Les bilans du Fonds Monétaire International étaient accablants. Des imbéciles incompétents, psychorigides, comme on pouvait le vérifier à l'examen de nombreux dossiers. Sauf que leurs erreurs ne les touchaient pas directement car ils étaient grassement payés. Sauf que leur vision obtuse et butée, leurs maudits remèdes se traduisaient par une plus grande misère à l'échelle d'un pays, par davantage de malheur et de désespoir pour des millions de gens. En résumé.
Wolf avait pris la parole lors des débats et son exposé avait été clair, tranchant et sans appel. Il avait été applaudi. Il avait mis la salle à ses pieds.
Impossible de lui glisser un mot, plus tard, comme nous allions prendre un verre, car il était entouré de ses aficionados et d'une Chris qui semblait à cet instant la femme la plus heureuse du monde. J'ai appelé Marie-Jo pour avoir quelqu'un à qui parler étant donné que je n'intéressais personne.
«Wolf a fait un tabac. Tu as loupé quelque chose.
– S'il te plaît. On parlera de ça demain.
– Pourquoi demain? Mais qu'est-ce que tu as?
– J'ai rien.
– Comment ça, rien? Tu pleures?
– Non. Ça va.
– Bon, écoute. J'arrive tout de suite.
– Non. Sûrement pas. J'ai envie d'être seule.
– Dans ton coin? À broyer du noir? Et je peux savoir à quel sujet?»
J'étais sorti à cause du bruit et je me suis assis sur un banc, dans la nuit épaisse.
«Écoute, Nathan, je vais raccrocher.
– Non, attends une minute. Et si nous allions faire un tour? Marcher un peu te ferait du bien. On parie?»
Elle a raccroché.
Quand je suis rentré, j'ai trouvé une armoire dans la chambre. Paula m'a demandé ce que j'en pensais et je lui ai répondu qu'elle me plaisait beaucoup. Sans blague.
Marc et Eve sont venus l'examiner et ils nous ont félicités. Marc semblait fier de moi.
Paula avait d'autres projets. Elle attendait avec impatience des rideaux qu'elle avait commandés chez je ne sais qui mais qu'Eve considérait comme la seule adresse digne d'intérêt à travers toute la ville. Il y avait également un canapé dans l'air et d'autres petites choses dont elle ne voulait rien dévoiler et qui prendraient leur place au fur et à mesure.
Comme je ne disais rien, elle m'a serré dans ses bras.
«Je ne te demande qu'une chose, Paula, lui ai-je murmuré à l'oreille. Ne touche pas à la literie. Jure-le-moi.»
En échange, après le départ des deux autres, et pour lui prouver que je n'accordais au matelas aucune valeur sentimentale ayant un rapport avec Chris – j'avais gloussé en entendant quelque chose d'aussi dingue -, je lui ai fait un cunnilin-gus.
«Alors? l'ai-je interrogée après coup. Convaincue?»
Elle a essayé d'obtenir davantage, elle a insisté sous prétexte qu'un premier pas avait été franchi, mais je lui ai expliqué que je ne voyais pas les choses de cette manière.
«Je regrette, mais je n'appelle pas ça avoir un rapport sexuel. Tu m'excuseras.»
Soyez bon, et on vous reprochera de ne l'être pas assez. Avec une vigueur inhabituelle, Paula a remis sur le tapis cette histoire que je ne voulais pas baiser.
«Non, mais ça devient délirant, cette histoire. Non, mais combien de temps ça va durer, cette histoire?
– Comment savoir? j'ai rétorqué. Pour moi non plus, ce n'est pas facile.
– Qu'est-ce que je t'ai fait? Pour que tu veuilles me torturer à ce point-là, qu'est-ce que je t'ai fait?
– Tu parles d'une torture. Alors que des gens n'ont même pas à qui parler. Personne pour sortir en boîte. Personne à leur réveil.»
Pour finir, elle s'est enfermée dans la salle de bains.
«Écoute Paula, ai-je fait à travers la porte, les mains enfoncées dans les poches et les yeux fixés sur la pointe de mes chaussures. Écoute, Paula, tu connais le problème. Il s'est posé dès le début et il se pose encore, crois-moi.
– Je n'ai pas envie de t'écouter. Laisse-moi.
– Tu dois respecter ma décision. J'ai respecté les tiennes. Paula, sors. Je sais très bien ce que tu fabriques et ça fera la troisième fois depuis le début de la semaine. Tu ferais bien de te méfier.
– À qui la faute? Est-ce que j'ai le choix?
– Et moi, est-ce que tu crois que ça m'amuse? Tu crois que je n'aimerais pas être fixé, une bonne fois pour toutes? Mais imagine que je ne sois pas Prêt. Hein, de vivre avec une femme. Imagine que ce soit au-dessus de mes forces? Paula, je ne t'ai rien caché.»
Elle devait avoir son élastique entre les dents car elle ne m'a rien répondu.
«Et si j'allais voir un psy. Qu'est-ce que t'en penses? Si tu en connais un, je suis prêt à discuter avec lui. Je veux bien lui expliquer mon cas.»
Ne croyez pas que je n'étais pas sincère. J'aurais donné tout ce que je possédais pour être délivré de cette incertitude. Je rêvais d'une vie d'imbécile heureux, je ne souhaitais rien d'autre que de vivre avec une femme. De regarder passer les jours et les nuits avec elle, affichant un sourire satisfait. Mais en avais-je le droit? En étais-je capable? Une vie au grand jour, avec Paula. De la baise, de la lecture, des sorties, traîner chez les antiquaires. Pourquoi était-ce si compliqué? Pourquoi était-ce si douloureux?
Elle est sortie. A filé droit vers le lit sur lequel elle s'est laissée choir. Elle n'avait pas remis sa culotte.
«Une chose est sûre, ai-je repris. Je vais me réveiller un matin, et tout sera clair dans mon esprit. Et quelle que soit la décision que je prendrai, elle sera la meilleure pour tout le monde. Tu m'écoutes, Paula, c'est comme un accouchement. Il faut patienter. Depuis le départ de ma femme, je sens qu'il y a un nouvel homme en moi. Mais il n'est pas encore au monde. Pas encore. Enfin, rassure-toi. Ça ne prendra pas neuf mois.»
Elle m'a fait signe d'arriver. Je suis allé m'ins-taller à côté d'elle. Je l'ai prise contre moi et j'ai vraiment souhaité recevoir un signe à cet instant. J'aurais été ravi de lui annoncer que le sort en était jeté et que j'étais même d'accord pour l'épouser si ça l'amusait. Une croix sur Chris. Une croix sur Marie-Jo. C'est-à-dire me tirer deux balles en plein cœur. Autant que je pouvais en juger. Une éventualité qui m'a donné le frisson. Qui aurait souhaité être à ma place? Sans compter tout le boulot que ça m'occasionnait et les soucis.
Le lendemain matin, j'ai retrouvé Marie-Jo J'étais en forme, après mon heure de gym et deux grands verres de jus d'orange que Paula m'avait préparés en silence. Quant à Marie-Jo, qui avait eu sa séance de lutte avec Rita, elle était encore toute rose et son moral était bien meilleur que la veille au soir. Pas follement gaie. Normale. Encore qu'elle ne jetait pas d'étincelles depuis quelques jours.
Je l'ai invitée dans un bar que Paula m'avait fait découvrir, situé au dernier étage d'un immeuble, avec des baies largement ouvertes sur une chaleur encore très agréable, une ambiance high-tech et feutrée. Ça allait me coûter un saladier. Mais je savais que ça lui ferait plaisir, que ça nous changerait de boire un café dans des tasses plutôt que dans des gobelets. Deux petits déjeuners complets ne tenaient même pas sur la table. Marie-Jo avait blêmi.
«Tu veux me tuer?
– As-tu remarqué une chose? Ton humeur. Depuis que tu ne manges rien. Je te sens mélancolique.»
Ce matin-là, elle était également fébrile. Elle n'a pas voulu me dire un mot sur ses larmes de la veille, mais elle était très excitée par une découverte de la plus haute importance: Ramon portait des chaussures coquées.
Je lui ai tendu la corbeille de viennoiseries, attendant qu'elle veuille bien libérer ses mains coincées entre ses jambes.
«Moi, je veux bien, ai-je déclaré. Mais ça avance à quoi? C'est la seule paire qui traîne en ville? Non? Il y en a combien de dizaines de milliers, d'après toi?
– Mais il suffit qu'on tombe sur la bonne. Je te tiendrai au courant.»
La connaissant, j'étais étonné qu'elle n'ait pas encore visité l'appartement de Ramon. Elle en était capable. Mais par chance, il lui restait une étincelle de raison et elle avait préféré m'en parler avant de se lancer dans une bêtise qui aurait pu lui attirer des ennuis. Dans le genre irresponsable, j'avais déjà bien assez de Chris.
«Bon. On va s'en occuper, j'ai déclaré. Puisque tu y tiens. On va tirer ça au clair. Mais tu ne fais rien sans moi. Promets-le-moi.»
De satisfaction, elle a avalé une petite brioche, caressant des yeux les toits alentour baignés d'or en raison de l'heure matinale et de l'inclinaison du rayonnement solaire au moment où je vous parle. C'était notre ville et nous l'aimions. Nous la contemplions toujours d'un air affectueux. Avant qu'on nous la démolisse. Je plaisante, mais je n'aurais pas voulu être new-yorkais en 2001. Et je pense aussi aux autres, à celles qui ont suivi. Aujourd'hui, on n'est à l'abri d'aucun désastre. Tout le monde voit grand.
Marie-Jo m'a demandé pourquoi je la regardais comme ça et j'ai répondu que je n'en savais rien.
«On se laisse envahir, elle a fait. Tu ne crois pas? Baiser ne suffit pas. Je veux parler du temps que nous nous accordons l'un à l'autre. Baiser ne suffit pas à nous rapprocher.»
J'ai souri:
«Mais ça ne peut pas nous éloigner non plus.
– Eh bien, tu vois, je ne sais pas. Je n'en suis pas aussi sûre. C'est comme si ça cachait quelque chose. Et ce que je te disais, c'est que nous sommes trop pris pour nous en préoccuper. Tu n'as pas cette impression?
– Nous préoccuper de quoi? Cette vie est déjà un casse-tête, non? Qu'est-ce que tu vas chercher? Hein, je me le demande. Tu sais ce qui fait la force de notre relation, Marie-Jo? La simplicité et la clarté. Oh oui. Et ça n'a pas de prix, tu sais. Ça veut dire qu'il n'y a que du bon à en attendre. Simplicité et clarté. C'est tellement rare.
– Le problème, avec toi, c'est que tu peux me vendre n'importe quoi. Ça me sidère. Je connais Personne d'aussi désarmant que toi, Nathan. Je ne sais pas quoi te dire. En fait, la simplicité et la clarté, c'est un drôle de truc. On ne sait pas très bien à quoi ça peut servir. À la réflexion.
– Tu préfères complexité et opacité? Tu trou verais ça plus drôle?
– Ça serait différent. Ça serait autre chose.»
Toutes. Elles pensent toutes que nous sommes satisfaits de notre sort. Que nous ne voulons surtout rien y changer. Alors que nous avons tout simplement la vision du gouffre et qu'elles ne l'ont pas. Pas dans toute sa profondeur et sa noirceur suffocante. Sinon, elles y réfléchiraient avant de nous critiquer.
En chemin, je lui ai rappelé dans quel état de confusion nous nous trouvions lorsque nous nous sommes rencontrés. Nous étions loin de péter la forme, l'un et l'autre. Elle de son côté, et moi du mien, nous n'avions pas de quoi nous réjouir, il me semble.
«Alors bien entendu que ça pourrait être mieux. Forcément. Il y a toujours mieux. Mais souviens-toi comme tu te traînais, comme tu ruminais, et la tête que tu avais et ton désœuvrement. Regarde un peu d'où nous venons, avant de regarder où nous en sommes. Regarde un peu le chemin parcouru. Fais-moi plaisir.»
Elle a nettoyé ses lunettes de soleil.
Nous avons rejoint Wolf et Chris dans un hangar, au bord du fleuve, sur un quai désaffecté. Je voulais m'assurer que tout allait bien.
Ils étaient une douzaine à s'occuper de la confection des banderoles, à peindre, à clouer et à coudre avec application. Certains se promenaient avec des piles de tracts qu'ils chargeaient dans une camionnette. Wolf donnait des consignes. Il était en short et l'on pouvait voir ses longues cuisses musculeuses de coureur à pied. Chris n'était pas la seule. Marie-Jo aussi les aimait bien.
Les préparatifs allaient bon train. Chris était dans le fond, avec d'autres. Ils découpaient des armures dans du carton. Ils les assemblaient ensuite avec de larges rubans de scotch qu'ils coupaient avec leurs dents.
J'ai dit à Chris: «Hé, Chris, on se retrouve où et à quelle heure, demain?»
J'en ai profité pour l'aider à enfiler les brassards de carton épais qu'elle venait de réaliser et j'ai sorti de derrière mon dos un casque de moto qui datait de l'époque où nous étions plus jeunes et pour lequel j'avais remué ma cave de fond en comble.
«Ça ne te rappelle rien?
– Bien sûr que si, a-t-elle fait en baissant la tête.
– C'était le bon temps. Mais enfin bref. Je me sentirai plus rassuré, c'est déjà ça. Bon. D'accord. Je n'ai pas à me sentir plus rassuré. Je sais. Inutile de revenir sur le sujet. N'en faisons pas toute une histoire, s'il te plaît. Reconnais que je fais des efforts.»
José est venue me tirer par la manche: «Viens voir ça.»
Une immense banderole à la mémoire de Jenni-fer Brennen. Des portraits d'elle, montés sur des panneaux. Une caisse remplie de badges à son effigie.
«Je m'en suis occupée personnellement, a-t-elle déclaré avec fierté tandis qu'elle fixait un badge à ma chemise. Et toi, de ton côté?
– Paul Brennen a menacé de me traîner en justice. C'est pour te dire. Et tout est mis en œuvre afin de ralentir mon enquête. Mais c'est mal me connaître.»
Je ne plaisantais pas. Sans doute, je peinais à réunir les preuves irréfutables et matérielles de la culpabilité de Paul Brennen. Les nombreux soucis que je rencontrais dans ma vie privée ne me permettaient pas de me consacrer corps et âme à une enquête difficile et minutieuse. Et Francis Fenwick. Francis Fenwick que j'avais sans arrêt sur le dos et qui ne me laissait pas respirer une seule minute, de peur que je n'en fasse qu'à ma tête et ne déclenche les foudres du ciel.
Difficile d'avancer à grands pas, dans ces conditions. Et j'avoue que, connaissant le coupable, je ne m'intéressais que moyennement au reste. Mais avais-je l'air d'avoir baissé les bras pour autant? Et ceux qui le pensaient ne commettaient-ils pas une erreur?
«Mais José, mon heure approche, ai-je ajouté. Et certains, ici, devront bientôt réviser leur jugement. Rappelle-toi ce que je te dis.»
Marie-Jo et Wolf parlaient de moi.
«Qu'est-ce qu'il est en train de te raconter?
– Je disais à Marie-Jo que tu commençais à comprendre.
– Hum. Désolé, Wolf. Mais c'est tout le contraire. Chris et toi, vous formez le couple le plus incompréhensible que j'aie jamais vu. Sans vouloir t'offenser.
– Je parlais de notre engagement politique. Des raisons de notre combat. Que tu admettais que nous n'avions pas tout à fait tort.
– Tu devrais savoir, Wolf. Tu devrais savoir que pour épouser Chris, je ne pouvais pas être complètement borné.»
Wolf admettait qu'il y aurait forcément un affrontement avec les flics. Il était parti en fin de matinée pour une dernière réunion avec les autres organisateurs et il ne ramenait pas de nouvelles rassurantes. Il y avait eu 7 morts et 486 blessés lors du précédent sommet des pays les plus riches du monde. Et ces chiffres menaçaient d'être largement dépassés. La police venait d'annoncer qu'elle doublait ses effectifs et que de nouvelles zones en ville seraient interdites.
«C'est de la provocation, j'ai dit. De la pure provocation.»
Malgré tout, un éclat sauvage brillait dans l'œil de Wolf.
J'ai regardé Chris, mais à quoi servait-il d'en parler?
Nous avons eu un appel radio. Francis Fenwick en personne. Je lui ai dit que j'étais malade. Il m'a dit d'arriver en vitesse.
Visiblement, il ne connaissait pas la nature de nies relations avec Marie-Jo – leur nature secrète et intime – ou alors, c'était un salaud. Car nous étions tous les deux devant lui et il me fait:
«Qu'est-ce qui ne va pas, chez toi? Alors quoi? C'est une droguée, maintenant? Après la communiste?
– Excusez-moi, Francis. Je ne vous suis pas très bien.
– Paula Consuelo Cortes-Acari. Elle habite bien chez toi?
– Oui. Enfin, elle habite en dessous.»
J'ai remarqué que les mâchoires de Marie-Jo se contractaient et que la fente de ses paupières avait légèrement rétréci. Quant à Francis Fenwick, il m'a considéré d'un air empreint d'admiration et de dégoût.
«Je ne savais pas que l'un de mes flics sortait avec un mannequin célèbre, a-t-il déclaré sur un ton narquois.
– Célèbre est un peu exagéré.
– En tout cas, elle est la sœur de Lisa-Laure Cortes-Acari. Dont le mari, comme tu le sais, est ambassadeur d'Espagne. Non? Tu ne le savais pas peut-être?
– Il sait beaucoup de choses dont il ne dit rien, a déclaré Marie-Jo d'une voix métallique. Croyez-moi.»
Je me suis tourné vers elle. Elle n'était pas contente, mais je ne l'étais pas non plus.
«Je te remercie, j'ai dit. Et je ne couche pas avec elle, si tu veux savoir.
– Ah bon? Et vous faites quoi, alors?»
Elle était pâle comme une morte, tout d'un coup. À son regard, j'ai compris que je devais être l'homme le plus cruel de toute la terre. Un homme si noir qu'on aurait voulu tailler son cœur et en faire une brochette. Mais j'étais sans doute encore pire que ça car elle a préféré tourner les talons. Je n'ai pas levé le petit doigt.
«Qu'est-ce qu'elle a, Marie-Jo? a demandé Fenwick avec un air de salopard ambulant.
– Je crois qu'elle a mal aux pieds, Francis.
– Tu veux nous faire avaler quoi? Que tu vis avec une femme mais que tu ne couches pas avec? Mais tu nous prends pour qui, au juste? Pour des idiots? Tu prépares un numéro de cirque?»
Par-dessus son épaule, j'ai regardé Marie-Jo qui franchissait la grande porte et s'éloignait dans un océan de lumière vibrante, ses larges épaules, sa silhouette massive, sa démarche alourdie par la rumination de mauvaises nouvelles. Mais quelles mauvaises nouvelles au juste? Si on examinait la situation de façon objective. J'aurais bien aimé savoir où était le problème. Elle a démarré en trombe.
Les traits tendus, la moue sombre, j'ai déclaré à Francis Fenwick que je commençais à en avoir assez qu'on mette le nez dans ma vie privée. D'autant que je pouvais faire la même chose avec la sienne: l'étaler au grand jour, y pointer quelques anomalies, en écarter brutalement les chairs.
«Et Chris n'a jamais été communiste. Ne venez Pas me gonfler avec ça. Chris, communiste? Moi, Francis, j'appelle ça frapper en dessous de la ceinture. Chris n'a jamais été communiste. Jamais de la vie. Et votre fille, comment elle va?»
Pour vous donner un peu l'ambiance. Nous étions de la même taille. Je sentais qu'il pensait la même chose que moi: un jour ou l'autre, nous réglerions nos différends à mains nues. Ça ne pourrait pas se terminer autrement, c'était inéluctable. Comme de lamentables chiffonniers. Mais ni l'un ni l'autre n'osions en imaginer les conséquences, sinon avec une impatience effrayée.
Alors que nos problèmes auraient dû nous rapprocher.
Les drogues dures, par exemple. Car Paula venait de se faire pincer en faisant ses courses, de la même manière que la fille de Francis Fenwick, quelques jours plus tôt, alors qu'elle fumait du crack avec ses camarades, était tombée dans les griffes de la police.
«Alors on va essayer d'éviter les ennuis, a-t-il grogné. Avant que l'ambassadeur ne téléphone. Merde, prenons-le de vitesse. Hein, évitons les ennuis dans la mesure du possible.
– Tout à fait d'accord, Francis. Donnez-moi un peu de temps et je la fais décrocher.
– Comme tu veux. En attendant, dis-lui de prendre ses précautions. Fiche-lui un peu la trouille.
– Je vais lui passer un savon. Comptez sur moi. Elle va m'entendre.
– Très bien. Alors, va t'en occuper. Sors-la d'ici sur-le-champ. Avec nos excuses. Quant à toi, on peut dire que tu les cherches.
– Eh bien, vous me connaissez mal.
– Mais tu les attires, non? Tu ne couches pas avec elle, mais c'est après toi qu'elle demande. Tu vas me dire qu'elle est normale, peut-être? Alors que toi, ce qu'il te faut, c'est une vie équilibrée. Une femme avec des gosses.
– Les gosses, je ne sais pas, ai-je lâché d'une voix enrouée. Les gosses, d'un autre côté, c'est tellement d'emmerdes.»
Nous avions beau nous détester, nous avions de l'affection l'un pour l'autre. Vous l'aviez senti, n'est-ce pas? Sous la rugosité de nos rapports perçait un petit quelque chose. Néanmoins, de lui et de ses conseils, j'en avais rien à foutre. Rien du tout. De même que de son avis sur les femmes qui m'entouraient.
Moi, je les cherchais? Moi qui les avais trouvées sur le pas de ma porte, quand il était déjà trop tard pour m'en inquiéter? Comment avaient fait Kerouac et tous les autres? Comment avaient-ils préservé leur énergie? Je me suis arrêté entre deux étages pour noter quelques réflexions dans mon carnet, relatives à la crucifixion. Puis je suis allé délivrer Paula.
Nous avons eu une scène en pleine rue, sur le trottoir, sous un soleil incandescent. Des gens s'arrêtaient et nous observaient, le sourire aux lèvres, en léchant des glaces à l'italienne. Je criais. Elle me répondait en criant. Une vraie scène de ménage, avec de grands gestes, de faux départs, de sombres poussées d'adrénaline.
Puis j'ai réussi à la faire entrer dans la voiture.
«Je suis bien contente, m'a-t-elle lancé. Je suis bien contente. Si tu savais. Je suis bien contente.
– Moi aussi. Très content. Tout le monde est très content, ai-je fait en démarrant.
– Depuis le début. Tu aurais dû lui dire la vérité depuis le début.
– Mais quelle vérité, Paula? De quelle vérité parles-tu?»
Elle a failli descendre en marche mais je me suis penché sur ses genoux pour bloquer la portière.
J'ai passé une partie de la nuit dans un bar, en compagnie de mon frère. Un bar interdit aux femmes, comme il y a des bars interdits aux hommes – et heureusement qu'il en existe. Je lui avais dit Marc, écoute-moi, j'ai besoin de parler à quelqu'un et j'ai besoin que nous soyons tranquilles parce que ça va mal.
Et quand je l'ai eu en face de moi, après quelques verres et par une nuit traversée d'orages électriques illuminant le ciel, j'ai poursuivi:
«Marc, prends ma vie professionnelle. Prends ma vie sentimentale. Et objectivement. Trouve-moi une seule occasion de me réjouir. Après ce que je viens de te raconter. Montre-moi une lueur. Et ne commence pas à m'énumérer les qualités de Paula. Tâche de les oublier une minute, les qualités de Paula. Parce qu'il s'agit de ma vie future et que tu dois avant tout rechercher mon bonheur et pas celui de tes copines. Même si tu les trouves géniales. Alors, ne déconne pas. Réfléchis bien. Moi, ça me scie littéralement. J'ai un passage à vide, Marc. Je ne blague pas.»
Pendant ce temps-là, Paul Brennen courait toujours, Chris devait s'endormir sur la poitrine de Wolf, Marie-Jo m'en voulait à mort et Paula mettait le feu autour d'elle.
Et pendant ce temps-là, Marc se creusait la tête.
«Allez, mon vieux. Ne te fatigue pas, ai-je soupiré. C'est le noir total.»
Mais il a posé la main sur mon épaule et c'était tout ce dont j'avais besoin.
«J'ai bu un verre de trop, une fois dans ma vie. Tu te rends compte?»
Il a détourné les yeux. Et il y avait de quoi. Avant ce drame, j'étais son idole. Depuis, il méprisait les flics en général. Son cœur s'était endurci.
«Marc. Pour qu'une histoire fonctionne, il faut que le personnage principal ait un but. Franck m'a expliqué ça. Mais moi, quel est mon but? Je vois très bien les obstacles, mais je n'arrive pas à savoir quel est mon but. Hein, qu'en penses-tu? C'est de là que ça vient? Ce sentiment d'obstruction tous azimuts?»
Il a hoché longuement la tête. Je n'avais pas l'habitude de le mêler à mes introspections et je le sentais perturbé par la gravité de la séance. J'étais son grand frère. J'étais toute sa famille. Et une famille doit être la terre ferme sur laquelle on peut s'accrocher, et pas un vague radeau sans amarres, ballotté au gré des éléments. J'ai donc décidé de rassembler mes forces. Je lui ai souri.
«Mais imagine que ton but, il a fait en se caressant le menton. Imagine que ton but soit inaccessible? Comment ça se passe, dans ce cas-là? Hein, il dit quoi, Franck? Si ton but est impossible à atteindre.
– Il pense qu'un but impossible à atteindre doit en cacher un autre. Et remarque, je ne suis pas contre. Je suis ouvert à tout. J'ai tendance à l'oublier quelquefois, à cause de ce fichu brouillard. Alors qu'en fait, je vogue vers un but invisible.»
Je lui ai trituré affectueusement l'épaule, tout en désignant d'un coup d'œil nos verres vides au barman dont les cheveux étaient blonds d'un côté et noirs de l'autre – preuve que tout pouvait arriver dans un monde tel que celui-là, complètement sorti des rails.
«C'est qu'aujourd'hui, elles m'ont fait courir dans tous les sens, lui ai-je expliqué. Les trois à la fois, c'est une configuration exceptionnelle. Les trois dans la même journée.
– Le passé, le présent, et l'avenir. Super. Les
Cavaliers de l'Apocalypse.»
Je lui ai souri de nouveau:
«Hé là, Marc, pas si vite. Tu sais, je te vois venir. Pas si vite, mon salaud.
– Mais Chris est le but impossible et l'autre est un non-but. Alors qu'est-ce qui reste?
– On va bientôt le savoir. Le quatrième Cavalier, pourquoi pas? On va bientôt le savoir car aucune chose ne peut demeurer en l'état. Aucune poussée ne peut être contenue indéfiniment. Tu vas voir. On sera bientôt fixés. Je peux même finir dans un atelier d'écriture et travailler de nuit dans un garage. Tout peut arriver. Tout est en train d'arriver.»
Je l'ai laissé filer car il y avait une fête quelque part et il commençait à s'agiter. Un diabétique en manque d'insuline. La chose considérée comme une question de vie ou de mort. Et au fond, quelle différence avec l'engagement politique? Est-ce que tout ça avait un sens? Y avait-il un moyen de fausser compagnie à soi-même? D'ignorer sa sinistre condition?
À mes côtés, alignés de part et d'autre du comptoir, des hommes seuls dodelinaient de la tête en fixant leur verre. Nous n'avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Par moments, l'un de nous laissait échapper une faible plainte. Mais chacun, par pudeur, par compassion, faisait comme s'il n'avait rien entendu.
À mon tour, sans un mot, j'ai offert une tournée générale, saluée par une silencieuse et digne approbation. J'ai noté le nom et l'adresse de ce bar dans mon carnet, de peur de l'oublier. Et sous le mot crucifixion, qui m'avait inspiré deux ou trois choses, j'ai inscrit le mot résurrection, qui lui, ne m'a rien inspiré du tout.
Je me suis cependant employé à imaginer la nouvelle vie qui m'attendait. À me figurer le grand bouleversement qui allait changer mon existence et dont je venais d'entretenir mon jeune frère avec beaucoup d'enthousiasme. J'en frissonnais, bien sûr. D'inquiétude et d'excitation. Mais pas moyen de saisir un visage au milieu du tumulte où j'étais entraîné. Pas moyen de savoir qui ou quoi me remettait au monde. Tout pouvait arriver. Tout était en train d'arriver. De puissantes mâchoires enserraient mon crâne et tâchaient de m'extirper du pétrin, d'une pâte épaisse et collante dont je m'étonnais encore, dont je cherchais encore la provenance, car vous pouvez penser ce que vous voulez, vous pouvez me trouver bien des défauts, mais pétrir une telle saloperie de mes propres mains, ça non, je n'en étais pas capable. Ça non, je n'aurais pas pu l'inventer ni l'engendrer à moi tout seul. Je n'étais pas aussi tordu. Ou alors, tout le monde l'était. Tout le monde était logé à la même enseigne.
Je me suis levé à l'aube, le lendemain matin. Je n'étais pas dans mon lit, mais roulé en boule dans un coin du salon, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps.
Le ciel était immaculé. Paula s'est jetée sur moi pour m'embrasser férocement sur la bouche. Les joues ruisselantes de larmes.
«Tout va bien, l'ai-je rassurée. Tout va bien. Nous avons proféré des paroles que nous ne pensions ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas? Et il faudra que nous en parlions, bien sûr. Mais pas maintenant, Paula. Je n'ai pas le temps, maintenant.»
J'ai réduit ma séance de gym à quelques séries d'assouplissement et j'ai prolongé ma douche dont je n'ai tiré qu'une vague fraîcheur, la nuit n'ayant pas suffi à effacer la fournaise de la veille. Paula a tiré le rideau à bulles translucides pour me contempler d'un œil fixe mais je n'ai posé aucune question. Nous étions tous logés à la même enseigne, semblait-il.
Il était à peine huit heures lorsque j'ai sonné chez Marie-Jo.
Personne. Silence de mort. Il était possible que Franck soit déjà parti pour ses cours, mais elle? Vous voyez le genre? Elle devait être encore furieuse contre moi, habitée d'une franche et confortable fureur dont elle ne se serait privée pour rien au monde. J'ai grincé des dents puis j'ai appelé Rita.
«Dis-lui qu'elle a le pire caractère de cochon que j'aie jamais vu. Dis-lui ce que je viens de te dire. Vas-y.
– Nathan, elle n'est pas là.
– Dis-lui que j'en ai ras le bol. Passe-la-moi.
– Tu as entendu ce que je t'ai dit?
– Ne te fous pas de ma gueule, Rita. Je ne suis pas en train de rigoler.»
Dans la rue, j'ai appelé Derek:
«Oui, Derek. Je sais qu'elle est jalouse. Merde, à qui le dis-tu. Mais je ne couche pas avec cette femme. Elle vit chez moi, mais je ne couche pas avec elle.
– Okay, Nathan. Okay. Moi, je veux bien. Mais reconnais que tu déconnes. Elle était folle de tage. Folle de rage. Là, mec, tu déconnes sévère.
– Où, je déconne? Où ça? Qui va enfin se donner la peine de m'écouter? Qu'est-ce que j'ai fait de mal, tu veux me le dire? Je ne suis pas tout blanc, Derek. Je n'ai jamais prétendu que j'étais blanc comme neige. Mais faut pas charrier. Hein, faut pas charrier. Faudra me regarder en face, Derek. Avant de me jeter la première pierre, faudra me regarder dans les yeux. Je vous avertis. Tu peux faire passer le message.
– Une seule aventure à la fois. Mon vieux, c'est la règle. Une seule à la fois. Sinon, tu vois ce qui arrive. Faut pas se croire plus malin. On n'est jamais assez malin. On n'a pas les épaules calculées pour. La preuve.
– Et je t'ai attendu, peut-être. J'ai attendu que tu viennes m'expliquer une chose que le premier imbécile venu peut comprendre. Tu me crois idiot à ce point? Pourquoi je ne baise pas avec Paula, d'après toi? Parce que je suis un de ces pervers à la con? C'est ce que tu penses?
– Ben écoute, je n'ai pas l'intention de te blesser. Dieu m'est témoin. Mais avoue que c'est bizarre. Et pourtant, j'en vois de toutes les couleurs. J'entends des histoires que tu ne peux même pas imaginer. Tu verrais ça.
– Elle m'a acheté une table et des chaises. Et rien d'autre. Une armoire. Et c'est tout ce qui s'est passé entre nous. Merde. Tu m'entends, Derek? Je n'ai mis le doigt dans aucun engrenage. La nuit, elle me faisait la lecture. Et rien d'autre. Tu les connais. Il leur faut des coussins et des rideaux. Qu'est-ce que j'y peux? Derek, quand elles ont un truc en tête. Est-ce que ça sert à quelque chose de la ramener? Tant qu'on préserve l'essentiel. Tant qu'on ne commet pas l'irréparable.»
Avant de remonter dans ma voiture qui brillait sous le soleil comme un astre, j'ai levé les yeux vers les fenêtres de Marie-Jo et j'en ai retiré une sensation désagréable. Malgré tout, je me suis mis en route. J'avais une journée chargée. Je n'avais pas une seconde à perdre. Un souci de plus, au point où j'en étais, quelle importance?
On ne pouvait déjà plus circuler dans le centre-ville. Les principaux axes étaient bloqués et les forces de l'ordre arrivaient par autocars entiers, en longues processions, remontant les avenues désertes. Les vitrines étaient barricadées. Des hélicoptères tournaient dans le ciel doux et limpide.
En me garant devant chez Chris, j'ai sorti mon badge. J'ai épingle Jennifer Brennen sur ma poitrine.
«Marie-Jo a disparu, ai-je confié à Chris qui était assez nerveuse.
– Ah bon. Comment ça, disparu?
Elle me servait une tasse de café en se mordillant distraitement les lèvres. Par chance, elle m'avait donné une soucoupe.
«Regarde un peu ce que tu fais, lui ai-je conseillé. Je l'ai quittée hier après-midi et depuis, je n'ai plus de nouvelles.»
Elle m'a regardé sans me voir. Puis, d'un air étonné:
«Tu n'as plus de nouvelles de qui?»
Mais Chris n'était pas la seule à montrer les signes d'une certaine agitation. Ça grimpait et ça descendait dans les étages, les portes pivotaient sur leurs gonds. Quelques-uns arrosaient même leurs chaussures de café brûlant.
Wolf, par contre, avait un air serein. Il m'avait demandé si j'étais en forme.
Pendant ce temps-là, Chris se préparait dans la chambre. Lequel des deux s'en est préoccupé, d'après vous? Lequel des deux avait encore les deux pieds sur terre?
«Mais avons-nous le choix? m'avait-il confié l'autre soir. Comment rester les bras croisés? Nathan, nous ne sommes pas là pour servir les intérêts d'une minorité qui a entrepris de nous saigner jusqu'à la dernière goutte. Désolé, mon vieux, mais moi je ne marche pas. Ce n'est pas ce genre de monde que je veux laisser à mes enfants.
– Tes enfants, Wolf? avais-je lâché tandis qu'une poigne glacée m'écrasait le cœur. Qu'est-ce que tu racontes?
– Regarde ce qu'ils ont fait en Argentine ou ailleurs. Prends l'Afrique subsaharienne: chaque fois qu'il y a un dollar qui entre, il y en a presque deux qui sortent. Voilà comment ça fonctionne. Et ce schéma, le grotesque profit de quelques-uns sur le dos de populations entières, je le combattrai jusqu'à mon dernier souffle.
– Chris et toi, Wolf? avais-je repris d'une voix étranglée. Chris et toi avez l'intention d'avoir des enfants?
– Écoute-moi. Laisser le pouvoir entre les mains de profiteurs ou d'incapables, tu vois où ça nous mène? J'ai besoin de te donner des détails? Est-ce que tu sais quel sentiment j'éprouve en voyant ça? Certains agissent par désespoir ou par colère. Moi, c'est parce que j'ai honte.
– Wolf, tu me fais marcher, n'est-ce pas? Tu ne parles pas sérieusement?
– Je suis un Occidental. Alors c'est la honte qui passe avant la colère et le désespoir. Une honte insupportable. Est-ce que tu comprends?
– Mais vous vous connaissez à peine. Merde. Ça fait à peine quelques mois. Comment vous pouvez savoir que vous en voulez? Merde, je veux même pas en discuter.»
Je n'en avais même pas parlé à Chris.
J'avais décidé d'oublier cette conversation.
Elle m'est revenue pendant que j'observais Chris qui se protégeait les bras et les jambes avec des morceaux de carton ondulé. Elle était assise sur le bord du lit et j'étais assailli de souvenirs. On aurait dit que je prenais un bain sous une cascade dont chaque éclat me transperçait.
Quand je me suis approché, elle a relevé la tête en souriant. Au moins une seconde.
Celui qu'elle attendait se baladait je ne sais où, sans doute occupé à des tâches beaucoup plus importantes. J'aurais aimé savoir lesquelles. J'ai attrapé un rouleau de ruban adhésif et j'ai soigneusement fixé les protections à chacun de ses membres, avec une attention particulière pour ses jambes que j'aimais beaucoup. Sans faire de commentaire.
«Je sais très bien ce que tu penses» a-t-elle déclaré.
Je n'ai rien répondu. J'avais d'autres soucis en tête.
Au moment du départ, j'ai vérifié deux ou trois points avec Wolf. Par exemple, où se retrouver quand la police nous chargerait et vers quel hôpital se diriger. Il croyait que je plaisantais mais je ne plaisantais pas du tout. Je sentais même une certaine fébrilité m'envahir car je savais de quoi les flics étaient capables et je ne pouvais m'empêcher de penser à la surprise qu'on nous avait promise.
«Ne hausse pas les épaules, Wolf. Ça va être un massacre. Souviens-toi de ce que je te dis. Ces gars-là sont des vicieux. Alors, s'il te plaît, ne hausse pas les épaules.»
Les derniers flashs d'information étaient lugubres. Pour qui gardait un minimum de lucidité. Les chiffres me donnaient froid dans le dos: deux cent mille manifestants étaient attendus par trente mille policiers équipés de pied en cap, c'est-à-dire armés jusqu'aux dents.
«Et ce n'est pas tout, ai-je lancé à la cantonade. Écoutez-moi. Le parcours qu'on nous a imposé est une foutue souricière, j'aime autant vous le dire. Ça va chauffer. Écoutez-moi bien. N'essayez pas de vous tirer par les rues adjacentes, car c'est là qu'ils vous attendent. Restez au milieu des autres. Protégez-vous la tête. Je me tiens à la disposition de ceux qui souhaitent quelques conseils supplémentaires. N'hésitez pas à me poser des questions. Profitez-en, les gars. Et maintenant je vous souhaite bonne chance. Bonne chance à vous tous.»
Wolf a été le premier à me passer la main dans le dos.
Chris m'a considéré avec des yeux ronds. Elle me connaissait si mal.