Avec Franck, l'histoire m'était tombée sur les jambes. Je ne tenais plus debout. Et quand je dis que je ne tenais plus debout, je veux dire que je m'affaissais littéralement, que je m'effondrais sur le sol dès que j'essayais de faire le moindre pas. Comme un sac de pommes de terre – alors Franck arrivait et il était incapable de me relever et j'éclatais en larmes.
Avec Nathan, j'ai réussi à traverser la rue. Mes jambes ne m'ont pas lâchée.
Je ne savais pas trop quoi en penser.
Apparemment, je me sentais plus furieuse qu'autre chose.
L'histoire avec Franck avait failli me tuer. À aucun moment je n'avais ressenti le besoin de lever la main sur lui – je n'en dirais pas autant du mobilier alors que j'étais en pleine convalescence -, tandis que Nathan, je voulais lui sauter à la gorge. Pas devant Francis Fenwick ni devant d'autres qui n'attendaient que ce spectacle. Pas question de leur accorder ce plaisir.
Avant de démarrer, j'ai essuyé le coin de mes yeux: ils étaient secs.
Bien sûr, je respirais difficilement. De larges auréoles s'étalaient sous mes bras et je ne savais pas où j'allais.
Il m'a fallu un moment pour me rendre compte que j'étais garée en bas de chez lui. En plein soleil. Les vitres étaient fermées et je cuisais comme une écrevisse.
Non seulement ça, mais j'avais mes règles. Pau-rais voulu qu'on me laisse tranquille.
Et j'ai vu quoi, là-haut?
Là où une fille de mon gabarit aurait enfoncé la porte d'un coup d'épaule, j'ai crocheté la serrure proprement – que l'autre connasse n'aille pas dire que je ne savais pas vivre.
Et avant tout, j'ai senti cette odeur de jasmin. Qui ressemblait à une muraille invisible.
Je n'avais pas remis les pieds chez Nathan depuis quelque temps et sa nouvelle déco m'a sidérée. Cette fille avait du goût, j'imagine. Et d'honorables moyens – je devais me faire en trois mois de dur et dangereux labeur ce qu'elle récoltait facile en une séance de photos et simplement parce qu'elle avait un beau cul, si bien que je n'avais jamais pu lui offrir davantage qu'une montre, et encore, pas une Rolex.
Je me suis assise sur le lit pour fumer une cigarette, C'était quand même assez douloureux, assez brutal. J'étais quand même très amoureuse de Nathan, ça va sans dire. Mais peut-être étais-je un peu moins bête qu'autrefois, peut-être m'étais-je endurcie un minimum. Peut-être que ce que Franck m'avait fait était sans commune mesure. Je n'en savais rien. J'étais si jeune quand c'est arrivé. Si déglinguée quand je l'avais épousé. Enfin bref. Les draps du lit me brûlaient quand même sous les fesses. Et cette odeur de jasmin. Qui planait autour de moi. Cette invraisemblable odeur de jasmin qui semblait installée là depuis la nuit des temps et qui cherchait à me faire souffrir. Alors que le parfum de Chris ne m'avait jamais posé de problème.
Elle avait de la chance. Elle pouvait laisser traîner ses sous-vêtements, les abandonner sur le dossier d'une chaise sans se poser de questions. Sans en avoir honte. Sans laisser derrière elle des culottes qui iraient à une vache – moi, je les fourrais dans ma poche, bien contente s'il n'avait rien vu. Elle avait bien de la chance.
L'envie de tout casser m'a effleurée. Mais celle de ficher le camp a été la plus forte. Cette déco, c'était comme s'il avait creusé un tunnel sous mes pieds. Même s'il ne couchait pas avec elle. Ce qui restait à prouver – et qui arriverait bien tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre. Je me suis levée et je suis allée éteindre ma cigarette dans l'évier de la cuisine. Je me suis aspergé le visage. La pièce était nickel, rangée avec soin. Il y avait des fleurs sur la table et une corbeille de fruits appétissants, des grappes de raisin avec un ruban vert, des poires dont la queue était protégée par une goutte de cire rouge, des machins exotiques dans du papier de soie, des pommes avec une étiquette dorée. Une merveille. Les torchons étaient propres. Les éponges étaient neuves. On aurait dit que cette fille assurait, dans l'ensemble.
Et l'envie de leur tomber dessus? De sortir de la voiture et de les rattraper au moment où ils rentraient? Je venais à peine de retrouver mes esprits, le volant encore serré entre mes mains, quand je les ai vus débarquer. Qu'est-ce que vous en pensez? Avoir une explication sur-le-champ? A chaud, se jeter dans la bataille? Cul sec?
J'ai attendu qu'ils disparaissent à l'intérieur avant de démarrer.
Le plus terrible était qu'il méritait ce genre de fille. On aime ou on n'aime pas, mais c'est plutôt ce qu'on aime, à mon avis. Elle avait de l'allure. Je n'étais pas idiote au point de ne pas m'en apercevoir. Elle lui allait bien. Les voir ensemble était dans la nature des choses. Dans l'ordre naturel des choses. Qui pouvait aller contre ça?
Je ne savais pas très bien dans quel état j'étais. Très malheureuse. Oh ça, on peut le dire. Mais lessivée pour de bon? Il était encore trop tôt pour le savoir. Il y avait une zone sombre que je ne me sentais pas le courage d'explorer. Un grand trou noir. Je m'efforçais de regarder ailleurs.
Devant Derek, j'ai piqué une vraie colère. Nous sommes sortis sur le trottoir et ses clientes me regardaient à travers la vitrine comme si une telle histoire ne leur était jamais arrivée. De taper une crise parce que leur mec les avait trahies. Derek essayait de me calmer. Mais ça me faisait du bien. Je marchais de long en large et je vidais mon sac. J'apostrophais les passants. Je leur demandais si je les avais sonnés. J'ai fait un bras d'honneur à un type qui rigolait dans une Mustang. Pour finir, Derek m'a serrée dans ses bras et j'ai pensé: «Bon Dieu, Derek, c'est pas trop tôt.»
Ensuite, je suis entrée dans une pâtisserie.
En cherchant Rita sur le campus, je suis tombée sur une fille que je voulais interroger mais je n'étais pas sûre que le moment soit bien choisi. J'ai hésité. Je lui ai tourné le dos. J'ai compté jusqu'à cent en fermant les yeux, en m'appuyant contre un arbre qui se trouvait là comme par miracle et m'apportait un peu d'ombre. Ce lieu était hanté. Ce lieu était maudit, si j'y réfléchissais une seconde. Mais j'aimais bien les grilles, d'une manière générale.
Quand j'ai rouvert les yeux, elle était toujours là. Une blonde, avec des petits seins et des chaussures à semelles compensées. Elle s'appelait Hélène Gribitch. J'avais obtenu son nom deux jours plus tôt par un étudiant en chimie qui avait organisé quelques soirées chez lui, des soirées assez chaudes. Avec la fille Brennen dans le coup.
À ce qu'il paraissait, Hélène Gribitch n'avait qu'une idole: Catherine Millet. Elle l'admirait aussi sur le plan littéraire, ce qui était plus grave. Cette Hélène Gribitch. Qui baisait comme une malade.
Je lui ai dit ce que j'en pensais. De Catherine Millet. À savoir, pas grand-chose.
«Je veux bien parler de littérature, mais y a des limites, ai-je déclaré à Hélène Gribitch qui venait de me parler d'une écriture blanche. Ne viens pas me parler d'une écriture blanche quand elle est rose bonbon. T'es daltonienne ou quoi? Tu te laisses encore avoir, à ton âge?»
Nous avons fini à la cafétéria où j'ai commandé un banana split dans un élan suicidaire – je l'ai attaqué avec un sourire grimaçant, devant tout le monde, sous des regards navrés. Pendant ce temps-là, Hélène Gribitch me racontait que baiser avec deux douzaines de types dans la même soirée était une manière de revendiquer sa féminité. Je sentais que j'étais en train d'attraper une insolation.
Puis elle a prononcé un nom.
J'ai levé les yeux sur elle et je lui ai demandé de me le répéter.
Ramon. «Ce type avec une drôle de bite» avait-elle précisé.
«Pas si désagréable que ça, avais-je répliqué. Soyons sincères.» Ce qui l'avait mise en confiance.
D'excitation, j'en avais payé les consos.
Ramon. Après tout ce chemin. Oh yeah. Putain de bordel de Dieu.
«Et je suppose, Hélène, que tu as parlé de Ramon à mon mari?
– Pourquoi? Fallait pas?»
J'ai posé ma main sur celle d'Hélène pour ne pas qu'elle m'échappe et j'ai fermé les yeux. J'ai réfléchi une seconde.
«Et ça donnait quoi, entre Jennifer Brennen et Ramon? Ça se passait comment?»
L'adorable sourire de cette fille, Hélène Gribitch, à cet instant. Je l'aurais encadré.
«Hein, raconte-moi, ma jolie.
– Ça se passait comme ci comme ça, je dirais. Il supportait pas de payer pour la baiser. Ça le fichait en rogne. Mais Jennifer, elle le faisait jamais pour rien. Elle voulait même pas en entendre parler. Et ça, Ramon, ça le rendait malade.»
Je suis allée pisser en vitesse. L'aveuglante lumière du ciel pesait sur ma vessie.
J'ai remis ma carte à Hélène, pour si un jour elle avait des ennuis. J'ai gardé sa main dans la mienne en lui souriant. Au point de la gêner. Je l'ai regardée s'éloigner. Je ressentais presque de l'affection pour elle. Au-dessus d'elle, quelques longs cirrus rosissaient. Ses pieds flottaient sur l'herbe tendre. Je me suis demandé quel plaisir on pouvait éprouver après en avoir baisé seulement un. J'ai failli la rappeler.
Je me suis rassise. Après tout ce temps. Après tout ce chemin. Et il habitait l'étage en dessous. Je me suis dit: «Appelle Nathan.» Et me disant ça, j'ai repensé à ce qui nous arrivait, tous les deux. Je l'avais oublié. De nouveau, je me suis sentie abattue.
Puis j'ai regardé si je voyais Franck. Mais la salle était vide. Son K-way était accroché au portemanteau, si tristement accroché, suspendu à une patère comme un corps décharné, abandonné de tous. Dans l'état où j'étais, j'ai posé mes lèvres sur le carreau. Je suis à moitié folle, par moments. De l'autre côté de la rue, un type braillait dans un porte-voix. Je crois qu'il y avait le feu quelque part. Depuis une semaine, on essayait de mettre la main sur une bande qui incendiait des voitures, histoire d'emmerder le monde. On pensait à des écoliers. Des gosses nourris à l'hormone de croissance qui se trouve dans les biftecks. D'ailleurs, ils violaient leurs maîtresses et tabassaient leurs maîtres. Effrayant.
Comme je regagnais vivement la sortie, je suis tombée sur un meeting en plein air et je me suis souvenue que Nathan viendrait me chercher à l'aube pour cette fameuse manif. Comme si le bordel n'était pas suffisant. Cependant, sous un ciel magnifique.
Franck était dans son bain. Somnolent et souriant. Toujours persuadé qu'il vivait ses derniers instants de paix sur cette terre et bien décidé à en profiter.
J'ai pris le rebord de la baignoire en guise de siège.
«Franck, j'ai murmuré, je suis contente que tu sois là.»
Il a ouvert les yeux et m'a considérée d'un air bienveillant:
«Est-ce que tu veux la place?»
Non, je ne voulais pas la place. Je voulais simplement lui dire que j'étais contente qu'il soit là. Du bout des doigts, j'ai effleuré la mousse qui se promenait à la surface.
«Franck, j'ai dit. Ça ne va pas se passer aussi mal que tu le crois.
– Oh si, ma belle. Oh si. Ne te fais pas d'illusions.
– Avant, peut-être. Mais plus maintenant. C'était dangereux avant.»
Il m'a dévisagée une minute, et il a su. Il a aussitôt compris que j'avais tout découvert. Il a baissé les yeux.
«Tu ne savais pas, ai-je plaisanté, tu ne savais pas qu'il existait un flic en qui tu pouvais avoir confiance? Sans compter que je suis ta femme. Hein? Je suis bien ta femme, n'est-ce pas?
– Merde, Marie-Jo. Arrête. Passe-moi une serviette.
– Parce que si personne ne veut plus de moi, qu'est-ce que je vais faire? Je suis quand même ta femme, après tout.»
Je l'ai regardé se dresser dans la baignoire. J'ai tendu la main vers une serviette mais je ne la lui ai pas donnée. Je me suis mis en tête de m'en occuper moi-même. Je faisais ça, au début.
«Mais écoute. Qu'est-ce que tu fais? il a marmonné.
– Qu'est-ce que je fais? Je t'essuie. Ça ne se voit pas?»
J'avais l'impression qu'il tremblait. Ça faisait des années que je ne l'avais pas touché et ça me faisait drôle, à moi aussi. On avait l'air malin.
«Calme-toi, j'ai dit. On est que tous les deux. Et je n'ai pas l'intention de nous rendre ridicules. T'inquiète pas pour ça.»
Pour ma part, je n'avais pas le courage de le regarder. Je fixais un point au milieu de sa poitrine, là où quelques poils blancs étaient apparus – on aurait dit qu'il m'échappait de tous les côtés.
«Peut-être que ça va aller?» il a fini par demander.
Je l'ai fixé, de nouveau. Puis je lui ai tendu la serviette. Puis je suis allée dans la chambre et je me suis étendue sur le lit. Ça valait mieux que de sauter par la fenêtre. J'ai croisé mes mains derrière mon cou.
Il est arrivé en bouclant la ceinture de son pantalon. La mine inquiète. Pas à propos des sentiments que j'éprouvais, bien sûr. Debout au pied du lit, il a enfilé une chemise qu'il a boutonnée maladroitement. La nuit tombait dans son dos.
«Franck. Tu me regardes comme si je te faisais horreur. Je peux savoir pourquoi?»
Il m'a considérée d'un air furieux.
«Ça va. Laisse tomber», j'ai dit.
Je me suis relevée d'un coup de reins et je suis sortie de la chambre.
J'étais en train de composer le numéro de Rita quand il m'a rejointe.
«Non, mais tu déconnes ou quoi? il a demandé. Tu le fais exprès? Marie-Jo?»
J'ai raccroché.
«Qu'est-ce qu'il y a?» j'ai soupiré.
J'ai essayé de lui dire que ma vie n'allait pas très bien, mais il n'entendait pas ce que je lui disais. Ou bien, il me coupait la parole. Ou bien il me disait: «De quelle vie tu parles, pauvre insensée? Des quelques heures qui nous restent?»
Ramon lui avait fait une sacrée impression, vous pouvez me croire. À un point que je n'aurais pas imaginé. Il en devenait vert, rien qu'à prononcer son nom. Il se figeait, tendant l'oreille avec une horrible grimace. Il marchait de long en large, la tête rentrée dans les épaules, Il répétait que je ne me rendais pas compte. À quel type nous avions affaire. Cinglé. Violent. Sadique. Un vrai méchant. Et j'avais beau lui expliquer que ce genre-là était mon pain quotidien et que j'en avais connu de bien pires, il secouait la tête dans tous les sens, il se mordait les ongles et il me suppliait de le croire.
Quand je lui ai demandé ce qu'il proposait, il s'est laissé choir dans un fauteuil et il a fixé un point dans le ciel, par la fenêtre ouverte, et la mâchoire pendante.
«Franck, écoute-moi. C'est tout simple. Il va passer la nuit en prison et il n'est pas près d'en sortir, Je vais le jeter en prison, Franck, C'est mon boulot. C'est celui que je fais tous les jours,»
Il a poussé un gloussement, mais on aurait pensé qu'il allait se mettre à pleurer.
«Franck. Il t'a collé une telle dérouillée. Je sais bien. Il t'a traumatisé. Je le comprends très bien. Mais fais-moi confiance. Il n'a rien d'extraordinaire. Tu verras, on en reparlera. Tu seras le premier étonné, Tu seras le premier à rire de ton comportement,
– Nom de Dieu. Faut que j'aille pisser», il a déclaré.
Quand il est revenu, j'avais mon arme de service à la main. Je lui ai montré comment j'allais la coller sur la tête de Ramon avant même qu'il n'ait le temps d'ouvrir la bouche.
«Tu sais, j'ai ajouté, il peut être aussi méchant qu'il veut. Il peut être le Diable en personne. Quand il aura le canon sur le front, il n'aura plus qu'à appeler sa mère. C'est toute la liberté qu'il aura. Ou je lui fais sauter la cervelle. Compte sur moi.»
Je me suis agenouillée entre ses jambes. J'ai pris ses mains dans les miennes.
«Mais c'est pas ça le plus important, j'ai dit. C'est pas cette histoire, Franck. Non. C'est que je ne sais plus où je vais. Je ne sais pas où nous allons. Il va nous arriver quoi, dis-moi? Est-ce que toi, au moins, tu y vois clair?»
Il m'a caressé la tête en soupirant:
«J'aimerais bien. J'aimerais pouvoir te dire que chaque jour qui passe rapproche de la lumière, mais on en est loin. On n'est même pas sûrs de marcher dans la bonne direction.
– Mais le plus dur, d'après moi, c'est de se retrouver seul. C'est surtout ça qui me fait peur.
– Et pourtant, ne rêvons pas: la solitude est notre lot. N'est-ce pas? Y a pas à chier. Y a pas à chier une seconde, ma pauvre Marie-Jo.»
Au fond, j'étais une romantique. J'étais encore une petite fille. La petite fille que j'étais avant que ma mère ne fiche le camp et que mon père s'occupe de moi. À sa manière. Et aussi, bien avant que je n'épouse un suceur de bites dont j'étais tombée follement amoureuse, ce qui n'avait pas arrangé mon cas.
Je me suis relevée avec difficulté, en posant mes deux mains sur ses genoux pour m'aider. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre? Sans compter qu'un boulot m'attendait.
Franck s'est trituré les doigts:
«Et Nathan? Il est où? Il fait quoi? Il est en train de nous écrire un sonnet?
– Il va venir, sois tranquille. J'ai pas besoin de lui.»
Et il a remis ça, empoignant la barre de la fenêtre où s'accrochaient mes jardinières en fleurs, et s'adressant au ciel, à la nuit épaisse comme du coton translucide:
«Et ça va servir à quoi? Hein? Qu'est-ce qu'on va y gagner?
– Mais putain, Franck. Arrête. On va y gagner qu'il faut quand même préserver un minimum de choses. Tu crois que ce monde est pas assez dingue?
– Et on va y changer quoi? Qu'est-ce qu'on va y changer, dis-moi. Il va continuer de s'enfoncer. Comme une pierre dans la boue. Et il finira par sombrer, Marie-Jo. Ne me prends pas pour un con.»
Il avait presque vingt ans de plus que moi. Parfois, je me sentais vieille à trente-deux, mais pas aussi vieille que ça. Pas d'une manière aussi épouvantable.
Je voulais encore mettre les assassins en prison. J'étais du côté de la vie. Je défendais encore certaines valeurs. De type élémentaire. Et j'étais décidée à m'y tenir. Parce qu'on doit avoir des convictions. Des positions à défendre. On en a vraiment besoin. Enfin, moi je crois.
Au moment où j'ai voulu sortir, il s'est mis devant la porte, les bras écartés. Il a déclaré qu'il comptait m'empêcher de commettre une ânerie mais il avait à peine terminé sa phrase que je lui passais mes menottes au poignet et l'enchaînais au radiateur de fonte du vestibule. J'avais le cœur brisé, ils me l'avaient mis en compote Nathan et lui, mais bizarrement, je me sentais au mieux de ma forme. J'avais d'ailleurs avalé une poignée d'amphétamines un peu plus tôt, quand il me tournait le dos et gémissait devant la fenêtre, implorant le ciel de le châtier pour ses péchés et de me ramener à la raison.
«Il faut que tu me laisses travailler, j'ai insisté. Mais est-ce que ça veut dire que tu tiens un peu à moi?»
De sa main libre, il a saisi la mienne et l'a pressée contre sa joue. En hiver, autrefois, il soufflait sur mes doigts gelés. Vous ne l'avez pas connu. À cette époque, mes copines me l'auraient mangé tout cru. Je les rendais jalouses. Il m'a appris à patiner.
«Lèche-moi la main, espèce de connard», j'ai pensé.
Puis je me suis glissée dehors. Avec mon arme à la main. J'arrive, Ramon.
En longeant le mur. Marche après marche. En retenant ma respiration. Et légèrement chamboulée par cette marque d'affection dont Franck venait de m'honorer avant que je ne parte au boulot et que je n'aille me faire tuer pour une société qui partait en lambeaux – mais je n'en avais pas de rechange.
Je suis arrivée en nage sur le palier du dessous. Mes mains étaient moites. J'ai fait passer mon arme de l'une à l'autre pour les essuyer sur mes cuisses qui étaient raides. Puis je me suis adossée sur le côté de sa porte. J'avais la gorge sèche. Je pratique plus volontiers ce métier l'hiver. On n'a pas tous ces inconvénients.
Je n'entendais rien dans l'appartement de Ramon. Je serrais mon arme à deux mains, au-dessus de mon épaule, j'étais tendue comme un ressort d'acier et tout se transformait en verre autour de moi. Mais le calme et le silence de cette cage d'escalier étaient ahurissants. Un papillon de nuit volait même tranquillement autour de l'ampoule du plafonnier, à distance respectable. J'aurais préféré que Nathan soit là, finalement. Malgré la chose terrible qu'il m'avait faite. Qu'il soit maudit.
Il allait être furieux. Il allait me reprocher d'avoir agi seule. Mais la faute à qui? Je serais curieuse de le savoir. Il me prenait pour qui?
J'ai sonné.
Comme personne ne venait ouvrir, je me suis introduite dans l'appartement de Ramon par effraction. Contrevenant ainsi à la prudence la plus élémentaire. Mais j'étais une femme trahie, abandonnée de tous, une femme humiliée. Ma vie avait-elle une quelconque importance? Je ne l'aurais pas juré. Ma désastreuse existence. Mon épouvantable physique. Officier de liaison des gays et des lesbiennes. Ça valait quoi?
J'ai refermé la porte dans mon dos en m'enjoignant d'avoir un peu la tête à ce que je faisais. Je ne devais plus penser à Nathan, à Franck, au sens d'une telle vie qui allait d'échec en échec, à ces kilos qui s'accrochaient à moi, me bondissaient dessus comme des aimants. Qu'est-ce que j'en avais marre. Et on n'y voyait rien, par-dessus le marché, si bien que je me suis esquinté le tibia contre la table basse. J'ai lâché des tonnes de jurons entre mes dents.
Puis mes yeux se sont habitués à l'obscurité. Une vague lueur filtrait entre les rideaux tirés, dessinant les contours du mobilier, dont un fauteuil qui me tendait les bras. Et qu'est-ce que j'avais envie de m'asseoir. Qu'est-ce que j'en avais marre.
C'était comme Ramon. Qu'est-ce que j'avais fabriqué avec lui? J'avais baisé avec un assassin. Non mais je devais me pincer pour le croire. Et j'y avais même pris du plaisir. Et je m'étonnais de ce qui m'arrivait. Je m'étonnais de ne plus y voir clair. Je m'étonnais de ne pas être satisfaite. Marie-Jo. Mais tu les accumules, ma pauvre fille. Tu fais tout de travers. Ma pauvre fille.
«Entièrement d'accord, j'ai grogné en me dirigeant vers le fauteuil. J'attends pas de félicitations.»
Je m'y suis laissée choir en soupirant. Juste dans l'axe de la porte. Une position stratégique. Un confortable fauteuil. Je me suis penchée en avant pour me masser les chevilles. Elles étaient gonflées. Le soir, elles gonflent. Je traîne ça depuis des années. Un calvaire parmi d'autres. Si je peux me permettre. On dirait des poteaux. On dirait que j'ai sauté à pieds joints dans un essaim d'abeilles.
Je me suis redressée en espérant que je n'allais pas y passer la nuit. Que Ramon n'allait pas rentrer au petit matin. Cet enfoiré qui voulait que je le paye pour me baiser et qui payait pour baiser Jennifer Brennen. N'empêche que j'aimerais qu'il me soit épargné quelque chose de temps en temps. Ça changerait un peu.
Puis, soudainement, j'ai cru qu'on venait de me trancher la gorge. C'est exactement ce qu'on ressent quand on est garrotté avec un fil d'acier. J'ai cru que mon cou venait d'être sectionné en deux et que ma tête allait rouler sur mes genoux.
La seconde suivante, j'ai ressenti une violente douleur au poignet et mon revolver est tombé à mes pieds.
Avant même d'avoir mal, j'ai été glacée d'effroi.
Du vestibule, négligemment appuyé au mur, Ramon nous a donné de la lumière en pressant un bouton.
Après quoi, il est venu se planter devant moi. Il s'est penché en avant pour me regarder de plus près. Il a semblé amusé.
«Serre pas si fort, il a déclaré. Vas-y mollo. Elle est déjà toute bleue.»
À ces mots, il m'a envoyé son poing en pleine figure. J'ai entendu mon nez craquer. Au deuxième coup, il m'a cassé plusieurs dents Un poing américain?
Quand j'ai retrouvé mes esprits, je n'avais plus de pantalon. Plus de slip. J'avais les mains attachées derrière le dos. Ma chemise était ouverte. On avait sorti mes seins du soutien-gorge. J'étais par terre, sur un sol de terre battue. On avait abusé de moi. Mais ce n'était pas le plus grave. J'avais surtout du mal à respirer.
L'endroit ressemblait à une cave. Quand il a vu que j'étais réveillée, Ramon a saisi une planche et il me l'a fracassée sur la tête.
Je suis revenue à moi pendant qu'on me secouait. En fait, un type était sur moi, en train de me baiser. Je ne voyais pas qui c'était. Quand il est sorti, un autre est entré. Mais ce n'était pas le plus grave. Il y avait une odeur de sang. Et ce n'était pas parce que j'avais mes règles, mais parce que j'avais le crâne défoncé.
J'ai voulu demander à l'un de ces gars qui me baisaient s'il avait l'heure, mais je me suis rendu compte qu'on m'avait bâillonnée. On m'avait couchée sur une espèce de matelas. Mes mains étaient attachées au mur, tendues derrière ma tête. Mes jambes étaient fixées à des piquets de tente, enfoncés dans le sol. Par moments, ma vision se troublait. Je sentais des morceaux de dents à l'intérieur de ma bouche. Je les ai glissés contre ma joue pour ne pas les avaler. Puis Ramon est venu et il m'a rouée de coups avec un bâton. Heureusement, il a fini par le casser.
Plus tard, en ouvrant un œil, je me suis demandé si j'étais morte. Je n'ai pas bougé car j'avais peur qu'en bougeant il ne m'arrive encore quelque chose. Comme d'énerver Ramon s'il était dans les parages, ou de tomber en mille morceaux. J'avais tellement peur de lui, à présent. J'en tremblais de tout mon corps. Et en même temps, j'avais l'impression d'être plongée dans une marmite d'eau bouillante. Et non seulement j'avais du mal à respirer, mais chaque respiration était une souffrance dont vous n'avez pas idée.
J'ai entendu gémir. Avant de comprendre que c'était moi qui gémissais. Il m'avait réduite en bouillie. Quand il s'est repenché sur moi pour me demander si j'avais besoin de quelque chose, j'ai remarqué qu'il avait un nouveau bâton dans les mains. Ou plus exactement une canne, tirée d'un bois noueux. Et ça m'a tellement épouvantée que je suis retombée dans les pommes.
Et maintenant, j'étais assise par terre, dans un angle. Comme un boxeur K-O dans son coin, moins le tabouret. Comme un sac de linge sale, une poupée de chiffon grandeur nature.
Mes jambes étaient étalées devant moi, en équerre. Elles étaient noires de crasse, zébrées de rouge, déchirées, violacées, elles qui avaient été si blanches et si douces. Mes bras pendaient de chaque côté. Mon poignet droit avait doublé de volume. Je ne voyais plus que d'un œil. J'avais du sang partout. J'en étais couverte.
Je me suis remise à trembler.
Franck était en train de creuser un trou dans le sol, à l'autre bout de la pièce. Ils étaient deux à le surveiller. Mais ça ne m'a pas intéressée.
J'ai eu envie de me coucher. Mais quelque chose me tenait à la gorge, empêchant ma tête de s'écarter du mur. Mes jambes étaient glacées. J'ai essayé de bouger mes bras. Je n'y suis pas arrivée. J'ai eu envie de pleurer, aussi. Je ne savais plus comment on faisait. De toute façon, j'étais en train de passer de l'autre côté. Je sentais que je n'en avais plus pour longtemps.
Ramon m'a empoignée par les cheveux et il a trouvé que je n'étais pas fraîche. Pour me punir, il m'a frappée avec un seau à charbon. Je n'ai même pas pu lever les bras.