Piero Manzano donna un brusque et énergique coup de volant tandis que le capot de son Alfa glissait inexorablement en direction de la voiture vert pâle qui le précédait. Il arc-bouta ses deux bras sur le volant, croyant déjà entendre le bruit désagréable de deux carrosseries qui se télescopent. Freins, pneus qui crissent, dans le rétroviseur les phares des autos derrière lui, le choc imminent.
Cet instant resta en suspens ; de manière surprenante, Manzano pensa à du chocolat, à la douche qu’il comptait prendre une fois chez lui, dans vingt minutes, au verre de vin qui suivrait, sur le canapé, ainsi qu’à un rendez-vous avec Carla ou Paula au cours du prochain week-end.
L’Alfa s’arrêta, dans un ultime soubresaut. À quelques millimètres du pare-chocs de l’autre voiture. Manzano fut plaqué dans son siège. La route était plongée dans une nuit noire, les feux tricolores, encore verts l’instant d’avant, s’étaient éteints ; ils n’étaient plus qu’une trace dans la rétine de Manzano. Tout autour de lui, un bruit infernal de klaxons et de tôles froissées. Sur sa gauche arrivaient à toute allure les phares d’un camion. Là où, à l’instant, se trouvait la voiture vert pâle, filait déjà un mur bleu dans une gerbe d’étincelles. Un choc puissant projeta la tête de l’Italien contre la vitre latérale, sa voiture se mit à tourner comme une toupie jusqu’à être stoppée par un autre choc.
Étourdi, il leva les yeux et tenta de s’orienter. L’un de ses phares éclairait les flocons de neige qui dansaient sur l’asphalte sombre et mouillée. Un pan de son capot avait été arraché. Quelques mètres plus loin, devant lui, les feux arrière du camion.
Manzano réfléchit en un quart de seconde. Rapidement, il défit sa ceinture de sécurité, prit son téléphone portable et sortit à la hâte de son véhicule.
Il attrapa dans le coffre la trousse de premiers secours et le triangle réfléchissant. En passant devant sa voiture, il y jeta un coup d’œil : de la partie avant gauche et de la calandre, le camion n’avait pas laissé grand-chose. La roue était profondément enfoncée dans une bouillie de ferraille. Une véritable épave.
La portière du conducteur du camion était ouverte. Manzano fit le tour de la cabine et regarda.
Les phares des véhicules sur la voie opposée créaient une ambiance inquiétante. Là aussi il y avait eu des carambolages, la circulation était figée. La voiture vert clair était défoncée sur toute la largeur du siège passager, écrasée de biais par le pare-chocs du poids lourd. Du capot, ou de ce qu’il en restait, montait une fumée qui enveloppait la scène. Un homme petit et trapu, vêtu d’une doudoune sans manches, tremblait à la portière du conducteur complètement pliée. Probablement le chauffeur du camion, songea Manzano. Il se rua vers la voiture. Ce qu’il vit le fit chanceler.
Le choc avait arraché le siège conducteur de ses attaches pour le projeter littéralement sur les genoux de la passagère. Le chauffeur pendait sans vie dans sa ceinture de sécurité, la tête étrangement vrillée, avec devant lui les airbags dégonflés. De la passagère, on ne voyait que le crâne et un bras. Son visage était maculé de sang, ses paupières closes tremblotaient. Ses lèvres bougeaient presque imperceptiblement.
« Une ambulance, cria-t-il au chauffeur du camion. Appelez une ambulance !
— Pas de réseau ! »
Les lèvres de la passagère ne bougeaient plus. Seules quelques petites bulles de sang à leurs commissures, qui se formaient à chaque nouvelle respiration, attestaient qu’elle vivait encore. Entre-temps, tant de curieux s’étaient rassemblés que le lieu de l’accident n’était plus éclairé que par quelques rais de lumière des phares. Debout dans les bourrasques de neige, ils observaient.
Manzano leur cria de dégager, mais aucun ne fit mine de bouger, comme si personne ne l’avait entendu. Il ne réalisa qu’alors ce qu’il n’avait perçu qu’inconsciemment avant l’accident. L’éclairage public ne fonctionnait plus. C’est pourquoi il faisait si sombre. La nuit était bien plus noire qu’à l’accoutumée. « Mon Dieu ! Comment allez-vous ? lui demanda un quidam en anorak. Étiez-vous dans la voiture ? »
Il hocha la tête. « Pourquoi ? »
L’autre désigna sa tempe gauche. « Vous avez besoin d’un médecin. Asseyez-vous. »
Manzano ressentit alors des pulsations à un endroit de sa tête d’où suintait un liquide chaud qui coulait vers sa gorge. Il fut pris de vertiges.
Tandis qu’il glissait contre les restes de l’auto vert pâle et qu’il luttait vainement contre l’évanouissement, le son infini et strident du klaxon de l’épave hurlait tel un dernier cri de détresse, s’étirant dans la nuit.
Le signal retentissait sans interruption, accompagné de toute une batterie de lumières clignotant sur les écrans de Valentina Condotto.
« Aucune idée de ce qu’il se passe ! cria-t-elle en appuyant violemment sur les touches. D’un coup, la fréquence monte très haut, suivie de la coupure automatique. On a perdu toute l’Italie du nord ! Comme ça. Sans crier gare ! »
Voilà trois ans que Condotto avait rejoint l’équipe du centre de conduite de Terna, à côté de Rome, en tant que régulatrice. Depuis, huit heures par jour, elle dirigeait le courant électrique dans le réseau italien ainsi que les transferts d’électricité avec les pays voisins.
Sur le mur de projection de six mètres par deux qui lui faisait face brillaient des lignes colorées et de petites cases sur fond noir. Le réseau électrique italien. À gauche et à droite, des écrans affichant les données du réseau en temps réel. Sur le bureau de Condotto, quatre écrans plus petits avec encore plus de lignes de chiffres, des courbes, des diagrammes.
« Le reste du pays est passé en jaune, cria son collègue, le dispatcher Giuseppe Santrelli. J’ai Milan en ligne. Ils veulent augmenter la puissance mais ne reçoivent aucune fréquence stable d’Enel. Ils demandent si nous pouvons faire quelque chose.
— C’est la Sicile qui est en rouge, maintenant ! »
Même système que pour les feux de circulation : en vert, aucun problème sur le réseau. En orange, il y a des difficultés. Rouge : black-out. Grâce au système d’alerte européen, chaque compagnie d’électricité pouvait savoir à tout moment si, à un quelconque endroit du réseau, sourdait une menace. En ces temps d’interconnexion internationale, y compris en ce qui concernait l’électricité, c’était une nécessité absolue.
Une grande partie de ces processus est effectuée par des ordinateurs qui régulent le courant en millisecondes, les opérateurs des centres de conduite n’ont qu’à contrôler. Ainsi, ils ne doivent laisser varier la fréquence de cinquante hertz que de manière insignifiante, sans quoi les générateurs peuvent subir de lourds dommages. Lors de pertes de fréquence relativement importantes, les ordinateurs déconnectent automatiquement les parties du réseau concernées.
Une surface rouge lumineuse sur le grand mur de projection montrait à Condotto que les ordinateurs avaient retiré du réseau presque toutes les zones au nord du Lazio et des Abruzzes. La Sicile était touchée également. Seule la partie inférieure de la botte recevait encore de l’électricité. Plus de trente millions de personnes se trouvaient dans le noir.
Soudain, en raison de l’énergie qui se concentrait sur le réseau restant, il y eut une surcharge, provoquant de dangereuses variations de fréquence ainsi que d’autres interruptions automatiques.
« Bim ! Ça a sauté, remarqua laconiquement Santrelli. La Calabre, la Basilicate, des parties des Pouilles et de la Campanie en rouge. Les régions restantes en orange. Et regarde donc ! Les Français et les Autrichiens ont aussi des problèmes. »
Herwig Oberstätter leva les yeux de l’armoire de commande pour écouter encore une fois. Bien au-dessus de lui s’étendait le plafond de la centrale hydroélectrique, haut comme une cathédrale d’acier et de béton, abritant une vaste salle vibrant du grondement des générateurs.
Depuis l’étroite passerelle métallique qui courait à mi-hauteur de la salle dans la partie sud de la centrale, il regarda les trois générateurs rouges. Leurs enveloppes se suivaient les unes derrière les autres, des cylindres de la taille de maisons, qui ne constituaient pourtant que la partie visible de la construction globale. Extérieurement, ils avaient l’air de géants massifs, impassibles — pourtant Oberstätter pouvait ressentir toute l’énergie qui se déchaînait dans leurs entrailles.
Des kilomètres de câbles rubanés tourbillonnent dans chacun de ces aimants d’une tonne, à la vitesse de plusieurs centaines de rotations par minute. Actionnés par des arbres d’acier de la largeur d’un tronc, ils sont reliés à la turbine Kaplan au-dessous d’eux. Un champ magnétique naît alors et induit une tension électrique dans les stators. Ainsi l’énergie électrique est produite par l’énergie mécanique. Malgré ses études de génie mécanique, Oberstätter n’avait jamais tout à fait compris ce miracle ; il est la source de l’énergie qui rend possible la vie moderne, grâce à des lignes à haute tension, des postes de transformation et des lignes électriques de moindre tension, jusqu’à la cabane la plus reculée du pays. Dès lors que se tarit cette source, c’est le monde extérieur qui s’engourdit.
Des dizaines de mètres en contrebas coule le Danube, plus de mille mètres cubes par seconde, à travers les aubes de turbines grosses comme des camions. Même lorsque le fleuve, comme à cette époque de l’année, atteint son niveau le plus bas, elles peuvent encore tourner à cinquante pour cent de leur capacité.
Écolier déjà, Oberstätter avait appris que le barrage d’Ybbs-Persenbeug, construit dans les années 1920, était l’un des premiers et des plus imposants barrages autrichiens sur le Danube. Entre Ybbs et Persenbeug, en Basse-Autriche, le mur du barrage, long de 460 mètres, retient le fleuve sur une longueur de 430 kilomètres, et sur une profondeur pouvant atteindre jusqu’à onze mètres — cela, il ne l’avait appris qu’après avoir commencé à travailler ici, voilà neuf ans. Depuis, il contrôlait et entretenait les géants rouges comme s’il s’agissait de ses propres enfants.
Il écouta une fois encore. En neuf ans, on apprend à connaître ses machines. C’était un bruit qu’il ne parvenait pas à s’expliquer tout à fait.
On était vendredi soir, les gens quittaient le travail pour rentrer chez eux, ils avaient besoin de chaleur et de lumière, occasionnant alors le plus grand pic énergétique de la journée. Les centrales autrichiennes tournaient à plein régime, il était nécessaire cependant, en cet instant, d’importer du courant. Dans la mesure où il est presque impossible de stocker l’énergie électrique, ses homologues de toutes les centrales du monde devaient produire autant d’énergie qu’il en était consommé. Les changements constants dans le comportement des usagers provoquent sans cesse des variations de fréquence. Les générateurs et leur vitesse de rotation, entre autres, sont responsables de la constance de la fréquence dans les réseaux.
D’un coup, ce qu’il entendait devint clair. Il saisit son talkie-walkie et appela ses collègues dans la salle de contrôle.
« Il y a quelque chose qui déconne ! »
Il entendit la voix d’un de ses collègues, rendue inaudible en raison des grincements et des crissements incessants de la liaison.
« Nous avons remarqué aussi ! Nous avons une chute brutale de fréquence sur le réseau ! »
Le vrombissement dans la salle se fit plus fort, entrecoupé d’un bruit sourd et irrégulier. Nerveux, Oberstätter observait les grands cylindres et hurla dans son talkie : « Ça a plutôt l’air d’être une hausse de fréquence ! Ils tiennent plus le coup ! Faites quelque chose ! »
Une baisse de fréquence ! Une baisse de fréquence, n’importe quoi ! Ces générateurs étaient en surcharge, non le contraire. Qui pouvait donc avoir subitement besoin d’autant de courant ? Les générateurs se comportaient tout à fait à l’inverse. Comme si là, au dehors, une foule d’usagers avaient été supprimés. Si la fréquence du réseau d’électricité était si instable que même les générateurs étaient atteints, il y avait à l’extérieur des problèmes de taille. L’électricité avait-elle disparu d’une grande surface du pays ? Alors des dizaines de milliers d’Autrichiens se trouvaient dans le noir.
Effrayé, Oberstätter regardait les géants rouges se mettre d’abord à vibrer, puis commencer à frémir. Si le nombre de rotations devenait trop élevé, la force centrifuge détruirait les machines. C’était le moment d’un arrêt d’urgence automatique.
« Éteignez ! hurla Oberstätter dans l’émetteur, ou tout va nous péter à la gueule ! »
Fasciné, il était cloué sur place en raison de cette puissance indomptable dont le bruit recouvrait tout. Les trois énormes appareils se soulevaient et s’affaissaient irrégulièrement et il attendait seulement qu’à l’instar de la soupape d’un réservoir sous pression ils soient projetés en l’air à travers le plafond de la salle.
Puis, d’un coup, le silence se fit.
Oberstätter ressentit les vibrations s’évanouir. Ces tremblements n’avaient duré qu’une poignée de secondes mais cela lui avait paru une éternité.
Le calme soudain était inquiétant. Alors seulement, il réalisa que la salle n’était plus éclairée par les néons. Seuls les écrans et les lumières de secours brillaient encore.
« La Suède, la Norvège et la Finlande au nord, l’Italie et la Suisse au sud sont tombées, expliquait l’opérateur derrière lequel se tenait Jochen Pewalski. Y compris des parties des États voisins comme le Danemark, la France, l’Autriche, également la Slovénie, la Croatie et la Serbie. E.ON signale quelques pannes, Vattenfall et EnBW sont totalement dans l’orange. Les Français, les Polonais, les Tchèques et les Hongrois aussi. Plus quelques taches sur les îles Britanniques. »
Jochen Pewalski, directeur de la conduite réseaux pour Amprion, travaillait depuis plus de trente ans au sein du complexe situé non loin de Cologne, sorti de terre en 1928 pour servir de dispatching à l’ancienne compagnie d’électricité de la Rhénanie Westphalie (RWE), connu depuis longtemps sous le nom de « disjoncteur principal de Brauweiler ». L’écran gigantesque, de seize mètres sur quatre, zébré de lignes rouges, oranges et vertes, ainsi que ceux, innombrables, des postes de travail, lui rappelaient jour après jour la responsabilité qui lui incombait, ainsi qu’à ses équipes.
À Brauweiler, on surveille, aiguille et conduit l’intégralité du réseau de transport d’électricité de la société Amprion, l’un des quatre réseaux allemands les plus étendus, l’un des plus grands réseaux européens pour le 380 et le 220 kilovolts.
On y coordonne en outre l’interconnexion entre les quatre grands gestionnaires de réseaux de toute l’Allemagne, ainsi qu’avec toute la partie nord-européenne du réseau d’électricité, et on en surveille l’équilibre entre production et consommation d’électricité. Il s’agit de la Belgique, de la Bulgarie, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Autriche, de la Pologne, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la République tchèque et de la Hongrie.
Depuis la libéralisation du marché de l’électricité, il y a quelques années, les missions sont devenues de plus en plus importantes, et, simultanément, de plus en plus complexes. Aujourd’hui, l’électricité traverse presque toute l’Europe, depuis l’endroit où elle est produite jusqu’à celui où elle est consommée. Donner et prendre en permanence. Mais cet équilibre, précisément, venait de s’effondrer dans plusieurs parties de l’Europe. C’est ce que redoutait Pewalski.
« C’est encore pire qu’en 2006 », soupira un second dispatcher.
Pewalski se rappela que cet homme était là lorsqu’E.ON, au soir du 4 novembre 2006, sans aucun signe d’alerte des réseaux voisins, avait mis hors service une ligne à haute tension. Il fallait permettre le passage par le canal d’un navire de croisière en provenance de Binnenwerft Papenbourg en direction de la côte. La ligne reliant Landsbergen à Wehrendorf fut surchargée, entraînant immédiatement son déclenchement automatique. Des lignes décrochèrent alors dans tout le continent. Bien qu’ils aient lutté sang et eau, Pewalski et ses collègues ne purent que constater finalement comment une quinzaine de millions de personnes à travers tout le continent ne furent plus approvisionnées en électricité. Ils n’avaient pu rétablir le courant qu’après plus d’une heure et demie, en collaboration avec leurs homologues étrangers. Ils étaient passés à un cheveu de la coupure générale de tout le réseau européen.
La situation actuelle était plus dramatique encore.
« La République tchèque est maintenant complètement en rouge », avertit le jeune homme.
Il y a vingt minutes, les Italiens avaient fait état des premiers problèmes. Pendant la coupure au sud de l’Europe, la Suède avait rencontré d’importantes difficultés, puis toute la Scandinavie. Manifestement, les intempéries hivernales, particulièrement violentes à cette époque, faisaient des victimes aux quatre coins du vieux continent.
« Nous devons à tout prix maintenir le réseau allemand, pour ne pas interrompre la liaison est-ouest », asséna Pewalski avec détermination.
Au sein de la salle de conduite, tout partait à vau-l’eau. Les opérateurs déviaient le courant sur les lignes encore intactes, coupaient des centrales, en mettaient d’autres en marche, aiguillaient l’énergie excédentaire vers des centres de stockage, tant qu’ils pouvaient en absorber. Ou, si besoin, ils délestaient, contraignant ainsi des usines au chômage technique ou plongeant des milliers de personnes dans l’obscurité.
Pewalski, impuissant, observait de plus en plus de lignes devenir rouges sur le tableau.
Extérieurement, il essayait de garder son calme. Ses pensées, cependant, se bousculaient. Tant que, dans toute l’Europe, suffisamment d’électricité était produite et consommée, ils pourraient réactiver relativement rapidement le réseau. Dans le cas d’une coupure totale, il en irait tout autrement. Il faudrait plus de quelques minutes pour remettre en marche un réacteur nucléaire ou une centrale au charbon, de même qu’une centrale hydroélectrique d’accumulation par pompage, ou à turbines à gaz.
« L’Espagne est dans l’orange.
— O.K. Ça suffit, dit Pewalski, résolu. Verrouillons l’Allemagne. Puis d’ajouter à voix basse : si toutefois c’est encore possible. »
« Espérons qu’on a assez d’essence », dit Chloé Terbanten.
Sonja Angström détacha son regard du paysage enneigé bordant l’autoroute, pour le tourner vers l’habitacle. Elle était assise avec Lara Bondoni sur la banquette arrière, Terbanten conduisait la voiture tandis que, sur le siège passager, Fleur van Kaalden battait la mesure sur sa cuisse, en rythme avec la musique de la radio.
« Peut-être, pour plus de sécurité, ferions-nous mieux de refaire le plein en Allemagne », proposa van Kaalden. Elles ne devaient pas être bien loin de la frontière autrichienne, une heure encore, probablement, avant d’atteindre le chalet qu’elles avaient loué pour la semaine à venir. Sur leur droite et leur gauche, s’esquissaient déjà les contreforts des Alpes dans la lumière de la lune qui perçait de temps en temps à travers les nuages. Parfois, Angström pouvait discerner les contours de fermes dont les occupants devaient probablement se coucher de très bonne heure, tant elles étaient sombres.
Elles voyageaient dans la Citroën de Terbanten, le coffre plein de grosses valises, d’affaires de sport, de skis et de planches de surf. En chemin, elles avaient déjà fait une fois le plein, bu un café et flirté avec quelques jeunes Suédois qui se rendaient en Suisse pour y faire du snowboard.
« Prochaine station-service dans un kilomètre. » Van Kaalden désigna le panneau au bord de l’autoroute, devant lequel Terbanten passa en trombe, à au moins 180 km/h.
Angström chercha des yeux les lumières de la station, mais ne vit que le paysage baigné par la lumière lunaire.
Terbanten prit la sortie, un grand virage étiré.
« Probablement de l’autre côté de l’autoroute », songea Bondoni lorsque s’ouvrit devant elles une grande étendue avec un enchevêtrement de rayons lumineux.
Terbanten freina.
« Qu’est-ce qu’il se passe ici ? »
Seuls les phares de voitures, attendant en longues files devant les pompes à essence, projetaient des taches claires sur la façade de la station-service, dont toutes les lumières étaient éteintes. Quelques halos lumineux se balançaient dans la nuit, probablement des lampes de poche.
Terbanten laissa les phares allumés et elles descendirent.
D’un coup, Angström fut saisie par le froid, sous son jean et son pull. La voiture qui les précédait avait une plaque allemande. Angström parlait quelques mots dans cette langue, raison pour laquelle elle passa devant et demanda ce que cela signifiait.
« Coupure de courant », lui expliqua le chauffeur à travers la vitre à demi fermée.
L’homme en salopette à l’une des pompes lui adressa la même réponse.
« Donc, on ne peut plus faire le plein ? demanda-t-elle.
— Les pompes fonctionnent à l’électricité. Sans courant, impossible de faire remonter l’essence depuis les cuves.
— Et vous n’avez pas de circuit de secours ?
— Nope. Désolé. Il haussa les épaules. Mais tout va bientôt rentrer dans l’ordre, affirma-t-il.
— Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? s’enquit Angström en jetant un regard sur la file d’attente et le parking bondé du restaurant, lui aussi dans le noir. Un vendredi de départs en vacances d’hiver !
— Un quart d’heure, peut-être. »
Peut-être, répéta Angström dans sa tête en retournant vers les autres. Elle raconta à ses amies ce qu’on venait de lui apprendre.
Terbanten tapa de la main sur le toit du véhicule et s’écria : « En voiture ! On va à la station suivante. »
« Qu’est-ce que tout ça signifie ? Vous n’en savez rien ? »
Le ministre de l’Intérieur se tenait en smoking devant l’écran, un homme grand au visage rougeaud, les cheveux clairsemés ; il avait l’air irrité. Il avait probablement dû quitter en vitesse un dîner de gala, ainsi que le laissaient deviner ses vêtements. Frauke Michelsen ne se souvenait pas de l’avoir déjà vu dans la situation room du ministère de l’Intérieur. Peut-être parce qu’elle-même n’y venait que rarement.
Désormais, la pièce était comble. Des collaborateurs des départements des services publics, des technologies de l’information et de la communication, de la police fédérale, de la sécurité publique, de même que des départements de la gestion de crises, de la protection de la population — Michelsen les connaissait tous plus ou moins.
On voyait sur l’écran Helge Brockhorst, du centre commun de veille opérationnelle de la fédération et des Länder de Bonn. Il répondait laconiquement : « Ce n’est pas aussi simple que ça. »
Mauvaise réponse, pensa Michelsen. « Si vous permettez, monsieur le ministre, s’immisça le secrétaire d’État Holger Rhess, monsieur Bädersdorf, qui est avec nous, peut sans doute vous expliquer cela rapidement. »
Bädersdorf, pensa Michelsen, comme par hasard. Des années durant, il avait travaillé pour l’Association fédérale de l’eau et du gaz avant que le lobby ne puisse directement l’installer au ministère.
« Imaginez-vous le réseau électrique comme la circulation sanguine d’un être humain, expliqua Bädersdorf. Avec une différence toutefois : il n’y a pas un, mais plusieurs cœurs. Il s’agit des centrales. Depuis celles-là, le courant est réparti dans tout le pays, comme le sang dans le corps. Il y a différentes conduites, de même qu’il y a différents vaisseaux sanguins. Les lignes à haute tension sont comparables à l’aorte ; on peut transporter de grandes quantités sur de longues distances. Il y a ensuite des lignes à tension plus basse qui continuent d’acheminer le courant jusqu’à ce que les réseaux régionaux le conduisent aux utilisateurs finaux, à l’instar des capillaires sanguins qui alimentent toutes les cellules en sang. »
Machinalement, il tapotait différentes parties de son corps, accompagnant d’un fond sonore ses explications. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait cet exposé, et Michelsen convint malgré elle qu’il recourait à une analogie parlante.
« Il y a deux aspects capitaux. Le premier : pour conserver sa stabilité au réseau, la fréquence doit être constante. Comparons ça avec la pression sanguine chez l’homme. Si elle devient trop haute, ou trop basse, on tombe dans les pommes. C’est ce qui s’est passé avec le réseau électrique. Le second : il est presque impossible de stocker le courant. Raison pour laquelle il doit couler en permanence, comme le sang. C’est-à-dire qu’il doit être produit lorsqu’il est utilisé. En fonction des jours, il s’agit de quantités très variables. De la même manière que le cœur doit battre plus rapidement lorsqu’on pique un sprint, les centrales doivent fournir plus d’énergie aux heures de pointe. Ou alors il faut en mettre d’autres en service. »
Il regarda alentour, glana quelques regards approbateurs, seul le ministre de l’Intérieur plissait le front.
« Mais, comment cela peut-il se produire dans toute l’Europe ? Je croyais que le réseau allemand était sûr ?
— Fondamentalement, il l’est, répondit le représentant de l’association, ainsi que l’appelait intérieurement Michelsen. L’Allemagne a été l’un des derniers pays à ne plus être alimenté en courant, et l’un des premiers pays à rétablir le réseau. Mais le réseau allemand n’est pas une île isolée au milieu de l’Europe. »
Il tapota quelques touches d’un ordinateur, faisant apparaître sur le grand mur de projection une carte d’Europe traversée par des lignes de différentes couleurs formant un réseau.
« Voici une carte d’ensemble des réseaux d’électricité européens. Comme on peut le remarquer aisément, ils sont étroitement liés les uns aux autres. »
La carte se transforma en un graphique bleu où un réseau de lignes reliait entre eux les symboles de centrales électriques, de postes de transformation, d’usines et de maisons individuelles.
« Autrefois, il y avait des compagnies d’électricité qui produisaient le courant et le distribuaient. Le management de l’approvisionnement dans son ensemble était tenu par une seule main. En raison de la libéralisation du marché de l’électricité, cette structure s’est profondément transformée. Aujourd’hui, il y a d’une part des producteurs d’électricité… » Les centrales de l’illustration passèrent de bleu à rouge. « …d’autre part, il y a les gestionnaires de réseaux de transport ou de distribution. » Les lignes de liaison de l’illustration devinrent vertes. « De plus s’intercalent entre ces deux entités — dans le réseau apparut un symbole supplémentaire de bâtiment portant un symbole d’euro — des bourses de l’énergie. Les producteurs et les intermédiaires y négocient les prix de l’énergie. La distribution du courant repose de nos jours sur de nombreux acteurs qui, dans un cas comme le nôtre, doivent d’abord se coordonner. »
Michelsen se sentit le devoir de compléter la présentation : « Leur mission la plus importante n’est donc pas l’approvisionnement optimal des populations et de l’industrie en énergie, mais la réalisation de profits. Il s’agit donc de concilier les intérêts différents de chacun. Et en cas de crise, en quelques minutes.
— Nous ne savons pas encore ce qui a provoqué cette coupure. Mais vous pouvez être certains que tous poursuivent le même objectif. Par ailleurs, cette situation ne profite à personne.
— Pourquoi ne connaissez-vous pas la cause de la coupure ? demanda un fonctionnaire de la sécurité publique.
— Les systèmes sont bien trop complexes pour le savoir aussi rapidement.
— Dans combien de temps la situation sera-t-elle rétablie ? interrogea le secrétaire d’État.
— D’après nos informations, la plupart des régions auront de nouveau de l’électricité d’ici demain de bonne heure.
— Je ne veux pas être rabat-joie, remarqua Michelsen, mais nous parlons en ce moment de la presque totalité de l’Europe. Les entreprises n’ont aucune expérience d’une crise de cette envergure. » Elle essayait de maîtriser l’intonation de sa voix. « Je suis responsable ici de la gestion de crises et de la sûreté des populations. Si, demain de bonne heure, les transports en commun ne roulent pas, que les gares et les aéroports sont paralysés, que les administrations et les écoles ne sont pas chauffées, que l’alimentation en eau courante pour des parties entières de la population n’est pas plus assurée que les télécommunications et les canaux d’information, alors on aura de très gros problèmes. Il est encore temps de nous y préparer sommairement.
— Comment sera rétabli l’approvisionnement ? » interrogea le ministre de l’Intérieur.
Bädersdorf le renseigna. « En gros, on établit autour des centrales des petits réseaux, les uns après les autres, on fait en sorte qu’ils reçoivent une fréquence stable, puis on l’augmente progressivement. Alors on commence à relier entre eux ces bouts de réseau et à les synchroniser.
— Combien de temps dure chacune de ces étapes ?
— Ça dépend, entre quelques secondes et plusieurs heures pour la reconstruction. La synchronisation va ensuite relativement vite.
— Des parties de toute l’Europe sont touchées ? demanda le ministre. Sommes-nous en relation avec les autres pays ?
— On établit le contact, assura Rhess.
— Bien. Mettez en place une cellule de crise et tenez-moi au courant. Le ministre se tourna pour partir. Bonne soirée, mesdames et messieurs. »
Il a bien parlé, pensa Michelsen. Belle soirée, penses-tu ! Ce sera une longue nuit.
Delayed.
Delayed.
Delayed.
Toutes les compagnies aériennes avaient annoncé des retards au cours de l’heure précédente.
« Est-ce que ça va durer encore longtemps ? demanda Louise, sa poupée préférée serrée contre elle.
— T’as qu’à lire, la somma son grand frère, l’air crâneur. Là-haut, il est écrit que notre vol a du retard.
— Mais je ne sais pas lire, tu sais bien.
— Sale bébé ! se moqua Paul.
— Toi-même !
— Bébé, bébé ! »
Louise se mit à pleurnicher. « Maman !
— Ça suffit maintenant, ordonna François Bollard à ses enfants. Paul, arrête d’embêter ta sœur.
— Nous ne serons à Paris que vers minuit, soupira son épouse, Marie. Elle avait l’air fatiguée.
— Un vendredi soir, fit Bollard. Ce n’est pas la première fois. »
Ils se tenaient au milieu d’une foule de gens sous le panneau des départs. Leur vol pour Paris aurait dû décoller voilà une heure. Le nouvel horaire annoncé était vingt-deux heures.
Les longues rangées de fauteuils des salles d’attente étaient entièrement occupées. Certains voyageurs étaient assis sur leurs valises. Aux guichets des fast-foods, les files d’attente ne diminuaient pas. Bollard regarda autour de lui, à la recherche d’une place au calme, mais la cohue était bien trop importante.
« Qu’est-ce qu’il y a écrit ? demanda Louise.
— Où donc ?
— Super ! » lâcha amèrement Marie, et son époux leva les yeux vers le panneau.
Cancelled.
Cancelled.
Cancelled.
Lauren Shannon braquait sa caméra en direction des hommes qui lui faisaient face. James Turner, correspondant de CNN en France, tenait son micro sous le nez de son interlocuteur.
« Je me trouve devant la caserne centrale des pompiers, sur la place Jules Renard, disait Turner. Je suis en compagnie de François Liscasse, le général de division à la tête de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. »
Dans la lumière du projecteur, les flocons de neige brillaient comme des vers luisants.
Turner se tourna vers Liscasse.
« Général Liscasse, depuis plus de cinq heures, il n’y a plus d’électricité à Paris. Savez-vous combien de temps cela va encore durer ? »
Malgré le temps, Liscasse ne portait qu’un uniforme bleu. Son képi rappelait à Shannon le général de Gaulle et elle se rappela que les pompiers de Paris étaient une unité militaire sous tutelle du ministère de l’Intérieur.
« Je n’ai pas d’informations à ce sujet pour l’instant. Dans tout Paris et ses environs, tous les hommes disponibles ont été déployés, plusieurs milliers. Nous disposons, après New York, de la plus importante force de sapeurs-pompiers du monde. La population de Paris peut se sentir en sécurité malgré les événements. En ce moment, nous faisons en sorte de libérer les personnes prises au piège dans le métro et les ascenseurs. En outre, il y a eu de nombreux accidents de la circulation et, de manière isolée, des départs de feu.
— Est-ce à dire que certaines personnes devront attendre demain matin avant d’être libérées ?
— Nous partons du principe que le courant sera prochainement rétabli. Mais nous porterons assistance à tout le monde. Je m’en porte garant.
— Général…
— Merci. Excusez-moi, le devoir m’appelle. »
Turner ne prit aucunement ombrage de la rebuffade, et adressa un regard à la caméra. « James Turner dans “la nuit sans électricité” en direct de Paris. »
Il fit un signe à Shannon pour qu’elle arrête de tourner. Il remonta le col en fourrure de sa veste et dit à la jeune femme : « Il me faut des infos de ces types du ministère de l’Intérieur. Allez, on y va. »
En tant que cadreuse et chauffeur de Turner, Shannon avait appris à se faufiler adroitement à travers la circulation parisienne. Certes, le chaos des heures passées s’était apaisé, mais ils mirent plus de vingt minutes pour parcourir le court trajet.
Bien avant le ministère, la rue de Miromesnil était barrée. Sans hésiter, Shannon gara la voiture sur une sortie de garage.
Voilà deux ans qu’elle vivait à Paris. Au cours d’un tour du monde après la fac, elle était restée ici. Au début, elle voulait continuer à étudier le journalisme, mais elle obtint le poste de cadreuse pour Turner, qui lui prenait trop de temps. Le correspondant de CNN était un salaud arrogant qui se prenait pour Bob Woodward, mais Shannon avait pu voir du pays et avait appris énormément de choses. Depuis longtemps, elle était une pisteuse hors pair, elle dénichait les meilleurs scoops et savait comment les raconter. Cependant, Turner ne la laisserait jamais devant la caméra. Dans ses moments libres, elle montait quelques reportages et les postait sur Internet.
Ils se dirigèrent à pied en direction du barrage surveillé par des policiers.
« Presse, annonça Turner en exhibant sa carte.
— Désolé, rétorqua seulement le fonctionnaire. Sur le côté, merci », lui intima-t-il.
Shannon vit arriver dans leur direction les phares de plusieurs véhicules.
Sans même freiner, ils passèrent devant eux et s’enfilèrent dans l’étroit passage rapidement dégagé par les policiers. Elle filma la scène, orienta sa caméra sur les voitures, sans pouvoir reconnaître les passagers derrière les vitres teintées.
« Alors ? s’enquit Turner.
— Je suis contente d’avoir réussi ce panoramique, répondit Shannon. Pour ce qui est de regarder, c’est toi le responsable. Qui était-ce ?
— Aucune idée. Trop sombre. »
« Fait chier », jura sa femme Isabelle tandis qu’Yves Marpeaux enfilait sa veste épaisse par-dessus son gros pull-over. « Mon mari travaille dans une centrale et, à même pas quinze kilomètres de distance, on se retrouve sans lumière ni chauffage. »
Sous ses nombreuses couches de vestes et de pulls, à la lumière de la bougie, elle avait l’air encore plus informe que d’habitude.
« Qu’est-ce que j’y peux ? grogna-t-il en haussant les épaules. Il était heureux de devoir enfin sortir. Depuis des heures, elle lui courait sur le haricot.
— C’est exactement la même chose chez les enfants », répéta-t-il pour la énième fois.
Elle avait appelé son fils sur son téléphone portable une heure et demie après la coupure, puis sa fille quelques minutes plus tard. Lui vivait avec sa famille dans les environs d’Orléans, elle à Paris. « J’essaye depuis une éternité d’obtenir une communication, avait-elle expliqué, mais le réseau téléphonique… »
Marpeaux n’avait pas pu leur dire grand-chose, hormis que chez eux aussi il n’y avait pas de courant.
« Tu peux imaginer à quel point ta mère se plaint. »
Il referma la porte derrière lui, laissant sa femme dans la maison froide et obscure. Dehors, sa respiration produisait de petits nuages blancs. Le ciel était clair, on voyait les étoiles.
La Renault démarra sans difficulté. En chemin, Marpeaux écouta la radio pour glaner des informations supplémentaires. De nombreuses fréquences n’émettaient plus, d’autres passaient de la musique. Il finit par l’éteindre.
Le sombre paysage hivernal avec ses champs nus et ses arbres sans feuilles laissait à peine imaginer qu’il roulait à travers l’un des endroits de France préférés des touristes. Dès le printemps, des millions de visiteurs français et étrangers envahissaient la région pour visiter les célèbres châteaux sur les collines bordant la Loire, suivant les traces des familles nobles, pour acheter du vin, et là, au cœur de la France, humer une bouffée de douceur de vivre. Marpeaux était arrivé dans la région il y avait vingt-cinq ans, non pas pour sa beauté, mais parce que, en tant qu’ingénieur, il avait obtenu une offre d’emploi bien rémunérée à la centrale nucléaire de Saint-Laurent.
Après un trajet de vingt minutes se dessina devant lui la silhouette de la petite ville de Saint-Laurent-Nouan, inhabituellement sombre en cette nuit, sans lumière aux fenêtres ni éclairage public. Insolentes, les imposantes tours de refroidissement s’élevaient derrière la ville, dans un bain de lumière — faible et fantomatique. Étrange tout de même, songea-t-il en regardant le colosse, que nous n’ayons pas fait évoluer l’idée fondamentale de cette technologie depuis deux siècles ni que nous ne l’ayons remplacée par une approche plus moderne. Une centrale nucléaire n’est rien d’autre, dans son principe, qu’une gigantesque machine à vapeur, de celles qu’on utilisait déjà au début du dix-huitième siècle. De nos jours, au lieu de bois, on utilise comme combustible de l’uranium fissile ou du plutonium, qui entraînent les générateurs.
Cette centrale, ne produisant que mille mégawatts, compte parmi les plus petites du pays. Les deux réacteurs à eau pressurisée se trouvent directement en bordure de la Loire, d’où ils tirent leur liquide de refroidissement. Lorsque Marpeaux avait commencé à officier sur le site à la fin des années 1980, les deux anciens réacteurs UNGG étaient encore en activité. L’accident majeur au cours duquel un élément de combustible avait fusionné, puis contaminé le bâtiment et paralysé la centrale pour deux ans et demi, remontait à sept ans en arrière. Au début des années 1990, EDF avait condamné les deux anciens réacteurs.
Marpeaux passa le contrôle de sécurité de l’entrée et gara sa voiture à l’endroit même d’où il était parti voilà quinze heures, après avoir passé la direction de l’équipe de nuit aux collègues de l’équipe du matin.
La France tire 80 % de son électricité de ses centrales nucléaires. Si les informations des heures passées se révélaient exactes et que le réseau était presque complètement effondré, la plupart des réacteurs avaient dû être arrêtés en urgence, réfléchit Marpeaux. Les mécanismes de sécurité automatiques auraient stoppé la réaction nucléaire en chaîne. En raison de ses fonctions, il savait depuis des décennies ce que de nombreuses personnes ignoraient, tout du moins jusqu’à la catastrophe de Fukushima : un réacteur à l’arrêt continue à produire de la chaleur et doit être refroidi. Même s’il ne s’agit que de 10 % de la température de l’activité normale, c’est tout de même suffisant pour faire fondre un réacteur non refroidi et conduire à une catastrophe majeure. Normalement, l’énergie nécessaire aux systèmes de sécurité et de refroidissement provient du réseau électrique public. Que celui-là fasse défaut, alors les systèmes de secours se mettent en route. C’est ainsi que la centrale de Saint-Laurent possède, par réacteur, trois systèmes de secours indépendants les uns des autres, alimentés par des moteurs diesel. Leurs réserves leur permettent de fonctionner au moins pendant une semaine.
Lorsqu’il ouvrit la porte du poste de contrôle, il entendit les signaux sonores incessants et frénétiques des différentes alertes. Depuis bientôt vingt ans, Marpeaux travaillait comme conducteur de pile, et depuis presque huit ans, il était chargé de l’exploitation d’un réacteur, à la tête d’une des trois équipes. Voilà longtemps que son pouls ne s’accélérait plus dans de telles situations. Lorsqu’il entra dans la salle illuminée par des centaines de lampes et où clignotaient des voyants lumineux, une dizaine d’employés, conducteurs de pile, de machines, expérimentateurs, etc. se tenaient assis ou debout à leurs postes de travail, calmes et concentrés. Certains contrôlaient les chiffres, les aiguilles et les voyants devant eux, d’autres recherchaient dans d’épais manuels ce que signifiaient ces signaux dans leurs moindres détails, et les raisons pour lesquelles ils avaient été déclenchés. Des hommes très expérimentés qui, au moins deux semaines l’an, devaient s’entraîner à faire face aux plus graves accidents possibles. Le chef de quart en poste le salua d’un signe de la main.
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Un diesel du réacteur 2 nous a lâchés. Dès le début.
— Les autres fonctionnent ?
— Sans problème.
— C’est lié au test ? »
Trois jours auparavant, ils avaient examiné deux des systèmes d’alimentation d’urgence.
Le chef de quart haussa les épaules.
« Tu sais bien ce que c’est. Nous le saurons peut-être dans deux mois, lorsque nous aurons tout passé en revue et reconstruit. »
« Inspirez et expirez profondément », exigeait le médecin.
Manzano sentait la pression froide du stéthoscope sur son dos.
« Mais puisque je vous dis que je vais bien ! » protesta-t-il.
Le médecin, une jeune femme qui aurait fait bonne figure dans une série télé, se plaça devant lui et éclaira ses yeux à l’aide d’une petite lampe torche.
« Maux de tête ? Vertiges ? Engourdissements ?
— Non, rien. »
Torse nu, Manzano était assis sur une civière dans une minuscule pièce des urgences de l’Ospedale maggiore de Milan. Bien qu’après une seconde d’inconscience il ait recouvré ses esprits sur le lieu même de l’accident, les secouristes avaient insisté pour l’emmener. Sa voiture n’était plus qu’une épave, les pompiers s’en occuperaient.
« Ouvrez la bouche. »
Manzano obéit, et la doctoresse examina sa gorge. Autant de soins pour une petite plaie à la tête, ça demeurait une énigme à ses yeux.
« Raccommodez-moi ça, là, en haut, et laissez-moi rentrer chez moi, lui dit-il.
— Y a-t-il quelqu’un pour s’occuper de vous ?
— C’est une proposition ?
— Non.
— Dommage.
— Êtes-vous certain de ne pas vouloir rester ici ?
— Si nous prenons un verre de vin chaud ensemble, je reste bien volontiers. Autrement…
— C’est tentant, répondit-elle d’un rire froid, mais, ici, nous n’utilisons l’alcool que pour désinfecter.
— Dans ces conditions, je boirai un verre de Barolo chez moi. J’espère qu’on peut éviter de faire des radios.
— On peut », concéda-t-elle en brandissant une seringue.
À la vue de l’aiguille, Manzano se trouva mal. « Je vais vous faire une anesthésie locale à proximité de la blessure, ça ne sera pas long. Attention, ça va piquer.
— C’est vraiment nécessaire ?
— Vous voulez que je vous recouse sans anesthésie ? »
Manzano se cramponna à la civière. « Le courant est-il coupé ici également ? » demanda-t-il pour penser à autre chose, et il regarda le sol, afin de ne pas voir la doctoresse. Il ruisselait de sueur.
« Dans toute la ville, manifestement. Depuis une heure, je reçois des gens comme vous, plus encore attendent dehors. Accidents de la circulation parce que les feux de signalisation ont cessé subitement de fonctionner, des passagers qui sont tombés lorsque le métro s’est arrêté d’un coup. Voilà, c’est fini. Vous garderez une petite cicatrice, rien de grave. Ça rend un homme plus intéressant. »
Manzano se détendit de nouveau. « Intéressant comme Frankenstein, vous voulez dire. »
Cette fois, c’est un vrai sourire qui s’esquissa sur son visage. Il passa sa chemise au col souillé par le sang, puis son manteau, râpé aux manches, remercia le médecin et s’en alla.
Devant l’hôpital, il chercha en vain un taxi. Il se renseigna auprès du préposé derrière le guichet d’informations, qui ne fit que hausser les épaules, l’air navré.
« Si j’arrive à avoir quelqu’un, je peux vous en commander un, mais en ce moment il y a une heure d’attente au moins. Les transports en commun ne fonctionnent plus. Du coup les taxis tournent à plein. Comme lors de la grande coupure de 2003. »
Toute l’Italie sans courant pendant vingt-quatre heures. Chaque Italien s’en souvenait. En espérant que, cette fois, ça passerait plus vite.
Il remercia l’homme, remonta le col de son manteau et repartit à pas lourds.
Dans les rues, les phares des voitures formaient un flot continu qui s’étirait mollement entre les rangées de maisons. Le vent froid traversait son manteau.
Il marcha à travers les rues étroites en direction de la cathédrale, accompagné en arrière-plan par un concert continu de klaxons. Il dépassa l’édifice et se dirigea en direction du parc Sempione par la via Dante. Les klaxons se firent plus bruyants. Les tramways à l’arrêt bloquaient la circulation. Il continua à travers des rues embouteillées ; dans certaines d’entre elles, plus étroites, il peinait à se faufiler entre les façades et les voitures. La plupart des magasins devant lesquels il passait avaient déjà fermé, contrairement à ce qu’annonçaient les écriteaux sur leurs portes.
Fasciné, il constata qu’un ensemble de choses lui étaient restées dissimulées tant qu’elles avaient été éclairées. De curieuses inscriptions au-dessus des magasins par exemple, ou sur des bâtiments, dont il était déjà passé devant les fenêtres illuminées, mais sur les façades desquels il n’avait jamais encore jeté un coup d’œil. Dans une minuscule épicerie, s’affairait une silhouette courbée à la lumière d’une bougie. Sur la porte vitrée, un écriteau marqué Chiuso. Manzano frappa tout de même. Un homme d’un certain âge, vêtu d’une blouse blanche, se présenta à la porte et le jaugea d’un air méfiant. Puis il ouvrit. Une clochette tinta dans l’entrée.
« Que voulez-vous ?
— Est-il possible d’acheter quelque chose ?
— Seulement si vous avez du liquide. On ne peut plus payer par carte. »
Un fumet de jambon et de fromage, d’antipasti et de pain monta aux narines de Manzano. Il sortit son porte-monnaie et compta.
« J’ai quarante euros.
— Ça devrait suffire pour vous. Vous n’avez pas l’air d’un gros mangeur. Qu’est ce que vous avez à la tête ? »
Il laissa la porte ouverte et disparut derrière le comptoir.
« Un petit accident à cause de la coupure de courant. »
Manzano prit de la bresaola, du salami finocchietta, du Taleggio, du fromage de chèvre, des champignons et des artichauts marinés, ainsi qu’un demi-pain blanc. L’homme emballa l’ensemble dans un sachet où était écrit, dans une police épurée, Alimentari Pisano. Il lui restait alors vingt-quatre euros. Il prit congé et quitta l’épicerie, actionnant de nouveau la clochette.
Depuis trois ans, Manzano habitait au troisième étage d’un vieil immeuble de la via Piero della Francesca. Pas de lumière dans l’entrée. Dans les escaliers, il voyait à peine sa main devant lui. Une fois dans son appartement, ces événements surprenants lui donnèrent matière à s’étonner. Comme on se déplaçait aisément dans un environnement familier, levant la main précisément à la bonne hauteur pour introduire la clef dans la serrure, trouvant la patère sans que le moindre regard soit nécessaire, du premier coup, comme on déposait sa sacoche d’ordinateur et ses courses, et comme on trouvait aveuglément la porte de la salle de bain.
Après avoir tiré la chasse, la cuvette se vida dans un râle. Le doux bruit avec lequel l’eau remplissait normalement le réservoir manqua à Manzano. Il tourna les robinets anciens du lavabo, ils produisirent un bruit semblable à celui des W.C. et crachèrent quelques gouttes, avant de se taire en gargouillant.
« Super. »
Ça commençait à faire beaucoup, se dit-il. Sans électricité, ça pouvait aller un moment. Mais sans eau ? Sale comme il était, qui plus est.
Lorsqu’on frappa à la porte, Manzano sursauta.
« Hou ! Je suis un fantôme ! » résonna la voix de son voisin, Carlo Bondoni.
Une bougie à la main, qui n’éclairait que son visage ridé et sa couronne de cheveux blancs en pagaille, il avait l’air d’un vieillard sorti d’une peinture du Caravage. En voyant Manzano, il cria, apeuré : « Mon dieu ! Que t’est-il arrivé ?
— Un accident.
— Toute la ville est dans l’obscurité, expliqua Bondoni. Ils l’ont dit à la radio.
— Je sais, répondit Manzano. Les feux ne marchent plus, mon Alfa est une épave.
— Elle l’était déjà avant.
— Tu sais consoler les gens.
— Là, j’ai une bougie pour toi, dit Bondoni en la lui tendant. Ainsi, tu ne resteras pas dans le noir. »
Manzano l’alluma à la flamme de celle de son voisin.
« Merci. Je dois bien en avoir quelque part. Mais comme ça, ce sera plus facile de les retrouver.
— Toi qui es ingénieur et spécialiste en informatique, tu peux pas faire quelque chose contre ce bazar ? La télé ne marche plus, Internet non plus, on ne sait plus à quel saint se vouer. C’est sûr que c’est la faute à ces nouveaux compteurs électriques. »
Manzano avait faim. Il connaissait Bondoni depuis suffisamment longtemps pour savoir en quoi consistait son bavardage. Sans télévision, il s’ennuyait, il cherchait quelqu’un avec qui causer. Soit. Il n’avait rien de particulier à faire.
« Entre donc. Il fait froid dehors. T’as déjà mangé ? »
« Là non plus, ça ne marche pas ! Plus une seule station-service où il y a de l’essence, s’écria Terbanten. C’est incroyable. »
Angström se pencha entre les deux sièges avant et observa le chaos. La neige tombait maintenant dru. Comme dans les stations-service précédentes : des quantités d’autos, garées anarchiquement, certaines cherchant un passage pour s’extirper du chaos. Elle louchait sur le tableau de bord de la Citroën de Terbanten. Un voyant orange signalait qu’elle était sur la réserve.
« Avec ce qu’il nous reste d’essence, nous n’atteindrons pas le chalet, constata-t-elle. Restent deux possibilités : nous attendons ici que les pompes fonctionnent de nouveau…
— Ce qui peut durer toute la nuit, remarqua Terbanten.
— … ou alors on sort de l’autoroute et on cherche un endroit où passer la nuit, proposa van Kaalden.
— Il ne faut pas que nous mettions longtemps à trouver, objecta Terbanten. On ne pourra plus aller très loin. Alors on sera bloquées sur une route paumée dans la campagne autrichienne. Ici, au moins, nous mourrons de froid à proximité du ravitaillement. »
Angström consulta son smartphone. « Dommage que la connexion Internet ne fonctionne toujours pas. Sinon, nous aurions pu rapidement et facilement trouver un point de chute dans les environs. »
L’horloge indiquait 22 h 47.
« Si tout s’était bien passé, je serais installée depuis longtemps devant un agréable feu de cheminée, avec un verre de punch, soupira-t-elle. Alors, qui veut partir à la recherche d’un hôtel ? Qui veut rester là ? On se décide ! »
Un chœur de quatre voix : « On attend.
— J’ai faim, ajouta Bondoni.
— Magasins et restaurants ont l’air fermés, fit remarquer Terbanten.
— Je vais voir. Et faut que j’aille aux toilettes. Qui vient avec moi ?
— Moi ! » fit van Kaalden.
Angström partit avec les deux autres filles, Terbanten resta dans la voiture.
La station-service était manifestement fermée, la plupart des autos vides. Elles firent le tour du bâtiment et trouvèrent les sanitaires derrière. À peine avaient-elles ouvert la porte qu’elles furent saisies par la puanteur. À l’intérieur, il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit.
« Je ne vais pas aux toilettes ici », dit-elle.
Elles retournèrent au restoroute. Une faible lumière passait par le verre cannelé d’une grande porte à double battant. Lorsqu’elles entrèrent dans la salle, Angström eut un sentiment d’aventure, non pas dangereuse, mais davantage dans le goût de ce qu’elle avait vécu autrefois lors d’un orage sur son lieu de vacances. Toutes les tables étaient occupées. Sur certaines tremblotait la lueur de chandelles. Les réfugiés discutaient, mangeaient, se taisaient, dormaient. Il faisait nettement plus chaud qu’à l’extérieur. Une odeur de renfermé les assaillit. Un homme vêtu d’une veste épaisse vint à leur rencontre, un nœud papillon autour du cou.
« Nous sommes complets, les informa-t-il. Lumière, sanitaires, eau courante, frigos, chauffage, systèmes de commande et de paiement, plus rien ne marche. J’ai terminé mon service depuis trois heures. Mais nous ne pouvons refuser de nouveaux voyageurs. Si vous trouvez une petite place, vous pouvez rester. »
Immobiles, les neuf hommes scrutaient les moniteurs de la salle de contrôle.
« C’est parti ! »
Oberstätter appuya sur la touche. Trois heures durant, ils avaient téléphoné, discuté, simulé. Ils ignoraient encore ce qui avait provoqué la coupure de courant.
Ils ne savaient qu’une seule chose : presque toute l’Europe se retrouvait sans énergie. Les centrales comme celle d’Ybbs-Persenbeug sur le Danube comptaient parmi les plus importantes pour rétablir l’alimentation, dans la mesure où elles pouvaient redémarrer à tout moment sans aide extérieure. Ils savaient également pour quelle raison leur centrale s’était arrêtée en urgence. En raison de la crise de grande ampleur, il y avait eu dans les réseaux une montée soudaine de fréquence, qui n’avait pu être corrigée. Les logiciels de nombreuses centrales les avaient alors désactivées automatiquement, en un quart de seconde, afin d’éviter la destruction des générateurs. Le sentiment qu’avait éprouvé Oberstätter face aux imposantes machines prises de soubresauts s’était révélé juste. Mais il ne comprenait toujours pas pourquoi ses collègues avaient vu des messages d’alerte contraires. Il espérait que les installations n’avaient pas été abîmées.
Pour l’heure, ils tentaient de faire repartir la centrale. Contrairement à une machine à café, on ne pouvait se contenter d’appuyer sur un bouton. Pas à pas, ils devaient conduire l’eau à travers les turbines, raccorder les générateurs. Soupapes de pression et bien d’autres composants devaient être pris en considération avant de pouvoir enfin libérer le courant dans le réseau.
« Et stop, fit un de ses collègues. Il montrait un écran du doigt. Là, risque de court-circuit au niveau XCL 1362. Au tout début. Étrange. Armin, Emil, vous allez en bas pour voir ça.
— Ça signifie au moins une heure de retard, soupira l’un des techniciens.
— Nous n’avons pas le choix, répondit Oberstätter. Tant que tout n’est pas en ordre, on ne peut pas redémarrer. »
Il prit le téléphone et composa le numéro de la gestion de crise de la centrale.
Michelsen se hâtait vers la sortie. Elle passa devant la salle de conférence, où le ministre de l’Intérieur discutait encore de la situation, par visioconférence, avec ses collègues européens. Dans le couloir l’attendaient sept employés de différents services, et, ensemble, ils se dirigèrent vers la salle de presse — le porte-parole du ministère de l’Intérieur ouvrait la voie.
Entre lui et son cortège fusaient questions et réponses tous azimuts.
« Connaît-on la cause ?
— Non. Pas la moindre idée. Pour la presse : le plus important, pour l’instant, c’est de rétablir l’alimentation. On recherchera les causes sitôt que les populations pourront de nouveau se chauffer, faire les courses et se rendre au travail.
— Pour quand estime-t-on la fin de la coupure ?
— Difficile à dire. Jusqu’à présent, les fournisseurs d’électricité étaient optimistes. Cependant, ils essayent en vain depuis six heures de rétablir les réseaux. Pour les médias : les fournisseurs travaillent sous haute pression au rétablissement de l’approvisionnement.
— Comment un tel événement peut-il toucher toute l’Europe ? Ce n’est pas normal.
— C’est possible malheureusement, avec des réseaux électriques modernes, reliés les uns aux autres. C’est pour cela que le ministre consacre depuis un certain temps la plus haute attention à la modernisation des réseaux et des systèmes électriques, y compris précisément à un niveau européen.
— Les services de secours ?
— Ils sont à l’œuvre sans répit. Les pompiers ont libéré au cours des heures passées des milliers de gens pris au piège dans les métros et les ascenseurs. La Croix-Rouge et d’autres services prennent en charge les personnes malades, âgées et en transit, restées bloquées sur les routes.
— Pourquoi ?
— Sans électricité, impossible de faire le plein d’essence.
— Ce n’est pas sérieux !
— Hélas…
— Et cela le premier jour des vacances d’hiver pour certains Länder.
— Les moyens techniques sont en alerte et déployés sur le terrain.
— L’armée ?
— Elle se tient prête, le cas échéant, à soutenir les secours.
— Que conseillez-vous aux gens qui n’auront toujours pas de courant demain ? »
Manzano avait le sentiment que le temps passait plus lentement depuis la coupure. Il écoutait le silence avec attention. Comme sur le chemin du retour, il perçut subitement ce qui jamais ne lui était apparu. Ce qui manquait. Le doux ronron du réfrigérateur. Le glouglou d’une canalisation d’eau. Le volume trop fort des téléviseurs ou des radios des voisins. Il ne restait que le souffle de Bondoni, parfois difficile, ses déglutitions, le frottement de sa chemise contre son pull-over lorsqu’il posait le verre sur la table.
« Il est temps d’aller au lit », fit l’ancien, se relevant en gémissant. En effet, l’horloge de Manzano au-dessus de la porte de la cuisine indiquait une heure passée. Il le raccompagna. Soudain, il eut un sentiment étrange. Il l’évacua, prêt déjà à donner une tape sur l’épaule de Bondoni en guise d’au revoir, lorsqu’il réalisa ce qui était différent. À travers la porte de son bureau, restée ouverte, passait un mince filet de lumière.
« Attends un peu, intima-t-il à Bondoni avant de gagner le bureau dont les deux fenêtres donnaient sur la rue. L’éclairage public est de nouveau en marche. »
Bondoni se tenait déjà à ses côtés. Manzano actionna l’interrupteur. Allumé, éteint. Allumé, éteint. Le bureau restait noir.
« Étrange. Pourquoi y a-t-il de la lumière au dehors et pas chez nous ? »
Manzano retourna dans le couloir et ouvrit l’armoire électrique. Toutes les manettes étaient dans la bonne position. « KL 956739 » indiquait l’écran du compteur.
« Il y a de nouveau du courant, marmonna-t-il dans sa barbe puis ensuite à Bondoni : essaye donc l’interrupteur à côté de la porte. »
Clic, clac. Rien.
« On va regarder ça de plus près.
— Quoi ? »
Manzano était déjà retourné dans son bureau, d’où il ressortit avec un ordinateur portable.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Bondoni.
— Lorsqu’ils ont installé les nouveaux compteurs électriques, j’ai immédiatement regardé précisément comment ils étaient foutus. Par curiosité. »
Il tapa quelque chose sur son clavier en continuant ses explications.
« Ces compteurs fonctionnent d’après le même principe que de petits ordinateurs. C’est pour ça qu’on les appelle aussi smart meters, c’est-à-dire compteurs intelligents ou encore compteurs communicants. Grâce à eux, la compagnie d’électricité peut non seulement avoir accès aux données concernant ta consommation d’électricité, mais également commander le compteur à distance.
— Je sais, ils peuvent même me couper le courant, fit Bondoni.
— Pour cela, et pour bien d’autres choses, la compagnie d’électricité utilise différents codes.
— Comme celui qui est là ?
— Tout à fait. Et en ce qui nous concerne, ce qui est intéressant est que nous pouvons également entrer en contact avec cette petite boîte, si nous nous en donnons la peine. »
Bondoni ricana. « Ce qui n’est sans doute pas tout à fait légal. »
Manzano haussa les épaules.
« Et comment établit-on ce contact ?
— Tout simplement par une interface infrarouge. De nos jours, presque tous les ordinateurs en sont capables. Même ton téléphone portable. Je l’ai déjà fait. Afin de voir ce que pouvait faire ce machin, et comment.
— Et on n’a pas besoin de mot de passe ? Ces données ne sont-elles pas protégées ?
— Bien sûr ! Mais de tels cryptages sont la plupart du temps faciles à craquer. Et concernant le mot de passe, tu serais étonné par tout ce qu’on peut trouver sur Internet, lorsqu’on sait où chercher.
— C’est très certainement illégal. »
Cette fois, c’est Manzano qui ricana.
« On veut savoir à quelle sauce on va être mangé, ou non ? »
Entre-temps, les données qu’il recherchait étaient apparues sur son écran.
« L’autre fois, j’ai pu sélectionner les codes de commandes. Tu vois la liste, ici. Avec celui-ci, le fournisseur donne l’ordre que lui soit communiquée la consommation actuelle. Ou celui-là. Il permet au fournisseur de limiter la consommation à deux cents watts, et ainsi de suite. »
Bondoni étudia la liste puis regarda de nouveau en direction du compteur.
« Celui sur l’écran se trouve également dans ta liste. En rouge même.
— Et c’est précisément là que ça commence à devenir intéressant. Les compteurs ont été fabriqués par une entreprise américaine, également pour le marché US. Là-bas, les codes utilisés sont en partie différents. Il y en a même pour des fonctions qu’on n’utilise pas en Italie. Par exemple, l’ordre de se couper totalement du réseau, l’ordre de déconnecter. Tu vois, ici ? »
Lentement, Bondoni lut la suite alphanumérique : « KL 956739. Bon Dieu de bon sang ! » À voir son visage ainsi déformé par la lumière bleue de l’écran de l’ordinateur portable, Manzano songea à un fantôme. « Est-ce que ça voudrait dire que les Américains t’ont coupé du réseau ?
— Non. Je sais seulement que l’ordre de déconnecter fonctionne, même s’il n’est pas consigné dans la version italienne du manuel d’utilisation. J’ai essayé autrefois. Et maintenant, voici le pompon : parce que la fonction n’est pas prévue en Italie, le compteur n’envoie pas d’informations au distributeur lorsque cet ordre est transmis.
— Un instant… Pour les vieillards comme moi, est-ce que ça signifie que cet ordre de déconnecter a été activé sans que les employés de la compagnie d’électricité n’en sachent rien ?
— Pour un vieil homme avec une bouteille de vin dans le cornet, tu piges sacrément vite !
— Mais comment cet ordre a-t-il pu être transmis soudainement ?
— Excellente question. Peut-être une erreur du système. Mais tu me donnes une idée. Viens. Il poussa Bondoni vers la porte. Voyons voir ce que dit ton compteur. »
Impatiemment, Manzano attendit que les doigts de Bondoni, engourdis par l’âge et le vin, poussent enfin la clef dans la serrure.
En allant vers le compteur, Manzano regarda les photos accrochées au mur. Des photos de vacances de Bondoni, avec sa femme décédée et sa fille.
« Comment va ta fille ? » Il savait qu’elle travaillait à la Commission européenne à Bruxelles sans connaître précisément ses fonctions.
« Formidablement bien ! Elle a encore été promue, figure-toi. Tu n’imagines même pas ce qu’elle gagne. Et tout ça avec mes impôts.
— Alors l’argent reste dans la famille.
— Mais les loyers à Bruxelles sont exorbitants ! Aujourd’hui, elle est partie au ski. En Autriche. Comme si on ne pouvait pas passer aussi d’excellentes vacances d’hiver en Italie ! »
Bondoni ouvrit l’armoire électrique abritant le compteur communicant. Il affichait le même chiffre inexplicable.
Il aurait volontiers observé l’Europe depuis la station spatiale internationale. Là où rayonnaient en temps normal les fils fragiles et les nœuds lumineux du système d’éclairage public, l’obscurité devait régner sur de vastes superficies. D’après les premiers rapports et les premières mesures, les deux tiers du continent devaient se trouver sans courant. D’autres régions suivraient. Il s’imagina les responsables en train de chercher, en vain et désemparés, les causes de tout cela, soupçonnant les aléas climatiques, des problèmes techniques ou des défaillances humaines. Cependant, ils ignoraient tout de l’origine de ce fléau, incapables de le maîtriser, contrairement à ce qu’ils croyaient il y a quelques heures. Et ils espéraient encore. Ceux-là même qui tenaient la coupure pour un événement passager, comme c’était le cas pour les précédentes, qui n’avaient duré que peu de temps, prétextes ultérieurs à des anecdotes amusantes ou des histoires donnant la chair de poule. Dorénavant, ils en auraient, des histoires à raconter. Pas de ces histoires frivoles comme l’augmentation du nombre de naissances neuf mois après les événements, ni nostalgiques comme les nuits passées dans des duvets ou les toilettes faites au fleuve comme lorsque nous partions en colonie de vacances — étions-nous jeunes ! Après quelques jours, ils comprendraient que les histoires à venir ressembleraient davantage à celles qu’ils connaissaient jusqu’alors à travers les reportages tournés dans des zones de conflits ou de catastrophes naturelles, dans des pays et des continents lointains. Après quelques semaines, ils réaliseraient que leurs histoires sonneraient comme celles, oubliées, de leurs grands-parents et de leurs arrière-grands-parents après la grande guerre qui avait mis l’Europe et le monde à feu et à sang — ces histoires que jamais on n’avait prises au sérieux parce qu’elles remontaient à bien longtemps en arrière et parce qu’elles étaient portées par une froide mélancolie. Et ensuite, lentement, très lentement, il y en aurait un qui comprendrait, puis d’autres ensuite, que le temps des histoires était passé, parce que l’histoire même était en train de s’écrire autrement.
Angström fut réveillée par des murmures. Encore endormie, elle réalisa que, les uns à la suite des autres, des gens se levaient et, chuchotant, se dirigeaient vers la sortie. Elle sentit la tête de van Kaalden sur son épaule. De plus en plus de voyageurs semblaient s’éveiller, regardant autour d’eux, somnolents, observant le mouvement avec curiosité.
Angström se leva et traversa la salle : un saut d’obstacles par-dessus et autour des gens qui n’avaient trouvé une place pour dormir qu’à même le sol. Elle respirait des effluves de vêtements mouillés, de transpiration, de neige fondue, de soupe froide. Elle n’avait pas encore atteint la sortie que quelqu’un dit tout haut : « La station-service fonctionne de nouveau. »
Subitement, le brouhaha se fit plus sonore. Lorsqu’enfin elle se trouva à la porte, les gens amassés derrière elle la poussèrent à l’air libre.
Dehors, un froid piquant la saisit. La nuit était sans étoiles. Sur le parking sombre le magasin de la station était éclairé, des gens s’y pressaient en gesticulant.
Angström s’y rendit, se recoiffa sommairement et entra dans l’échoppe. D’un coup d’œil, elle s’aperçut que de nombreux rayons étaient à moitié vides. Les voix autour d’elles trahissaient colère ou déception. Enfin, elle comprit que les pompes ne marchaient pas davantage qu’auparavant. Elle chercha dans les gondoles du pain, des sandwichs, des biscuits et des boissons avant de faire la queue à la caisse.
« Que du liquide », disait l’homme derrière le comptoir dans un dialecte qu’elle comprit à peine. Angström prit son porte-monnaie, en sortit un des billets, reprit sa monnaie et quitta le magasin.
Au dehors, elle vit des flots de gens. Elle devait aller aux toilettes, elle avait faim.
Les autres l’attendaient à la voiture.
« Notre petit-déjeuner », fit-elle en agitant ses emplettes.
Dans la première lumière de l’aube, elle se rendit à la haie séparant le parking de la prairie et du bois, non loin de l’aire de repos. Malgré le froid, elle sentit que l’étendue derrière la haie s’était métamorphosée en une immense latrine collective. Elle longea la haie, espérant que ce serait moins pire un peu plus loin. À cent mètres de l’aire de repos, tout au bout du parking, elle osa enfin s’aventurer dans les buissons. Le sol était souillé de mouchoirs blancs et humides. Elle préféra ne pas y regarder de trop près. À moins de deux mètres, elle vit une silhouette accroupie. Elle marmonnait des bruits incompréhensibles, une manière d’excuses. Elle se hâta un peu plus loin, prenant garde à l’endroit où elle mettait les pieds. Là encore, une personne accroupie. Ici, une femme soutenant son enfant afin qu’il puisse se soulager. Enfin, elle trouva un coin où elle ne se sentit pas observée. Il lui restait des mouchoirs et des lingettes rafraîchissantes. Aussi vite que possible, elle jeta tout ça derrière elle et quitta précipitamment les buissons. Dans la voiture, Bondoni et Terbanten grignotaient leurs petits pains. Angström prit place sur la banquette arrière. Il faisait si froid et humide qu’elles pouvaient voir leur respiration. Elle entendit la voix d’un journaliste à la radio.
« Ils disent que le courant a été coupé la nuit dernière dans la moitié de l’Europe, observa Bondoni.
— Et on fait quoi maintenant ? demanda Terbanten. On ne peut tout de même pas rester plantées ici dans le froid. Ni dans ce centre d’accueil spontané, là-bas, avec toutes ses commodités hygiéniques. »
Van Kaalden monta. « Brrr ! C’est horrible, grogna-t-elle en se frottant les mains pour se réchauffer. Je ne reste pas une seconde de plus ici.
— C’est précisément ce qu’on disait. » Sur le parking, quelqu’un avait commencé à klaxonner. Comme si ça allait aider. Pourtant, d’autres s’y mirent aussi. « Plus d’électricité, plus de téléphone, plus d’essence, que va-t-il arriver encore ? » Terbanten dut crier afin d’être entendue des autres. Dehors, chacun semblait laisser libre cours à sa rage. C’est à ça que doit ressembler un troupeau de buffles, pensa Angström. Heureusement, la horde de voitures ne pouvait pas se précipiter tête baissée dans une seule direction et tout ravager sur son passage. Elle se tut et prêta l’oreille, inquiète, aux mugissements croissants.