Je suis persuadé que les clones sont parmi nous.
Je crois que la technique est au point depuis longtemps déjà.
Wolf, à qui j'en ai parlé, n'est pas loin de partager ma conviction. Comme Wolf est absent durant quelques jours, c'est moi qui accompagne Chris pour sa prise de sang – elle s'est mis en tête de vérifier l'état de ses défenses immunitaires.
En l'attendant, comme elle était encore sous la douche, j'ai ouvert une revue scientifique et il suffisait de lire entre les lignes. Ce à quoi je me suis employé.
«Chris, je suis tout à fait conscient que ce monde ne va pas très bien, ai-je déclaré tandis que nous roulions, sirène au vent, vers le laboratoire d'analyses où nous avions jadis effectué celles qu'on nous demandait pour le mariage. Je n'ai jamais prétendu que vos luttes n'étaient pas fondées. Ne crois pas ça. Ne me fais pas ce procès, s'il te plaît. Et autre chose: j'espère que vous utilisez des capotes, n'est-ce pas? Hein? Chris. Regarde-moi. J'espère que vous utilisez des capotes?»
Je lui ai offert un solide petit déjeuner car elle était pâle en sortant.
«Ecoute-moi. Faire des analyses ne sert à rien. Je ne te comprends pas. Tu manges bio et tu baises sans protection avec le premier venu. Tu es devenue folle, ma parole. Tu nages en pleine contradiction. Est-ce que tu t'en rends compte? Avec tous ces trucs qui se répandent comme la poudre, qui déciment des continents entiers. Hein? Est-ce que tu te sens bien, par hasard? D'accord, il a l'air sain. Heureusement qu'il a l'air sain. Et alors.»
Ensuite, je l'ai accompagnée dans une église où une foule bigarrée et trois grévistes de la faim attendaient je ne sais trop quoi en brûlant des cierges.
«Je ne peux pas t'inviter à dîner? Et pourquoi je ne pourrais pas t'inviter à dîner? Qu'est-ce qui nous en empêche, dis-moi? On n'est pas obligés de lui en parler. Pourquoi on serait obligés de lui en parler? Tu n'es pas libre de faire ce que tu veux?»
Plus tard, dans l'après-midi, j'ai fait une chose ridicule. Le plus grave étant que j'en ai tiré un immense plaisir.
À cause de Chris, j'étais d'humeur maussade. Marie-Jo m'a appelé du campus. J'ai pensé que si j'arrivais seul au bureau et que je ne faisais rien, Francis Fenwick allait me trouver du boulot et m'engloutir sous des tonnes de paperasses. Alors j'ai traîné en ville. J'ai traîné en ville jusqu'au moment où je me suis retrouvé garé en face de l'immeuble de Paul Brennen. Par une belle fin de journée. Les gens achetaient, les gens léchaient les vitrines, les gens portaient des sacs et avançaient sur les trottoirs, des taxis attendaient devant les boutiques de luxe, les gens en profitaient quand il n'y avait pas de catastrophes en vue, comme dernièrement, avec ces alertes à répétition dans le métro, ou le mois durant lequel ils ne ramassaient plus les ordures ou encore quand les choses ont failli péter avec la Chine. Ils en profitaient pour acheter ce qu'ils n'avaient pas pu acheter aux heures sombres, tout en achetant des choses pour plus tard. C'était une belle fin de journée. Je venais me garer là, de temps en temps, devant cette merveille d'architecture dont le trente-sixième étage avec terrasse accueillait le bureau de Paul Brennen. Je venais rêvasser. Je voulais qu'il sente que l'affaire n'était pas classée et qu'il y avait un maudit flic dans son rétroviseur. C'était mon jardin secret. Je me tordais le cou pour y entrer.
Cette chose ridicule, bien entendu, je ne l'ai pas préméditée. Non, encore heureux. J'étais en train de repenser à la complication que représentait désormais le simple fait de dîner avec ma femme. J'en éprouvais une certaine amertume. Un certain énervement. Quand tout à coup, j'ai aperçu Paul Brennen jaillir d'une porte à tambour avec ses gardes du corps et s'engouffrer dans sa limousine.
J'ai démarré et me suis glissé dans la circulation, juste devant eux.
Pourquoi devant eux et pas derrière eux? Je n'en savais strictement rien. Je n'en avais pas la moindre idée. J'en étais le premier surpris. Ensuite, quand on revoit l'enchaînement des événements, on ne peut s'empêcher de penser que nous sommes parfois les jouets de mécaniques supérieures que nous ne pouvons qu'entrevoir et admirer sans avoir la moindre chance de les comprendre.
Comme ils se rabattaient sur la droite, j'ai anticipé, j'ai mis mon clignotant et je me suis engagé adroitement dans la rue qui s'offrait de ce côté-là. Entraînant Paul Brennen à ma suite, le prenant en remorque, pour ainsi dire, au moyen d'un fil invisible dont il n'aurait pu se défaire et que rien ne pouvait briser. C'est comme ça. La vie est comme ça. Et nous n'en percerons jamais le mystère.
C'était une rue droite et très longue qui filait jusqu'au fleuve, noire de magasins, pleine de touristes, de mendiants, de voleurs à la tire et de banlieusards ahuris. Une des deux voies était fermée pour cause de travaux. Nous avancions péniblement, comme au fond d'un défilé. Je revoyais Chris qui faisait de ce repas toute une histoire pour finalement ne m'accorder qu'un truc en vitesse, debout dans sa cuisine, à condition que je m'occupe des courses. C'était lamentable. Je me demandais si j'allais amener une bouteille de vin ou de l'eau plate. Certainement pas de fleurs puisque c'était devenu si bandant de manger en tête à tête avec moi. Est-ce que je me trompe?
«Tu as fait quoi? Tu as abandonné ta voiture?»
Le riz bio cuisait. Le poulet bio était au four. La présence de Wolf était perceptible dans chaque molécule de la pièce et sa photo était placée sur le frigo – souriant, tenant Chris par la taille, devant un champ de maïs complètement rasé, il posait dans les rougeoyantes lueurs de l'aube.
«Je suis descendu et je suis allé leur dire qu'elle était en panne.
– J'aurais voulu voir ça. J'aurais voulu voir sa tête.
– Mais c'est tellement puéril, non? Tu ne trouves pas?
– Bien sûr. Mais c'est assez drôle.
– Ils étaient complètement coincés. "Qu'est-ce que je peux y faire?" je leur ai dit. Paul Brennen a baissé sa vitre et je lui ai dit: "Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?"
– Il t'a reconnu?
– Sois tranquille, il m'a reconnu. Sois tranquille. "Touchez à rien, je leur ai dit. Je vais chercher un garagiste." J'ai fermé les portes à clé et je suis parti. Mais encore une fois, j'ai un peu honte. Ce n'est pas Wolf qui ferait un truc pareil.
– J'aimerais autant que nous ne parlions pas de lui quand il n'est pas là, si ça ne te fait rien.
– Et pourquoi pas? Je n'ai rien dit de mal.
– Je ne trouve pas ça très bien. De parler de lui quand il a le dos tourné.
– Et si j'ai envie de parler de lui avec toi? Alors je ne peux pas, c'est bien ça?»
Elle n'a pas jugé bon de me répondre. J'ai sorti le poulet pendant qu'elle mettait la table. On entendait des fax qui couinaient, des machines qui crépitaient à l'étage et, au-dessus, des téléphones sonnaient. Puis elle m'a déclaré de but en blanc:
«Nathan, nous avons essayé. Nous avons essayé pendant des mois et ça n'a rien donné. Alors, arrête.
– Je regrette, mais nous n'avons rien essayé du tout. Nous habitions ensemble mais nous étions séparés. Et ça, c'était une connerie. Ça nous a empêchés de prendre la mesure de la situation. Une connerie gigantesque, laisse-moi te le dire.
– Ecoute, je ne sais pas. Je n'en sais rien.
– Eh bien, moi je te le dis.
– Tu veux m'inviter à dîner? D'accord, invite-moi à dîner. Sortons ensemble. Je suis d'accord. Mais je ne veux plus parler de ça avec toi. Je ne veux plus parler du passé. Est-ce que ça marche? Nous en avons bavé, tous les deux. Alors faisons en sorte que ça ne se reproduise pas.»
J'ai accusé le coup. J'ai préparé une vague sauce pour le riz dont la blancheur me semblait cruelle tandis qu'elle échangeait avec José, qui tentait de passer son nez à la porte, des documents dont je ne voulais même pas connaître la teneur. Je me suis revu ivre mort dans le salon. Nous habitions une petite maison à l'époque, à une trentaine de kilomètres, avant de venir emménager au-dessus de chez Marc. J'étais ivre mort et je n'avais pas pu lever le petit doigt. J'entendais le moteur de notre voiture qui refusait de démarrer. Nous étions en hiver. Il était tombé cinquante centimètres de neige. Mais la maison aurait pu prendre feu autour de moi, j'étais incapable de bouger.
Au moins, elle n'avait pas laissé entrer cette emmerdeuse de José, ce dont je lui étais reconnaissant. J'avais le sentiment que cela préservait encore quelque chose. On aurait pu s'en assurer au moyen d'une loupe ou de cachets euphorisants.
Durant le repas, j'ai tenté de la saouler, mais elle tenait bon, le vin bio n'avait aucun effet sur elle – comme un con, je n'en avais pris que deux, avec une espèce de grimace perplexe et méprisante. Je voulais baisser la lumière que je trouvais aveuglante, mais elle ne voulait rien savoir.
«Je ne sais plus où j'en suis, j'ai déclaré.
– Tu n'as jamais su où tu en étais.
– Wolf est tellement mieux que moi. À tous points de vue.»
Elle ne m'a pas démenti. Elle s'est levée pour allumer la télé car c'était l'heure des informations. J'en ai profité pour faire la vaisselle. Ces putains d'informations. Elle s'en abreuvait comme si elle avait traversé un désert. Cette source immonde. Ce torrent de feu et de sang perpétuel, ce torrent de souffrances et d'injustices, d'obscénité, de lâcheté, de stupidité, de mensonges, de duplicité. Quelle santé elle avait. À un moment donné, j'aurais pu aller dans son sens. J'y avais pensé. Quand elle tenait ses réunions à la maison et que je m'enfermais dans la cuisine pour écrire une nouvelle – pour patauger comme un goret dans son auge -, il m'arrivait de me demander si je n'allais pas faire irruption parmi eux et m'engager séance tenante dans la défense d'une espèce protégée ou dans une lutte sans merci pour nos droits civiques. Mais je préférais m'enfoncer. Je préférais son dédain. Je voulais qu'elle vienne à moi. Pas moi à elle. Je voulais l'attirer dans mes ténèbres et qu'elle s'aperçoive de ma beauté. Qu'elle revienne à moi sans que je sois obligé de m'habiller en Superman. Et c'était raté. L'entreprise avait lamentablement foiré.
Au moins, je ne donnais pas le change. Je ne prétendais pas empêcher le monde de s'effondrer pour les beaux yeux d'une femme. Mais c'était maigre.
Je croyais qu'une femme se gardait à la maison. Je croyais que Chris prenait son pied à m'attendre. Elle me sautait au cou quand je rentrais. Je devais penser quoi? J'étais censé deviner quoi? Je côtoyais la lie de l'humanité du matin au soir et je rentrais dans une maison ensoleillée et j'avais la tête comme une pastèque. J'étais jeune, je ne savais rien, je buvais un verre ou deux avant d'aller me coucher et un beau jour, toutes les lumières se sont éteintes. Je n'ai rien compris à ce qui m'arrivait. Je ne l'ai compris que plus tard. En ce moment, je ne suis pas en train de faire la vaisselle dans l'adorable petit appartement de Chris. Je suis debout au milieu d'un champ de ruines et la poussière retombe sur mes épaules.
J'ai arrosé mes chaussures en rinçant rêveusement une assiette. Ce genre d'incident sans importance peut vous frapper d'une immense tristesse, d'un profond sentiment de désolation si vous n'y prenez pas garde.
«Y a-t-il du sopalin dans cette maison?» ai-je soupiré au moment où Chris ouvrait à deux gars qui voulaient se servir de son imprimante.
Ils ne sont pas restés longtemps mais ils ont demandé des nouvelles de Wolf. Et comment il allait, Wolf? Et quand est-ce qu'il revenait, Wolf? Et quel fameux gars c'était, ce Wolf. Quel cerveau c'était. Et la paire de couilles qu'il avait. Un mec à connaître. Un type aux côtés duquel on avait envie de se battre. Est-ce que je l'avais rencontré?
Chris a refermé la porte sur les deux comiques. J'ai continué d'essuyer les verres – il n'y avait plus rien à boire.
«Tu ne dis rien.
– Que veux-tu que je dise?
– Je suis désolée.
– Et pourquoi tu serais désolée? En quel honneur tu serais désolée? Dis-moi où est le problème.»
Moi qui déteste la tarte au citron, j'avais acheté une tarte au citron car elle en était friande. Friande? Elle me l'aurait mangée dans la bouche. Elle avait du cidre. Et pourquoi pas de la limonade? Elle portait également une culotte de dentelle noire qui lançait des éclairs sous sa minijupe. J'aurais même pris un verre d'eau à peine potable au robinet. Car la question est de savoir si en perdant le cœur d'une femme il est obligatoire, nécessaire, indispensable, de faire une croix sur le reste. Un vaste débat
«Mais je croyais que tu la détestais.
– Je la déteste plus.»
Nous sommes allés nous installer sur le canapé. Nous avons croisé les jambes. L'ambiance était chic. Je lui ai demandé si elle n'avait pas trop de moustiques, en ce moment. Non, elle ne s'en plaignait pas.
«Alors tout va très bien, j'ai déclaré.
– Je suis vraiment contente de cet appartement.
– Alors tout va très bien, j'ai déclaré.
– Vraiment contente.
– Mais vous vous disputez quand même un peu, n'est-ce pas? C'est lui qui me l'a dit.
– Ah bon. Et il t'a dit quoi, au juste?
– Que tu étais de mauvais poil. Que ça t'arrivait.
– Et ça te regarde?
– Ça ne me regarde pas, mais je vais quand même te donner un conseil.
– Je ne veux pas de ton conseil.
– Très bien. Comme tu voudras. Mais tu ne viendras pas pleurer.»
J'ai regardé ma montre. Il était à peine dix heures. J'ai dit: «Oh là là, il est tard.»
Je me suis levé en grimaçant un sourire.
«Assieds-toi, elle a dit. Assieds-toi. C'est quoi, ton conseil?»
Je me suis rassis. Je me suis permis de la dévisager avec la plus extrême attention, jusqu'à ce qu'elle se mette à s'agiter.
«Mon conseil? Ne te fiche pas de moi. Tu n'as besoin d'aucun conseil.
– Et si ce n'était pas le cas?»
Je ne lui ai pas répondu. Je me suis levé et je suis allé fureter dans la cuisine. J'ai trouvé un fond de liqueur de framboise. Comme elle me tannait, je lui ai expliqué que je n'avais pas de conseil à donner aux jeunes ménages. Qu'ils se démerdent. Que mon conseil était de garder les cartons. Elle a fait celle qui ne comprenait pas. «Les cartons, j'ai dit. On met quoi dans les cartons? Ça sert à quoi, les cartons?»
J'ai tenu bon pendant un moment, grâce à ce fond de framboise qu'elle gardait, paraît-il, qu'elle gardait, m'a-t-elle fait remarquer, pour l'usage exclusif de ses salades de fruits. «Je le sais bien, lui ai-je rétorqué. Comme si je ne le savais pas. Comme si ce n'était pas moi qui t'avais donné le truc.» Elle était d'humeur pinailleuse. Elle me contrait. Pied à pied. Elle me collait au train. Quand j'ai pris une chaise, elle s'est plantée devant moi, les bras croisés, les jambes plantées dans le sol, ce qui tendait sa minijupe comme de l'élastique et la remontait sexy, limite convenable, le regard brillant, le regard impitoyable, les narines frémissantes et tout en elle me cherchant des crosses. J'ai alors décidé de regagner le canapé.
Et José est arrivée une seconde fois, avec un énorme joint à la main, fumant comme une torche. Elle s'est abattue près de moi.
«Et toi, t'en es où, avec Jennifer Brennen? T'en es où?
– Ça avance.
– C'est quoi, ce que tu bois? Fais-moi goûter. Pouah. Pouah. C'est affreusement sucré. Pouah. C'est quoi, ce machin? De la framboise? Beurk. Pouah. De la framboise? Beurk.»
Elle était un peu électrique, bizarrement. Je lui ai dit qu'elle ne devait pas s'inquiéter. Que l'enquête ne piétinait pas une seconde et filait même bon train. Qu'elle ne s'inquiète pas. Je l'ai rassurée. Saisissant l'occasion, je lui ai pris pour cinquante euros de skunk.
«Mais quand même, elle a fait en redescendant avec sa balance. Mais quand même. Merde. On va laisser courir ce salaud encore longtemps?
– Eh bien, figure-toi que l'étau se resserre. Mais je ne peux pas t'en confier davantage.
– Je te l'ai dit. J'ai été de toutes les campagnes contre Nike. On m'aperçoit dans le film de Michael Moore. Enfin, bref. Mais Brennen, lui, je le conduirais bien sur son bûcher.»
Après le départ de José, Chris est restée assise à côté de moi, sur le canapé, les jambes repliées sous elle, un coussin sur le ventre, le regard dans le vague. Je lui ai caressé la tête. Nous étions redevenus copains par l'opération du Saint-Esprit.
«On verra bien ce que ça donnera, j'ai déclaré avec un léger soupir. Tâche d'en profiter, que veux-tu que je te dise. On verra bien. Enfin, fais-moi plaisir. Ne prends plus de risques. Arrête. Tâche d'en avoir toujours sous la main. Tâche d'y penser. Et s'il fait l'étonné, je veux bien lui parler. Ça ne me dérange pas.
– S'il te plaît. Oh là là. Change de sujet, tu veux bien?
– N'empêche que ce mec. Il te fait danser au bord du gouffre. Comme de t'entraîner à cette manif. Voilà encore un truc intelligent. À cette maudite manif.
– D'abord, il ne m'entraîne pas. J'y vais toute seule. Il ne m'entraîne pas, si tu veux savoir. Et je te remercie. Je te remercie de penser que je ne suis pas capable d'avoir mes propres convictions à défendre. Merci, Nathan. Merci pour le compliment.
– Fais l'imbécile. Vas-y, fais l'idiote. Ne te gêne pas avec moi. Continue.
– Je n'ai pas raison?
– Écoute-moi bien. Merde. Est-ce que tu es aveugle? Est-ce que vous ne voyez pas que le vent a tourné? Vous leur avez foutu les jetons autrefois, mais aujourd'hui? Hein, aujourd'hui. Ils vous ont bien baisés. Ils vous ont tellement bien baisés, je dois dire. Ils en ont profité pour vous flanquer le malheur du monde sur le dos, un beau tour de passe-passe, hein, entre parenthèses, hein, Chris, ils vous ont fait porter le chapeau, on dirait, et ça, ce coup-là, et ça, vous l'avez pris en plein dans la gueule, sans vous y attendre. C'est pas vrai, peut-être? C'est pas vrai? Qui se retrouve contre le progrès, contre la croissance, contre la grandeur de l'Occident, aujourd'hui? Qui? À présent, qui sont les obscurantistes, les ennemis de la nation, les fossoyeurs de notre réussite économique? Tu ne les entends pas ricaner? Ils ont repris la main, je te signale. Vos vérités. Mais vos vérités ne pèsent rien contre leurs mensonges, j'espère que tu en es consciente, hein, rassure-moi. Chris. Dès que vous ouvrez la bouche, ils vous renfoncent vos paroles dans la gorge. Ils vous coupent l'herbe sous les pieds. Ça devient un jeu. C'est tellement facile. C'est tellement facile de baiser un idéaliste. N'empêche qu'ils n'attendent qu'une occasion pour vous écraser et vous allez la leur donner. C'est quoi? Merde, c'est quoi? C'est le goût du sacrifice?
– Eh bien malheureusement, tu vois. Malheureusement, je ne peux pas t'expliquer ça en cinq minutes. Parce que ça ne t'a jamais intéressé. Parce que tu n'as jamais voulu partager ces choses avec moi. Alors, tu vois. On ne parle plus la même langue.»
À ce moment, Marc m'a appelé pour me donner l'adresse d'une soirée. J'entendais Paula à côté de lui et des rires. J'ai regardé Chris un instant puis j'ai dit que j'arrivais.
«Amuse-toi bien, elle m'a dit.
– Compte sur moi», j'ai répondu.
Chris et moi, après avoir flambé, après avoir craché des flammes durant les quelques mois qui avaient suivi l'accident, nous nous étions tranquillement consumés, nous étions restés immobiles comme des statues et aux dernières nouvelles, je ne voulais pas me le cacher, nous filions droit vers la cendre. Soyons lucide. Même si je sentais encore quelques petites touches très nettes qui nous surprenaient l'un et l'autre – et j'y étais sans doute plus sensible qu'elle. Je voyais parfois le bouchon s'enfoncer, ma ligne se tendre, et le contact s'effectuait entre nous. À la fois très fort et très bref. À me demander si je n'avais pas rêvé. Oui. Il y avait encore quelques fils qui tenaient, un peu par miracle, et certains auraient pu penser qu'en les rassemblant… Oui. Peut-être. Mais je n'y croyais plus beaucoup. Peut-être un peu de sexe, mais pas davantage. Pour le reste, nous ne parlions plus la même langue. Ce n'était pas moi qui l'avais inventé.
Je traversais une drôle de période, croyez-moi. Sans parler de Marie-Jo et de Paula qui me posaient des problèmes. Sans parler de mes échecs littéraires – auxquels, entre parenthèses, je cherchais à remédier en travaillant sur mes notes ainsi que Franck m'y avait encouragé. Je traversais une période déstabilisante. Sans parler de mon boulot.
Où l'ambiance était à son plus bas niveau. Où mes relations avec Francis Fenwick s'étaient clairement envenimées à la suite du petit tour que j'avais joué à Paul Brennen. L'ambiance était infernale. Il y avait eu de la démission dans l'air – une fois je la lui avais donnée, une fois il me l'avait demandée -, de terribles menaces de sa part – quant à moi, j'avais failli lui dire que je balançais sa fille s'il me faisait chier. Une ambiance exécrable, on l'imagine. Tout ce qu'il me fallait. Avec cette chose au-dessus de la tête: une plainte de Paul Brennen pour harcèlement. Pour harcèlement. Qui ne manquerait pas de s'abattre sur moi, entre autres, si je recommençais mes conneries. Pour harcèlement, vous entendez ça?
J'étais comme un homme qui a marché dans la merde. Les autres m'évitaient. À croire que ma disgrâce en haut lieu pouvait les infecter s'ils s'approchaient de moi. Marie-Jo pensait que j'exagérais mais elle n'était pas à ma place. Des conversations s'éteignaient à mon arrivée, des regards fuyaient, des dos se tournaient. Copiner avec moi n'était plus à l'ordre du jour. Sans compter que ma femme était une militante.
On se demandait si ce n'était pas pour cette raison que j'en voulais tellement à Paul Brennen. Si je n'étais pas un peu contaminé. Si je n'étais pas un rouge, du genre que leurs pères avaient connu. Quelque chose dans ce goût-là. Un type qui voulait démolir la société – mais qui aurait bien pu vouloir démolir une société dont on ne voyait que des décombres?
Et comme les autres se méfiaient aussi de moi, Chris et les autres, comme ça c'était vraiment génial. Où que je sois, le réconfort m'attendait. Je me sentais aimé.
J'envoyais Marie-Jo aux nouvelles pour en savoir un peu plus sur la manif. Je la regardais s'éloigner, dans son pantalon de serge bleue luisant aux fesses, et je commençais à tiquer. Je vous en ai parlé. Je vous ai parlé de ce fameux pique-nique où j'avais découvert qu'elle avait de grosses cuisses. Eh bien, il n'y avait pas que les cuisses. C'était un fait. Rien de très grave, cela dit, mais rien de très rassurant non plus. Une nouvelle épreuve m'attendait-elle?
Au point où j'en étais. Comme si ma vie n'était pas assez compliquée. Pas assez floue. Je multipliais mes étreintes avec Marie-Jo pour conjurer le sort qui aurait voulu nuire à notre relation. Je la prenais au moins une fois par jour, en civil ou en uniforme – je préférais l'uniforme, je lui laissais sa chemise et sa cravate et quelquefois sa casquette. Elle n'en revenait pas. Elle pensait que la chaleur y était pour quelque chose, alors que j'étais engagé dans une bataille qui me rendait enragé. Que je refusais de perdre.
Chez Pat et Annie Oublanski qui nous avaient préparé un barbecue dans leur jardin. Qui nous attendaient pour passer à table alors que Marie-Jo et moi – Marie-Jo qui avait tenté de me dissuader – baisions fébrilement dans leur minuscule petit W-C peint en mauve et décoré comme une maison de poupée.
Chez Rita, sa nouvelle copine, qui nous laissait son appartement. Dans l'arrière-salle du salon de coiffure de Derek, là où ils préparent leurs teintures et font sécher les serviettes – ce qui s'avérait très utile. Dans des ruelles, le soir, en coup de vent. Au commissariat. Dans ma voiture ou dans la sienne. Chez elle. Dans des ascenseurs. Dans des escaliers. Comme si je pensais qu'elle allait s'échapper.
Et de l'autre côté, vous aviez Paula qui se plaignait de ne rien avoir. Qui se lamentait. Qui parfois se masturbait au milieu de la nuit, pensant que je dormais, alors que je sentais le drap qui bougeait dans tous les sens, et que je l'entendais gémir et recueillir de la salive dans sa main.
De bon matin, elle se blottissait contre moi en ronronnant et je restais là à contempler le plafond où s'étalait la lumière du matin, couche après couche, jusqu'au jaune bouton-d'or. Elle préparait le petit déjeuner quand je n'allais pas à la salle et pratiquais ma gymnastique à la maison, ce qui la mettait d'excellente humeur et me rendait sensible au fait d'avoir une femme à la maison. Une personne avec qui échanger quelques mots simples avant que le chaos de la journée ne vous engloutisse.
«Tu ne te rends pas compte, répétait Marc. Franchement, tu me sidères. Trouver mieux, on ne peut pas.
– Vraiment? Tu crois? C'est quand même une responsabilité, tu sais.»
Pour finir, je tondais la pelouse et il taillait la haie.
«Comment tu fais pour ne pas la baiser et l'avoir quand même à tes pieds? J'aimerais que tu m'expliques ça. Et comment tu peux préférer baiser l'autre.
– Marc, tu es marrant. Ça ne s'explique pas. Tu es marrant. Est-ce que je te demande comment tu fais pour baiser Eve?
– C'est pourtant simple. Elle me fait des cadeaux. Et n'oublie pas que je travaille pour elle.
– D'accord, mais épouser une femme et avoir des enfants, est-ce que tu y songes? Parce que, figure-toi que c'est autre chose. N'écoute pas ce qu'on raconte. Mon vieux, épouser une femme, c'est la grande aventure. Je te parle en connaissance de cause.»
Le soir, quand Eve nous emmenait dîner en ville, nous formions deux couples étranges, bizarrement appareillés. Ou encore lorsque nous marchions sur les trottoirs, repoussant les mendiants et les ivrognes, enjambant les restes d'une cabine téléphonique, ignorant les rixes, les tympans vrillés par les sirènes des pompiers ou des ambulances, je me demandais chemin faisant où était l'erreur.
«C'est comme ça, c'est chacun pour soi, me confiait Eve tandis que les deux autres discutaient au bar. C'est une nouvelle époque, mon chéri.
– Et ça ne te contrarie pas. Tu n'en demandes pas plus que ça. Alors toi, il ne te manque rien. Eve, tu en as de la chance.»
De ce côté, c'était plutôt poudre et Champagne que l'on rencontrait. Réfléchissant à ma remarque, Eve s'est empressée de confectionner quelques lignes dont nous nous sommes occupés en vitesse. Elle a eu l'air de se sentir d'attaque.
«Écoute, mon chéri. Je suis riche, je suis en bonne santé et je m'entends bien avec ton frère. Alors qu'est-ce qui pourrait me manquer, d'après toi?»
J'ai frissonné en regardant les gens autour de moi. Nous étions installés dans des cocons d'acier modulables, l'entrée était sévèrement gardée, les platines étaient aux mains d'une fille tatouée que tout le monde s'arrachait depuis deux mois, quelques jeunes actrices étaient déjà saoules, les gars portaient des caleçons de marque, les uns et les autres échangeaient des vacheries, tâchaient de former un cercle autour de leur personne sans repousser l'idée de s'ouvrir les veines s'il fallait en arriver là, et les toilettes étaient bondées, une femme en robe de soirée traversait la salle à quatre pattes, le noir dominait, les visages avaient été soigneusement préparés, des types étaient rasés aux ciseaux, ils allaient faire leur gym dans les palaces, payaient un abonnement de cinq mille euros et les filles bien davantage avec les soins, mais malgré tout, malgré cette impression d'évoluer dans un univers de rêve, dans un monde où le futur, a priori, ne devait pas poser de problèmes, la triste réalité cognait sans relâche à la porte.
La triste réalité était celle-ci:
«Mais est-ce que ça va durer, Eve?»
J'ai levé mon verre en clignant de l'œil en direction de Paula qui me tendait de loin ses lèvres à travers le rideau de ses admirateurs – des types qui se demandaient avec angoisse, en me voyant, si le style beatnik revenait à la mode, m'avait-elle rapporté.
Lorsque j'ai reporté mon attention sur Eve, j'ai failli lâcher mon verre. Elle avait une mine étrange. Elle avait blêmi. Ses lèvres étaient pincées. J'ai pensé qu'à coup sûr, elle venait de repérer un ennemi dans la foule, une autre langue de vipère ou une femme qui portait la même tenue – un tas de loques hors de prix.
«Que quoi va durer? a-t-elle murmuré en baissant les yeux.
– Mais enfin, Eve, ta santé, ta richesse, ton histoire avec Marc, ai-je fait en observant un clone de Britney Spears qui me souriait mais que je remettais difficilement. Eve, tu sais bien de quoi je veux parler.»
Eve était une amie. Je n'allais pas lui raconter d'histoires. Mais je pensais en même temps à cette fille, Britney Spears, m'interrogeant sur les circonstances de notre rencontre qui demeuraient insaisissables. Tout en meublant la conversation:
«Tu penses qu'il ne te manque rien, Eve. Mais c'est une erreur. Il te manque le pouvoir de rendre les choses éternelles.»
Une poignée de rubans bariolés flottait devant la grille d'aération, offrant un agréable spectacle, d'une légèreté surnaturelle.
«Je ne te parle pas d'aujourd'hui. Mais de demain. Quand tu seras moche et vieille. On fera le bilan, toi et moi. On verra si on fait les malins.»
Croisant son regard fixe, je me suis demandé si elle comprenait ce que je lui disais ou si elle était ailleurs.
«Parce que vois-tu, Eve, il ne suffit pas de remarquer que nous avons changé d'époque et de plaisanter sur le fait que c'est chacun pour soi. Car il n'y a pas de quoi s'en réjouir. Prenons le cas, par exemple. Dans quelques années. Quand Marc t'aura quittée pour une fille de son âge. Que va-t-il te rester?»
Elle pouvait chercher, j'étais tranquille. Cette question, je me l'étais posée mille fois depuis que le spectre de la quarantaine approchait, et en particulier depuis que Chris avait décidé de mettre un terme à notre aventure – encore une dont l'aveuglement me stupéfiait. Mais pouvait-on aborder une question sérieuse dans un endroit si peu propice? Moi-même, je souriais à la vue de tant de frivolité, j'étais d'ailleurs de parfaite humeur.
«Ne crois pas t'en tirer avec une de tes fameuses pirouettes, ai-je poursuivi à l'adresse d'Eve qui secouait la tête de droite à gauche en prenant un air hébété. Ne fais pas la maligne. N'oublie pas que nous sommes arrivés à un certain âge. Ne nous racontons pas de blagues. Il est temps, pour nous, de regarder la réalité en face. Bientôt, il ne nous restera plus que nos yeux pour pleurer, tu peux me croire. Alors à quoi bon cette fuite en avant? Bientôt, nous nous retournerons et nous découvrirons que nous sommes seuls sur la piste. Tu vois le tableau? Essoufflés, luisants de sueur, les poumons en feu, le cœur dans la gorge, nous ne balaierons des yeux qu'un insondable désert. Les couilles tellement molles.»
Je me suis aperçu que j'avais marché sur un che-wing-gum. J'ai raclé ma semelle sur le pied de la table en aluminium brossé, puis sur la moquette.
«Marc, ai-je repris. Regarde-le. L'insouciance même. Je l'adore, tu sais. Je ne sais plus de quoi je te parlais, mais je l'adore. J'espère qu'il va se décider à bâtir une vie. Peut-être qu'un jour, on le verra arriver avec des gosses. Des gosses accrochés à ses jambes.»
Eve s'est levée d'un bond et s'est précipitée vers les toilettes. Je l'ai regardée s'éloigner en me disant que ma conversation ne l'intéressait pas beaucoup. Elle préférait adopter la politique de l'autruche. Se payer des séances d'ultraviolets pour donner le change. Us m'étonnaient. Eve et ses semblables me stupéfiaient. Était-il possible qu'en niant l'obstacle on puisse le faire disparaître? Est-ce que ça se pouvait?
Au fond, je n'en savais rien. Merde. Ce n'était pas impossible. Puis Paula est venue me rejoindre.
«Tu n'es pas d'accord, ma belle? On est bien obligé d'avoir une histoire, oui ou non?
– Nathan, mais de quoi tu parles?
– C'est comme d'avoir des bras et des jambes. tu sais. Hein, c'est ce qui nous tient en équilibre, est-ce que je me trompe? *
Plus tard, j'ai eu un coup de fil de Marc. Je me suis étonné qu'ils soient déjà rentrés.
«Ouais, un peu qu'on est rentrés.
– Remarque, vous ne perdez rien. Sauf que "qui-tu-sais" sort à présent avec ce banquier argentin, contre toute attente. Je te dois donc dix euros.
– Ta gueule. Ta gueule. Qu'est-ce que tu lui as fait?
– Marc. Je t'entends mal. Parle plus fort, mon vieux. J'ai fait quoi à qui?
– À qui, d'après toi? À Eve, abruti. Qu'est-ce que tu lui as raconté à propos de moi, espèce d'abruti?
– Mais rien du tout. C'est quoi cette his.
– Ta gueule. Que j'allais la quitter. Qu'elle deviendrait vieille et moche.
– Ah, ça?
– Ouais. Alors viens la consoler, maintenant. Elle sanglote depuis une heure sur le lit, je te signale. Hein, connard. Alors viens la consoler, maintenant. On peut savoir ce qui t'a pris?»
Dès le matin, à toute allure, une vive lumière se répandait dans le ciel. Le même ciel bleu, aveuglant, impitoyable, au-dessus de Londres, Berlin, Paris ou Madrid, toutes logées à la même enseigne. Dès le matin, la température atteignait à présent vingt-six degrés puis montait en flèche pour affleurer, dans une blancheur stridente, les quarante et quelques aux heures les plus chaudes.
Je tenais un stand de glaces à un carrefour. Marie-Jo balayait le trottoir. Nous étions reliés par des microphones invisibles. Sur les toits étaient embusqués des tireurs d'élite et dans un fourgon de blanchisserie se trouvait une section de la police anti-émeute venue nous prêter main-forte au cas où la situation nous échapperait.
Le fourgon était garé juste derrière moi. Des types que je n'avais pas souvent l'occasion de fréquenter, qui vivaient dans des casernes et avaient une réputation de brutes épaisses et de psychopathes. Mais je discutais depuis un bon moment avec eux, par le biais d'une vitre grillagée où ils cherchaient un peu d'air, et ceux-là étaient plutôt sympathiques.
Ils étouffaient, là-dedans. Le fourgon était en plein soleil. Je leur passais des sorbets en cachette. En fait, l'histoire était en train de foirer dans la banque. Des clients et des employés étaient pris en otages, ce qui signifiait que nous allions en avoir pour des heures car on nous avait demandé de rester en place.
En particulier, je faisais la conversation à un jeune gradé qui me dévalisait de mes sorbets à la pêche de façon compulsive. La sueur ruisselait sur son front et imbibait sa fine moustache clairsemée.
«Tu vois, ai-je déclaré à Marie-Jo qui me rejoignait en poussant paresseusement sa poubelle à roulettes, essuyant son front dans sa manche. Tu vois, ce jeune officier vient de m'apprendre qu'ils ont reçu des ordres extrêmement clairs à propos de la manif. La répression sera farouche.
– Exact, madame, a opiné le gars derrière son grillage, examinant son sorbet d'un air satisfait. Je le confirme. On va en faire de la pâtée.
– Tu entends ça, Marie-Jo, de la pâtée. Ça dit bien ce que ça veut dire.
– Exact. On va leur passer l'envie de recommencer. Ils vont avoir une surprise.
– Une mauvaise, j'espère?»
J'étais de la maison, non? J'étais pourtant du même côté que lui, il me semble. Nous avions plus ou moins le même patron, nous avions prêté serment, nous mettions les gens en cabane, nous avions les mêmes horaires de dingue et étions payés comme des chiens, nous mettions nos vies en danger pour assurer l'ordre, nos femmes se faisaient un sang d'encre et finissaient par nous larguer pour une vie meilleure avec des types sans foi ni loi, on nous mettait à cuire dans des fourgons ou on nous flanquait sur le trottoir déguisés comme des punks, et alors quoi? Sans même parler de fraternité, y avait-il ce sentiment d'appartenir à un même corps? N'étions-nous pas censés pouvoir au moins échanger quelques informations entre collègues?
J'étais vert.
«Et toi. Où en es-tu? Marie-Jo. Merde. Je dois l'arracher les vers du nez, à toi aussi?»
Nous étions revenus pour nous changer. Je dansais sur un pied, enfilant mon pantalon avec maladresse car j'étais encore très énervé. Il était huit heures du soir. Nous venions de passer quatorze heures d'affilée devant la banque et nous n'avions que des sorbets dans le ventre. La prise d'otages s'était terminée dans un bain de sang, ce qui chaque fois nous déprimait car c'était la preuve de notre impuissance, de notre incapacité à sauver la veuve et l'orphelin, et croyez-moi, le cœur du flic le plus endurci se ramollit d'un seul coup quand on aborde le sujet – au moment de la sortie des corps sur les civières, la foule nous avait hués,
Coincés entre deux rangées d'armoires métalliques, sous une mome lumière, dans une rance odeur de sueur, la balayeuse et le vendeur de glaces, fourbus, ruminaient la journée.
«Depuis le temps que tu traînes là-bas, j'ai ajouté en cherchant mon peigne dans mon casier. Qu'est-ce que ça donne?»
Elle se badigeonnait les aisselles avec un stick déodorant rose translucide, une nouveauté. La pauvre, après toutes ces heures en plein soleil, blêmissait de fatigue. Ses mâchoires étaient contractées. Ses cheveux étaient en bataille. Les bretelles de son soutien-gorge tailladaient ses épaules, les élastiques de son slip s'enfonçaient méchamment dans sa peau.
«Ça avance comme tu veux?» ai-je fait sur un ton plus doux.
Être persuadé qu'elle s'emmerdait pour rien, qu'elle s'entêtait à mener une enquête inutile, ne m'empêchait pas d'être charitable et je savais par Rita qu'elle prenait ce travail très au sérieux.
«J'en ai interrogé une douzaine, elle a soupiré. Je continue d'avancer sur ses pas.
– Il t'aura fait chier, l'animal.
– Oh oui. À qui le dis-tu.»
D'autant que la pauvre, son histoire s'était éventée. L'autre jour, au-dessus de son bureau, une guirlande de préservatifs et un tube de vaseline décapsulé, bavant sur ses affaires, se balançaient à une banderole OFFICIER DE LIAISON DES GAYS ET DES LESBIENNES et maintenant on rigolait dans son dos – deux types des mœurs avaient déjà pris sa main dans la figure et il avait fallu l'arracher d'un véritable corps-à-corps avec le délégué du syndicat d'extrême droite, COURAGE & HONNEUR, très influent dans nos rangs. Mais Marie-Jo était comme ça. Un bolide qu'on ne pouvait arrêter. Prête à s'infliger une épreuve humiliante plutôt que de dévier du chemin qu'elle s'est tracé. Une belle leçon d'abnégation qu'elle nous donnait là, j'ai l'impression. Cette sacrée Marie-Jo.
Elle avait quelques biscuits aux raisins et aux noix dans son casier. Elle les a partagés de bon cœur avec moi.
«Tant que je ne brise pas le fil, elle a fait. Tant que l'un me conduit à l'autre. Je sais que je vais y arriver. Quand je vois la tête de Franck. Il sait que je progresse.»
Je l'ai attendue pendant qu'elle se rhabillait et laçait ses chaussures avec le sang qui lui montait à la tête.
«Ce petit connard à moustache, ai-je marmonné d'un ton rêveur. Je n'en reviens pas.»
En sortant, elle m'a parlé d'un rôti de veau qui lui restait sur les bras. Mais je souhaitais qu'auparavant, nous fassions un détour par chez Wolf. En chemin, nous nous sommes arrêtés pour boire un verre. Je la regardais et j'ai eu envie de lui caresser la joue. Elle a souri. La chaleur, la fatigue, les soucis, la mort d'innocents, tout cela rendait affreusement sentimental.
Tandis que Marie-Jo aidait Chris à porter des cartons remplis de tracts dans le coffre de sa voiture, j'ai fait part à Wolf de mes inquiétudes.
«Une surprise, Nathan? Quel genre de surprise?
– Rien. Pas ça. Je n'ai rien pu en tirer. Mais ça ne me plaît pas du tout. Et toi?
– Ça ne me plaît pas, bien entendu. Mais c'est leur problème, pas le nôtre.
– Ah bon. Tu vois ça comme ça. Alors c'est leur problème. Très bien. En tout cas, j'interdis à Chris d'y mettre les pieds. Et j'y veillerai, sois tranquille. Maintenant autre chose: tu ne mets pas de capote, il paraît? Je ne rêve pas? Tu vas peut-être me dire que c'est son problème? Ça te fait rire, je vois.
– Nathan. Je t'aime bien mais tu me casses vraiment les pieds. Sincèrement.
– C'est bien possible. Ça m'est égal. Mais qu'il lui arrive quelque chose et je t'abattrai comme un chien. Je te l'ai déjà dit mais je veux être sûr que tu ne l'as pas oublié. Comme un chien, Wolf. Comme un animal nuisible.
– Mais qu'est-ce que tu crois? Est-ce que tu douterais de mes sentiments pour Chris?
– Écoute. Cette femme-là. Quand j'étais à ta place. Je ne l'invitais pas à participer à une bataille de rue. Quand j'étais à ta place. Je passais plutôt mon temps à trembler pour elle.
– Ne raconte pas de conneries, s'il te plaît. Je suis au courant. Tu lui as certainement fait plus de mal que je lui en ferai jamais. Nathan, elle m'a tout raconté. Ne te fatigue pas.»
Ça m'a coupé le souffle.
Franck prenait un bain quand nous sommes arrivés. Il écoutait du Charlie Parker, les yeux clos, couvert de mousse jusqu'aux épaules et il avait un sourire de bienheureux.
Marie-Jo l'a secoué pour qu'il lui cède la place, elle qui mourait de fatigue et devait absolument s'administrer un bain tiède de toute urgence avant de tomber dans les pommes, puis nous sommes repartis vers la cuisine pour aller voir ce rôti.
Là, elle m'a demandé si j'avais vu Franck, comme il avait l'air serein, comme son visage était calme et détendu. J'ai répondu qu'il avait presque l'air d'un jeune homme.
«Il est comme ça depuis quelques jours. Et tu sais pourquoi? Il prétend que je vais nous précipiter en enfer. Si je poursuis mon enquête. Tu vois le genre?»
J'ai disposé des cornichons en éventail autour des tranches de veau et j'ai eu l'idée de faire une mayonnaise en échange d'une bière ou d'un verre de vin.
«Les derniers jours de paix qu'il lui reste à vivre. Tu vois le genre? Alors il a décidé d'en profiter. Il a décidé de prendre la vie du bon côté. Et tu sais ce que ça veut dire?
– Non, Marie-Jo. Désolé, mais je n'en ai pas la moindre idée.
– Ça veut dire que je brûle.
– Sois un peu plus claire.
– Nathan, ça veut dire que je suis proche du but. Et qu'il a peur de ce que je vais découvrir. C'est tout ce que ça veut dire.»
L'excitation du flic à l'heure où sa traque promet d'aboutir. Vous ne pouvez pas comprendre. Elle ne tenait plus sur ses jambes mais son regard s'était illuminé, ses grands yeux verts brillaient d'un éclat magnifique. Voilà ce qui nous séparait du commun des mortels. Ces quelques instants de gloire, ce sentiment de toute-puissance qui nous élevait vers les cimes. Voilà pourquoi des hommes et des femmes acceptaient ce boulot horrible, dangereux, sordide, mal payé, méprisé et très décevant la plupart du temps. Pour ces quelques instants de grâce, de pur et incommensurable plaisir, à quoi aucun bonheur au monde ne peut se comparer.
«Alors fonce, lui ai-je déclaré en la prenant par les épaules. Tu n'as pas besoin de sa permission. Nous sommes des chasseurs solitaires, n'est-ce pas? Hein, sacrée veinarde. Tu es sur ton petit nuage, pas vrai?»
Combien en connaissais-je, des comme elle? Des flics qui avaient ça dans le sang, qui n'abandonnaient jamais et n'hésitaient pas à sacrifier leur confort personnel. Je n'en connaissais pas beaucoup.
Je l'ai serrée dans mes bras. J'étais fier d'elle. Et je me disais que plus vite elle en aurait terminé avec ses histoires, plus vite nous pourrions nous occuper d'une affaire autrement sérieuse. «Fonce, ma belle, lui ai-je murmuré à l'oreille. Ne perds pas de temps.»
Mais elle était K-O. Elle s'est écartée de moi avec un soupir irrité, sous prétexte qu'il faisait trop chaud – je pense qu'elle prenait trop d'amphétamines. Et puis elle est partie s'allonger dans la chambre en déclarant que nous ne devions pas l'attendre.
«Tu connais cette fille, m'a dit Franck. Cette Rita. Que je ne trouve pas follement sympathique, entre nous. Un peu spéciale, n'est-ce pas? Eh bien, elle lui a conseillé de sauter le repas du soir. Mais je ne veux pas m'en mêler, tu comprends.»
Quant à lui, il avait un appétit de tous les diables. Le cheveu encore humide, vêtu d'un peignoir léger qui s'ouvrait sur les poils grisonnants de sa poitrine, les jambes à l'air et les pieds nus, il faisait honneur au rôti et buvait de grands verres de vin dont nous finissions déjà la seconde bouteille. Comme il souriait tout le temps, je lui ai demandé si tout allait bien. Il a haussé les épaules avec bonne humeur: «Je crois que ma carrière est fichue. Sais-tu que nous sommes devenus la risée de l'université? Tu devrais venir voir ça. Le résultat dépasse mes espérances.
– Tu aurais pu t'épargner ça. Et tu aurais pu lui éviter un travail inutile. Tu sais bien qu'elle finira par trouver ce qu'elle cherche. Enfin, tu la connais.
– Mais, mon vieux, pense à la cigarette du condamné. Et on a raison, tu sais. C'est vraiment la meilleure. Pense à la cigarette du condamné.
– Franck, c'est quoi tous ces mystères? À quoi tu joues, exactement?»
Son sourire n'avait pas disparu. Il n'était plus aussi franc mais il s'accrochait. Sans me répondre, Franck a rempli nos verres.
J'ai insisté:
«Il y a vraiment de quoi s'inquiéter?
– Oh oui, il y a de quoi s'inquiéter. Oh oui.
– Est-ce que des mecs t'emmerdent? Écoute-moi, Franck. Je ne suis pas marchand de vélos. Tu ne crois pas que je pourrais t'aider? Que Marie-Jo et moi, nous pourrions t'aider?
– Elle aurait pu m'aider en mettant son nez ailleurs. Elle aurait pu, mais elle ne l'a pas fait. Ce n'est pas très valorisant, pour moi. Hein, qu'est-ce que tu en penses?
– Je ne sais pas. Mets-toi à sa place. Tu n'es pas vraiment le mari modèle.
– Mais c'est quoi, un mari modèle? Au fond, c'est quoi?
– Je me disais que peut-être, Franck. Peut-être qu'il y a des choses dont tu ne veux pas parler avec elle. Imagine le cas. Mais dont tu pourrais parler avec moi.»
Il a gloussé.
Je lui ai souri puis je me suis levé pour voir où en était Marie-Jo tandis qu'il versait un filet d'huile sur nos cœurs de laitues, retrouvant ainsi la paix intérieure.
Elle s'était endormie sur le lit, d'un seul bloc. Je l'ai considérée un moment, puis je lui ai enlevé ses chaussures. J'ai également éteint le petit ventilateur qui lui soufflait au visage car c'est ainsi qu'on s'enrhume. Quand j'ai éteint la lumière, elle s'est mise à ronfler doucement, d'une manière presque joyeuse. Je me suis alors aperçu que je n'avais jamais passé une nuit avec elle. Non, nous n'avions jamais dormi ensemble, elle et moi. Et maintenant que j'y réfléchissais, je trouvais étonnant de ne pas l'avoir remarqué plus tôt.
Reprenant ma place, j'ai annoncé à Franck qu'elle dormait, si bien qu'il a terminé le rôti. Ensuite, nous avons fumé un peu d'herbe que Marie-Jo achetait au coin de la rue, chez un Chinois lunatique, mais qui ne valait pas celle de José. Au même étage, dans l'immeuble d'en face, un couple se poursuivait d'une pièce à l'autre et en dessous, un homme seul regardait la télé, le buste penché en avant. La nuit avait une odeur de fleurs d'acacia et de goudron brassés dans l'air chaud qui tournoyait mollement à la fenêtre. Franck agitait un éventail contre sa poitrine et je préparais des cognacs au soda. Il était question de protection.
«Protection, mon cul, disait-il. Protection, mon cul. Ils sont relâchés au bout de quinze jours. Ne me raconte pas d'histoires.»
Les gens perdaient confiance en nous. Chaque jour davantage. Je le constatais.
Depuis que des gosses de douze ans attaquaient des banques, les prisons débordaient comme la chair de fruits trop mûrs. On nous demandait de réprimer et nous réprimions. Bon. Mais qu'est-ce qu'ils foutaient à l'autre bout? Que pouvais-je répondre à Franck? La société craquait de tous les côtés, jusque dans les écoles, jusque dans les familles. Plus on cherchait à la reprendre en main, d'une poigne autoritaire, plus le ciel rougeoyait – sans même parler des tours qui s'effondraient, des ponts qui valsaient, des types qui se faisaient sauter au milieu de la foule. Alors les gens perdaient confiance en nous. Ils ne croyaient plus en nous. Comment leur en vouloir? Une espèce de jungle s'installait, les guerres étaient à nos portes, nos radieux espoirs s'étaient envolés, nos radieux espoirs de bien-être et de justice à l'aube de ce nouveau millénaire s'étaient envolés en tirant sur nos têtes un voile de ténèbres, aussi comment leur en vouloir? Franck me considérait avec un sourire furieux et je ne trouvais pas les mots pour le convaincre. «C'est déjà bien, me disait Wolf. C'est déjà bien que tu prennes conscience du chaos où certains nous ont conduits.» N'empêche que je ne trouvais pas les mots. Quand il m'arrivait d'échanger quelques paroles avec Wolf sur ce sujet, je me sentais rapetisser et j'étais obligé de lever les yeux vers lui.
Je faisais un sérieux complexe d'infériorité, vis-à-vis de Wolf.
«J'ai bien conscience du problème, Franck. Je ne suis pas aveugle. J'en parlais avec Wolf, l'autre soir. Nous nous moquons de la justice italienne, mais la nôtre ne vaut guère mieux. Entièrement d'accord.»
Franck pensait que nous avions ce que nous méritions. Ce qui, de toute façon, lui était égal, désormais. Complètement égal.
Après un instant de silence, il a souri dans le vague et souhaité refumer un peu d'herbe. Au fond, il ne regrettait rien. Sa vie n'avait pas été simple, mais il l'avait acceptée.
«Ce que l'on souhaite réellement, du fond de son âme, il faut souvent aller le chercher très loin. Si tu vois ce que je veux dire. Mais ça ne se fait pas sans mal. Ni pour soi, ni pour les autres.»
Il s'était allongé sur le canapé, la tête sur un coussin, et j'avais pris place dans un fauteuil, la tête renversée vers le plafond. «Pourquoi tu ne lui parlerais pas? il a demandé.
– Elle ne changera pas d'avis. Personne ne la fera changer d'avis. Oublie.
– Oui. Je crois que tu as raison. Inutile de se casser la tête.»
On entendait des voitures qui remontaient la rue, la sono à fond avec des types qui braillaient en chœur, puis le bruit s'éloignait et le silence paraissait presque amical. Au loin, on apercevait une rame du métro aérien bloquée entre deux stations et, en direction du fleuve, une gigantesque enseigne lumineuse TELEFUNKEN crachait d'inquiétantes gerbes d'étincelles qui retombaient sur les toits alentour. Au nord, sur un écran géant, des jeunes gens échangeaient imprudemment leurs chewing-gums et un message de mise en garde à propos des MST clignotait tout à coup devant leurs bouches.
Ce genre de soirée, Franck et moi en avions connu pas mal. Quand Marie-Jo allait se coucher et que nous traînions dans le salon où je découvrais ce qu'était une bibliothèque – environ deux mille ouvrages et autant dans la cave que nous avions mis, lui et moi, une semaine à assainir et protéger de l'humidité avant d'installer les livres sur des rayonnages de tôle galvanisée. C'était au cours de ces soirées que Franck avait éveillé mon intérêt et m'avait proposé quelques exercices pour voir si j'étais capable d'écrire trois lignes – ce qui avait pris des mois et demeurait toujours aussi peu convaincant.
Franck suçait des jeunes types de vingt ans et je couchais avec sa femme, mais nous nous entendions bien – ce qui, au fond, n'est pas si étrange. Parfois, nous regardions la neige tomber, ou des pluies sombres, ou la course des nuages, ou les veines qui couraient sur nos mains, ou les photos dans les magazines et nous avions des conversations décousues qui faisaient très bien l'affaire.
«N'empêche que tu commets une erreur, j'ai dit.
– En tout cas, surveille-la de près. Reste avec elle. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose.
– Oui, j'ai le même problème avec Chris. Je sais ce que tu ressens. On ne peut pas se laver les mains de leurs histoires.
– Elles ne nous font pas de cadeau. Oh non. Elles nous le font payer. Comme si nous leur versions une rente.
– Nous faire expier, Franck. Nous faire expier, mon vieux.»
Un peu plus tard, à quatre pattes sur le tapis, Franck a ramassé un ver luisant dont la présence nous a bien étonnés, puis il l'a déposé dans le bac à fleurs. D'après lui, un fait divers pouvait donner un bon livre, il y avait de nombreux exemples.
«La crème de la crème, ce sont les romanciers. Ce que je ne suis pas, malheureusement. Pour moi, c'est un constat terrible, tu t'en doutes. Mais l'histoire de Jennifer Brennen. Je pensais que ce n'était pas une mauvaise idée. Je le pense toujours, d'ailleurs. Beaucoup de mes élèves la connaissaient. Ils pouvaient m'en parler, je pouvais me procurer de la matière, autant de matière que je voulais. Quand tu n'es pas romancier, tu es obligé de faire les poubelles, tu comprends.»
Je le revoyais à la morgue, penché sur le cadavre de Jennifer Brennen, vivement intéressé. La suite était logique. Nous aurions sans doute pu la prévoir. Marie-Jo et moi, si nos préoccupations personnelles nous avaient laissé du répit – mais par quel miracle, à moins de ne pas avoir de vie privée et donc des tonnes de problèmes à régler de toute urgence? -, nous aurions pu deviner que Franck avait eu une idée derrière la tête. Et nous n'en serions pas là.
«Tu crois qu'écrire est une occupation sérieuse? Réservée à des gens sérieux? Sais-tu à quoi on reconnaît un mauvais écrivain? Celui qui prétend ne pas être un farceur, tu peux être sûr qu'il ne vaut rien.»
Puis Marie-Jo est apparue, croyant que c'était le matin.