NATHAN

Je me rendais chez Chris de bon matin pour lui annoncer que mon genou allait de mieux en mieux et, pourquoi pas, me faire offrir le café dans la mesure où j'apportais les croissants. Bien sûr, mon genou n'allait pas beaucoup mieux depuis l'avant-veille, mais je sortais de la salle où je venais de sauter d'une machine à l'autre durant une heure, si bien que mon moral était bon.

Le secret – à condition d'accepter une certaine discipline – consiste à trouver l'équilibre entre de sérieux excès, absolument inévitables compte tenu de ce qui nous entoure, et une sérieuse ébauche de vie saine: jus de fruits, muscu et cardio pour commencer la journée et aborder la quarantaine sans se traîner comme une triste loque.

Je me rendais chez Chris pour la remercier des renseignements qu'elle m'avait donnés et qui nous avaient permis de mettre la main sur le réparateur de télés en un temps record. Une raison supplémentaire.

Je me rendais chez Chris pour voir si tout allait bien. Pour voir si tout allait comme elle le souhaitait. Pour lui montrer que je ne me désintéressais pas de la situation.

Elle avait choisi un quartier tranquille, sur les hauteurs, un secteur mieux protégé contre la pollution, plus aéré, avec des trottoirs arborés et un voisinage agréable – mais bien entendu, tout ça avait un prix et j'en supportais la moitié parce que je suis trop bon.

Je n'ai pas toujours été trop bon, mais je le suis devenu. Je me suis imposé de ne plus toucher un verre avant la tombée de la nuit et jamais plus en présence de Chris – ou à la rigueur un verre de vin que je ne finis même pas.

Je suis devenu conciliant. Je suis devenu conciliant pour des tas de choses et surtout, surtout, je me suis bien enfoncé dans la tête que désormais, à partir du moment où nous avions décidé de nous séparer et quand bien même nous vivions toujours sous le même toit, sa vie privée devenait un territoire sacré, une zone à l'intérieur de laquelle je me suis juré de ne jamais glisser un doigt, qui me serait à jamais inconnue et inexplorable, interdite. J'en ai fait une priorité abolue, une règle que je n'ai jamais transgressée.

Chris ne voulait rien de trop bien – mais rien de trop moche non plus. Ils étaient toute une bande à partager ses goûts, à partager une maison du siècle passé, très mignonne, très coquette, à partager sa passion pour un monde plus libre, un monde meilleur, un monde débarrassé de l'emprise des méchants. Ils circulaient en vélo ou en rollers pour la plupart, avec des tracts, des tranches de pain complet et le nécessaire du parfait combattant de rue dans leur sac à dos. Ils mettaient des fleurs aux balcons, ciraient l'escalier, certains passaient la nuit devant un ordinateur, certains arrangeaient la plomberie, d'autres se réunissaient. Il y avait des vieux et des jeunes, des théoriciens et des activistes, des hommes et des femmes.

Une douzaine d'entre eux habitaient la maison en permanence. José, la fille du dessus, avait prévenu Chris dès qu'un appartement s'était libéré – un couple radical des années soixante-dix qui avait fait un petit héritage et partait s'installer en Nouvelle-Zélande. José s'occupait de coordination et baisait à mort. Elle accueillait volontiers pour quelques nuits des types de passage, des camarades en transit ou des étudiants de gauche qui cherchaient une chambre, et elle les baisait à mort.

Du passage, il y en avait. Un peu trop, à mon avis. Rarement des couples. Des gens qui venaient de tous les horizons, qui restaient quelque temps, des types qui déboulaient et qui n'avaient aucune attache, qui arrivaient là au milieu de vos problèmes et qui saccageaient tout.

Parfaitement. Rien de plus facile. Un boulet de pierre dans un univers de cristal.

Je veux parler de Wolf.

Un Nordique. Un Viking. Une espèce de géant d'une beauté totale, d'une beauté telle qu'il est inutile de lutter.

J'ai sonné. Le soleil frappait droit sur le palier du second et beaucoup de lumière, un large flot de lumière chaleureuse et réjouissante se déversait par une fenêtre aux carreaux ouvragés très reposants à regarder, très réconfortants à regarder, pendant que j'entendais Chris s'activer derrière la porte.

«C'est moi, j'ai dit.

– Oh, c'est toi ?

– Oui, c'est moi. C'est bien moi, Chris.

– C'est toi, Nathan?

– Chris. Enfin merde.

Nathan?

– Enfin merde, Chris.

– Qu'est-ce que tu dis?

– J'ai dit merde, Chris. Putain. Merde.»

J'ai commencé à frapper sur la porte du plat de la main. Je ne savais pas ce qui se tramait derrière cette porte mais j'ai pris quelques bonnes respirations, à tout hasard. Dans la mesure où j'entendais qu'elle n'était pas seule. José m'a adressé un sourire et un léger signe de la main en grimpant l'escalier. Je lui ai vaguement répondu, l'esprit trop ailleurs. L'esprit balayé comme un kiosque à musique par un jour de grand vent, craquant et vacillant sur ses fondations.

J'ai jeté un coup d'œil à ma montre. 9: 02 am. Trop tôt pour une visite ordinaire. Beaucoup trop tôt. Sans parler de cette terrible appréhension qui m'a traversé, de cette compréhension limpide, supérieure, intestinale, qui m'a picoté la nuque. Et pourtant, j'ai l'esprit ouvert. Je sais comment ça se passe. Je l'ai maintes fois envisagé. Froidement.

Lorsqu'elle s'est décidée à ouvrir, je cherchais mes cigarettes.

Il faisait sombre dans la pièce. Puis Wolf s'est écarté de la fenêtre et la lumière est revenue. Des épaules d'une rare envergure.

«Eh bien? Qu'est-ce que tu fabriquais avec cette porte? Un problème?» ai-je lâché sur un ton jovial.

Légèrement nerveuse, peut-être bien vaguement essoufflée, Chris a ramené une mèche derrière son oreille, une mèche humide, compromettante. Mais elle a soutenu mon regard. Puis elle a fait les présentations.

«Wolf? Ravi de te connaître. En vacances?»

Il venait de la baiser, j'en étais sûr, j'en aurais mis ma main à couper. Il avait une espèce de sourire flagada aux lèvres.

«Dis donc, je ne te mets pas à la porte?» j'ai ajouté, voyant qu'il baissait la tête pour franchir le seuil.

«Hein, je ne l'ai pas mis à la porte?» j'ai répété à l'intention de Chris tandis que le sympathique bûcheron s'éloignait vers sa forêt enchantée.

Dans la cuisine, la cafetière a sifflé. Chris avait-elle, dans un élan remarquable, anticipé ma venue? J'ai posé les croissants sur la table et me suis étiré devant la fenêtre.

«Wolf est professeur d'économie politique à Berlin. Qu'est-ce que tu lui reproches?

– Pourquoi? Je suis censé lui reprocher quelque chose?

– Dis les choses, pour une fois. Dis ce que tu penses.»

Je pensais que ce petit déjeuner allait nous rester sur l'estomac, étant donné la tournure que prenait la conversation. Dommage. Une si belle matinée de perdue. Et, de fait, un splendide rideau de purs diamants dégringolait de la fenêtre du dessus où José arrosait ses plantes – une herbe à passer la nuit à genoux, entre parenthèses. Des enfants jouaient dans la rue, des oiseaux chantaient dans les branches et Chris qui ne touchait pas à ses croissants ni à sa confiture de rhubarbe aux amandes, Chris qui s'impatientait et me dévisageait avec un air d'une dureté épouvantable.

«Je le trouve un peu grand.

– Comment ça, tu le trouves un peu grand? Pauvre crétin. Qu'est-ce que ça veut dire, je le trouve un peu grand?

– Ecoute, c'est la première chose qui me vient à l'esprit. C'est ma première impression. Reconnais qu'il n'est pas d'un modèle courant. Reconnais-le.

– Mais qu'est-ce que tu racontes? Nathan, est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis? Mais c'est vraiment ignoble. C'est vraiment indigne. Comment peux-tu juger quelqu'un sur son physique? Comment peux-tu faire une chose pareille?

– J'en sais rien. J'en sais rien du tout. Je me l'explique pas.»

J'ai fait le service. J'ai servi le café en gardant un œil fixé sur l'horizon. Quelques nuages agglomérés dessinaient un accouplement bestial au centre du ciel.

«C'est récent?» j'ai demandé.

Au lieu de me répondre, elle a soupiré en regardant ailleurs.

«Pffff.

– Ne fais pas pffff quand je te demande quelque chose. Ne fais pas pffff, s'il te plaît. Je crois avoir droit à un minimum de considération. C'est pas beaucoup, un minimum, et je n'en attends pas davantage. Alors vas-y, essaye de me répondre. Vas-y, fais un effort. Et regarde-moi.»


Jennifer Brennen et son copain couchés en travers d'une voie ferrée. Jennifer Brennen et son copain arrachant des pieds de maïs. Jennifer Brennen et son copain sur un campus de Seattle, le poing tendu au-dessus de la tête.

«Tu as fait du bon boulot, Edouard. Dis à ta mère qu'elle peut continuer à m'envoyer ses contraventions. Mais qu'elle n'exagère pas quand même.

– Je continue à chercher?

– Non, je te remercie, ça ira. Vois plutôt si tu trouves quelque chose sur ce type, ce Wolf Petersen. Tu sais que tu fais du bon boulot, Edouard, est-ce que je te l'ai dit?»

II a rougi. Avec son acné repoussante, il est devenu presque lumineux. Comme j'étais l'un des rares à lui témoigner une certaine sympathie, j'avais un accès prioritaire et totalement confidentiel aux services d'archives et de documentation, un univers obscur et incompréhensible au cœur duquel Edouard régnait en maître incontesté. Je lui avais d'ailleurs demandé de ne pas se montrer aussi performant et prodigue avec les autres, de me laisser un peu d'avance afin que je puisse mener cette affaire à mon rythme.

«Une dernière chose, Edouard. Rien de grave, rassure-toi. Mais pourrais-tu demander à ta mère de ne plus se garer sur les emplacements réservés aux invalides? Tu crois que c'est possible? Enfin, ça m'arrangerait bien. Hein, vois ce que tu peux faire.»

Je suis retourné à mon bureau – une vague enclave, pareille aux autres, délimitée par des panneaux de plexiglas à hauteur de poitrine – avec les clichés à la main. Jennifer Brennen et son copain en vacances, dans un camp d'entraînement paramilitaire. Très bien. Parfait. Parfait, parfait. Voyons ça de plus près.

J'ai essayé de me concentrer sur ces documents mais, très vite, j'ai dû admettre que j'en étais incapable: l'image de Wolf s'interposait sans arrêt. Je me frottais les yeux, j'allais boire des cafés, je me pinçais méchamment la joue, mais en pure perte: elle revenait de plus belle. Wolf. Wolf. Wolf. Et encore Wolf.

Que faire?

Marie-Jo était penchée sur sa machine à écrire. Elle tapait. Et en même temps, elle discutait au téléphone, le combiné coincé contre son épaule. Je sais que ça semble impossible. Je lui ai dit que je m'absentais et j'ai filé avant qu'elle ait le temps de tout plaquer pour me suivre.

Je suis sorti dans la rue en plein après-midi, en pleine lumière, en pleine période de soldes – les gens couraient dans tous les sens, livides. Le soleil était encore très haut. Je me suis demandé si je devais entrer dans une pharmacie. Ou dans un édifice religieux. En cette saison, en cette partie du monde, en cet instant précis, je pouvais attendre la nuit encore très longtemps. J'ai marché en long et en large. De douloureux allers et retours devant le même pâté de maisons. À me tordre les mains. À employer toutes mes forces pour ne pas faiblir. À stationner devant la porte du bar avant de repartir à toute allure, les bras serrés sur la poitrine tel un dément. À fumer des cigarettes sans me décider à m'éloigner, en essayant de penser à autre chose tandis qu'une seule et terrifiante image me hantait: Wolf, Wolf, Wolf et re-Wolf.

Franchement, c'était ça ou rien. C'était aussi l'avis d'une femme assise au bar, légèrement ivre et vêtue d'un tailleur impeccable, pour qui ces histoires d'heure ne rimaient à rien car, déclarait-elle, les désagréments de la vie surviennent le plus souvent en plein jour. J'ai salué ses paroles, je l'ai saluée d'un petit signe de tête entendu.

En sortant, je me suis enfermé dans une cabine téléphonique et j'ai appelé mon jeune frère.

«Dieu soit loué. Tu es rentré.

– Écoute, je ne suis pas seul.

– Ça ne fait rien. Tu sais, mon petit vieux, ça me fait plaisir de t'entendre.

– Ça me fait plaisir à moi aussi.

– Bon, écoute, je t'explique en deux mots. Chris a un amant.

– Et alors?

– Et alors?

– Tu trouves pas ça normal?

– Bien sûr que c'est normal. Je trouve ça normal, bien sûr. Seulement, explique-moi pourquoi ça m'emmerde. Alors que ça devrait pas. Alors qu'il y a rien de plus normal. Aide-moi à y comprendre quelque chose.

– Comment va la grosse?

– Ne l'appelle pas la grosse.

– Je t'aide à comprendre quelque chose.»

Que sait-on de la vie, à trente ans? Quel genre de leçon peut-on se permettre de donner aux autres? Voyait-il ce flot épais qui ronflait autour de moi, cet océan de visages mystérieux qui cavalait dans tous les sens? Vers quel but? Vers quelle destination absconse? Moi-même, à bientôt quarante, je ne pouvais rien expliquer. Je ne comprenais rien. Je ne comprenais même pas comment une chose aussi normale et naturelle que le désir de Chris pour un autre homme pouvait me perturber à ce point. Ça n'avait pas de sens. C'était d'une absurdité totale. Et en parler avec Marc, espérer de sa part un quelconque éclaircissement, en était une autre. Ce petit connard frivole.


Wolf Petersen avait un certain charisme. Soyons honnête. Il parlait sans micro et sa voix emplissait l'amphithéâtre, chaude et vibrante, quoique légèrement flanquée d'un accent métallique – s'il est permis de formuler quelque timide réserve. Ses belles, masculines et larges mains envahies de poils dorés empoignaient le pupitre avec fermeté, comme s'il allait en faire des allumettes et du petit bois. Derrière ses lunettes – une monture de plastique rouge translucide, anti-intellectuelle à mort – pétillaient ses yeux sombres, pétillaient d'intelligence narquoise et de drôlerie, pétillaient d'assurance et de fièvre activiste ses yeux sombres – que l'on pouvait sans peine imaginer humides et charmeurs, par-dessus le marché.

Chris se tenait derrière lui, en compagnie d'une brochette de professeurs et de représentants d'organisations qui voulaient en découdre avec l'injustice, avec les fossoyeurs du tiers-monde, les partisans du nucléaire, les laboratoires pharmaceutiques, les assassins de l'agro-alimentaire, les tueurs de baleines, les banques, les fonds de pensions, le sida, le FMI, l'OMC et tutti quanti. La salle était comble. Malgré le magnifique soleil qui piaffait au-dehors, qui ruisselait sur le gazon alangui et murmurait un chant d'une douceur entêtante, l'amphi était bourré à bloc.

Mon regard allait de Chris à Wolf tandis que ce dernier évoquait les 4709 cartouches tirées par les forces de l'ordre, au Québec, contre les manifestants anti-ZLEA. J'essayais de les imaginer, elle et lui. Dans l'appartement de Chris, où trimbaler des meubles de droite à gauche avait été mon sport favori durant plusieurs soirs. J'essayais de les imaginer sur le lit, la fenêtre ouverte à la tiédeur du soir, l'air jouant dans le tulle ocre du rideau comme un chat invisible et silencieux.

Depuis la veille, depuis qu'un site Internet affirmait que Paul Brennen avait fait liquider sa fille, tout le monde était nerveux: les Brennen étaient nerveux, les flics étaient nerveux, les journalistes étaient nerveux, les étudiants étaient nerveux, les militants étaient nerveux. J'avais, quant à moi, des raisons personnelles de me sentir irritable. Wolf avait terminé son laïus et il était allé s'asseoir à côté de Chris qui semblait fondre sur place, le visage baigné de stupeur idolâtre et, je l'aurais parié – et sans aucune médisance de ma part -, la raie des fesses en sueur et colorée en rouge vif.

Ainsi, j'en étais là de mes réflexions, tandis que Marie-Jo, ravie que nous soyons serrés comme des sardines, en profitait pour me tenir par la taille.

Je trouvais cette situation grotesque. Presque insupportable. J'estimais que les choses prenaient une tournure particulièrement affligeante. J'en étais là de mes réflexions. Que Chris perdait les pédales de jour en jour.

J'ai alors pris conscience qu'il y avait du chahut sur l'estrade.

«Abuse of power comes as no surprise.» Cette inscription barrait le tee-shirt d'une jeune femme qui brandissait un portrait de Jennifer Brennen en martelant d'une voix pleine de colère que la police couvrait des assassins.

«Qu'est-ce qu'elle a dit?» ai-je demandé à Marie-Jo en fronçant les sourcils.

Parallèlement, deux types l'avaient empoignée et l'invitaient à descendre. De manière assez rude, je vous l'accorde, ce qui a d'ailleurs déclenché sifflets et injures de la part de l'assistance, ainsi qu'un peu de remue-ménage du côté d'une sortie de secours par laquelle la jeune femme et les deux brutes ont bien vite disparu.


Un peu plus tard, je me suis étendu à l'ombre, les mains croisées derrière la tête. Je rêvais que j'étais redevenu étudiant et que j'étais à l'aube de ma vie, libre de choisir tous les futurs possibles. Marie-Jo était allée chercher des pizzas. Je l'attendais tandis que l'amphi se vidait de ses derniers occupants qui s'éloignaient par petits groupes ou traînaient encore un moment dans les parages. Je me suis efforcé de ne plus penser à rien.

Puis Chris m'est tombée dessus:

«Qu'est-ce que tu fichais. Hein? Dis-moi ce que tu fichais pendant qu'ils maltraitaient cette femme. Hein? Je t'écoute.

– Chris. De quoi tu parles?

– À ton avis. De quoi je parle, à ton avis?

– Tu ne veux pas t'asseoir? Écoute, calme-toi.

– Me calmer? Mais de quoi es-tu fait au juste?

– Tu sais, si c'est pour être désagréable, adresse-toi à quelqu'un d'autre.

– Dis-moi une chose. J'aimerais savoir. Dis-moi à qui on doit s'adresser, alors? Tu sais, quand deux connards s'en prennent à une femme. On appelle qui, dans ce cas-là? Tu as une idée? Non? Je croyais que c'était ton métier. Tu l'as oublié?»

Je l'ai fixée un instant, puis j'ai fermé les yeux.

«Ça, c'est facile, elle a fait.

– Bien sûr. Mais je n'ai pas envie de m'en gueuler avec toi. Tu vois, ça ne me dit vraiment rien.»

Après une seconde de flottement, elle a fini par s'asseoir. J'aurais plutôt parié qu'elle allait m'abandonner à ce qu'elle aurait appelé ma triste condition d'esclave. Ma triste condition d'esclave consentant et fier de l'être.

«Je suis tellement dégoûtée, par moments. Ça me rend vraiment folle. C'est ça que tu ne veux pas comprendre.

– Tu crois que je ne suis jamais dégoûté? J'espère que tu veux rire. Je viens de finir le bouquin de Naomi Klein.

– Ah. Tu as bien fait. Je te félicite. Et alors?

– Et alors? Eh bien, je me suis dit voilà une femme qui a trouvé le moyen de mener son combat sans bousiller sa vie conjugale. Je lui tire mon chapeau.

– Tu sais comment ça s'appelle? Ce que tu fais. Ça s'appelle rabâcher. Ça s'appelle tourner en rond. Tu ne fais aucun effort.

– Tu me connais. Moi et ma fascination pour l'échec. Ton éternel baratin sur ma prétendue fascination pour l'échec.»

Elle a étouffé un vague petit rire. Pour la forme. Sa relation avec Wolf était peut-être à l'origine de ce manque de combativité à mon égard. Difficile à dire.

«Au moins, tu as vu comment ça se passait. C'est toujours ça.

– Je sais comment ça se passe. Tout le monde le sait.

– Et si tu découvrais que Paul Brennen a payé quelqu'un pour se débarrasser de sa propre fille? Tu ferais quoi?

– Tu sais, je trouve que ta question est insultante. Mais d'un autre côté, elle n'est pas idiote. Naïve, mais pas idiote.»

Cette fois, elle a franchement souri. Puis elle s'est levée.

«Sois gentille. Ne me souhaite pas ça.

– Je ne te le souhaite pas, Nathan.

– Très bien. Merci de ta visite.

– Je ne te le souhaite vraiment pas.»


J'étais content que Marc soit rentré. Vivre seul ne me posait pas de problème particulier mais la présence de mon jeune frère, à l'étage inférieur, relativisait le départ de Chris.

Sa voiture était dans l'allée, un cabriolet Audi flambant neuf garé en plein milieu de l'allée, de façon anarchique, si bien que j'ai dû trouver une place un peu plus loin et m'y glisser tant bien que mal.

Une chute stupide (une marche descellée, je crois), comme je sortais d'un bar où j'avais rencontré l'un de mes informateurs, m'avait projeté la tête la première contre un arbre de petite taille, fraîchement planté mais déjà solide. Je saignais. Ce n'était pas grave, mais je saignais du front.

J'ai hésité devant sa porte, sur son paillasson étoile. Puis, après réflexion – inutile de lui donner le mauvais exemple -, je suis monté directement chez moi. Me nettoyer. Remettre un peu d'ordre dans mon apparence générale. Boire du café, me rincer la bouche. Prendre un air décontracté.

Un rayon de lune brillait sur le parquet du salon, dépourvu du moindre meuble, du moindre petit bout de tapis. J'avais encore les rideaux, le poste de télé et une étagère de livres que Chris n'avait pas jugés dignes de sa nouvelle bibliothèque. Un instant, j'ai senti un poids tomber sur mes épaules. Une masse molle, engendrée par le vide. Je me suis demandé si Marc n'aurait pas une plante à me prêter, ou une guirlande lumineuse, mais je ne pensais pas à une femme.

J'étais torse nu dans ma salle de bains, les cheveux encore humides, occupé à m'appliquer sur le front un pansement ridicule censé évoquer la robe du zèbre (Chris en achetait uniquement des pochettes fantaisie), lorsqu'une jeune femme est apparue dans mon dos.

Elle était très pâle. Les filles que fréquentait Marc étaient toujours sur le point de tomber dans les pommes – du moins était-ce l'impression qu'elles donnaient.

Un murmure s'est échappé de ses lèvres:

«Je peux?»

D'un vague signe de tête, elle a désigné la cuvette des W-C.

J'ai acquiescé.

Comme elle prenait place, les bras croisés sur la poitrine et la tête presque sur les genoux, comme sur-le-champ elle se mettait à pisser et déroulait environ trois mètres de papier hygiénique molletonné – donc trois fois plus absorbant qu'un trois plis haut de gamme -, et comme elle n'était pas bavarde, je l'ai laissée à ses occupations.

Elle m'a rattrapé au moment où j'arrivais sur le palier de Marc. De ses grands yeux éteints et d'un air qui trahissait un incommensurable ennui, elle m'a considéré des pieds à la tête. «Tu es toujours aussi pressé?» m'a-t-elle glissé d'une voix atone, frottant sa menue poitrine contre moi pour me passer devant, me précéder de sa lubrique, coolissime et déprimante personne.

Marc était avec sa patronne, Eve Moravini. Relevant la tête, un peu de poudre encore collée aux narines, elle m'a aussitôt adressé un affectueux sourire:

«Bonsoir, chéri.

– Bonsoir, Eve. En forme?»

Elle a rassemblé quelques croquis éparpillés sur la table basse et me les a tendus en me faisant signe de venir m'asseoir près d'elle.

«Que penses-tu du travail de ton frère? Qu'en dis-tu?»

Je n'y connaissais rien en prêt-à-porter. J'ai hoché la tête:

«Magnifique.»

À son tour, Marc a relevé la tête et m'a tendu la paille:

«Comment va ta vie de célibataire? Tu as vu Paula?»

Paula nous préparait des drinks à la cuisine. Il m'avait semblé la voir écraser des oranges à la main au-dessus d'une casserole mais quelque chose en moi refusait absolument d'y croire. Je me suis penché sur la table basse. Des drinks. Elle avait dit: «Je prépare des drinks.» Des drinks. En écoutant Eminem.

«Oui, j'ai vu Paula.

– Alors, tu vois?

– Tu sais, je ne t'ai pas chargé de ce boulot. Hein, de quoi je me mêle?

– Mais tu as vu la classe de cette fille? Tu rigoles?»

J'ai sniffé ma part, ainsi qu'une autre à côté et les miettes qui traînaient autour, et puis encore une autre sans que je puisse dire pourquoi. J'en aurais été incapable. Je n'aurais pas su dire si je me sentais très bien ou très mal, d'autant que je n'avais aucune raison d'éprouver des sentiments si extrêmes. Eve me caressait la nuque, Marc œuvrait pour mon bonheur et Paula préparait des drinks. Était-ce la lecture de ce Jack Kerouac – j'étais en pleine lecture de Sur la route. Était-ce le départ de Chris? Était-ce mon genou? Était-ce la pollution de l'air? Était-ce les drinks?

«Alors, cette fille a de la classe, j'ai fait.

– Et comment. Et comment. Eve, dis quelque chose.

– Elle est parfaite. C'est vrai, Nathan, elle est parfaite. Mais elle baise comme un pied. Il faut dire les choses comme elles sont. Elle baise comme une savate. Tu le sais très bien. Ce n'est un secret pour personne. Mais sinon, elle est formidable. Et rien ne dit qu'elle ne peut pas apprendre. Moi, personnellement, ça m'a pris du temps.

– Eve. Baiser est une chose. Avoir de la classe en est une autre. Des filles qui savent baiser, il y en a partout.

– Mais qu'est-ce que tu racontes? j'ai dit. Qu'est-ce que tu racontes, à la fin?

– Chéri, je suis entièrement d'accord avec toi. Il n'y a rien d'inné dans ce domaine. Et non seulement ça, mais l'expérience n'est pas tout. Prends une fille comme Catherine Millet, par exemple. Est-ce qu'elle sait baiser? Eh bien moi, je te dis non. Jamais de la vie. Ça, sûrement pas. Je te dis non.»

Puis j'ai eu un trou noir et nous nous sommes retrouvés dans un endroit en vue – il suffisait de considérer le nombre de pleurnichards à l'entrée qui auraient tué père et mère pour obtenir l'autorisation de glisser un seul doigt de pied à l’intérieur, ne serait-ce que cinq minutes, et l'on était assuré d'avoir franchi la bonne porte. Parmi les filles qui se trouvaient là, Paula n'était pas la plus pâle et les toilettes des femmes étaient constamment occupées. Le DJ venait de Barcelone, la déco (tendance post-nucléaire) était signée d'un jeune artiste londonien cloué dans une chaise roulante, la cuisine était japonaise, les serveurs homos ou bi- et les Adidas, les Nike et les Prada de l'an passé étaient remplacées par des Brennen à deux cent cinquante euros la paire en daim bleu.

Eve a commandé des sushis. On avait retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen.

«On a retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen», j'ai dit.

Eve, Marc et Paula s'employaient à scruter les visages qui passaient, avec une attention particulière pour les célébrités, permanentes ou fugitives, tout en gardant un air détaché. Quelquefois, ils clignaient de l'œil, envoyaient un baiser par-dessus les tables ou balançaient un regard glacé.

«On a retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen.

– Ah bon, a fait Marc. Des sushis. Très bien. Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?

– Tu me demandes quelles sont les dernières nouvelles. Je te les donne.»

Je me suis alors aperçu que Paula me fixait d'un air un peu ahuri.

«On a retrouvé, Paula, écoute-moi bien, on a retrouvé des sushis dans l’estomac de Jennifer Brennen.

– Je peux dormir chez toi?

– Bien sûr que tu peux dormir chez lui, a fait Marc. Aucun problème.»

Je suis descendu aux toilettes en compagnie d'Eve. Quand notre tour est arrivé, nous nous sommes enfermés dans la cabine téléphonique. Eve est complètement accro.

«On ne bâtit pas un empire sans se salir les mains. Je suis bien d'accord.

– Eve, mets-toi à sa place. Il sait que sa fille est perdue pour lui. Il est obligé de se rendre à l'évidence. Et elle fait quoi, pendant ce temps-là? Elle s'ingénie à traîner le nom des Brennen dans la boue. Elle milite contre son père. Elle est de toutes les actions possibles et imaginables contre l'empire Brennen. Je peux te dire qu'elle a défrayé la chronique. J'ai retrouvé les coupures de presse.

– Croissez et multipliez, a dit le Seigneur.»

Deux femmes ne cessaient de cogner contre la vitre pour nous presser. Entre-temps, elles s'embrassaient à pleine bouche. L'une d'elles, je l'aurais parié, avait posé pour une publicité qui avait inondé les murs de la ville: un gros chien blanc, le crâne couvert par un masque de cuir, s'apprêtait à la sodomiser. Sidérant.

«Mets-toi à sa place, hein. Qu'est-ce qu'il fait?

– Chéri, je n'en sais rien du tout.

– Ce bras mort, ce bras douloureux, ce bras pourri, qu'est-ce qu'il en fait d'après toi? Eh bien, il le coupe.

– Paul Brennen a un bras pourri?»


Nous n'avons pas trouvé de taxi. Comme nous n'étions pas, Paula et moi, en mesure de rentrer à pied – elle trébuchait à chaque pas et se cramponnait à mon bras alors que je peinais à tenir sur mes jambes -, j'ai fait quelque chose que je n'aime pas faire, que je suis le premier à réprouver quand on vient me le raconter comme s'il s'agissait d'une blague: je veux parler de réquisitionner un véhicule. Je trouve cette pratique, en dehors du service, en dehors de circonstances très particulières telle la poursuite d'un assassin ou d'un braqueur de banque, je trouve cette pratique complètement immorale. Indigne d'un policier ayant une certaine opinion de ses fonctions. Donc, en général, je l'évite.

J'ai arrêté une Cherokee Grand Wagoner car, à choisir, je préfère être en hauteur. J'ai brandi mon insigne, sur l'avenue presque déserte.

Il s'agissait d'un vieil homme en chemisette, avec une jeune passagère dont le visage était écarlate.

«Police, j'ai fait. En route.

– Je suis médecin, a répondu l'homme en tirant sur sa fermeture Éclair. Je vous conduis à l'hôpital.

– Qui a parlé d'hôpital? Ne soyez pas si curieux. Merci.»

Habitué, comme je l'étais, à la sûre et souple conduite de Marie-Jo, j'ai incité le vieil homme à la prudence tandis que nous filions vers ma banlieue parmi les cinglés et les chauffards en tout genre, qui maraudant à vingt à l'heure le long des trottoirs, qui filant à cent soixante et grillant les feux à perte de vue. Je lui indiquais les rues à prendre, les ponts à traverser, les questions à ne pas poser. La jeune femme et lui me faisaient penser à un père en compagnie de sa fille. Un très vieux père, en l'occurrence. Et je me demandais si un père était capable de faire ça, de balayer les liens qui l'unissaient à sa progéniture, de décider sa mort. Est-ce que c'était possible? Est-ce qu'un homme a priori sain d'esprit pouvait envoyer des tueurs étrangler sa propre fille?

«C'est quoi, ce truc que vous avez sur le front?» m'a demandé le vieux médecin au moment où je sortais de sa voiture.

J'ai placé un index en travers de mes lèvres:

«Chut.»

J'ai suivi Paula dans l'escalier tandis que l'homme aux cheveux blancs laissait tourner son moteur dans ma rue sombre. Ma foi, Paula avait de jolies fesses, je ne dis pas le contraire, mais la question que je me posais à propos de Paul Brennen occupait entièrement mon esprit. Si mon instinct ne me trompait pas, la réponse était oui.

Paula s'est dirigée aussitôt vers la chambre. Le problème était que je ne pesais pas grand-chose face à Paul Brennen. Je me suis assis sur le bord du lit en songeant aux nombreux et terribles ennuis que je n'allais pas manquer de m'attirer si j'orientais mes investigations dans ce sens. Si bien qu'une autre question, sous-jacente à la première, se posait en ces termes: étais-je prêt à me lancer dans une action suicidaire? Et pour quel résultat?

«Où sont les préservatifs?»

J'ai posé sur elle un œil mort, asexué. J'ai baissé les yeux sur sa robe qui venait de choir à mes pieds et ma poitrine s'est gonflée pour exhaler un profond soupir:

«Écoute, je ne comprends pas.

– Tu ne comprends pas quoi?

– Pourquoi moi? Tous ces types te dévoraient des yeux. Pourquoi moi?

– Tu en as ou tu n'en as pas? Oui ou non? Parce que si c'est non, je le fais pas.

– Alors c'est râpé. La question est réglée.

– Attends. Avec quoi tu fais la vaisselle? Tu mets des gants en caoutchouc?»

Je l'ai fixée un instant. La rumeur qui courait sur la qualité de ses activités sexuelles était-file fondée? Et sur quels critères?

Le téléphone a sonné.

«Tu étais où? Tu vas me rendre folle. Hein, tu étais où?

– Avec Marc. Où voulais-tu que je sois?

– J'ai appelé chez Marc.

– Tu as appelé chez Marc?

– Vous étiez où? Hein, vous étiez où?

– Dans le jardin. Eve lui a fait cadeau d'une nouvelle voiture. Je t'en avais parlé. Nous étions dans le jardin à tourner autour, comme deux gamins. En bas, dans le jardin.

– Tous les deux? Seuls?

– Personne d'autre. Juste deux frangins assis dans une décapotable. Regardant le ciel. Fumant des cigarettes. C'était bien. On a décidé de faire ça plus souvent. C'était vraiment bien. Deux gentils frangins bayant aux corneilles dans la fraîcheur du soir. Tu aurais vu ça. Mais dis donc, tu as vu l'heure?

– Je n'arrive pas à dormir. Je ne savais pas où tu étais.

– J'étais en bas, bien sûr. Dans le jardin.

– On a retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen.

– Oui, je sais. Le labo m'a appelé.

– Quand c'est le labo, tu décroches. Quand c'est le labo, tu n'es pas dans le jardin. C'est bien ça?

– Non, tu n'y es pas du tout.

– Je n'y suis pas du tout. Mais bien sûr. Espèce de connard. Enfin, bref. J'ai trouvé le resto qui lui a livré les sushis.

– Bravo. Je te félicite.

– Le type m'a dit qu'ils avaient livré pour quatre personnes. Intéressant, non? On ferait peut-être bien de trouver les trois autres. Hein, quand tu auras un moment. Quand tu ne seras pas dans ton jardin jusqu'à trois heures du matin. À te prendre pour Jack Kerouac.

– Je ne me prends pas pour Jack Kerouac. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Je ne me prends pas du tout pour Jack Kerouac.

– À regarder les étoiles. À picoler dans une décapotable. À tirer des plans sur la comète. À gribouiller des carnets. À te donner un genre.

– Bon, je raccroche.

– Ne raccroche pas.

– J'en ai assez entendu.

– Bon, je m'excuse. Mais tu me rends folle.

– Je ne te rends pas folle. Tu es folle. Pourquoi ne sautes-tu pas dans ta voiture pour venir regarder sous mon lit? Qu'est-ce que tu en penses?

– Et là, ce que j'entends. C'est quoi, ce que j'entends?»

Je me suis tourné vers Paula qui retournait les tiroirs de la cuisine. J'ai poussé la porte du pied.

«Tu entends quoi? Écoute, je ne devrais pas te le dire, mais il y a une fille nue dans la cuisine. Elle cherche des gants en caoutchouc. Ne me demande pas pourquoi. Tu en ferais une maladie.

– Ne sois pas méchant avec moi. Ne sois pas injuste.

– Jack Kerouac. Ça, c'était la meilleure. Mais laisse-moi préciser un point. Les beatniks. Quand je regarde autour de moi. Quand je vois comment ça se passe. Quand je vois ce que les gens font de leur vie. Au moins, les beatniks, c'était autre chose. Voilà mon sentiment. Et je te signale que d'un point de vue littéraire, comparé aux hussards et autres merdes qui ont suivi, Kerouac est dans la catégorie au-dessus. Enfin, plusieurs catégories au-dessus. Voilà mon sentiment. C'est tout ce que j'ai à dire.»

Au moment où je raccrochais, Marc a garé sa voiture dans l'allée. Je me suis penché à la fenêtre pour lui faire signe et respirer un peu d'air frais. S'il se faisait du souci pour moi, je m'en faisais également pour lui. D'une manière vague et confuse. Parce que j'étais l'aîné et qu'il était la seule famille que j'avais. Mon souci n'était fondé sur rien de particulier, sinon la sauvagerie du monde, les accidents et la maladie. Chaque fois que je l'entendais rentrer, je me sentais comme une vieille mère, je sentais ce doux pincement au cœur, cette petite joie muette, solitaire et fugace, que l'on ne veut partager avec personne.

«Paula est avec toi?»

J'ai hoché la tête.

«Au poil» il a fait.

Elle était allongée sur le lit, nue comme un ver. Pendant que je me déshabillais, elle ne m'a pas quitté de l'œil. Je me suis allongé et j'ai éteint la lumière.

«Ne le prends pas mal. Ne le prends pas pour toi.

– Ah bon.

– Je te souhaite une bonne nuit.

– Ah bon.»

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