatiliser soudain au spectacle de ce Pinuchet, silencieux dans sa gandoura blanche en tête de la colonne.

Pour ma part, j’ai l’estom’ pas tellement fiérot non plus. Ça me file le tournis, ce dandinement animalesque. Et ça fait mal aux miches, je vous l’affirme. J’ai l’impression de faire du tape-der sur un rocher. On peut pas croire ce qu’ils ont la bosse coriace, ces bestiaux.

— Si au moins on aurait touché des chameaux, lamente le Gros, j’ai idée que c’eût z’été plus fastoche. Entre les deux bosses on peut s’installer et attacher sa ceinture. Mais sur cette cochonnerie de dromadaire, y a pas moyen ! Et tu dis qu’on va faire joujou commako pendant trois cents bornes ?

Il se tait pour apporter un peu d’humus fertilisant au sable brûlant du Grand Rasibus.

On avance, lentement, avec seulement nos ombres fantastiques pour nous escorter.

Sirk Hamar se cramponne comme un perdu, sans piper mot.

— Ça te change des petits bars à malfrats de Pigalle, hein, Toto ? ricané-je.

Il ne desserre pas les lèvres. Ce qui se passe dans sa tronche n’est pas racontable. Il aimerait me tenir dans un coin peinard et avoir tous les ustensiles en main pour me faire payer ça.

Nous parcourons de la sorte un ou deux kilomètres. Le port de Béotie ainsi que la mer ont disparu, avalés par les dunes.

— J’en peux plus, affirme Béru. Tu me connais, San-A., pas feignant, il est, ton Gravos, à preuve c’est que j’ai fait du suif, pour venir, mais je suis t’au bout du rouleau, Mec. Ou alors laisse-moi z’y aller à pince dans ton bled pourri. Oui, à pinces, je veux bien. Mais ce canasson de malheur aura ma peau, t’entends ? Fendu en deux, je serai à l’arrivée, si j’arrive. Déjà que je sens plus mes bijoux de famille. C’est ce qui s’appelle faire d’une paire deux c… !

Je ne réponds rien. J’ai la pensarde délabrée. Tout ça est insensé. Et ça se goupille comme une opération d’appendicite dans une cabine téléphonique ! Déguisés en Arabes, gênés par ces fringues inhabituelles, ballottés sur des dromadaires idiots, nous fonçons dans le désert, lamentablement !

Et tout ça parce que Monsieur le Dabe qui se gargarise avec du tricolore soir et matin et qui s’en épingle au calcif, a voulu donner une leçon aux Services Secrets. L’opération sans retour !

Le seul de l’expédition qui jacte le kelsaltipe est un truand redoutable qui aimerait nous arracher les yeux avec une cuillère à café (ou à thé à la rigueur). C’est bath, non ?

Le sable poudroie sous le soleil. En v’là un, là-haut, qui prend ses aises ! Oh ! la vache, ce qu’il nous déverse comme calories !

Nous en prenons plein la nuque. J’ai déjà la bouche plus sèche que la voix d’une surveillante générale de collège anglais.

Pour la première fois de ma carrière, mes frères, j’ai grande envie de tout laisser quimper. Oui, j’ose l’avouer, je suis prêt à dire pouce avant même d’être arrivé à pied d’œuvre.

J’hésite. Je regarde une dune, à quelques centaines de mètres. Je me dis que si on n’aperçoit pas un arbre lorsque nous y serons parvenus, je donnerai l’ordre de tourner bride. Les conséquences, j’en ai rien, strictement rien à faire.

Nous atteignons la dune. À perte de vue, c’est le sable pailleté qui mijote au soleil comme un monstrueux gratin de macaronis.

Béru achève de se vider et pour bien se finir, bien s’essorer, il pleure.

Le vieux Pinaud, lui, hoche la tête. Pas joyce, mais vaillant. Il mérite la prime, le pompon, la médaille, sa statue, la retraite des cadres, un cadre pour cloquer sa photo héroïque. Il mérite des poignées de mains, des poignées de billets, des poignets de force.

Il mérite la reconnaissance de la Patrie et celle du Mont-de-piété. Il a droit à la piété populaire. Y aura sa bouille dans les manuels scolaires, c’est promis. Juste entre celle du père de Foucault et celle de Lyautey l’Africain. Une bath trilogie, mes gosses. Vive Pinaud, le poulet du désert.

Béru mate de son œil, qu’il va sûrement vomir avec le reste, l’étendue désertique.

— On peut pas dire qu’on soye privé de désert ! bavoche le tuméfié.

Je n’ai pas le temps de rigoler de sa boutade.

Il vient de se produire un petit quelque chose d’inattendu. C’est ce salopard de Sirk Hamar qui vient de nous jouer un petit tour de sa façon. Comment qu’il a mijoté son coup, cet apôtre ! Son incapacité dromadairienne ? Du bidon ! Du gros jerricane de vingt litres ! En fait, c’est un crack de l’équitation sur gibbosité. Il voulait endormir notre confiance. J’ignore ce qu’il put faire ou chuchoter à sa monture, mais voilà soudain qu’il tourne bride et fonce comme un Mystère II en direction de Béotie.

Sa manœuvre est belle et bonne. Il a cheminé assez loin de la ville avant de nous semer du poivre.

— Rattrape-le ! hurlé-je à Pinaud.

Mais le Vieillasse lève ses bras dessinés par Bernard Buffet.

— Je ne suis pas en mesure ! dit-il.

Que fait alors le San-Antonio bien-aimé lorsqu’il se trouve en pareille conjoncture ? Eh bien ! comme toujours il use des grands moyens. Je dégage de mes fontes une carabine à canon court, mais pourvue d’une minuscule lunette de visée.

C’est la première fois que je vais défourailler sur un dromadaire, les gars. Et croyez-le, j’en ai le battant qui se coince, mais je n’ai pas d’autre possibilité de m’en sortir. Je vise les pattes.

Une détonation sèche comme nos gosiers fourbus emplit toute l’immensité désertique. Là-bas, le dromadaire pousse un cri et culbute. Je me dirige dans sa direction. Sirk a du mal à se dégager car il est pris sous sa monture. Je mets pied à sable pour l’aider, puis, comme l’animal souffre et tourne vers moi ses grands yeux implorants, je l’achève d’une balle en pleine tête. Nous voilà chouette avec une monture de moins. Ah ! l’expédition se présente sous des auspices qui ne valent pas ceux de Beaune.

— Mon petit Hamar, dis-je à notre compagnon, tu as tort de vouloir jouer ce jeu-là avec moi. Ça se finirait par une balle entre les deux yeux que je n’en serais pas autrement surpris. Ramasse tes frusques et viens prendre le dromadaire porteur ! Par ton petit coup d’état tu as un peu plus compromis nos chances de succès. Maintenant, je veux que tu saches qu’au moindre geste, t’auras ta ration de plomb dans l’armoire à ragoût.

— Ce zèbre, gronde Bérurier, lorsque nous rejoignons mes camarades, ce zèbre, dès que le mal de dromadaire m’aura passé, je vais te lui faire une de ces tronches que les zigs de son patelin prendront les chocotes en le voyant.

Sur cette forte promesse, Sirk prend place sur le dromadaire vacant. En voilà un qui se farcit une drôle de charge utile, je vous le dis. Si la S.P.D.A.[3] passait par-là, elle nous collerait un procès aux noix, c’est mathématique.

Seulement personne ne passe par-là.

Quant aux procès éventuels, on s’en tamponne les paupières avec une pelle à gâteau.


Tout le reste du jour nous allons, d’une allure morne et ballottante. Une sorte de torpeur nous coule dans les membres. C’est à peine si, de temps à autre, je mate ma boussole, histoire de m’assurer que nous cheminons bien dans la bonne direction.

Sur le soir, enfin, lorsque la ligne d’horizon devient d’un violet prometteur et que le sable blanchit, je donne le signal de la halte. Sirk, qui veut se réhabiliter, car il comprend que sa position est intenable désormais, nous plante la tente et confectionne le thé. Béru, qui ressemble à un abcès sur le point de percer, s’abat sur sa couverture. Il a les yeux comme deux virgules de cabinets publics et un teint plus plombé qu’une valise diplomatique. Il se remet un peu à exister lorsque Pinaud, qui continue, ma foi, de se comporter comme un méhariste chevronné, ouvre une boîte de conserve.

— Qu’est-ce que c’est ? demande le Gravos.

— Des tripes à la mode de Caen ! annonce la Vieillasse.

Ça le dope, Béru. C’est un peu comme si on lui passait des sels sous le nez.

Il mange gaillardement, et va farfouiller dans ses bagages. Il y déniche une bouteille de Chambertin.

— Votre thé des familles, fait-il, vous pouvez vous en faire des lavements. Pour colmater des brèches comme celles dont auxquelles j’ai eu à subir, y’a que le Bourgogne.

Effectivement, lorsqu’il s’est éclusé sa bouteille, le Régénéré entonne les Matelassiers, son hymne réputé. Rassuré sur son sort, je mets les menottes à Sirk et nous nous endormons.


Le lendemain, y a de l’animation dans le camp. Dans la vie, voyez-vous, tout est question d’adaptation. L’homme est fait pour s’acclimater à toutes les conditions atmosphériques, à toutes les fantaisies climatiques, à toutes les latitudes et longitudes, à tous les chagrins. C’est lui le vrai caméléon de l’univers, lui seul. Il prend la couleur du milieu ambiant. Il devient rouge ou blanc, gentil ou méchant, résigné ou révolté. Il subit le froid ou la chaleur, la prison ou le désert. Un vrai prodige !

— Aujourd’hui, annonce le Gravos qui au lever n’a rien perdu de sa bonne humeur du coucher, aujourd’hui, les gars, je sens que ça va carburer.

Nous plions bagages et reprenons place sur nos montures.

Le Gravos étudie attentivement la manière de procéder de Sirk. Ayant fait coucher son dromadaire, il se place à califourchon sur son encolure et crie le yé-yé d’usage, mais, contre toute attente, l’animal demeure accroupi.

— Et alors ! gronde le Mastar, lequel voit soudain sa belle énergie inemployée. Qu’est-ce qui se passe, mon vieux bosco ?

Il réitère le signal, sans plus de résultat. Le dromadaire ne se redresse pas.

— Hé, San-A. ! me lance Sa Gonfle. J’ai une panne de démarreur.

— Mets le starter ! conseillé-je en riant. Il est froid, ton ruminant, Gros.

Hélas ! Sa Majesté a beau s’escrimer, le bossu ne veut rien chiquer pour la décarrade. Il reste imperturbable, mâchonnant on ne sait quelle confuse rancœur, la paupière lourde et le nez tombant.

— Y devrait pourtant avoir le feu au dargif avec ce que j’y ai fait gober ce matin, lamente son noble cavalier.

L’inquiétude me mord les chpouques bivalantes.

— Que lui as-tu fait prendre, Gars ?

— Un gorgeon de Muscadet pour le mettre en train.

— Quoi !

— J’ai cru bien faire. Je m’ai dit que la journée allait être dure et qu’il fallait lui filer un petit remontant à mon chameau monoplace.

— Espèce de voix vomique ! Tu lui as fait ramasser une biture, à cette pauvre bête !

Pinaud rigole comme un petit fou.

— L’animal le plus sobre de la création qui se ramasse une malle, on n’avait encore jamais vu ça !

— Si je lui ferais boire un peu de café fort ? demande l’Ignoble.

L’envie d’étrangler la moitié de l’humanité et de faire fusiller l’autre moitié s’allume en moi, sauvage, impérieuse.

— Et notre provision de flotte, crétin ? rugis-je. Tu ne t’en soucies pas ! Du café au dromadaire ! Il faut de l’eau pour le confectionner, non ?

— Si peu, plaide l’Hénorme. T’inquiète pas, la flotte, je la ménage. Tiens, ce matin, pour me laver les nougats j’ai pris juste ce qu’il fallait.

Du coup je saute de mon animal et me précipite sur mon ami.

— J’ai bien entendu, Gros ? Tu t’es lavé les pieds ce matin ?

— J’ai le droit ! fait-il, Quand on se balade en babouches et qu’on peut rencontrer sur son chemin une jolie mousmée, faut être paré, gars. On porterait des chaussettes je me serais abstenu. Mais j’avais pas les chevilles Persil.

Je le biche par la gandoura.

— Misérable baudruche ! tonné-je. On est rationné en flotte. Et toi, qui de mémoire de plombier ne t’es jamais lavé les pinceaux, c’est ce moment que tu choisis pour le faire ! Tu mériterais que je t’égorge ! Allez, cramponne-toi ! Je vais le faire démarrer, ton dromadaire.

Je défais la ceinture de cuir qui serre mes fringues et je frappe le dargeot de la bête.

Il ne paraît même pas s’apercevoir de cette flagellation, l’uni-bosse. On dirait même qu’il se marre avec sa bouille d’ivrogne.

— Il est aussi c… que Pinaud, ce bestiau, tonne le Gros. L’effet est immédiat. D’un bond, le dromadaire se met sur ses cannes et le voilà parti droit devant lui dans le désert.

Comme, par chance, il a pris la bonne direction, je le laisse aller.

Nous finirons bien par le rattraper un jour ou l’autre !

Béru, cramponné à sa selle, ne tarde pas à disparaître dans un nuage de sable et un flot d’insultes.

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