Marie-Jo a une petite mine. Franck aussi a une petite mine – son visage est de toutes les couleurs.
Je les ai emmenés prendre un brunch au bord du fleuve – on nous a placés à l'écart afin que Franck n'aille pas effrayer les enfants avec sa tête d'accidenté de la route et ses yeux injectés de sang.
Marie-Jo a prétendu qu'elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, à cause de toute cette histoire, et que je devais cesser de la regarder comme si je ne l'avais jamais vue. Franck pensait qu'une de ses incisives était déchaussée car il peinait à mordre dans un croissant frais et même dans du blanc d'œuf.
Quant à moi, j'étais en forme. Paula était passée de bon matin et s'était mise à faire le ménage et la vaisselle pendant que je travaillais mes abdos devant la fenêtre ouverte. Je ne lui avais rien demandé du tout. Et comme je ne lui avais rien demandé du tout, je n'ai fait aucun commentaire sur le résultat de l'opération, je ne lui ai pas donné mon sentiment sur la manière dont elle utilisait l'apirateur – on aurait dit qu'elle errait dans le brouillard depuis trois jours – ou faisait la vaisselle – mais peut-être était-ce la première fois qu'elle lavait une assiette à mains nues. Comme je l'observais, après avoir sauté à la corde dans mon salon désert, puis exécuté une centaine de pompes afin de payer d'avance mes excès du soir, elle a proposé de me faire couler un bain, de me masser les épaules, et pour finir, de me frictionner avec un gant. Ou même sans gant, si je préférais. Je lui ai répondu gentiment que ce n'était pas la peine.
Elle a déclaré qu'elle finirait par m'avoir à l'usure. J'ai pris le temps de lui expliquer que la vie d'un policier était pleine de dangers et d'incertitudes, si bien qu'aucune femme un peu sensée n'irait chercher à nouer une relation durable avec un représentant de la loi qui couchait avec sa coéquipière.
«Je le crois pas.
– Tu ne crois pas quoi?
– Que tu couches avec elle.
– Voyons, Paula. Pourquoi tu ne le croirais pas?
– Marc m'a dit que c'était des conneries.
– Eh bien, je peux te jurer que je couche avec elle. Ça ne fait aucun doute.
– Avec cette énorme fille?
– Cette fille avec ses yeux verts. Magnifiques. Tu as remarqué? À propos, j'aimerais que tu arrêtes de me suivre. Hein, qu'en dis-tu? Je ne sais pas, tu n'as rien de mieux à faire de tes journées? J'entends, à part dormir?»
Je la soupçonnais d'utiliser mon lit quand je n'étais pas là. J'avais trouvé une boîte de somnifères dans ma poubelle. Avant de sortir, je lui ai dit que je ne portais pas de jugement sur elle. Je lui ai dit que je retirais ce que j'avais dit dans la mesure où personne ne pouvait prétendre qu'il y avait mieux à faire que de dormir dans la journée. Je tenais à ce que nous soyons bien d'accord là-dessus.
Marie-Jo avait la tête d'une femme qui vient de tromper son amant. Quant à Franck, il tripotait sa dent avec une grimace attristée, deux de ses doigts recroquevillés sur une attelle métallique, le tout enrubanné d'un pansement adhésif qui cisaillait le dos de sa main enflée.
«Ça va, Franck?
– Ça va aller. Encore un peu faiblard, mais ça va aller.»
Des moineaux s'engouffraient sous le store à rayures jaunes qui ondulait et ils venaient danser autour de la table. Ils se disputaient les miettes. Au soleil, un groupe d'ados taillés comme des armoires à glace s'amusait à marquer des paniers, mais Franck ne les regardait pas. Il essayait de disparaître sur son siège.
«Et cette côte, Franck? Et cette fichue côte?
– Pas terrible. Douloureuse.»
Marie-Jo s'est levée pour aller aux toilettes. Elle était pressée de rentrer. Elle n'était pas contente car je lui avais annoncé que je devais voir Chris pour une histoire de sécu à signer et que je devais impérativement le faire pendant le week-end. Elle prenait trop d'amphétamines, en ce moment. Elle se mettait en rogne pour trois fois rien. Et ses yeux vert émeraude brillaient d'un éclat sombre.
«Mais quand même, Franck. Quand même. Je trouve que tu fais une drôle de gueule.
– Non? Vraiment?
– Tu as l'air emmerdé.
– Emmerdé, moi? Pourquoi j'aurais l'air emmerdé? Qu'est-ce qui pourrait bien m'em-merder, à ton avis?»
Au loin, des sirènes d'ambulance. Le grondement d'un moteur d'avion dans le ciel. Et parfois, le souffle d'un vent léger dans les arbres qui frémissaient de toutes leurs feuilles. Puis la sirène des pompiers. Et d'une télé accrochée au-dessus du bar, l'étrange et angoissant beuglement d'une vache folle qui agonisait dans une ferme du Kent. On ne les comptait plus. On n'y faisait même plus attention.
Surprendre les tourtereaux dans leur nid? J'avais besoin de la signature de Chris pour je ne sais quoi (qui le savait?), j'avais quinze jours pour renvoyer ce papier avant que les pires ennuis ne me tombent sur la tête – ils le laissaient clairement entendre. Céder à une curiosité malsaine, à de sombres sentiments, à l'incapacité de couper le cordon entre Chris et moi? J'en étais capable.
Sans parler de l'ambiance avec les deux autres. Franck avait tiré les rideaux sous prétexte que le soleil était trop fort et lui donnait la migraine. Marie-Jo restait silencieuse. Je suis resté debout. Franck s'est demandé tout haut s'il n'était pas l'heure de prendre ses anti-inflammatoires. Dans la cuisine, Marie-Jo a poussé un hurlement puis grogné quelques jurons abominables à rencontre d'une casserole d'eau bouillante et une porte de placard a reçu un coup de pied. Franck est allé voir.
À l'opposé, il régnait chez Chris une activité bor-délique, normalement fiévreuse et tout à fait charmante: un type dévalait des étages en brandissant un fax de trois mètres de long, un autre lui collait au train en hurlant que l'ordinateur central était planté, deux filles agrafaient un poster de Barbara Kruger «Your life is a perpetual insomnia» – je l'avais eu au-dessus de mon lit pendant trois ans – dans le couloir, des gens entraient et sortaient par les portes des appartements ouverts, des bribes de discussions fusaient, des types arrivaient ventre à terre et balançaient leur vélo sur le trottoir pour s'engouffrer dans l'entrée, une voiture bourrée de flics – que j'avais discrètement évitée – était garée plus bas, José installait une machine à café sur le palier du premier, un Chinois changeait des lampes, des piles de dossiers filaient dans tous les sens, il y avait une odeur de thé au jasmin et il y avait même un chien, un abruti de chien à la gueule repoussante et qui avait un foulard en guise de collier et cet abruti de chien m'a sauté dessus.
Quand ils ont su que j'étais un flic, ils ont dit qu'alors là c'était normal et ils ont flatté la croupe de l'animal qui a remué la queue comme un taré.
C'est Wolf qui est venu leur expliquer que tout allait bien avec moi, et d'autres qui me connaissaient sont venus pour leur expliquer que tout allait bien avec moi, et José, du haut de l'escalier, a confirmé que j'en étais un mais que ça chiait pas.
Wolf était en bras de chemise et me considérait d'un air amical pendant que je me rajustais. Je n'appréciais pas tellement son air amical. Je me suis imaginé avec lui, dans le futur, dans la campagne berlinoise, péchant la truite ensemble avec de bonnes blagues à raconter et une bouteille de vin frais plongée dans la rivière, mais quelque chose ne collait pas.
«Wolf. Comment va?»
J'ai ignoré sa main tendue.
«Chris est là? Je suis venu voir Chris.
– Impossible.
– Ne me dis pas, Wolf, que c'est impossible. Ne commençons pas.
– Tu ne regardes pas CNN?
– Attends. Ne change pas de sujet. Wolf, ne tournons pas autour du pot.
– Chris est enchaînée aux grilles de l'usine. Viens voir.
– De l'usine? Quelle usine? Enchaînée à quoi? Sois un peu plus clair, s'il te plaît.»
Il m'a entraîné dans l'appartement voisin où un groupe visionnait une cassette, la commentant de sifflements élogieux et de furieux signes de tête. Wolf a fait de la place et m'a installé devant le moniteur. Pendant qu'il rembobinait, il a gardé une main sur mon épaule. Il m'aimait bien, sans doute. Peut-être cherchait-il quelqu'un pour une balade en forêt?
Je n'ai revu Chris que le lendemain soir. J'avais passé ma journée à courir après un type qui avait attaqué un bureau de poste et qui pour finir nous avait filé entre les doigts. J'oublie de mentionner qu'avant cette misérable poursuite – le tir d'un collègue avait fait exploser mon pare-brise – j'avais été convoqué par Francis Fenwick, notre chef. Un hypocondriaque.
«Est-ce que tu sais, lui ai-je dit, que sur les cent premières économies mondiales, cinquante et une sont des multinationales et seulement quarante-neuf sont des pays?»
Il ne le savait pas, bien sûr.
«Est-ce que tu sais, ai-je repris, que les sociétés transnationales, qui détiennent un tiers des actifs de production du monde, ne représentent que cinq pour cent de l'emploi direct à l'échelle mondiale?»
J'avais devant moi un ignorant de la pire espèce.
«Est-ce que tu sais, ai-je poursuivi, pour te donner un exemple, que George Fisher, le P-DG d'Eastman Kodak, a supprimé plus de vingt mille emplois en 1997, et qu'il a reçu, la même année, un portefeuille d'actions estimé à soixante millions de dollars? Pour te dire quel genre d'homme est Paul Brennen. Non? Ça ne te donne pas à réfléchir?»
Je préfère passer sur sa réaction. J'étais habitué à ses sarcasmes, à ses menaces, aux rappels de la triste opinion qu'il avait de moi et de mes ancêtres – une mère catholique et un père juif, où voulait-il en venir? -, mais, bien qu'y étant habitué, je suis sorti de son bureau encore plus consterné que les autres fois. Je préfère ne pas en dire plus. Sinon que ma carrière – «ta minable petite carrière de connard», avait-il précisé – risquait fort d'être compromise si je pénétrais, disons, dans un cercle établi autour de Paul Brennen d'environ un kilomètre de rayon et même davantage. Un exercice qui me paraissait difficile, mais dont je n'ai pas cherché à discuter les détails.
Le soleil se couchait quand je suis sorti du garage du commissariat central avec un pare-brise tout neuf et Marie-Jo qui avait posé une main sur ma cuisse et regardait fixement la rue qui s'illuminait. Je suis monté prendre des nouvelles de Franck dont le visage présentait des couleurs de fin du monde. Il a cherché à me retenir pour me parler d'un certain travail que j'avais exécuté sur ses conseils et qu'il avait, disait-il, examiné avec soin au cours de l'après-midi. Je n'en suis parti que plus vite.
Étrange, n'est-ce pas? Une réaction inattendue de ma part, une réaction dont j'étais le premier surpris. Essentiellement physique, m'a-t-il semblé, car je n'avais aucune raison d'esquiver un entretien que je l'avais pressé de m'accorder. Je n'avais aucune raison valable de me dégonfler, de ne pas vouloir écouter ce qu'il avait à me dire au sujet de ma tentative. Pourtant, j'en avais encore froid dans le dos tandis que je dévalais l'escalier. «Oh, plus tard, Franck- Plus tard, mon vieux», avais-je bredouillé comme si j'étais victime d'une baisse de tension. Vous vous rendez compte? Pour une trentaine de malheureux feuillets? Ces vapeurs de jeune fille? C'était ça, la littérature? Ce rouge et cette chaleur qui vous montaient jusqu'aux oreilles dès qu'on parlait de votre truc? Cette envie de se tirer en quatrième? Cette sensation de fragilité, de se retrouver en écorché vif du jour au lendemain? Eh bien ça promettait. Si c'était ça, croyez-moi, ça promettait.
Mieux vaut savoir où l'on met les pieds. C'est ma devise. Or, à les voir, comme ça, on ne le croirait pas. À les voir à la télé. Vendre tranquillement leur soupe. Venir parler de leur dernier roman avec un air satisfait. Un air tellement satisfait qu'on imagine sans peine qu'ils doivent se faire dans les dix mille euros par mois. Hein? On ne le dirait pas. On ne le dirait pas que c'est si dur. Ça paraît facile, mais ça ne l'est pas. Hein? J'ai un mauvais pressentiment, tout à coup.
Je suis allé manger une saucisse. Il y avait un petit vent, bien agréable au demeurant, qui soulevait le papier gras enveloppant ma saucisse et son linceul de moutarde et qui le rabattait sur ma main. J'en étais à ma troisième serviette, les deux premières s'étaient envolées en exécutant de longues arabesques dans le ciel bleui, irisé par l'oxyde de plomb. Un bon écrivain aurait fait quelque chose avec ça. Je le sentais bien. Je voyais le chemin que j'avais à parcourir et j'en étais à des années-lumière. En avez-vous lu des bons? Des très bons? Imaginez ce qu'ils auraient fait avec une simple saucisse et la nuit qui tombait sur un carrefour bruyant hérissé de hauts immeubles à la pâleur fantomatique.
Bref. Entre ce frugal repas et ma visite à Chris, j'ai casé quelques rendez-vous avec mes informateurs. Qui paraissaient tous un peu dans les vapes, un peu euphoriques au beau milieu d'un week-end sans nuages, si bien qu'il m'a fallu leur serrer la vis et les doucher un peu. Je ne prends pas de gants avec ces connards. Je n'ai aucune sympathie pour eux. Je les menace de tout ce qui me passe par la tête et ça marche plutôt bien en général. Je ne suis pas mécontent de ces connards, globalement.
Au moins, il y en avait un qui avait entendu parler de ce contrat. Du contrat que Paul Brennen avait mis sur la tête de sa fille. Pour les autres, pour cette bande de connards, il n'y avait rien dans l'air. Non, il n'y avait rien du tout. Je devais me tromper. Ils en profitaient pour se foutre de ma gueule, presque ouvertement. Un contrat? Quel contrat? Tu me parles de quoi, mec? J'ai parfois dû leur faire un dessin, les ramener à une certaine réalité. Je les ai prévenus un par un, je leur ai bien fait comprendre qu'ils avaient intérêt à revenir avec du solide. J'étais loin de plaisanter. Que sinon, ce n'était pas la peine. Ils avaient intérêt à ouvrir leurs oreilles, si j'avais un bon conseil à leur donner à ces connards.
Mais il y en avait au moins un. Une vraie loque, mais il ne fallait pas s'y fier. C'était un fourbe, un serpent venimeux qui se glissait dans tous les coins mais que Marie-Jo tenait par les couilles pour une histoire de mineurs. Un alcoolique abject. Mais un excellent informateur.
Il m'a lâché l'information pour une bouteille de rhum. Parce que je le voulais bien. Parce que je n'étais pas mécontent de voir mes soupçons se confirmer – un sentiment d'une douceur incomparable, que vous certifiera n'importe quel flic, cette incomparable satisfaction d'avoir mis dans le mille, d'avoir eu un sacré flair. Je lui ai laissé choisir la marque tandis que, de mon côté, je faisais l'emplette d'une bouteille de gin et d'un veau Marengo sous vide ainsi que de lait de soja parfumé au cacao.
Alors oui, effectivement, il y avait bien une rumeur.
«Je le savais. Continue. Je le savais.
– Et même une sacrée rumeur, mon pote.
– Paul Brennen. Espèce d'ordure.
– Et pour un sacré paquet, mon petit pote.
– Combien, en euros? Il me faut des détails. Le maximum de détails, tu m'entends?»
Et c'était parti. Le train-train habituel. D'ici quelques jours, de nouveaux éléments allaient remonter à la surface. Dès que l'on tenait quelque chose, il fallait creuser, déblayer, trier, insister, ronger son frein en silence, être patient, être imperturbable, adopter un profil bas devant l'hystérie grotesque d'un supérieur qui aurait gagné du temps en gardant son pantalon à la main. Puis tout à coup, alors que les ténèbres devenaient suffocantes, la lumière apparaissait. La lumière jaillissait de la bouche de ces connards, l'heure de la récolte sonnait et il ne restait plus qu'à refermer la nasse. Toutes ces heures, toutes ces journées, toutes ces semaines à nager dans le brouillard, enfin récompensées. Le parcours habituel. Joies et misères du quotidien d'un inspecteur de police. Deux mille euros par mois, bon an mal an, mais les horaires sont souples.
Chris m'a sauté au cou. C'était la première fois qu'elle s'enchaînait à une grille.
«J'espère que tu es fier de moi.
– Nous allons en parler. Wolf n'est pas là?
– Il arrive. Il est en train d'essayer un nouveau matériel.»
Et de fait, à la seconde où elle me disait ça, j'ai vu Wolf passer devant la fenêtre, telle une grosse araignée pendue à un fil.
«Vous partez faire un tour à la montagne?
– Il s'entraîne à descendre en rappel. Il va déployer une banderole sur la façade d'un immeuble. Je ne peux pas t'en dire plus, bien entendu.
– Ne t'en fais pas pour ça. Je n'ai aucune envie d'en savoir plus.
– Ça fait combien, du vingtième étage?
– Ça va. C'est pas très haut. C'est pas comme s'il sautait à l'élastique.
– Il saute à l'élastique. Il a sauté plus d'une douzaine de fois.
– J'ai sauté en parachute.
– Une fois.
– Et au lit? Il tient bon, au lit? Il essaye pas de décrocher un record?
– Bon. Nous y voilà.
– Pas du tout. Sûrement pas. Il y a longtemps que j'ai dépassé ce stade, figure-toi. Mais je voulais voir comment tu réagirais. J'étais curieux de le savoir.
– Le problème avec toi, Nathan, c'est que tu ne parviens pas à t'adapter. À cette situation, pour commencer. Mais avec toi, c'est d'une manière générale. Tu ne parviens pas à t'adapter, d'une manière générale. Je te le répète. Aussi bien à cette situation qu'à une autre. Tu en es incapable.»
J'ai jeté un œil à la fenêtre pour voir si Wolf ne s'était pas écrasé sur le trottoir. Il m'a adressé un signe de tête pendant qu'il se débarrassait de son harnais. Je m'étais trompé, à propos de pêche à la truite. Wolf m'aurait plutôt entraîné au-dessus des chutes du Niagara ou du Zambèze, en équilibre sur une corde à linge. Décidément, quoi qu'on fasse, il y a des types avec lesquels on ne pourra jamais être copain. Au-dessus d'un gouffre écumant et noir, ou pire encore. Mon avis, c'est qu'il lui manquait une case. Et j'avoue, oui j'avoue que je m'inquiétais encore pour Chris – elle et Marc étaient des sources d'inquiétude dont je n'entrevoyais jamais la fin, sauf que Marc n'était pas tombé entre les mains d'une tête brûlée.
«De quelle situation tu parlais? De quelle autre situation tu parlais?
– J'ai fait mon possible pour ne pas t'enfoncer. J'ai fait mon possible pour ne pas être injuste. J'ai fait le maximum.
– Peut-être. Peut-être que tu as fait le maximum. Tu es du genre à avoir fait tout ce qu'il fallait.
– Tu aurais préféré que nous nous laissions dégringoler ensemble? Tu crois que nous aurions été plus avancés?
– Ça, je ne peux pas te le dire. Je ne suis pas voyant.»
Et patati et patata. Nous avions eu si souvent ce genre de conversation que nous n'en tirions plus grand-chose, tout juste un certain agacement de part et d'autre, et quant à moi une courte grimace de dépit. Mais il fallait bien s'y prêter pour ne pas tout perdre. Enfin moi, il me semble. Moi, je suis un être sensible.
«En tout cas, j'ai dit, je t'ai apporté ton gâteau préféré. Qu'en penses-tu, est-ce qu'on attend Wolf?
– Bien sûr qu'on attend Wolf.
– Très bien. Alors on attend Wolf.»
Il y avait quelques bouteilles d'alcool sur une étagère, mais il y avait aussi les lourdes allusions de Chris concernant ma mauvaise manie – qui n'était plus ce qu'elle était, je tiens à le préciser, qui ne se bornait plus qu'à quelques verres, et encore, pas avant la tombée du soir, je crois qu'il est bon de le rappeler. Le soir tombait. Chris a préféré s'asseoir pour découvrir son gâteau qui se présentait sous forme de rectangle avec une espèce de génoise, de la crème à la vanille genre flan, des fraises entières dont certaines étaient légèrement enrobées de sucre glace, un maximum de fraises, de la Chantilly bien sûr, pas mal de Chantilly, et sur le dessus, sur une dernière couche de génoise imbibée d'un succulent sirop de fruit très faiblement alcoolisé, pour couronner le tout, en sus, on avait un nappage, une très fine nougatine semblable à une dentelle d'or chevauchant sous un soleil d'automne. Elle était folle de ce gâteau. Mais on ne peut pas déménager et emmener tout le quartier avec soi. D'ailleurs, maintenant, elle était obligée de faire des kilomètres pour aller à son marché bio, et se garer en bas de chez elle était un enfer, et c'est vrai qu'on respirait mieux, que le coin avait du charme et qu'il est avantageux d'être en hauteur, au cas où un raz de marée engloutirait les quartiers bas, mais comme je le répétais à Chris: «Tu ne peux pas tout avoir. Désolé, mais il fallait y penser avant. Et voilà. C'est comme ça et tu ne peux rien y faire. Désolé, Chris.»
Elle avait la trace des menottes à ses poignets. Du bleu et du rouge. Sur la vidéo, on la voyait se prendre un coup de matraque sur la tête mais je n'ai pas demandé à examiner son cuir chevelu. Et aussi ce bras brutalement tordu pendant que le flic la plaquait au sol en s'asseyant sur elle.
«Alors, Wolf, voilà où je veux en venir. Moi, ça ne me fait pas rigoler. Si toi ça te fait rigoler, moi ça ne me fait pas rire du tout.
– Elle est assez grande pour savoir ce qu'elle a à faire.
– Et d'où tu sais ça, toi? Où tu as vu qu'elle était assez grande? Ça, c'est la meilleure.
– Nathan, c'est de moi que tu parles? Attends une minute, Wolf, s'il te plaît. C'est de moi que tu parles, Nathan?
– Je suppose que j'ai encore le droit de donner mon avis sur certains sujets, non, tu ne crois pas? Je ne te connais pas, peut-être? Hein? Merde. Ça t'a plu de te faire tabasser? Tu regrettes sans doute qu'ils ne t'aient pas cassé une jambe? T'as envie de passer tes nuits à l'hôpital? Tu veux faire de la prison?
– Si c'est nécessaire. C'est à moi d'en décider. Tu as une objection à faire?»
J'ai posé ma main sur l'avant-bras de Wolf- un morceau de jambon sec.
«Wolf. Putain. Comment te dire?
– Je sais.
– Non, tu ne sais pas. Tu le sauras peut-être un jour mais à l'heure où tu me parles, tu ne sais rien du tout. Crois-moi. D'accord? Alors Wolf. Écoute-moi. Écoute-moi bien. Parce que je vais te demander une chose. Je vois que tu tiens à elle. Hoche la tête pour me faire savoir que tu as bien compris. Parce que je n'ai pas l'intention de le répéter.»
Géant ou pas, j'étais lancé. Ses intentions, au demeurant, ne semblaient pas hostiles à mon égard. Il me considérait d'un air affectueux, d'un air jovial, comme si une profonde amitié s'était nouée entre nous à l'occasion de week-ends prolongés et nombreux dans la campagne allemande ou dans des contrées reculées d'Afrique ou du Canada. Chris était assise sur l'un de ses genoux et je me demandais s'il n'aurait pas souhaité que je vienne occuper l'autre. Ça devenait écœurant.
«Wolf. Putain. Je n'ai pas envie qu'il lui arrive quelque chose.
– Okay.
– Mais il ne m'arrivera rien.
– Toi, je te parle pas. Je m'adresse à Wolf. Laisse-nous tranquilles. C'est entre Wolf et moi. Wolf, regarde-moi bien dans les yeux. Je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose. Chris, tu me laisses tranquille. Wolf, tu m'as bien entendu?
– Okay.
– Tu me l'as déjà dit. Je ne suis pas sourd.»
Malheureusement, j'avais conscience qu'ils étaient tous fous dans cette baraque. Je savais pertinemment que mes appels à la prudence n'avaient aucun effet sur leurs esprits. Les craintes que j'exprimais étaient même considérées avec une pointe de dégoût. Car quel sacrifice pouvait être trop grand pour une noble cause? Quelle meilleure preuve de son engagement pouvait-on apporter – et afficher de manière ostensible – que de rentrer au QG avec du sang sur sa chemise, plus ou moins esquinté?
Toutes les manifs dégénéraient depuis qu'elles étaient antimondialistes. Il y avait des morts, des estropiés à vie, de vraies batailles de rues, des vitrines brisées, des voitures en flammes. Il y en avait de plus en plus. Dans tous les pays occidentaux, les coups pleuvaient, les balles sifflaient, et ceux que la police coinçait passaient un mauvais quart d'heure dans des sous-sols qu'il fallait ensuite laver au jet et au balai de crin. Mais je ne devais pas m'inquiéter. Les flics roulaient sur les blessés ou se faisaient lyncher, mais Wolf m'assurait que tout était okay.
«Permets-moi d'en douter. Hein, permets-moi de ne pas te croire sur parole. En tout cas, je te tiens pour responsable. Et je te le dis, Wolf, ça ne commence pas bien du tout. Tu as vu ça? Tu as vu ses poignets? Tu sais, Wolf, ça commence mal, moi je te le dis.»
Je les ai considérés tous les deux, tout à coup muets comme des carpes, la mine vague. Dès que j'ai compris ce qui se tramait, j'ai invité Chris à venir me voir:
«Et toi, Chris, montre-moi ton crâne. Viens me montrer ça.»
D'une moue boudeuse, elle m'a signifié qu'elle n'était pas chaude. Mais j'ai pris cet air implorant qui avait si souvent marché avec elle, cet air que je n'employais qu'en de rares occasions, uniquement en cas d'urgence. Et l'urgence, cette fois – l'horreur venait de me sauter aux yeux -, l'urgence provenait du fait qu'elle était installée à cheval sur la cuisse de Wolf, littéralement à califourchon.
Elle s'est levée. À regret, mais elle s'est levée. Avant d'avoir un orgasme. Avant d'avoir un orgasme sous mon nez – du moins les choses en prenaient-elles le chemin, je ne pouvais pas me tromper. Un orgasme. Un impeccable orgasme, tout simplement. Ni vu ni connu. J'en suis resté effondré, interdit, alors qu'elle se penchait vers moi pour m'offrir son crâne et que Wolf attrapait des verres en se raclant la gorge. C'était la jungle. C'était les ténèbres. Nous vivions dans un monde où tout était permis. L'assouvissement immédiat de tous nos désirs était la règle. Voilà où nous en étions. Sous mon nez. Sans le moindre complexe. Une femme pour laquelle j'aurais sacrifié mon bras droit. Une militante qui me reprochait mon manque d'idéal, mon manque de hauteur. Une femme qui estimait avoir des leçons de morale à me donner. Une petite branleuse. Une hystérique sans vergogne.
Du doigt, j'ai appuyé sur sa plaie.
«Aïe.
– Tu sais, je ne vais pas te plaindre. Tu mériterais que ça s'infecte.»
Je me préparais à lui souhaiter une complication vaginale – un peu tirée par les cheveux – quand José est entrée, sans même frapper, comme s'il s'agissait d'un moulin. Elle portait un short échan-cré et un tee-shirt moulant. Inutile d'en dire davantage. Mais on ne pouvait m'ôter de l'idée que Chris était plongée dans un environnement malsain, genre communautaire, avec toutes les dérives que ça impliquait. Tous ces antimondia-listes étaient branchés sexe, je n'étais pas aveugle. Pour combattre les effets pervers du capitalisme, il fallait avoir de l'énergie à revendre.
José était en panne de tampons. Nous l'avons dépannée mais elle a pris une chaise et m'a demandé comment je comptais m'y prendre pour affronter Paul Brennen. J'ai glissé vers Chris un regard attendri afin de la remercier pour sa discrétion. Sans me laisser le temps de lui répondre que je n'étais au courant de rien, José a ajouté qu'elle avait activement participé à toutes les campagnes contre Nike.
«Nike ou Brennen, c'est la même chose. Leurs fabricants sont installés dans des zones franches, dans des pays sous-développés. Ils emploient même des enfants dans ces usines, pour un ou deux dollars par jour. Avec interdiction de se syndiquer. Je peux t'en parler, si ça t'intéresse. Je peux te sortir des tonnes de documents là-dessus. Sur ces types qui soignent leur image. Sur ces types qui sont les pires de tous.
– Je vois ce que tu veux dire.
– Tu peux être flic, j'imagine, et avoir ta propre opinion. Dites donc, c'est quoi ce gâteau? Enfin, Nathan, si je peux t'aider. Tu me le dis. Tu n'hésites pas. Je suis à ton service, Nathan. Je serais heureuse de t'aider.»
Je l'ai remerciée.
Chris était retournée sur le genou de Wolf, comme par miracle.
J'avais le choix entre filer sur-le-champ pour m'épargner ce triste spectacle ou rester. Maintenant ou plus tard, ai-je pensé, maintenant ou plus tard, quelle différence? Un jour ou l'autre, un jour où j'ouvrirais une porte, je finirais par tomber sur une scène de ce genre, une scène, peut-être bien, encore plus abominable. Alors pourquoi pas maintenant? Pourquoi plus tard? José était penchée vers moi, la bouche pleine de gâteau, un tampon neuf glissé derrière l'oreille, m'assurant entre deux bouchées que la mort de Jennifer Brennen n'était pas oubliée et qu'elle serait vengée, mais je ne l'écoutais pas vraiment. Je regardais comment ça se passait de l'autre côté de la table, à travers les feuilles d'une plante verte qui tombait à pic si l'on se plaçait de leur point de vue et je serrais mon verre de schnaps – il n'avait pas apporté ses bretzels – à m'en faire blanchir les phalanges pendant que Chris me poignardait, pendant qu'elle me vidait de mon sang, pendant qu'elle me piétinait de plus belle. Un mauvais moment à passer.
En fait, il y a un moment très dur, contre lequel la raison ne peut rien.
On refuse de croire ce que l'on voit. On reste hébété.
Car autrefois, Chris et moi avions eu des relations épatantes avant que l'histoire ne dérape. Épatantes. Je nous revois encore, traînant au lit durant des week-ends entiers ou nous poursuivant d'une pièce à l'autre alors que le monde était à feu et à sang autour de nous – ce qui n'avait d'ailleurs guère d'importance pour les jeunes mariés que nous étions. Or, j'ai brossé d'elle un portrait un peu froid jusqu'ici et j'ai eu tort, mais c'est à cause de cette volonté de sauver le monde qui l'a prise tout à coup, qui l'a changée, et peut-être aussi à cause de son nouveau penchant pour le bio, je ne sais pas, enfin toujours est-il que Chris n'est pas une introvertie, voilà où je voulais en venir. Chris est loin d'être une introvertie. Chris est une femme pour qui les joies du sexe ont toujours signifié quelque chose, pour qui les plaisirs de la chair étaient – et sont, à l'évidence – à prendre au sérieux – le plus souvent possible, n'importe où et n'importe comment, ainsi qu'elle en administrait la preuve au cours de cette petite réunion.
L'ambiance était surnaturelle. Chris faisait une de ces têtes. Incroyable.
Je l'observais et je n'en revenais pas.
Je n'ai pas d'attirance particulière pour les grosses femmes. Marie-Jo se trouvait là quand je traversais une période difficile et je n'ai pas eu à m'en plaindre, au contraire. En fait, je n'ai pas d'à priori sur la question. Marc aimerait que je sois plus sensible à certains critères communément admis, mais franchement je n'y arrive pas. Honnêtement, j'ai du mal à établir la différence. Lorsque j'étais plus jeune, bien entendu, l'avis des autres comptait par-dessus tout et je n'aurais pas sorti une fille avec du ventre. Lorsque j'étais plus jeune, je voyais les choses autrement. Alors qu'aujourd'hui, depuis que Chris et moi avons effectué un atterrissage forcé et qu'elle m'a renvoyé dans la nature, quelque chose s'est brisé en moi. Enfin, brisé, disons que quelque chose me fait défaut à présent. Toutes les femmes m'attirent et aucune femme ne m'attire. Je pourrais dès demain être avec Paula, cinquante kilos tout habillée, une femme que je pourrais tenir à bout de bras, je ne ferais même pas la différence. On les mettrait devant moi et on me dirait laquelle choisis-tu, vas-y, prends celle que tu veux, eh bien, croyez-le ou non, je jouerais la chose à pile ou face. Et ce n'est pas de la désinvolture de ma part, ce n'est pas du cynisme, ce n'est pas une manière de me venger de quoi que ce soit. C'est que je ne sais plus. Au sujet des femmes, je ne sais plus rien. Ou alors, j'en sais trop.
Or, il se trouve que Chris est de type longiligne, mais avec de belles fesses et suffisamment de poitrine selon mes anciens critères. Plutôt bandante, j'aurais dit. Avec un visage volontaire, plutôt pas mal, plutôt expressif. Je le voyais se tordre à un mètre de moi, se tordre discrètement, vu les circonstances.
Mais aujourd'hui, je ne sais plus.
Je suis dans une situation étrange.
De son côté, Wolf regardait voler les mouches.
Merci, Wolf. Merci pour le schnaps. Un alcool que je ne connaissais pas très bien, un alcool de son pays que je ne connaissais pas très bien. Il avait un goût de plante, un goût mélancolique.
«Dis-moi, Chris, as-tu envie d'une part de gâteau? lui ai-je proposé au moment où je la voyais partir dans le décor. De ton gâteau préféré?» Elle a secoué la tête. Elle a secoué la tête un peu dans tous les sens. Difficile de dire si c'était oui ou non.
Vous prenez une femme. Vous passez cinq ans avec elle. Dans cette jungle, dans ce monde abominable, dans cette gigantesque salle de torture, vous parvenez à garder le contact avec elle, vous vous comportez bien. Et qu'est-ce qu'il en reste? Vous l'avez tenue dans vos bras, vous l'avez caressée, vous l'avez soignée, vous lui avez offert des voyages, vous avez rigolé avec elle, vous lui avez raconté votre vie. Et il en reste quoi?
À la fin de l'histoire, après un gracieux hoquet, souriant timidement à la ronde puis se dressant comme un cheval fourbu, elle s'est dirigée vers un fauteuil et s'y est laissée choir pour regarder CNN qui était branché en permanence – on n'y faisait même plus attention, ça aurait pu être MTV ou la vie d'une fourmilière passée en boucle.
«Préviens-nous, j'ai dit, préviens-nous s'il y a un tremblement de terre quelque part. N'hésite pas à nous interrompre.»
Je me suis senti déprimé. Après la tension qu'avait provoquée le charmant numéro de mon épouse, je me sentais au bord de la dépression.
Wolf s'est approché de moi:
«Ça va, Nathan?»
J'ai hoché la tête pour lui faire signe que ça allait. Quand vous vous sentez au bord de la dépression, les choses n'ont plus d'importance.
Il a posé ses deux mains sur mes épaules et m'a fixé droit dans les yeux:
«Et si nous allions faire un tour?»
J'étais en train de broyer du noir. Prendre un peu l'air ne pouvait pas me nuire.
Chris avait préparé du café brûlant dans un thermos. L'aube approchait. Nous étions garés à un carrefour, en face d'un grand immeuble en pierre de taille, sur l'avenue pratiquement déserte. J'observais le ciel étoile et Chris remplissait nos tasses.
«Je trouve ça tellement stupide. Que tu sois là. Je trouve ça tellement stupide de sa part.
– Lequel est le plus idiot des deux? Lui ou moi?»
Trois rues plus loin, des hommes déchargeaient lentement un semi-remorque devant un centre commercial dont les drapeaux flottaient au vent. Des feux orange clignotaient au-dessus des rues silencieuses, la chaussée brillait sous la lune. Se dressant haut sur les toits, de folles enseignes lumineuses remplissaient le ciel de bouteilles de sodas, de paquets de cigarettes, de chaussures de sport et d'esquimaux glacés.
«Je ne sais pas si tu saisis très bien ce que ça signifie. Ça signifie qu'il te fait vraiment confiance. Absolument confiance. Merde. Je n'en reviens pas.
– Parce que je suis du genre indigne de confiance? C'est ça?
– Je n'ai pas dit ça.
– Alors tu as dit quoi, au juste?»
Ma nervosité ne tenait pas simplement au fait que Chris m'avait humilié et blessé, au fait qu'elle m'avait ignoré et qu'elle avait refusé de m'accor-der la place qui me revenait le plus naturellement du monde. Ma nervosité venait aussi de la rumeur d'une manif qui se profilait à l'horizon, d'une monstre manif comme ils disaient, dont les préparatifs allaient bon train mais dont je n'avais pu saisir le détail.
J'avais de quoi me sentir nerveux, non, depuis qu'elle s'attachait aux grilles?
Où allait-elle s'arrêter, maintenant qu'elle fréquentait un extrémiste qui grimpait sur les immeubles et dont le corps était couvert de cicatrices? Il s'était battu à Berlin, à Londres, à Gênes, à Paris, à Seattle et vous pensez qu'il n'est pas couvert de cicatrices? Mais lui, c'est une montagne. Je ne tremble pas pour lui. Mais il va me la ramener en miettes. Je le sens. Il est capable de l'enchaîner à une plate-forme pétrolière en mer du Nord et elle ne dirait pas non. Elle est sous le charme. Elle est complètement hypnotisée par son géant.
Pendant que je la dévisageais avec rancœur, ils ont communiqué par radio. J'ai dû montrer à Chris comment l'on se servait d'un talkie-walkie. Lamentable. Et ça trépignait à l'idée d'affronter des armées entières de flics suréquipés et surentraînés. Une boucherie en perspective. Et j'étais le dernier qu'elle voulait bien écouter.
«Tout va bien, n'est-ce pas?
– Le mieux du monde.
– Tu en es sûr? Tu n'as rien repéré d'anormal?
– Tu viens de lui dire que tout allait bien. Tu viens de lui dire que la voie était libre, il me semble.
– Et alors? Je n'ai pas l'habitude.»
J'ai préféré ne rien répondre.
Pour une raison qu'il n'avait pas clairement donnée – mais épater Chris était la seule raison qui valait -, Wolf avait décidé d'attendre le point du jour pour effectuer son périlleux exercice.
«Et cette manif. C'est quoi, au juste?
– Quoi? Quelle manif?»
Cinq longues années à vivre aux côtés d'une femme. À présent, la nuit pâlissait, les étoiles disparaissaient et Chris se mordillait un ongle. Et dire que tout ça était peut-être ma faute. Depuis que nous étions séparés, tout s'amoncelait dans un fouillis invraisemblable. Ma vie était devenue un gigantesque bordel et pas moyen d'y remettre de l'ordre.
Il se pouvait également que ma vie n'ait jamais été rien d'autre et que je ne m'en sois pas aperçu. Je devais y réfléchir. Je devais sans doute faire mon autocritique. La main de Chris se refermant tout à coup sur mon bras n'y pouvait pas grand-chose.
«Le voilà, a-t-elle déclaré en bondissant sur son siège. C'est lui. C'est Wolf.»
Qui d'autre? Qui d'autre pouvait donc apparaître du haut des vingt étages de cet immeuble qu'un rayon de soleil commençait à embraser dans un ciel devenu bleu? Qu'avait donc encore fait cette compagnie pétrolière – elle avait déjà mis le Niger à feu et à sang au début des années quatre-vingt-dix – pour que Wolf nous inflige son numéro de trapéziste?
L'animal venait d'enjamber la plus haute fenêtre de l'immeuble, obligeant Chris à labourer mon avant-bras de ses ongles que des prises régulières de vitamine H rendaient durs comme le fer
«J'en ai le souffle coupé.
– Je vois que tu en as le souffle coupé. Je commence à comprendre. En fait, c'est assez pitoyable.»
Elle s'est emparée des jumelles, les a portées à ses yeux.
«Ce qui est pitoyable, Nathan, je n'ai pas besoin de te le dire. Et ça m'évite d'être désagréable avec toi. Alors ne me parle pas de pitoyable. Ne m'en parle pas. Sois gentil.
– Mais il t'en met plein la vue, n'est-ce pas?
– Oh oui, il m'en met plein la vue. Exactement.
– Alors tout est parfait. Putain. Tout est absolument parfait.»
Wolf avait accroché la banderole au balcon. Suspendu au-dessus du vide, pas plus grand à nos yeux que le petit gorille d'un cirque miniature, il s'affairait à présent, il fabriquait on ne savait trop quoi avec sa banderole roulée comme dans un sac de couchage, comme un gros boudin. On a failli transpirer à grosses gouttes, je ne vous mens pas. Puis la banderole s'est déroulée d'un coup, telle une langue de caméléon que j'ai eu l'impression d'entendre claquer sur la façade, elle s'est déroulée sous les feux d'une lumière magnifique, genre hollywoodienne, et s'est arrêtée à la hauteur du troisième étage.
C'était bien joué. Chris devait mourir d'envie d'applaudir. J'ai regretté de ne pas avoir emporté mon porte-voix car nous aurions pu ainsi lui adresser quelques sincères encouragements et même le féliciter et lui annoncer qu'on était sur le cul.
«Je crois que je vais faire une photo, j'ai dit.
– Non. Pas de photo.
– Pas de photo? Et pourquoi, pas de photo?
– Tu ne peux pas faire de photo. Un point c'est tout.
– Et pourquoi, je ne peux pas faire de photo? C'est quoi ces conneries?
– Tu travailles dans les assurances? Non? Alors tu ne fais pas de photo. Je suis désolée.
– Tu as l'air désolé. Tu as tellement l'air désolé qu'on se dit voilà une fille qui sait prendre un air désolé. Avec elle, on ne risque pas de se tromper. Tu es désolée, mon cul.
– N'empêche que c'est comme ça. Alors, arrête.
– Je suis atterré, Chris. Sérieusement. Je suis atterré. Regarde-le danser au bout de sa corde. Tu ne trouves pas ça ridicule? On est dans un cirque, ou quoi? Hein. Sincèrement, Chris. Dis-le-moi.
– Bon, alors maintenant, ferme-la, s'il te plaît. Boucle-la.
– On est dans un cirque à la con. Mais est-ce que ça nous dérange vraiment? Hein, après tout? Pourquoi je m'inquiète? Pourquoi je me soucierais de ce qui peut t'arriver? Qui me le demande?
– Personne ne te le demande.
– Exactement. Personne ne me le demande.»
Wolf entamait sa descente. Armé d'un pistolet à clous, il fixait la banderole contre la façade. Un gars méticuleux par-dessus le marché, habile de ses mains. Avec une tête bien remplie. Je n'aurais pas été étonné de voir une bande de groupies se rassembler sur le trottoir pour l'accueillir.
J'ai fait tourner le moteur au ralenti. Chris gardait la bouche ouverte. Tandis que les fraîches et limpides couleurs du matin remontaient l'avenue, s'écoulaient dans les rues adjacentes, Wolf nous a envoyé un signe tout en rechargeant son engin à la hauteur du dixième étage. Pas le moindre vertige. Rien. La perfection était le défaut de sa cuirasse. De l'autre côté de la rue, un type s'était garé en double file et alimentait un distributeur de journaux.
J'ai ouvert ma portière et je suis sorti pour aller m'en chercher un. Quand je suis revenu, Wolf et Chris faisaient jonction au milieu de la rue et s'étreignaient férocement. J'ai allumé une cigarette et me suis réinstallé derrière le volant en parcourant les gros titres jusqu'à ce que ma femme et son amant daignent prendre place.
«Vous avez lu ce truc sur les clones? j'ai fait, comme ils venaient de s'engouffrer sur la banquette arrière. Vous avez vu ça? Vous en pensez quoi?»