Philippe Djian
Ça, c’est un baiser

NATHAN

On lui avait cassé les dents. Tout d'abord, j'avais cru qu'on les lui avait arrachées. Mais non. Marie-Jo avait raison.

«Alors? J'avais pas raison?»

Je me suis relevé. Mon genou m'a fait souffrir.

J'ai soupiré:

«Cette pauvre fille. Quand même, cette pauvre fille. Hier encore, je la voyais courir. Le tour complet du parc. Chaque jour que Dieu faisait. Cette pauvre fille.

– Tu veux dire cette petite pute.

– Je t'en prie. Elle s'appelait Jennifer.»

Marie-Jo et moi avons échangé un faible sourire.

Ensuite, nous sommes allés déjeuner.

Rien ne lui coupait l'appétit. Certaines choses particulièrement abominables me nouaient encore l'estomac (et la vue de cette bouche fracassée, sans atteindre les sommets, n'était pas négligeable). Mais elle, rien ne la perturbait.

«A quoi penses-tu?»

Je ne pensais à rien de particulier. J'étais fatigué. En un clin d'œil, elle avait déjà avalé une omelette et une petite montagne de frites molles.

Comme elle me dévisageait, je lui ai demandé si Franck avait trouvé un moment à m'accorder.

«Il ne t'oublie pas. Un peu de patience.»

J'ai hoché la tête. Elle a commandé un dessert.

«Ne rêve pas trop quand même.»

J'ai hoché la tête. Au fond, je ne me faisais guère d'illusions. J'avais même du mal à m'intéresser vraiment à la question.

«Nathan… Il y en a un sur un million.

– Il y en a un sur dix millions.»

Passant une main sous la table, elle m'a caressé la cuisse. Une quantité infinitésimale.


Franck se souvenait de la fille. Jennifer.

«Oui, une blonde. Je vois très bien. Elle n'était pas là pour un truc thyroïdien? J'ai même dû la croiser une ou deux fois dans le parc. Ou alors châtain clair. Je n'en reviens pas.»

Marie-Jo prenait une douche. Elle courait, elle aussi. La moitié de la ville courait, de l'aube au crépuscule, avec acharnement. L'autre moitié se défonçait d'une manière ou d'une autre, avec acharnement.

Il y avait plusieurs piles de copies sur le bureau de Franck. Ses cheveux étaient en bataille. Ses lunettes pendaient sur sa poitrine.

«Il faut que tu me laisses quelques jours.

– Franck, je t'ai dit à l'occasion. Je voulais dire quoi, à ton avis?

– Laisse-moi deux ou trois jours.»

Un air humide et tiède entrait par une fenêtre de la véranda et s'immobilisait dans la pièce, n'apportant qu'une odeur de rue aigre alors que les arbres étaient en fleurs. Dehors, les bâtiments de brique rouge de l'université se dressaient face au soleil qui atteignait juste l'horizon. Transformés en plaques de cuivre ciselé, chauds comme des marrons.

«Elle n'était pas là pour un truc thyroïdien. Elle était là pour payer son loyer.

– Dans un hôpital? Quoi, dans un hôpital ? Est-ce que tu plaisantes?»

Marie-Jo était prête. Tandis qu'elle enfilait les pans de sa chemise dans son pantalon, j'ai eu l'impression qu'elle avait grossi au cours des quinze derniers jours. Elle a croisé mon regard et un éclair de panique l'a foudroyée.


Mais franchement, ça m'était égal. Quand je voyais le mal qu'elle se donnait pour perdre un misérable kilo, je la plaignais de tout mon cœur. Vous l'auriez vue, en plein hiver, sortir d'un banc de brouillard glacé, le souffle court, le visage tordu par une grimace douloureuse, trempée de sueur jusqu'aux os après avoir sillonné le parc dans tous les sens, monté et descendu les marches de pierre qui menaient au bassin, zigzagué entre les arbres, sauté par-dessus les haies en serrant dans ses poings des poids de trois kilos, vous l'auriez vue tituber vers la balance, fermer les yeux puis les rouvrir et annoncer fièrement qu'elle était repassée sous la barre des quatre-vingt-dix, elle vous aurait épaté.

J'aimais bien sa manière de conduire. Elle conduisait avec légèreté. Quand je réfléchissais, les yeux mi-clos, elle s'arrangeait pour emprunter des rues calmes ou filait tranquillement sur le périphérique, et jamais le moindre coup de volant intempestif, jamais un coup de frein qui m'aurait projeté en avant. Un matin, au printemps dernier, elle s'était lancée dans une poursuite et j'étais resté assoupi à côté d'elle. Mon insouciance l'avait ravie. Et le fait que j'avais eu tellement confiance en elle. Elle en avait le cœur qui battait.

Je n'avais rien à dire sur son embonpoint. Elle en faisait toute une histoire, elle était persuadée que je n'osais pas lui dire les choses en face, mais elle se trompait.

«Okay. Elle était élancée. Admettons. Elle était mince. Et alors?

– Un minimum de franchise de ta part. C'est tout ce que je demande.

– Je t'ai caché quelque chose?»

Je n'avais même pas essayé. Rien de tel ne m'était venu à l'esprit. Je ne l'avais pas envisagé une seconde. J'étais un homme cloué sur un lit d'hôpital, dévoré par l'ennui. Je n'avais rien fait de mal. Pour beaucoup de monde, y compris de fervents religieux, ces pratiques n'étaient même pas considérées comme des relations sexuelles. J'avais à peine quarante ans. Non, quarante je ne les avais pas encore. Dans huit mois. Huit mois encore, avant la dégringolade, avant d'attaquer le versant sombre de la colline si ce qu'on disait était vrai.

«Réponds-moi. Je t'ai caché quelque chose?»

De ce côté, elle ne pouvait rien me reprocher.

Cette fille, Jennifer, elle m'apportait également de quoi ne pas mourir de soif. Ils étaient une sacrée bande d'abrutis dans cet hôpital. Elle m'apportait ces petites bouteilles miraculeuses qu'elle cachait sous ses vêtements, des dix centilitres, sans lesquelles je serais devenu fou. Cette pauvre fille. De ma fenêtre, je lui adressais volontiers un signe de la main. Je la regardais courir vers le parc, chaque matin que Dieu faisait, tandis que je planquais les bouteilles sous les géraniums. Elle était élancée. Elle était mince comme un fil.

«Cette petite pute, disait Marie-Jo, c'est donc ainsi que tu les aimes?»

Nous roulions à présent au pas, longeant le fleuve où ondulaient de longues plaques irisées, des paquets d'écume blanchâtre, des bateaux illuminés où l'on buvait des cocktails dans du cristal. Parfois, une ombre courait dans les phares et enjambait les barrières de sécurité pour rejoindre la berge. On se serait cru à Zurich, à l'époque du Letten. En plus grand, j'en ai peur.


«Ce n'est pas ce que tu crois, j'ai ajouté. Tu es tellement loin de la vérité que ça en devient amusant. Tu veux savoir? Cette fille n'était pas insignifiante. Tu veux savoir la vérité? Cette fille avait de réelles qualités humaines. Je pense qu'elle t'aurait étonnée si tu t'étais montrée un peu plus attentive. Si tu t'étais intéressée à autre chose qu'à son tour de taille.

Qui s'est intéressé à son tour de taille?

– De temps en temps, tu rencontres des personnes vivantes. Ça arrive. Tu tombes sur des gens qui ne vont pas dans le mauvais sens. Tu comprends, ça ne veut pas dire que j'aie une préférence pour un certain type de femme. Je ne comprends même pas comment tu fais le rapport. Tu as vraiment l'esprit tordu, par moments.

– Je suis allée l'emmerder? Je lui ai dit quelque chose? J'ai pas été cool avec elle alors que j'aurais pu le prendre très mal, j'ai pas été hyper tolérante? Mais je peux sentir des choses, non? Ça ne te dérange pas? J'ai le droit d'avoir mon opinion, j'imagine. J'ai quand même le droit de ne pas tout gober avec un sourire d'extase.Tu es d'accord? Tu m'excuseras, mais j'ai quand même le droit de refuser que tu me prennes pour une attardée mentale.»

Où donc ce genre de conversation pouvait-il nous mener? Avais-je la moindre chance de convaincre Marie-Jo que je la trouvais bien comme elle était? Comment pouvais-je d'ailleurs m'en convaincre moi-même? Et pourtant c'était ainsi. J'étais incapable d'avancer le moindre argument susceptible de prouver ma bonne foi quand elle me coinçait sur la question, mais je ne racontais pas d'histoires. J'étais on ne peut plus honnête. Autant j'étais réceptif à la beauté d'un visage (et le double menton de Marie-Jo ne l'altérait en rien), autant le reste, à la limite, m'indifférait. Difficile à croire? En tout cas, elle revenait régulièrement à la charge. Une mule s'élançant encore et encore vers le même insondable précipice.


Chris, ma femme, avait loué une camionnette de bonne taille. Elle nous attendait. Elle avait profité de mon séjour à l'hôpital pour trier nos affaires et ranger les siennes dans des cartons qui formaient une espèce de pyramide instable au centre du salon. Il y en avait autant dans la chambre et dans le couloir.

«Je propose qu'on s'y mette sans attendre, elle a dit. On mangera après. Sinon, on n'aura plus le courage.»

C'était plus sage, en effet.

Nous occupions le second étage d'un pavillon de banlieue (mon frère Marc occupait le premier, au-dessus du garage) et l'escalier était raide. Un escalier mal fichu, mal étudié, une volée de marches étroites et tourbillonnantes. Je m'y étais à moitié cassé les reins et bousillé le genou l'autre soir. J'avais toujours prédit que Chris ou moi finirions par nous retrouver à l'hôpital à cause de cet escalier à la con et j'avais vu juste.

«Je n'ai pas fermé les cartons afin que tû puisses vérifier.

– Je n'ai rien à vérifier. Tu peux les fermer.

– Je me suis dit que je pouvais emporter une partie du linge de maison. Qu'est-ce que tu en penses?

– Évidemment. Bien sûr que tu peux. Tu ne vas pas t'amuser à tout racheter. Prends tout ce que tu veux. Ne sois pas stupide. Emporte les choses dont tu as besoin.»

Pendant que nous discutions, Marie-Jo avait commencé le travail de fourmi qui consistait à vider l'appartement de ce que Chris et moi avions mis cinq longues années à accumuler en toute innocence. Ce que nous avions monté, il fallait à présent le descendre. Ce que nous avions déballé, il fallait désormais le remballer – l'excitation en moins. Et j'avais beau en garder une partie, une certaine partie, la tâche me semblait à présent beaucoup plus ardue que dans mon estimation la plus sombre – que même dans mon meilleur cauchemar. Sans commune mesure, dirais-je. Avec ce maudit escalier en prime.

Deux heures plus tard, nous étions harassés, dégoulinants, livides. Chris s'était tordu la cheville – elle avançait en grimaçant, clopinait parmi ses cartons en se mordillant les lèvres. Marie-Jo s'était éraflé le cuir chevelu après avoir effectué un bond hardi à l'intérieur de la camionnette – ce qui m'avait permis de remarquer qu'elle avait besoin de refaire sa teinture dans les plus brefs délais. Mon genou, de son côté, était soumis à rude épreuve. En permanence, nos respirations étaient courtes, nos mouchoirs humides. Une radio de nuit diffusait de la mauvaise musique, ailleurs, quelque part, mais nous n'étions pas là pour écouter un concert. L'air était moite, mou et lourd, idéal pour un déménagement. Bref, il commençait à régner un certain agacement au cœur de notre équipe, du moins une certaine nonchalance, une espèce de désespoir qui ne voulait pas dire son nom.

«Bon, écoutez-moi, les filles. Vous savez ce qu'on va faire? Vous voulez que je vous dise, les filles, ce qu'on va faire?»

Nous avions tout le week-end. Nous n'allions pas nous tuer alors qu'un week-end entier frémissait à l'horizon comme une fourrure de vison bleu. Nous avions tout le temps nécessaire. Comme une étole de velours étoile encore plus douce.

Chancelante, épuisée, Chris a rétorqué que ces deux jours, dans son esprit, auraient dû être dévolus au lessivage des murs de son nouvel appart, ainsi qu'à son aménagement minimum. J'ai répondu «C'est bien possible. Nous passons notre temps à nourrir des projets. Mais la plupart d'entre eux s'effondrent lamentablement.»

Pour finir nous avons renvoyé Marie-Jo chez elle. Nous avons partagé les sandwiches que Chris avait prépares et nous lui avons souhaité bonne nuit. À deux reprises, Chris lui a déclaré à quel point elle appréciait son aide, surtout pour un truc aussi chiant, un truc aussi galère. Puis, dans la pâleur du soir, elle s'est de nouveau penchée sur ma coéquipière qui mettait le contact, et elle lui a répété à quel point elle appréciait son aide, surtout pour un truc aussi chiant, aussi galère, aussi tarte. Chris, le clair de lune la rendait sentimentale. On se demandait alors où était la jeune femme enragée, la froide militante, la plaie du monde civilisé, la terreur des puissants. Bon, ce que je dis est idiot. Mais cependant, on ne pouvait s'empêcher d'y penser, de la considérer d'un œil perplexe.

«Si elle continue comme ça, elle va exploser.» Marie-Jo nous adressait un dernier signe à la portière. «Tu ne crois pas? Si elle ne fait rien, ça va être terrible. Elle va voler en morceaux.»

Nous sommes remontés d'un pas lourd vers l'appartement.

«Ça va être terrible pour qui?

– Mais pour elle, bien sûr.»

Au moins avions-nous libéré le salon de ses cartons. Mais il n'y avait plus rien pour s'asseoir. Nous avons examiné la pièce en silence, quant à moi légèrement interdit.

Au bout d'un moment, elle a soupiré: «Je vais passer l'aspirateur.» J'ai répondu: «Très bien. Alors, je vais rentrer la camionnette.»

Quand je suis remonté, elle écoutait ses messages sur son portable, tout en griffonnant quelques notes sur un calepin en papier recyclé (je pourrais ajouter gracieusement offert par son magasin de produits bio, mais je ne le fais pas).

Je suis allé prendre une douche et je suis revenu. Fin des messages.

«Eh bien, quoi de neuf?» ai-je demandé à tout hasard.

L'année qui venait de s'écouler avait bâti un mur de briques – à peine transparentes – entre nous. Nos échanges n'étaient plus ce qu'ils étaient. Nos occupations réciproques les rendaient plus ou moins incompatibles. S'il y avait du neuf, je devais être le dernier à le savoir. Même s'il s'agissait d'une simple naissance chez un couple d'amis dont les nouvelles se faisaient rares – du moins de mon côté. En fait, elle me soumettait à un embargo tous azimuts que je jugeais franchement grotesque. Que je trouvais blessant. Une preuve que le cordon était coupé entre nous. À présent, nous dérivions dans l'espace infini, dans des directions opposées.

J'ai donc poursuivi: «Jennifer Brennen. Ça te dit quelque chose? Parce que moi, ce matin encore, je ne savais même pas que vous étiez de la même bande.»

Elle n'a pas bronché.

«Brennen? Ça me dit quelque chose. Tu écris ça comment?

– Cette fille m'a étonné, entre parenthèses. Je veux que tu le saches.

– Je connais la marque de godasses. Tu veux parler des mêmes? Ils auraient pas des journaux à eux? Ils détiennent pas une partie de la presse? Ces Brennen-là?»

Chris avait tort de plaisanter: plus tard, elle s'en est voulu. J'ai raconté comment nous l'avions trouvée étranglée sur la moquette, les dents fracassées, cette pauvre fille. Comment j'avais trouvé le numéro de Chris dans son carnet, le plus simplement du monde.

«Vous me faites rigoler», j'ai dit.

À son tour, elle s'est douchée. Depuis que l'extracteur d'humidité était tombé en panne, la vapeur refluait largement vers la chambre, produisant des formes étranges. Puis elle est venue près de moi, sur le lit, dans la pénombre.

«Tu n'es qu'un tout petit flic de rien du tout, Nathan. Ton avis nous importe peu.

– Vous me faites rigoler. Non, vous ne me faites pas rigoler, vous me faites plutôt peur. Je sais qu'un jour tu vas m'appeler pour m'annoncer une catastrophe. Tu veux parier? Tu ne me crois pas? Et ce jour-là, ce jour où tu vas m'appeler, je me trouverai alors devant un dilemme. J'aime autant te le dire. Un terrible dilemme.

– Qui va t'appeler? Moi, je vais t'appeler?

– Laisse-moi te mettre en garde. Écoute-moi. On sait que tu es ma femme. Écoute-moi bien. On ne me met pas dans la confidence, figure-toi. On m'évite comme si j'avais la peste. Alors, qu'il arrive n'importe quoi et je ne pourrai pas grand-chose. J'aime mieux te prévenir d'avance. Peut-être que je ne pourrai plus rien pour toi.

– Où tu vois un dilemme?

– Obéir aux ordres ou désobéir aux ordres.

– Oh, mais ça, ce n'est pas un dilemme. Ça, c'est de la connerie pure et simple.

– De ton point de vue, je ne dis pas. De ton point de vue méprisant, de ton point de vue étroit et méprisant pour le commun. Mais le crétin sans conscience qui ne comprend rien à rien voulait seulement t'avertir que… oh, et puis merde. Écoute, je vais aller fermer la fenêtre pour les moustiques.»

Ils commençaient à être gros, nombreux et méchants. Si je ne m'abuse, ils avaient été le sujet de la dernière altercation entre Chris et moi. Le mois dernier, précisément. Le mois dernier, la rage me prend et je rapporte à la maison un produit antimoustiques qu'on branche dans une prise. Des millions de gens font ça. Ces petits appareils se vendent à la tonne. Je n'ai entendu parler d'aucune tentative pour les retirer du marché. Ils n'ont encore tué personne. Il suffit de les brancher sur une prise de courant. Bon, enfin bref, nous nous couchons, je commence tranquillement à lire, nous avons décidé de nous séparer depuis longtemps mais les choses se passent à l'amiable, elles se passent bien, si hallucinant que ce soit, nous partageons encore – en frère et sœur – le même lit, ce n'est pas moi qui la pousse dehors et elle prend son temps, nous sommes en stand-by, enfin bref, tout ça pour dire que la soirée promet d'être paisible – nous attendons minuit pour regarder Gladiator sur le câble -, quand la voilà qui se dresse d'un bond à côté de moi. Elle se redresse d'un brusque coup de reins, sans prévenir, une main posée sur la gorge, les sens en alerte. Interloqué, j'observe son visage qui se tord en une grimace affreuse. Après quoi, après une interminable rotation de la nuque, c'est sur moi qu'elle porte son attention. Et plus elle me fixe, plus je sens que je me trouve au cœur du problème. Je ne comprends pas encore de quoi il s'agit mais mon instinct m'avertit qu'un orage se prépare. Mais pour quelle raison? Je suis en train de me demander s'ils vont reprogrammer Gladiator – et Dieu sait qu'elle apprécie Russell Crowe depuis The Insider – un autre soir, quand sa colère éclate.

J'ai des yeux pour lire les étiquettes, non? Je suis d'une intelligence normale, non, jusqu'à preuve du contraire? Alors comment se fait-il que je fasse des choses pareilles? Comment se fait-il que je nous fasse respirer du poison en gardant ce sourire niais? Du poison, de la matière toxique, là, juste sous son nez. Merde. Qui aurait pu croire ça? Merde. Comment doit-on interpréter une telle attitude?

L'incident avait précipité son départ. L'affaire des moustiques s'était révélée plus que nous ne pouvions supporter l'un ou l'autre. Elle avait sonné le glas de notre cohabitation.

Marie-Jo a appelé:

«Vous faites quoi?

– On ne fait rien.

– C'est quoi, ce que j'entends?

– Je suis en train de me passer un produit sur le corps.

– Cette fille. J'ai glané quelques informations. Si elle avait pu tuer son père, elle l'aurait fait. Je me suis renseignée. Je ne sais pas si ça t'intéresse.

– Ça m'intéresse, mais il est tard.

– Et là, c'est quoi ce que j'entends?

– Je suis dans la cuisine. Avec le manche d'une fourchette, je suis en train d'aplatir le tube sur le bord de l'évier afin d'en extraire un reste de crème à la citronnelle qui, à l'instant où je te parle, apparaît enfin à l'air libre.

– Ils vont nous mettre la pression. Tu vas voir ça. La fille de Paul Brennen. Ils ont pas fini de nous faire chier. Tu m'écoutes?

– Pourquoi tu ne dors pas? Tu as vu l'heure? Qu'est-ce que tu fabriques?

– Je ne sais pas. Je crois que j'ai un coup de blues. J'ai l'impression d'être figée sur place.

– Ça ne vient pas de toi. Ça vient de l'ambiance générale. Mets-toi au lit avec un somnifère. Fais-moi plaisir. Je vais en faire autant, de mon côté.»

En fait, j'en ai pris trois. Cette fille, Jennifer Brennen. Ça m'aurait brisé le cœur de penser à elle durant des heures et des heures et ça ne m'aurait pas avancé. Cette pauvre fille. Avec ses socquettes blanches et ses tarifs en euros. Juste après s'être occupée de moi, je la revois encore, elle roulait sa blouse blanche dans un petit sac – un déguisement simple mais efficace, en tout cas suffisamment pour tromper la bande d'abrutis qui imposait sa loi inique dans cet hôpital d'un autre âge – et elle dévalait l'escalier pour rejoindre le parc d'une foulée légère, athlétique, insouciante, tandis que je soulevais les géraniums de la jardinière où leur vie s'étiolait pour y glisser ma provision d'alcool.


On avait cassé les dents de Jennifer Brennen d'un violent coup de pied. Pourquoi? Personne n'en savait rien. Le coup n'avait pas été porté avec la pointe d'une basket mais au moyen d'un bon gros soulier, renforcé d'une coque de métal.

Franck était friand de ce genre de détail. À la fin de son cours, il m'a aussitôt traîné à la cafétéria.

«Nous avons deux options. Deux pistes totalement différentes. Deux femmes.

– Je le sais, Franck, je le sais bien… Mais est-ce qu'un écrivain, un écrivain sérieux, je veux dire un bon écrivain…, est-ce qu'il va se lancer dans une aventure policière? Je n'en suis pas sûr… Un bon écrivain, un écrivain qui peut compter?… Qui va foncer tête baissée dans un genre mineur? Tu me permettras d'en douter, Franck.

– Tu n'y connais rien. Écoute-moi. Tu as deux femmes en une. La putain et la gosse de riche. Tu veux quoi? Tu veux de la chair romanesque? Ouvre les yeux.»

Franck avait une excellente réputation. Il était apprécié des autres professeurs et ses élèves lui témoignaient respect et admiration. S'il estimait que je n'y connaissais rien, je devais sans doute le croire. À en juger d'après le nombre d'étudiants qui jouaient des coudes pour s'inscrire à son cours de creative writing, Franck devait savoir ce qu'il disait.

«Quoi d'autre?

– Son père lui avait coupé les vivres depuis un moment. Mais d'après Chris, tu connais Chris, c'était plutôt la fille qui ne voulait plus rien accepter du père.

– Et la voilà qui branle des types dans un hôpital pour gagner trois sous. Et tu ne trouves pas ça merveilleux? Imagine ce que Balzac aurait fait avec ça. Imagine Céline ou bien Dostoïevski. Bien sûr, le père est une ordure, un suppôt du Grand Capital. Magnifique. Et moi qui pensais qu'elle était là pour un truc thyroïdien. Je me demande bien pourquoi.»

L'après-midi touchait à sa fin, de ses grands doigts orangés. Çà et là, des étudiants somnolaient ou discutaient avec leur portable sur le gazon du campus. Marie-Jo nous attendait pour manger des lasagnes mais Franck a insisté pour que nous fassions un tour à la morgue.


«Je ne suis pas spécialement contrariée. Simplement, je n'ai pas faim.

– Tu n'as pas faim? Depuis quand tu n'as pas faim? Depuis quand tu n'as pas faim pour des lasagnes? Tu entends ça, Nathan?

– Je peux très bien emmener Franck à la morgue pour avoir son avis. Je peux très bien avoir mes raisons. Tu te fais des idées. Je t'assure.

– Attendez. Si c'est ça, mettons une croix dessus. Si je dois attirer le moindre ennui à qui que ce soit, n'en parlons plus. Ce n'est pas compliqué.

– Personne n'aura d'ennuis. Marie-Jo, personne n'aura d'ennuis. Tu as tort de t'inquiéter. Je voudrais voir ça, que l'on vienne me dire quelque chose.

– J'ai vu tout de suite que ça t'avait contrariée. Je me suis dit oh là là, ma petite Marie-Jo a quelque chose en travers de la gorge.»

Soudain, elle a fait demi-tour et elle est allée vomir dans la cuisine.

Les mains agrippées sur les accoudoirs de nos sièges, prêts à bondir, Franck et moi avons échangé un regard stupéfait. Que se passait-il? Voyait-on ce que l'on voyait, que nous contemplions bouche bée? Entendions-nous d'abominables éructations, les sinistres impacts de matière molle sur l'inox?

«Pas même un rhume en dix ans de mariage, a soupiré Franck quand nous sommes revenus à la table où nos lasagnes avaient tiédi. Tu l'as déjà vue malade? Se plaindre de quoi que ce soit? Je crois qu'elle ne sait même pas ce que signifie avoir mal au crâne. Souviens-toi, l'an passé: tout le quartier avait attrapé la chiasse en buvant l'eau du robinet. Tout le monde y a eu droit. Tout le monde y a eu droit, sauf elle. Et pourtant, elle en buvait des litres. Vrai ou faux? Elle en remplissait des bouteilles entières pour éliminer.»

Je me souvenais de l'histoire, en effet. Des ouvriers licenciés avaient fait péter leur entreprise et divers produits s'étaient répandus alentour. Chaque soir, à la maison, Chris et ses amis s'engueulaient à propos de cet événement. Quand elle venait chercher quelques boissons à la cuisine ou réapprovisionner un plateau de sandwiches, elle me rappelait que c'était moi qui me tenais à l'écart de la discussion et non l'inverse, puis elle repartait aussitôt de peur d'en manquer une foutue miette.

Franck me remettait à l'esprit un concours de circonstances – lui, couché à la suite de ses coliques et Chris, occupée à refaire le monde – qui m'avait jeté dans les bras de Marie-Jo. Notre première nuit ensemble, passée dans une camionnette banalisée, à espionner le piquet de grève. J'étais furieux. Ce n'était pas notre boulot. J'étais furieux et j'avais commencé à boire dès que la nuit était tombée, une nuit sombre mais incroyablement douce, une de ces nuits où n'importe qui aurait perdu la tête.

Des femmes pleuraient. Des hommes pleuraient. Nous savions qu'ils mettraient leur menace à exécution. Nous les observions à la jumelle. Quand ils téléphonaient, nous devions enregistrer leur conversation mais la plupart du temps, ils téléphonaient chez eux, ils ravalaient leurs sanglots et s'inquiétaient de savoir si les enfants étaient couchés, s'ils s'étaient lavés et n'avaient pas trop regardé la télévision. Tout le monde savait qu'ils allaient faire péter leur usine et tout le monde s'en foutait.

Cette femme en uniforme, je l'ai baisée. J'ai arraché ses écouteurs et je l'ai flanquée par terre. Des seins énormes. Un slip informe qui lui rentrait dans les fesses. Et pas une seconde, pas un seul instant elle n'a cessé de me fixer, sans prononcer un mot pendant que j'étais sur elle. Et le lendemain, nous avons remis ça et tout a explosé et la grille de l'entrée a traversé la rue et a rebondi sur le toit de la camionnette. Les choses ont commencé ainsi. Une grille en fer forgé a traversé le ciel sombre tandis que deux officiers de police, les pantalons aux chevilles, retrouvaient le chemin de relations sexuelles de type sauvage. Moins de quarante-huit heures plus tard, Franck s'alitait après avoir consommé une eau polluée et Chris transformait notre appartement en bunker gauchiste, sans même s'apercevoir que je n'y passais plus la nuit. Incollable. Je suis incollable sur cette période. On peut me demander n'importe quoi à propos des mécanismes qui se sont mis en marche à ce moment-là. J'en suis le premier saisi de stupeur.

Franck s'est occupé de nettoyer l'évier pendant que je faisais réchauffer les lasagnes mais le cœur n'y était plus.

«C'était malsain, d'après toi? Hein, c'était malsain, pas vrai? J'aurais mieux fait de m'abstenir. Je me suis comporté comme un connard, hein, ose me dire le contraire… C'était tellement malsain. Ce besoin d'aller ouvrir son tiroir et de se pencher sur elle. Tu as vu ça? J'étais immonde. Ça ne t'a pas fait un choc?

– Pourquoi ça m'aurait fait un choc? Ce n'était pas ce que tu voulais?

– Bien sûr. Mais toi, plus rien ne t'étonne. Tu n'as plus cette fraîcheur, cette faculté de réaction au quart de tour. Reconnais-le.

– C'est grave?

– Si c'est grave? À mon avis, ça ne doit pas être un handicap pour vendre des saucisses au coin de la rue. Remarque, pour les fabriquer non plus.»

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