Aigou est une ville beaucoup moins grande que New York et beaucoup plus petite que Mantes-la-Jolie puisqu’elle ne comporte que quelques centaines d’habitants entassés dans des maisons de terre séchée. Ces constructions forment une espèce d’amoncellement de cubes blancs car elles s’étagent sur la colline que couronne le palais de l’émir Obolan. La végétation y est assez rare. Les arbres chétifs sont talqués par un sable blanc, plus fin encore que celui du désert.
Notre arrivée a été repérée de très loin, car, à peine sommes-nous en vue de cette cité, qu’une cohorte de gamins hurleurs nous cerne. Ils sont faméliques, en haillons, et nous tendent des mains insistantes.
Je prends Sirk Hamar entre quat’zieux et je lui débite un sermon de mon cru.
— Sirk, le moment est venu pour toi de te montrer à la hauteur. Ton avenir et le nôtre — mais le tien surtout — dépendent de ton comportement. Tu es un gars d’ici. Tu connais les habitants, la langue et les mœurs, par conséquent tu es mon atout number one. Tu vas annoncer à la populace que nous sommes des marchands étrangers venus pour faire du commerce. Et, chaque fois que tu le pourras, tu chercheras à avoir des détails sur l’avion qui s’est posé il y a quelque temps dans la région.
« Demande aussi, mais sans éveiller l’attention, si des Européens séjournent actuellement ici.
Je contemple la horde de mouflets.
— Les gosses peuvent t’être d’un grand secours, remarqué-je. Ils voient tout, sont partout et ne demandent qu’à bavarder…
Sirk opine.
— Je ferai de mon mieux.
Je distribue quelques piécettes aux gamins, ce qui, illico, nous pare d’un prestige fabuleux. Nous faisons dans Aigou une entrée aussi triomphale que celle de Paul VI à Nazareth.
Les distractions sont rarissimes, dans ce pays. C’est pour le coup que mon camarade Aznavour ferait un malheur si ses pérégrinations internationales l’amenaient jusqu’en ce coin reculé où l’attend sans doute un de ses arrière grands-pères.
Nous parvenons sur la place du village. Elle est justement réservée aux nomades, contrairement aux places de nos patelins à nous qui leur sont interdites (au point que les nomades, ne pouvant plus stationner nulle part, deviennent nomades à part entière, comprenez-vous ?)
Il y a un fouillis indescriptible sur cette place. Tellement indescriptible même que je ne vous le décrirai pas. Ça chlingue[4] tellement que si j’avais des boules Quiès, ce n’est pas dans mes portugaises que je me les collerais mais dans mes trous de nez.
La Grand-Place sert de goguenots publics, de tout à l’égout, de dépotoir municipal et de terrain de jeux.
— Plantons notre tente ici ! décrète Sirk.
Nous lui obéissons. La situation est rare, non ? C’est le truand prisonnier qui prend la direction des opérations, à c’t’heure.
La tente est dressée, les dromadaires sont conduits à la fontaine où ils font le plein de leur radiateur. Béru en profite pour demander si, l’hiver on leur met de l’antigel dans leur flotte.
Nous attachons les bêtes à des pieux, ensuite de quoi nous nous mettons à déballer nos marchandises sur des toiles.
La foule s’amasse vite-fait. Y a des vieillards et des vieillardes qui renaudent parce qu’on leur bouche le spectacle. Les messieurs se mettent au premier rang et donnent des coups de poing dans le ventre des dames trop curieuses afin de leur apprendre à garder leurs distances.
— On va drôlement affurer ! annonce Béru. Pas besoin de baron, ici[5] Et il ouvre la malle de fer dans laquelle il a emballé sa marchandise.
Illico il y a panique à bord. Ça renifle affreusement. Du coup, les miasmes de la place font figure de senteurs marines.
La foule des badauds recule. Un nuage de mouches radine en escadrilles serrées. Elles ont tout de suite reniflé des délices, les sagaces. Elles se le téléphonent. Il en arrive de partout, par vagues bourdonnantes. Voraces, elles sont. Et avides de becquetance occidentale. Des bleues, brillantes comme des plumes de jais. Des toutes noires : les lanciers de la mort chez les mouches ! Des grises, des presque rouges pour la parade. Elles ont largué leurs charognes en cours. Un festin exceptionnel qu’il leur amène, le Gravos. Il avait bien fait de coller du sparadrap autour du couvercle de sa malle. Et d’abord, s’agit-il d’une malle ou d’un sarcophage ? Je voudrais savoir. Je lui demande. Il révèle.
— J’ai apporté une denrée dont au sujet de laquelle je suis certain qu’on ne la trouve pas ici, San-A., me déclare l’immonde.
Cette puanteur lui est familière, lui est chère, lui est nécessaire. Elle justifie Béru. Que dis-je : elle l’explique.
L’odeur infernale putride, agressive, calamiteuse ne l’incommode pas. Il en est la matérialisation.
C’est sa maman. C’est son papa. Toute son ascendance bérurienne qu’il a amenée en terre arabe. L’univers du Gros est là, sous nos yeux révulsés, étalé au grand soleil du Kelsaltan.
Il se fait un grand silence. Béru plonge sur la malle béante.
Tout autre que lui s’écroulerait, foudroyé. Lui pas. C’est le Dieu du remugle ! Le souverain fautif de la pestilence ! Le grand prêtre de la sanie !
Il lève une chose ronde et dégoulinante. Elle devient aussitôt noire car la moucherie du patelin à fondu dessus. Bérurier chasse ces impétueuses.
— Des camemberts, fait-il noblement. De véritables camemberts de Normandie. Je les ai choisis pas trop faits pour qu’ils supportent mieux le voyage. Et les voilà à point, ces chéris. Bons pour le service !
Il fait front à la foule, passe une langue torcheuse sur les parois de la boîte, lape, déguste, grume, se gargarise !
À tout hasard, la foule applaudit l’exploit. Ils ont déjà vu des mangeurs de feu, à Aigou, jamais des lécheurs de calandos faisandés.
Béru se tourne vers Sirk.
— Toi, mec, tu vas traduire au futur et à mesure mes paroles.
Puis, à Pinaud :
— Et toi, Lapinus, occupe-toi des mouches. Si on se méfierait pas elles me becqueteraient mon stock avant que j’aie z’eu le temps d’en vendre un.
Il harangue, de sa noble voix de baryton cabossé :
— Messieurs et même mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter en exclusivité, un produit de l’élevage français.
« J’ai surnommé le camembert authentique, véritable et pur fruit de Normandie ».
Il prend souffle, laissant à Sirk le temps de traduire sa diatribe. Ce que l’autre accomplit consciencieusement.
— Dommage qu’on n’ait pas un tambour, déplore le Gravos. Il reprend :
— Pour fêter mon arrivée dans votre beau pays, j’offre deux boîtes en prime à çui-là qui m’en achètera une. Je cause pour le premier clille, œuf corse, biscotte j’aurais vite fait, à ce tarif-là, de bouffer ma culotte, ou plutôt, ma gandoura.
Il brandit son calandos de plus en plus coulant, comme un discobole superbe et généreux. On murmure dans l’assistance. Les gars se tâtent à cause de l’odeur.
— Tu l’as dans le baba, résume Pinaud. Les Orientaux n’aiment que le piment ou le sucré, tu sais bien !
Bérurier se fiche en renaud.
— Et si je veux leur apprendre la civilisation, c’est mon droit, non ? Dans les pays arriérés, y a plein de missionnaires qui vont leur brader notre bon Dieu, pourquoi t’est-ce que je leur refilerais pas nos camemberts ? Le bon Dieu, on le voit pas, tandis que le calandos, il existe !
Pinaud entreprend une discussion contradictoire.
— Dieu ! on ne le voit pas, c’est juste, mais chacun le sent ! fait-il.
Du coup, le Furas lui flanque son produit laitier sous le pif, poussant son camarade sur les berges de l’évanouissement.
— Et ça, la Vieillasse, ça ne se sent peut-être pas ?
Puis, se ravisant, il dit à Sirk :
— Passe-moi le sucre en poudre, Mec. On va modifier nos batteries d’épaule.
Sans piger, Hamar obéit. Béru, d’un geste preste décapite la boîte à frometon et ayant soufflé dessus pour disperser les asticots, il arrose le camembert de sucre.
Cela fait, il le dépose sur la toile.
— Maintenant, ordonne-t-il à Sirk, tu vas dire aux gosses que s’ils volent ce camembert, ils auront affaire à moi.
Je ne pige pas très bien sa tactique, lors il me décille les yeux.
— Tu le sais, Gars, comment que Parmentier a imposé la pomme de terre, en France ? Lorsqu’il l’a amenée de je sais-plus-d’où les gens se gaffaient et personne voulait y goûter. Alors il a planté ses patates dans un champ et a fait garder le champ par des militaires habillés en soldats. Pour le coup, ça les a excités, les incrédules, et ils sont venus voler les tuberculeuses. Ils ont trouvé ça fameux et…
Il me pousse du coude.
— Qu’est-ce que je te disais : voilà un lardon qui vient de secouer ma boîte.
Effectivement, un petit môme famélique se sauve tandis que la foule, ravie, rigole à nos dépens.
L’affamé goûte le camembert sucré. Ça lui plaît. Il le dit et la vente démarre. Tout le monde en demande à la fois.
— Combien t’est-ce qu’il faut les vendre ? s’inquiète soudain le Triomphant.
Sirk hoche la tête.
— De mon temps, le rahat-loukoum se vendait deux klitoris pièce, évalue Sirk, mais depuis la découverte du pétrole l’argent s’est réévalué.
— Bon, on va vendre mes camemberts un klitoris, décide le Gros.
— C’est pas cher, affirma notre interprète.
L’argent se met à pleuvoir. On s’organise.
Sirk harangue, Béru puise dans la malle, Pinaud répand le sucre en poudre et j’encaisse l’artiche. Le système Taylor, quoi !
En une heure le Gravos a épuisé son stock. Il ne lui reste plus qu’une douzaine de camemberts qu’il réserve jalousement à sa consommation personnelle.
Grâce à lui, nous avons fait mouche (si j’ose dire) dès notre arrivée. La population nous a adoptés. Ça se voit à tous les sourires que ces braves gens nous font.
— Je vous donne quartier libre ! annoncé-je à mes compères.
Je regarde en direction du palais émirial dont les créneaux immaculés dominent la ville.
— Hamar et moi allons opérer une petite reconnaissance, annoncé-je.
Le dear Pinuche me chuchote dans les trompes.
— Méfie-toi de ce type. Il est prêt à nous claquer dans les doigts à la première occasion.
— Ne te casse pas le chou pour moi, je l’ai à l’œil.
En déhottant, je montre mon camarade tu-tues à Sirk.
— Je n’ôterai pas ma main de sa crosse, lui affirmé-je. Penses-y.
Il a un étrange sourire.
— Ne craignez rien, commissaire. Maintenant, je ne peux plus que jouer votre jeu.
— Pourquoi « maintenant » ?
Il abaisse le capuchon de son burnous très bas sur ses yeux.
— Permettez-moi de ne pas vous répondre, commissaire. Ça vaut mieux.
Je n’insiste pas.