Je reprends des amphétamines. Bien sûr, ça m'énerve un peu, ça tend à me contrarier pour un rien, mais je tiens le coup avec un repas léger le midi et quelques légumes le soir. Je pèse désormais (et je compte bien progresser encore) quatre-vingt-neuf kilos et six cents grammes. Chose qui ne m'était pas arrivée depuis longtemps.
Je l'ai annoncé à Nathan, quand il est venu me chercher. J'étais sous la douche – avec une faim de tous les diables après ma demi-heure de footing dans le parc mais un moral au beau fixe. Je lui ai demandé de venir voir. Il est venu.
J'ai pensé qu'un jour il pourrait me porter pour m'allonger sur le lit, mais ce n'est pas pour demain. Oh, il pourrait le faire, je n'en doute pas, car il est fort comme un Turc malgré sa silhouette élancée – le salaud -, il est tout en muscles. C'est moi qui ne veux pas. Ça me gêne. Ça me met en colère contre moi.
Faire l'amour avec Nathan n'est pas ce que je préfère au monde. Physiquement parlant. Je me débrouille mieux toute seule, pour dire franchement les choses. Ce n'est pas sa faute. Mon point G est une affaire personnelle, je dirais. Nathan n'y est pour rien. Le seul orgasme que j'aie eu de toute ma vie, je l'ai eu avec mon père. Mais je préfère ne pas en parler.
Néanmoins, je le fais volontiers avec Nathan. J'aime le tenir dans mes bras, le serrer contre moi avec mes deux talons enfoncés dans ses reins. J'ai des goûts simples. Je suis aussi une bonne comédienne. Quand il plaque sa main sur ma bouche pour étouffer mes cris, je rigole intérieurement. Je suis satisfaite.
Nous avons sauté du lit en entendant frapper à la porte. Nathan s'est rhabillé en vitesse et j'ai enfilé un peignoir avant d'aller jeter un coup d'œil par le judas.
Ouf. Ce n'était que Ramon, le voisin du dessous. Ouf. La peur d'être surpris. Ce qui, le cas échéant, ne provoquerait pas d'effroyables bouleversements, il faut l'admettre. Mais on fait comme si. Le sel. Le piment. Le fruit défendu. L'adrénaline.
«Ramon. Qu'est-ce que tu veux?
– Franck n'est pas là?»
Une chose déplaisante, chez ce garçon: il ne vous regarde jamais en face. Du moins, il ne me regarde jamais en face: il a une préférence pour le pli sombre qui plonge entre mes seins.
«Non, il n'est pas là.»
Nathan, recoiffé, la chemise boutonnée au ras du cou, frais comme une rose, l'air tellement innocent, Nathan est passé dans mon dos – «Salut, Ramon» – et il s'est installé dans un fauteuil – «Salut, Nathan» – pour feuilleter une revue consacrée à la gigantesque explosion des à-valoir offerts à de jeunes romanciers inconnus. «Eh bien, Ramon. Tu voulais autre chose?
– On avait rendez-vous. Je poireaute depuis une heure.
– Ça arrive.
– On avait un truc. Une réunion. Hyper importante.
– Mmm. Franck n'oublie jamais une partie de poker. Tu as essayé son portable?
– J'arrête pas. Ça sonne toujours occupé.»
J'ai senti quelque chose couler entre mes jambes. Je les ai croisées. J'ai haussé les épaules, puis j'ai commencé à refermer la porte.
«Bon, Ramon. Le premier qui réussit à le joindre appelle l'autre. D'accord? On fait comme ça. Courage, Ramon.»
J'ai couru jusqu'à la salle de bains – Nathan a un sperme tellement abondant, une horreur. Quand je suis revenue, il reposait le téléphone. Pas de nouvelles de Franck. Monsieur n'était pas joignable. Monsieur fabriquait quoi? Mystère. Heureusement, je n'étais pas jalouse. S'agissant de Franck, je n'étais pas jalouse pour deux sous.
Les bureaux de Paul Brennen occupaient les trente-quatre, trente-cinq et trente-sixième étages de la tour la plus somptueuse, la plus délirante, la plus admirée – signée F. Gehry – du centre-ville. Il fallait absolument porter des lunettes de soleil pour la contempler. Tours, buildings, immeubles consacrés aux activités de l'empire Brennen, il y en avait une cinquantaine dans le monde entier – une armada d'acier, de verre, de pierre et de marbre spécialement traités antigraffitis, lancée à la conquête du monde. Très impressionnant.
Un gigantesque drapeau – un segment de ligne ondulée, jaune, sur fond rouge – flottait au sommet du bâtiment dans le ciel bleu, magnifique. Le rez-de-chaussée, dont la hauteur du plafond déclenchait une espèce de vertige, était destiné à la vente (oh, pardon), était destiné à permettre l'éventuelle adoption d'un style de vie qui n'était pas donné à tout le monde – d'où l'extravagance des prix (oh, pardon, mille excuses), d'où un système judicieux permettant d'écarter les indésirables – hérétiques, anarchistes et fauchés en tout genre.
Une paire de Brennen, fer de lance de la marque, une paire de Brennen de trois mètres de long, réalisée en titane et reposant avec grâce sur un éblouissant néon jaune, trônait au centre de l'espace comme une puissante déesse veillant sur les âmes, pleine d'amour et de pouvoirs terribles. Les vendeurs (bon, j'arrête), les officiants étaient jeunes et bronzés, un rien méprisants, hautains, reconnaissables – au cas où on les aurait pris pour des yuppies en goguette -, reconnaissables à leur tatouage, le fameux «-' jaune citron, indifféremment porté au mollet, sur le dos de la main ou dans la nuque. Très chic. Indispensable. Le tout baignant dans une musique gangsta-rap. Le tout – la panoplie vestimentaire complète – disposé sur des rayons et dans des casiers ouvragés comme de précieux écrins. Le tout – et en particulier les jeunes zonards aux mains lestes, plus rapides que des flèches – sous l'œil sombre des vigiles en costumes croisés et des caméras de vidéosurveillance. Très sympa. Très bonne ambiance. Un monde merveilleux. Étourdissant. J'ai failli me laisser tenter par un survêtement d'été, pas mal du tout. Made in China. Sur plusieurs écrans plats, encastrés dans les murs, on voyait Paul Brennen sortir du magasin, sauter dans un hélicoptère avec ses cheveux qui volaient au vent, puis atterrir et distribuer des sacs de riz et des embrassades à des enfants presque nus et affamés. Très émouvant. Super.
Nathan inspectait, avec toutes les précautions d'usage, la Brennen Space – la toute dernière nouveauté dotée d'une semelle en matériau composite renfermant des capteurs qui, selon le poids de leur propriétaire et la nature du sol, adaptaient la densité du matériau en question afin d'obtenir une efficacité et un confort maximaux.
Je lui ai demandé où en étaient les choses:
«Elles en sont où?
– Ils sont en train de relayer l'information d'un bureau à l'autre.
– U te recevra pas, Nathan.
– C'est juste pour voir. C'est pour me faire une idée. Ça ne coûte rien de se faire une idée. Suis mon exemple. Imprègne-toi un peu de l'ambiance.
– Ça y est. C'est fait. Je suis imprégnée.»
Nathan est un mauvais flic. Vous me direz, pas plus mauvais que la plupart des autres, mais ça ne change rien. Il fait son boulot. Il fait son boulot, point. Mais sorti de là, sorti des procédures qu'on nous enseigne à l'école avant qu'on reçoive notre insigne, sorti de là, autant confier les rênes à un aveugle qui serait sourd comme un pot. Je le dis sans méchanceté. Je le dis car c'est la pure vérité. Quand il a une intuition, on peut être sûr qu'il se trompe. À tous les coups. Pourquoi le cacher? Pourquoi en faire un mystère quand il n'y a pas lieu d'avoir honte? Je connais de mauvais flics qui sont des gens très bien.
D'un autre côté, il a de la chance.
Obtenir aussi sec une entrevue avec Paul Bren-nen, sur une échelle de un à dix, combien on lui donnerait?
J'étais sidérée. Ramon a appelé pendant qu'on nous conduisait sous bonne garde vers un ascenseur privé – Ramon de plus en plus inquiet, se proposant d'appeler la police. Je l'ai invité à se tenir tranquille.
«Je ne peux pas te parler, Ramon.
– Tu crois pas qu'il faudrait lancer un avis de recherche? Tu crois pas?
– Je ne peux pas te parler, Ramon.
– Ça lui ressemble pas, moi je dis. Ça craint. Tu trouves pas que ça craint à mort?
– Je ne peux pas te parler, Ramon.»
J'étais sidérée. Pénétrer dans le Saint des Saints, pénétrer dans le repaire d'un homme qui ne côtoyait que les puissants de ce monde, jouait au golf avec les rois, tutoyait les présidents, embrassait les princesses, couchait avec les actrices, distribuait du riz aux Damnés de la Terre et des médicaments périmés. Pénétrer dans son sanctuaire. Et par quel tour de magie? Nathan, armé de son plus joli sourire, demandant à voir le grand patron en personne. De la part d'un petit flic de rien du tout. Demandant si c'est possible. Et on lui répond oui. Oui, c'est possible. C'est tout à fait possible. Oui. Aucun problème. Moi, j'appelle ça de la magie pure.
Moi, je suis un bon flic. Je suis une femme. Je sens les choses. J'ai tout de suite dit à Nathan: «Ce gars-là n'a pas fait tuer sa fille. Tu peux me croire.» Mais il s'est contenté de hausser les épaules avant de mordre dans son sandwich – je chipotais, quant à moi, une salade verte arrosée de jus de citron.
«Il y avait un contrat, signé Paul Brennen, sur la tête de Jennifer Brennen. Tu te souviendras de ce que je te dis. Tu verras que j'ai raison. Mon instinct me le dit. Un contrat, signé Paul Brennen, sur la tête de Jennifer Brennen. Tu as bien noté?
– Ton instinct, je lui donnerais pas trois sous pour miser sur une des deux couleurs. Alors là, sois tranquille.
– Me fais pas rigoler.
– Ton instinct. De quoi tu parles?
– Me fais pas rigoler.
– J'ai vu ce type cinq minutes. Enfin même pas. Trois minutes. Mais c'est bien assez. C'est bien plus qu'il m'en fallait. Alors écoute-moi. Et là, c'est la femme qui te le dit: Paul Brennen, c'est une mauvaise piste. Écoute-moi: je sens les choses. À chaque fois, je dis bien à chaque fois, tu as pu vérifier que j'avais raison. J'avais pas raison? À chaque fois. Je n'y peux rien. Je suis une femme. Je sens les choses. Tu veux parier avec moi?
– Et comment. Si je veux parier? Putain. Je vais te prendre au mot. Allons-y.»
Il s'est excité, tout d'un coup. D'un geste brusque, il a tiré sur son bracelet-montre et il a déposé l'objet sur la table.
«Tu ne peux pas parier ta montre.
– Je parie ce que je veux.
– Non, pas la montre.
– Je parie cette montre. Merde.
– Tu peux pas.
– Oh que si, je peux. Oh que si.
– Tu veux que je te dise pourquoi tu peux pas? Tu y tiens?»
On s'engueule, parfois, dans le travail. C'est plutôt sain, je trouve. Et encore, Nathan n'est pas le pire. Il y a tellement de cons. Sur terre. Il y a tellement de cons sur terre. Des types dont la couche de connerie est cent fois plus dure que du béton armé, cent fois plus épaisse que trois bons matelas collés l'un contre l'autre. Toute femme est destinée à s'y heurter un jour ou l'autre et moi, je fréquente ces mecs du matin au soir. Ces mecs avec leurs conneries de mecs. Ces pauvres mecs incapables d'imaginer que j'ai une cervelle. Une cervelle autrement plus développée que la leur, soit dit en passant Même si j'ai un gros cul. Avoir un gros cul n'est pas ce qu'il y a de pire au monde. Mais tenir une couche de connerie tellement lamentable?
Je ne dis pas ça pour Nathan. Il n'a pas le rire gras de certains autres ou leur condescendance à la con ou leur sale petit sourire méprisant. Il me traite en égale – ce qui, compte tenu de nos différentes capacités intellectuelles, me semble être la moindre des choses. Je sais. Mais j'en ai pris beaucoup dans la figure, je suis mauvaise comme un animal blessé. Je sais. J'ai tendance à charrier un peu. Je suis tombée dans une vie où j'ai dû apprendre à me défendre. Je sais.
Je n'aimerais pas me battre contre Paul Brennen, pour en revenir à nos moutons. Je crois même qu'il me tuerait dans un combat à mains nues. Je le pense. J'ai croisé deux ou trois fois son regard, et il m'a fait peur. Comme je l'ai dit, les femmes sentent les choses. Au moins certaines choses.
Il ne nous a pas priés de nous asseoir. Il n'a pas levé les yeux immédiatement sur nous. Il a pris son temps. Un homme à la peau mate (UV trois fois par semaine?), à la chevelure argentée, au costume gris clair, aux dents très blanches. Un homme entouré d'acier brossé et de bois d'acajou. Avec une vue époustouflante sur la ville qu'un monstre soleil éclaboussait de toutes ses forces.
Il nous a gardés trois minutes. Dont une minute de silence complet, très très lourd. Son regard glissait de Nathan à moi. Visiblement, Paul Brennen se demandait s'il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose qu'on lui aurait caché. Était-il victime d'une espèce d'hallucination tranquille? Cherchait-on à lui faire croire que deux représentants de la loi – deux tout petits représentants de la loi – étaient plantés là, sur son tapis, et envisageaient de l'interroger? Un moment, j'ai cru qu'il allait s'emparer de sa caméra numérique pour saisir l'instant. Quant à moi, je pensais ouille ouille ouille.
Ouille ouille ouille. Nos oreilles, à Nathan et moi, allaient bientôt siffler comme des moteurs à réaction. Notre audace n'allait pas rester sans conséquences. Je n'avais pas besoin d'un dessin. Je voyais déjà le regard bleu clair de Francis Fenwick (notre chef) virer au bleu pâle, je voyais déjà Francis Fenwick (notre chef) fermant son poing et le frappant sur son bureau où les portraits de sa famille allaient vaciller, j'entendais déjà les paroles dures et humiliantes que Francis Fenwick – l'homme qui nous avait dit de prendre des gants dans cette affaire, de marcher sur des œufs, de ne pas confondre Paul Brennen avec le commun des mortels -, les paroles blessantes et furieuses que Francis Fenwick allait proférer à notre encontre, je les entendais déjà.
Mais bon. Au moins, c'était une expérience. Pas très bonne pour notre carrière, non, pas si bonne que ça, mais d'un autre côté, d'un côté qui moi m'intéressait beaucoup, d'un côté qui moi m'allait très bien, je vivais de bonnes choses avec Nathan. Je vivais des situations, disons, extraordinaires. Nathan se débrouillait toujours – malgré lui, sans en avoir conscience – pour me conduire là où personne ne m'aurait conduite. Parfois, je me frottais les yeux. Je me disais nom d'un chien. Je me disais ce type est vraiment incroyable. Nom de Dieu. Je croyais que c'était moi. Je croyais que je sortais d'un trou si noir que tout venait de moi, que le premier type venu me faisait tourner la tête. Pas du tout. Pas une seconde.
Nous étions dans le bureau de Paul Brennen et le regardions droit dans les yeux. Prêts à lui demander des comptes. Magnifique. Un grand moment.
J'étais en train d'observer Nathan pendant qu'il finissait son sandwich d'une mine rêveuse. Il venait de commettre une sacrée gaffe en se croyant permis d'aller asticoter un homme qui manœuvrait les commandes du grand vaisseau mondial avec ses copains. Et malgré tout, malgré les orages qui s'annonçaient en retour, Nathan était ailleurs. Ses jambes étaient étendues sous la table.
J'étais en train de l'observer et je me sentais oppressée. Dans mon cas, je veux dire quand on a plutôt l'air d'une ménagère siphonnée que d'une gravure de mode, on se sent oppressée quelquefois. On regarde un homme et on se met à trembler de tous ses membres à l'idée qu'on pourrait le perdre, d'autant qu'il ne s'en présente pas tous les jours. On éprouve un désagréable frisson, comme l'écho lointain de quelque chose qui pourrait nous tuer.
Je me suis levée brusquement pour couper court à ces histoires. Nous sommes passés chez son teinturier et je n'ai pu m'empêcher de poser à nouveau les yeux sur lui tandis qu'il discutait avec la patronne – une vieille Chinoise, une grand-mère aux bras décharnés qui s'y croyait et lui souriait de toutes ses dents, le visage ébloui par un rayon de soleil qui transperçait les feuillages et traversait sa boutique avec un souffle tiède. Je me suis demandé si j'avais les épaules assez solides. Bien que je ne puisse rien lui reprocher. Si je n'allais pas m'écrou-ler au moindre choc. Car il finirait par arriver, ce choc. Comment voulez-vous qu'il n'arrive pas? Vous avez oublié? Je pèse quatre-vingt-neuf kilos et des poussières, j'ai l'air d'une pauvre dingue, errant dans les rayons d'une grande surface avec ses bonbonnes de produits à vaisselle et ses cosmétiques à bas prix, tout juste bons à curer les chiottes. Je sais. Je sais. Mais on en reparlera le jour où vous serez crucifiée à une porte. Bien que je ne puisse rien lui reprocher.
Mon téléphone a sonné.
«Oui, Ramon.
– Franck est en bouillie. Arrive tout de suite.
– …?
– T'entends ce que je te dis? Allô?
– Tu es où?
– Je suis chez toi. J'ose pas le toucher. Je fais quoi? Allô? Allô?
– Ne fais rien. J'arrive. Allô? Ne touche à rien, Ramon.»
J'ai pris quelques respirations profondes. Puis j'ai attrapé Nathan par la manche et nous avons filé.
Une côte et deux doigts cassés. Quelques points de suture sur le crâne. La lèvre inférieure fendue. Le corps couvert d'ecchymoses – son visage allait bientôt doubler de volume, mais rien de très inquiétant d'après le type qui l'avait examiné aux urgences et badigeonné d'une solution jaunâtre. Résumé: Franck s'était fait casser la gueule. Méchamment.
Lorsque je suis rentrée, j'ai dû nettoyer la moquette. Puis la porte, puis le palier, puis les marches et la rampe d'escalier, puis le hall et j'y étais encore à onze heures du soir, en sueur, érein-tée, à bout de forces. Du sang partout. Au lieu d'aller directement à l'hôpital. J'étais tellement furieuse contre lui que je disais n'importe quoi Aller directement à l'hôpital. N'importe quoi.
La nuit était tombée. Du hall, plantée à côté de mon seau rempli d'eau sanglante, pendue à mon balai, j'ai jeté un œil sur la volée de marches que je venais d'astiquer, encore toutes luisantes sous l'ampoule qui grillait au plafond. Il s'en était pris une sévère. On pouvait dire ça. On pouvait l'imaginer en train de se traîner jusqu'ici, pourquoi pas? Il s'en était pris une sacrée bonne. Je me suis accordé un moment de décompression. J'ai fumé une cigarette. Et pas un souffle d'air. Il n'était pas vraiment en état de parler, en état de fournir des informations précises – l'enflure de ses lèvres le faisait baragouiner – mais a priori, il tombait des nues. Il en pleurait presque. Des larmes d'incompréhension. Une agression incompréhensible. Pourquoi pas? Peut-être. Merde. Pourquoi pas?
J'avais renvoyé Nathan chez lui. Merde. Et j'avais été franchement antipathique avec Ramon, je sais, je lui avais aboyé à la figure, je l'avais repoussé dans sa tanière alors qu'il cherchait à me donner un coup de main. Je sais. Mais je voulais être seule. Vraiment seule. Je ne voulais pas de mec à côté de moi. Non merci. J'en avais eu assez pour la journée. Merci bien. Une journée que je terminais en nettoyant leurs merdes. Merde.
Alors après la cigarette, je suis allée me faire couler un bain. Tilleul et amande. Mes préférés. Je les achète chez Yi. Je lui avais dit «Je veux un truc qui me détende, mais qui rende pas la peau comme du carton». Et le mélange fonctionnait. Le prix était correct. Pour un euro soixante-huit, j'en avais pour la semaine. Largement. Je le conseille autour de moi. On peut l'avoir en vert ou en bleu. Je prends le bleu. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs. Enfin, si j'ai un seul reproche à formuler, je trouve que ça laisse un truc sur la peau. Un film. Mais autrement, c'est du bon temps assuré. Je suis capable d'y rester pendant des heures. C'est pas non plus un film épais et gluant. Pensez tilleul et amande. Ne pensez pas épais et gluant.
Je me déshabille. Une barbe blanche commence à monter de la baignoire pendant que j'écoute le dernier album de Marilyn Manson – que je trouve comme ci comme ça, je suis plutôt rap, genre Dr Dre, ce en quoi, d'ailleurs, Nathan déclare que je suis une conne, que je me laisse avoir par des types qui disent fuck, money, bitches, money, fuck à tout bout de champ, non, lui il écoute des gars du nord de l'Europe, lui Nathan, non lui il écoute des trucs ultra sophistiqués, genre Supersilent ou des productions Rune Gramophon, lui, Nathan. Je me déshabille, je me regarde, je vais chercher un magazine féminin, je prends une pomme au passage, je reviens, je coupe l'eau, j'arrête la musique, je vérifie la température du bain, je pisse, je soupire, je bâille, puis je grimpe dans la baignoire et le monde autour de moi disparaît pendant que j'installe mon petit oreiller gonflable derrière ma nuque.
Peut-être qu'ils n'en voulaient qu'à son fric. Peut-être qu'ils l'ont coincé dans ce parking pour lui vider les poches et rien d'autre. C'est tout à fait possible. Cette ville, on va bientôt s'y retrouver à poil à tous les coins de rues, on est sur la bonne voie. Mieux vaut s'y promener en short avec une paire de sandales aux pieds et un ticket de métro, histoire de minimiser la casse. Mais je connais Franck. Et je dirais qu'a priori, je le vois mal se laisser coincer dans un parking tel le dernier des ahuris. Je pense plutôt à autre chose. Je pense qu'il draguait dans un coin sombre. On en retrouve parfois, au petit matin, à demi inconscients, gémissant dans leur sang et leur vomi, indignes de leurs tatouages, et plus tard tout étonnés d'avoir pris une belle raclée à la place d'une belle nuit d'amour. Est-ce que je vais le plaindre? Ben voyons. J'aimerais que, à chaque fois qu'il reluque le pantalon d'un homme, une main surgisse du ciel, une main fermée sur un gant de fer, et que cette main s'abatte sur son crâne et qu'il s'en prenne à chaque fois une bonne. Ce con a gâché ma vie, non? J'ai quand même le droit de lui vouloir un peu de mal, non? Ce suceur de bites. Cet enculé. Ça me fait penser qu'il faut que je l'appelle. Je l'appelle pour prendre de ses nouvelles. Il pleurniche. Il va bien. Il pense qu'il rentrera demain à la maison. Il regrette de me causer tout ce tracas. Il murmure au revoir, ma chérie. J'ai bien entendu. L'imbécile se revoit encore à l'époque où, jeune marié, il se promenait avec une femme à son bras. L'imbécile a dû recevoir un coup sur la tête. Je raccroche.
Il n'est pas mort, c'est le principal. Je ne souhaite pas sa mort, bien sûr. Il est le dernier qui restera, j'imagine. Une femme devrait toujours se soucier qu'il en reste au moins un. Et dans mon cas, étant donné mon pouvoir de séduction – ne me parlez pas de Nathan, Nathan est un rêve, Nathan est une parenthèse inexplicable dans la nature des choses, Nathan est une aberration, Nathan va me poignarder tôt ou tard car tout finit un jour par rentrer dans l'ordre -, et donc dans mon cas, disais-je, les choses étant ce qu'elles sont, je ne suis pas censée faire la fine bouche. Voilà. Au moins, cette chose est claire. Plus ou moins claire. Et puis Franck n'est pas tout noir. Franck a des bons côtés. Il a des bons et des mauvais côtés.
Vous savez, il suffit qu'on dise une chose pour être contredit dans la minute. Vous avez remarqué? Je suis là à pleurer sur mon sort et qu'est-ce que je vois? À me lamenter sur le sort des femmes quelconques, sur leur incapacité à séduire Pierre ou Paul, et qu'est-ce que je vois?
Ramon. J'ai dû mal refermer la porte puisque Ramon est là, dans l'ombre du couloir, les yeux fixés sur moi.
Ramon a dans les vingt-cinq ans. Le bain m'a ramollie. Le silence, la tranquillité, la douceur de l'éclairage – j'ai décidé un jour que l'endroit où je me déshabillais se contenterait d'une ampoule de vingt watts – ont éloigné ma mauvaise humeur. Je m'aperçois même, en fait, que je me trouve dans les meilleures dispositions du monde. Ramon est en train de se rincer l'œil. Soit. Mais est-ce que ça me fiche en colère? Ai-je envie de l'envoyer promener comme je le fais d'habitude? Je ne sais pas.
Je le regarde. Je prends un air vague. Il est plutôt pas mal, physiquement, maintenant que je le regarde pour de bon. Maintenant que je vois que les femmes aussi l'intéressent. Alors bien sûr, je me sens flattée. Ça fait du bien de voir qu'un jeune gars en pleine forme a une idée derrière la tête, en ce qui vous concerne. Ça fait un bien énorme, quelquefois. D'ailleurs, c'est exactement ce dont j'avais besoin. Maintenant que j'y pense.
Je me redresse dans mon bain, je m'assois. S'il aime les gros seins, il est servi.
«Tu fais quoi, Ramon? Tu attends l'autobus?»
Les jeunes, il faut parfois les secouer.
J'ai pris une grande serviette que je suis allée étendre sur le tapis du salon. Je lui ai dit que c'était comme ça, qu'il n'y avait pas à discuter, que je ne faisais pas ça dans la chambre – mais il était si excité que j'aurais pu lui proposer le placard à balais ou le rebord de la fenêtre. Bonne fille, j'ai accepté que nous commencions l'exercice dans un fauteuil et il m'a coincé les jambes sur les accoudoirs. Mon gros corps blanc dans la nuit bleutée. Franchement, j'étais perplexe.
Plus tard, j'ai repris un bain. J'avais des rougeurs sur tout le corps, comme si je sortais d'une séance de lutte, des rougeurs cuisantes. J'étais épuisée. Couverte de sueur et de machin séché des pieds à la tête, mais à égalité, il me semble. Je lui avais montré que je pouvais très bien m'échauffer moi aussi, et lui arracher une grimace, l'empoigner par les cheveux ou le clouer au sol pour le baiser. Qu'est-ce qu'il croyait? Que j'allais encore à l'école? Je m'étais bien défoulée. Je dois le reconnaître. J'y avais pris un certain plaisir, j'avais évacué des tensions, comme on dit. Je dois le reconnaître. Mais je ne ferais pas ça tous les jours.
Il était sans doute en train de boire une bière à ma santé, affalé avec ses colocataires qui le pressaient de fournir des renseignements sur la taille de ma chatte et si je me laissais prendre par-derrière ou si j'avalais. Je voyais très bien le tableau. Mais bon. Rien de très original. J'espérais même qu'ils s'amusaient bien et qu'ils apprenaient quelque chose. J'aurais voulu être là. À écouter leurs conneries. Ne pas avoir à penser à des trucs plus sérieux. Me laisser baiser par les deux autres. Comme cette femme. Catherine Millet. Vous avez vu ça? Elle va pas bien, ou quoi? Elle a un problème?
Ramon a une espèce de bite courbée, si vous voulez savoir. J'en avais entendu parler mais j'en avais encore jamais vu. Il faudra que j'en parle à Franck. Il faudra que nous échangions nos idées. Sur la question. On va pouvoir échanger nos impressions sur la question. Non? Enfin, rien que d'y penser, ça me rend malade. Alors je vais manger quelque chose.
J'ai une faim de loup. Mes poils se hérissent quand je m'approche du frigidaire. Vous le saviez pas? Vous vous en doutiez pas? Mes poils se tortillent de plaisir, mes cuisses se frottent l'une contre l'autre, la bave me coule du menton. Vous le saviez pas?
Il y a un reste de raviolis que je place aussitôt dans le micro-ondes.