Elle s'appelle Paula Cortes-Acari. Paula Consuelo Cortes-Acari. Elle a vingt-huit ans. Elle fait des photos de mode. On voit son cul dans tous les endroits branchés.
Il y a six mois, elle vivait encore chez sa sœur, Lisa-Laure Cortes-Acari. Qui l'a virée. Parce que la Paula en question faisait chier tout le monde. Maintenant elle me fait chier, moi.
Je sais à peu près tout sur elle, sur cette paumée. Ça ne m'a pas pris cinq minutes.
Je voulais savoir pourquoi elle nous suivait. Alors je l'ai suivie. Un matin.
Nathan et moi étions garés devant le commissariat central et nous prenions notre petit déjeuner en écoutant la radio – pas celle de la police, mais une nouvelle station assez loufoque qui donnait des conseils d'un authentique mauvais goût, du genre Comment construire un abri anti-atomique en six jours ou Comment personnaliser son masque à gaz.
En levant le nez, j'ai vu cette fille. Pour la troisième fois. Alors je me suis décidée. J'ai regardé Nathan en grimaçant, une main sur le ventre, et je lui ai fait le coup des règles douloureuses. Je lui ai dit que je prenais ma matinée.
Je suis sortie de la voiture, pliée en deux, faisant signe à Nathan que tout allait bien, qu'il pouvait filer, tout en restant à l'abri des regards de la fille.
Ces filles-là, vous savez ce qu'elles font de leurs journées? Elles traînent. Elles se baladent et entrent dans les boutiques, dans n'importe quelle boutique, et parfois elles essayent des chaussures ou des fringues ou des lunettes de soleil aux verres très sombres. Elles traînent, quoi. Elles s'emmerdent. Elles attendent le soir. Je l'ai prise en photo pendant qu'elle examinait la vitrine d'un antiquaire, puis ici et là. Je suis la Femme Invisible.
Vers midi, faute de taxi, elle a pris le bus. La pauvre. Une extraterrestre. Et nous voilà parties à travers la ville, nous éloignant du centre, franchissant le fleuve couleur café au lait mousseux, assises dos à dos dans un engin entièrement décoré de graffitis et de déclarations obscènes qui bondissait dans la lumière souriante de la mi-juin et nous emportait vers une destination inconnue. Du moins, en ce qui me concernait. Nous filions vers l'ouest, vers les quartiers populaires.
Comme nous passions au-dessus du périphérique et en dessous d'une voie express qui entamait sa descente vers un tunnel situé en sens inverse, le tout produisant d'aériennes et complexes figures de béton armé, elle s'est levée et je me suis dit tiens, quelle drôle de coïncidence.
Et deux minutes plus tard, comme je la suivais sur le trottoir d'en face, je me suis dit mais qu'est-ce que ça signifie?
La voiture de Marc était garée dans l'allée. Un instant, je suis restée au milieu de la rue en me grattant la tête. Qu'est-ce que c'était que cette histoire?
Je suis revenue lentement sur mes pas. Légèrement sonnée. Je suis entrée dans un bar pour manger un sandwich pendant qu'on développait mes photos mais cette fille m'avait presque coupé l'appétit. J'avais l'esprit si occupé que chaque bouchée menaçait de se coincer dans ma gorge. Je disposais d'un tas d'éléments que je n'arrivais pas à agencer, qui m'échappaient des mains à mesure que je les saisissais, qui refusaient de se laisser arrimer l'un à l'autre, qui se chevauchaient dans la confusion la plus totale.
J'ai fini par appeler Nathan avant de m'énerver, avant d'y retourner pour secouer cette fille un bon coup et lui faire dire ce qu'elle foutait au juste.
On s'est retrouvés dans la voiture. Il voulait que je conduise, mais je lui ai dit non. Au premier feu rouge, j'ai brandi la photo de la fille sous son nez:
«Tu la connais?»
Il avait intérêt à faire très attention. S'il s'avisait de me mentir, j'allais m'en apercevoir à la seconde. Je suis une femme. Un éclair de trouble, l'ombre d'une hésitation, le moindre courant d'air et son affaire était entendue, je le coinçais, ce salaud.
Mais il s'en est superbement tiré. Il a déclaré aussitôt:
«Bien sûr que je la connais.»
Il s'en est d'autant bien tiré qu'il a enchaîné, me coupant le souffle:
«C'est Paula, une copine de Marc. Bien sûr que je la connais.»
J'ai tourné la tête de l'autre côté. Je m'en voulais sérieusement. Je m'en voulais très sérieusement d'être toujours soupçonneuse, toujours prête à batailler, toujours persuadée qu'on cherchait à se payer ma tête. C'était si fatigant, à la longue.
«C'est à quel sujet? Qu'est-ce que tu fais avec sa photo?»
Je suis revenue vers lui en soupirant:
«Cette fille nous suit depuis quelques jours.
– Elle nous suit? Et pourquoi elle nous suivrait? Qu'est-ce que tu racontes? Elle nous suit, dis-tu?
– En tout cas, elle nous observe.
– Attention. Attention. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Ce n'est pas du tout la même chose.
– Une copine de Marc? Depuis quand, c'est une copine de Marc?
– Tu te moques de moi, j'espère? Comment veux-tu que je le sache? Ça défile du matin au soir. Comme si tu ne le savais pas. Comme si tu ne savais pas le genre de vie qu'il mène. Hein, ça va le mener où, dis-moi? Cette vie de bâton de chaise. Tu crois qu'il m'écoute?
– Et comment ça se fait que tu la connais?
– Comment ça se fait? Comment ça peut bien se faire, d'après toi, hein, réfléchis un peu. Je la croise dans l'escalier, tout simplement. Et comme elle entre et sort de chez mon frère et que je suis quelqu'un de civilisé, je lui dis bonjour et bonsoir et je lui demande même comment ça va. Voilà comment je la connais. Alors ne commence pas.
– Elle habite chez lui?
– Elle n'habite pas chez moi, ça c'est sûr.»
H n'était pas content. Je le harcelais, n'est-ce pas? Je m'en rendais compte. Un jour, la goutte d'eau ferait déborder le vase et je saurais à qui m'en prendre. Mais les hommes m'ont tellement déçue, d'une manière générale. Comment leur faire confiance? Celui qui m'avait donné la vie et celui qui m'avait épousée étaient de tristes salopards. Comment les autres auraient-ils pu se montrer meilleurs? Mettez-vous à ma place. Quand les deux hommes qui avaient compté le plus dans ma vie étaient ceux qui m'avaient piétinée. Je n'avais pas droit aux circonstances atténuantes?
Paula Consuelo Cortes-Acari. Je me suis promis d'être discrète. Edouard, qui m'avait fourni les renseignements concernant cette fille, était aimablement prévenu que si le moindre mot sur ma démarche parvenait aux oreilles de Nathan, quelqu'un allait le regretter. Je crois qu'il m'a comprise. Depuis le jour où je l'avais surpris dans les W-C du sous-sol – ceux des femmes, à l'étage, étaient encore bouclés suite à une fausse alerte à la bombe – avec un numéro d'Hustler à la main, je faisais de lui ce que je voulais.
Je suis libre de m'occuper comme je l'entends, en dehors de mes heures de boulot. De voir qui je veux. Je n'ai pas besoin d'une permission spéciale.
Et donc, je me suis débrouillée pour avoir une conversation avec Marc.
«Est-ce que je te dérange?
– Oui, tu me déranges un peu.
– Pas trop, j'espère?»
Je ne lui plaisais pas. Je ne lui avais jamais plu. Mais je le comprenais. Je ne lui en voulais pas. Moi non plus, je n'aime pas les grosses.
Je savais qu'en débarquant sur son lieu de travail, dans l'atelier de couture où l'apparition d'une fille de mon gabarit frappait chacun de stupeur, j'allais lui faire comprendre que je disposais d'une certaine capacité de nuisance.
Quand Chris était encore là, les choses n'allaient pas trop mal entre nous. Nathan était perdu pour lui, de toute façon. Nathan était marié et Chris n'était pas du genre à écumer les boîtes jusqu'à l'aube en compagnie d'une bande de fashion victims à la cervelle carbonisée. Ensuite, quand je suis arrivée, quand Nathan nous a présentés, il a trouvé que c'était assez drôle. Que j'avais un gros cul mais que je n'étais pas aussi chiante que j'en avais l'air. Il m'a acceptée durant quelques mois.
Puis un beau soir, alors que nous étions prêts à sortir – soirée ultra privée dont Marc nous parlait depuis des jours -, il s'est mis à m'inspecter des pieds à la tête – je faisais quatre-vingt-treize kilos à ce moment-là, je traversais une période euphorique et je portais un collant jaune, imprimé de fleurs multicolores, je ne sais pas ce qui m'avait pris de porter un machin pareil, je devais être folle. Enfin bref, je lui ai demandé ce qui se passait, si j'avais un bouton de fièvre ou autre, et au lieu de me répondre, il a baissé le front et il a commencé à se mordiller la lèvre. Un silence épais a envahi la pièce. Nathan a levé les yeux d'un magazine féminin dont il s'apprêtait à tourner une page et il nous a regardés en fronçant les sourcils. Alors Marc a glissé de son tabouret et il a déclaré: «Non. C'est pas possible. Merde.» J'ai dit: «Merde, qu'est-ce qui n'est pas possible?» Mais il enfilait déjà sa veste et claquait la porte sur ses talons, nous laissant, Nathan et moi, patauger puis sombrer dans l'incrédulité.
À compter de ce jour, nos rapports se sont rafraîchis. Remarquez, j'aurais dû être la première à comprendre que je n'étais pas le genre de fille que l'on pouvait emmener n'importe où. Mais il m'aurait fallu une sacrée force de caractère. Il aurait fallu que je n'aie aucune foi en un monde généreux, en un monde qui ne s'embarrassait pas de considérations esthétiques, aucune foi en un monde auquel nous, les grosses et les moches, avons la faiblesse, la douloureuse faiblesse de croire tant que la réalité ne nous est pas revenue dans la gueule – car un tel monde n'existe pas, il n'existera jamais, il y aura toujours un type pour vous dire qu'il est partant pour se faire sucer la queue mais pas pour vous offrir un verre, vous me suivez?
«Tu as un peu de temps ou tu préfères que j'attende? Je peux m'asseoir dans un coin.
– Non. Ça va. En quoi je peux t'aider?
– Marc, avant toute chose, je voudrais t'aver-tir: ne fais pas le con avec moi. Tu crois que tu en es capable?
– J'en sais rien. Voyons ça.
– Je voulais savoir si t'essayais de me faire un enfant dans le dos. Tu vois le genre?
– Non. Pas du tout. De quel genre?
– À vrai dire, j'en sais rien. C'est plutôt un pressentiment. Le genre vague. Le genre asperge famélique. Le genre Paula, quoi. Je comprends pas bien.»
Ce que j'ai compris, c'est que les deux frangins se serraient les coudes. Version identique, situation on ne peut plus claire, aucun coup tordu en vue: Paula était une copine de Marc et il l'hébergeait,
Soit il disait vrai, soit Nathan et lui me menaient en bateau. Ce qui signifiait quoi? Que Nathan la baisait et qu'il me prenait pour une idiote. Quelle direction fallait-il emprunter?
Quand j'en ai parlé à Derek, il m'a dit:
«Pourquoi tu penses toujours à des histoires de cul? T'es obsédée, ma parole. Tu penses que les gens pensent qu'à baiser dès que tu as le dos tourné? T'es complètement obsédée, ma vieille. Est-ce que tu le sais?
– Ils pensent pas qu'à baiser? Mais qu'est-ce que tu me racontes, espèce de demeuré? Pourquoi tu ne dirais pas des choses un peu sensées, pour changer?»
Obsédée ou pas, je n'avais pas que mes affaires personnelles à démêler. Pendant que Nathan remuait toute la ville, vainement bien entendu, pour obtenir le moindre indice concernant la culpabilité de Paul Brennen – semant le chaos et la grogne parmi tous nos indics -, j'avais décidé de m'intéresser au travail de Franck. Pas à ses efforts pour changer en écrivains une bande d'étudiants en baskets et pantalons baggy se demandant si la littérature se trouvait dans une pochette surprise, mais à ses talents d'enquêteur.
Comme il refusait absolument d'en parler – dès que j'abordais le sujet, il blêmissait, il devenait confus et m'envoyait promener -, j'ai choisi de me passer de lui. J'ai essayé de reconstituer son parcours.
Je n'aime pas qu'on me cache quelque chose. J'ai toujours été comme ça. Bien entendu, personne n'aime qu'on trafique dans son dos. Mais de là à y mettre le nez? De là à traquer la vérité sans s'inquiéter des conséquences? J'en connais beaucoup qui préfèrent s'abstenir. J'ai connu des filles qui auraient détruit les preuves de l'infidélité – n'est-ce pas, je suis obsédée – de leur mec plutôt que de les regarder en face. Elles sont nombreuses. Et pourtant, tous les hommes ont leur petit secret. Comment croyez-vous que j'ai découvert ce que Franck fabriquait avant de me rejoindre dans notre lit et de déposer un baiser sur mon front? Vous croyez que je suis restée là à admirer le plafond? Que j'ai eu peur de ce sur quoi j'allais tomber? Ça m'a peut-être conduite à l'hôpital, ça m'a peut-être bousillée, mais si c'était à refaire, je recommencerais. Je ne supporte pas qu'on me cache quelque chose. Je suis comme ça. Cette seule idée me rend folle. Et je vais tirer cette histoire au clair avec Paula. Vous pouvez me faire confiance.
Mais d'abord, occupons-nous de Franck, je me suis dit. Essayons de voir comment il s'y est pris. Nous nous pencherons plus tard sur Paula. D'autant que Nathan et Marc, en habitant au même endroit, pouvaient me berner assez facilement. Paula pouvait très bien vivre chez Marc et passer son temps à l'étage au-dessus. Qu'est-ce qui l'en empêchait? Comment allais-je m'y prendre pour les coincer? L'entreprise n'allait pas être simple.
En attendant, j'ai fouillé le bureau de Franck de fond en comble. Un matin, juste après son départ, j'ai branché son ordinateur et je me suis baladée au milieu de ses notes. Puis j'ai mis la main sur ses carnets, sur des liasses de papiers griffonnés, sur des feuilles volantes, j'ai parcouru tout ce qui portait une inscription de sa main et ainsi, j'ai commencé à me faire une idée des voies qu'il avait explorées. L'avantage, avec un type qui fraye avec la littérature, est qu'il ne jette rien – ce qui est assez grotesque, entre parenthèses, et produit un irrésistible empilement de cartons, caisses de plastique, boîtes à chaussures et autres éléments d'archivage très utiles pour décorer un salon.
Je me suis installée sur le tapis, au soleil, derrière les fenêtres grandes ouvertes, avec le résultat de mes investigations étalé devant moi.
J'ai poussé un soupir de découragement. À la fois car, parmi tout ce bazar, je voyais bien que certains éléments sur lesquels je n'avais pas eu le temps de me pencher sur le coup se révélaient sans rapport avec son enquête sur Jennifer Brennen. Il y avait par exemple certains rendez-vous, certains noms, certains petits mots qui dessinaient plutôt la carte de ses ignobles tribulations sexuelles. Il y en avait un certain nombre. Mais j'ai également soupiré car le tri qui s'imposait représentait beaucoup de travail et qu'au-dehors, malgré nos efforts acharnés pour massacrer ce monde, le rendre invivable, le rendre odieux, le recouvrir de notre crasse, de notre bêtise, de nos sentiments haineux, malgré tous nos maudits efforts pour le salir et l'enterrer sous nos bombes, malgré tout ça, au-dehors, s'étalait un ciel magnifique, d'une beauté absolue, qui ne m'incitait pas à bosser.
Je me suis étendue sur le tapis, le visage baigné de lumière, la tête en appui sur un coude, comme si j'avais été au bord de l'océan avec un maillot deux pièces et une taille de guêpe. J'en avais marre de la ville. J'en avais marre d'être flic. J'en avais marre de voir des gens qui se battaient, des gens qui s'entre-tuaient, qui se faisaient souffrir, qui se haïssaient, qui se baisaient, dans tous les sens du terme, qui se jalousaient, qui détruisaient tout ce qu'ils touchaient, qui usurpaient, qui trahissaient, j'en avais ma claque. J'étais tellement bien sur ce tapis. J'aurais voulu qu'ils disparaissent.
Pour un peu, je me serais payé une séance de bronzage. Je suis allée me chercher deux amphétamines et un brownie et je suis revenue réinstaller au soleil en vidant un grand verre de jus d'orange. J'ai pensé qu'il fallait que je trouve un moyen pour m'échapper avec Nathan durant tout un week-end. Quand je voulais me détendre, quand je cherchais à lécher un peu de miel, je pensais qu'il fallait que je trouve un moyen pour m'échapper avec Nathan durant tout un week-end et ça m'occupait agréablement l'esprit. Il va de soi que nous n'y étions jamais arrivés, pas durant tout un week-end. Mais on ne devait pas perdre espoir.
Et justement, il m'a appelée:
«Marie-Jo, tu es à la maison? Mais qu'est-ce que tu fous?
– J'étais en train de préparer notre prochain week-end.
– Arrête de plaisanter. Qu'est-ce qu'on fait?
– Pourquoi tu ne passerais pas? Tu n'as qu'à passer.»
Je reconnais que je m'étais laissé avoir avec ce matelas à ressorts. Baiser dessus était comme d'accrocher une pancarte dans l'escalier pour prévenir tout le monde. Un boucan épouvantable. Franck et moi avions traîné une matinée entière dans un showroom de la périphérie afin d'en essayer différents modèles jusqu'au moment où un jeune vendeur était arrivé, un beau brun sympathique et affable, qui nous avait pris en main.
«Je vais vous poser une question essentielle, avait-il déclaré en nous regardant droit dans les yeux. La seule question qui importe est: ce matelas, c'est pour quoi faire? Répondez-moi franchement, les amis. C'est pour quoi faire, au juste?»
Déjà, à cette époque, Franck et moi n'avions plus de rapports sexuels. La seule évocation de la chose me dégoûtait, que ce soit avec lui ou avec un autre. Alors j'ai répondu au gars que c'était pour dormir, tout simplement, tandis que Franck regardait ailleurs. «J'espère que nous nous sommes bien compris, a insisté l'horrible petite fripouille avec un sourire narquois qui m'a mis le feu aux joues. C'est bien un matelas pour dormir que vous voulez, on est bien d'accord?»
J'ai acquiescé sombrement.
Dans ce cas, d'après lui, les ressorts étaient ce qu'il y avait de mieux. Pour des nuits calmes, tranquilles, réparatrices, les ressorts étaient la Rolls de la literie traditionnelle à condition de ne pas sauter dessus à pieds joints.
Depuis, malheureusement, de l'eau avait coulé sous les ponts.
Quand l'imbécile du dessous a commencé à cogner au plafond, Nathan s'est arrêté pour tendre l'oreille. Je lui ai dit de continuer, de ne pas y prêter attention. Lorsque je le tenais entre mes jambes, je ne le laissais pas filer – je l'ai même serré si fort, ce matin-là, qu'il s'est plaint que je l'étouffais. Il avait tort de me donner des idées.
Un peu plus tard, après avoir épongé les dégâts, enfilé un peignoir au motif japonais – un portrait de la petite Chihiro de Miyazaki – et tandis que Nathan gémissait encore tendrement dans les draps, je suis allée tambouriner à la porte de Ramon.
«Écoute. Merde. J'étais en train de réviser. Tu te rends pas compte.
– Mais est-ce que c'est une raison, Ramon?»
Il avait fait le malin et, à présent, il n'en menait plus très large. D'un coup d'œil, je me suis assurée qu'il était seul. J'ai fixé une seconde les revues pornographiques abandonnées sur le sol.
«Et tu révisais quoi, en particulier?
– Quoi? Je révisais quoi?
– Tu viens de me dire que tu révisais. Que je t'empêchais de réviser. C'est pas ça? Je suis venue pour entendre tes récriminations.»
Je lui ai souri. Attisant ainsi sa méfiance.
«Ça voulait dire quoi, Ramon, ces coups de balai au plafond? Que je suis pas libre de faire ce qui me plaît? Que ça te pose un problème?
– Ben quoi, qu'est-ce que tu crois? J'ai pas pu m'en empêcher, qu'est-ce que tu crois?
– Ramon, j'ai un matelas à ressorts. Et ça ne m'amuse pas plus que toi, est-ce que tu comprends?
– Je te jure. Ça me rendait dingue. Okay?»
Le fait est qu'il me considérait d'un regard brûlant que je n'avais pas le cœur de blâmer. Je lui faisais de l'effet, il n'y avait aucun doute. Il ne trouvait donc pas ce qu'il voulait, sur le campus? Un beau garçon comme lui, malgré son air fourbe? Qui provenait peut-être, à la réflexion, d'un excès de timidité, d'un appétit sexuel trop contraignant mais bien compréhensible chez un garçon de son âge. Ils sont bourrés d'énergie, non? La chose qui me chiffonnait avec Ramon était qu'il se livrait avec Franck à des activités dont je ne voulais pas connaître le détail – mais qui étaient assez bien rémunérées si j'en jugeais certaines sommes portées à la rubrique «fournitures diverses» dans un carnet que j'avais découvert dans le rembourrage de son fauteuil – et malgré le minable guet-apens qu'il m'avait tendu l'autre jour, je ne lui trouvais pas que des défauts, à ce garçon. Pour dire la vérité, tout dépendait de mon humeur.
«Ça te rendait dingue, Ramon? À ce point-là?
– Ouais. Ça me tapait sur le système. C'est clair?»
J'ai serré mon peignoir contre ma poitrine. Mais qu'est-ce que je fabriquais? Je devenais folle ou quoi? Je sortais d'en prendre avec Nathan, j'en avais les chairs encore toutes roses et j'étais là à faire mon numéro de charme devant le petit voisin du dessous. Non, mais est-ce que j'allais bien? C'était les amphétamines ou mes ovaires? Est-ce que, des fois, je ne filais pas un mauvais coton? À trente-deux ans? On virait obsédée, à trente-deux ans?
Je suis remontée en vitesse. J'ai mis subitement un terme à mon entretien avec Ramon qui commençait à se demander où je voulais en venir. Je lui ai dit que l'affaire était classée, que je n'en gardais pas ombrage et, refoulant mes nouveaux et bas instincts, j'ai débarrassé le plancher en quatrième.
«Prends-moi dans tes bras, j'ai demandé à Nathan.
– Que je te prenne dans mes bras? Qu'est-ce qui se passe?
– Fais ce que je te dis.»
J'ai été hyper gentille avec lui. J'ai fait cuire des steaks.
Ensuite, je l'ai amené sur la pelouse du campus et nous nous sommes écroulés dans l'herbe en chahutant.
«Hé. Quand même. C'est pas très sérieux. Quand même. On n'a rien fichu depuis ce matin, ma cocotte.
– Comment ça, on n'a rien fichu?
– Je veux dire, en notre qualité d'officiers de police. Vis-à-vis du contribuable.
– Mais Nathan, on a profité de la vie. C'est comme ça qu'il faut voir les choses. Si on ne tient pas ce monde à l'écart, de temps en temps, comment on pourrait le supporter? Comment supporter cette fureur vingt-quatre heures sur vingt-quatre? Tu connais un autre moyen?»
Je lui tenais ce discours en promenant une herbe sur son visage, vaguement divertie par les va-et-vient alentour. Dès qu'ils avaient passé le sévère contrôle de l'entrée, où l'on s'assurait qu'ils ne portaient pas d'arme ou autre engin capable de faire partir les bâtiments en fumée, des groupes de jeunes gens s'égaillaient sur le campus comme au bon vieux temps.
«Tu sais ce que je pense? Je pense que Franck a découvert quelque chose.
– Nous, on ne trouve rien et lui, il trouve quelque chose. Ben voyons. Il manquerait plus que ça.
– Et il l'a trouvé ici. Pas ailleurs. C'est ici qu'il a mis le doigt dessus.»
Nathan m'a considérée en plissant les yeux, mi-amusé mi-curieux, beau comme un astre dans sa veste de cuir noir, fine et souple, ses jeans ultra serrés – la vieille école – dans lesquels il rentrait ses tee-shirts sans avoir à les déboutonner – ce qui n'est pas mon cas car en général la ceinture de mes pantalons me cisaille le ventre et donc je suis obligée de tirer d'abord sur mon tee-shirt et ne relever mon pantalon qu'ensuite et le boutonner en retenant mon souffle, ce qui fait que la méthode de Nathan me remplit d'un sentiment d'injustice et d'agacement qui m'a conduite, depuis quelque temps, à porter mes tee-shirts non pas dedans mais dehors et coup de bol, ça se porte plutôt dehors à ce que je vois, c'est pas moi qui l'ai inventé, ça tombe comme ça peut.
Mais bref, on le sait qu'il est beau, je passe mon temps à vous le dire. Je passe mon temps à ne pas y croire, à tomber en arrêt quand je l'observe à la dérobée, complètement incrédule, m'obligeant à me secouer pour briser le sortilège et reprendre pied sur terre. Mais bref. Je ne vais pas trop m'étendre là-dessus. J'étais donc en train d'annoncer, d'affirmer, que Franck avait mené son enquête dans le milieu universitaire et qu'il n'en était pas revenu les mains vides.
J'avais besoin d'exprimer cette opinion à voix haute. Non pas dans l'espoir d'y convertir Nathan, mais j'avais besoin, pour moi, de voir à quoi elle ressemblait.
Et ça sonnait bien. Non, franchement, ça ressemblait à quelque chose. Ma voix s'était montrée ferme, persuasive, d'une clarté étonnante, peu susceptible d'être mise en doute. J'y voyais le signe que je ne me trompais pas. Qu'une fois dite, la chose prenait forme et devenait solide. Non, je n'étais pas mécontente. J'avais bien fait de traîner Nathan jusque-là. Nous étions dans l'ambiance. Je regardais autour de moi et je voyais déambuler des étudiants et je pensais que quelques-uns, parmi eux, avaient conduit Franck sur une piste qui pouvait être sérieuse. Je le sentais. Il y avait des petits cachottiers dans le tas, c'était l'évidence même. J'en étais tout excitée.
«N'oublions pas une chose. Hein, ne perdons pas de vue qu'elle se promenait souvent dans le coin. Leurs meetings. Leurs machins politiques. Leurs manifs. Elle n'était pas la dernière à y pointer son nez. Tâchons de ne pas l'oublier.
– Alors quoi? C'est quoi ton idée? Franck s'intéresse de trop près à Jennifer Brennen et résultat, il se retrouve à l'hôpital. C'est à ça que tu penses, n'est-ce pas? Franck était sur le point de démasquer les tueurs, si je te suis bien. Et pas tout simplement en train de vaquer à ses petites affaires personnelles. Qui ne sont pas sans risques, je te le rappelle. Qui ont tout de même un petit parfum sordide, disons-le.
– Pas cette fois.
– Ah non? Et comment peux-tu le savoir? Explique-moi un peu ça.
– Eh bien, je suis ce que tu n'es pas. Je suis une femme.»
Tout en discutant, nous nous sommes rendus à la cafétéria où j'ai longuement considéré une tarte aux pommes sous une cloche de verre avant de m'en tenir à un expresso sans sucre.
«Ça te semble tellement tiré par les cheveux? Ça te paraît impossible?
– Non, ça ne me paraît pas impossible. Sauf que tous les chemins nous mèneront à Paul Brennen, que ça te plaise ou non. Que ça vous plaise ou non, à toi et aux autres.»
Toutes les filles le regardaient, mais c'était à moi qu'il souriait. Il me tuait. Il lui manquait sûrement une case. D'un autre côté, je ne savais pas s'il y avait une histoire entre lui et cette Paula Machin-Chose, ce qui m'a empêchée de me jeter à son cou pour le remercier de moments tels que celui-ci où, par miracle, je me sentais assez bien dans ma peau. J'étais prête à espérer qu'il ait raison à propos de Paul Brennen. Qu'il ait raison contre tous. Peut-être qu'il le méritait. Peut-être qu'il y avait un homme, sur cette terre, un peu moins con que les autres. En dehors de Derek – qui joue dans une catégorie particulière, qui plus est -, je n'en connaissais pas d'autre.
Puis Franck nous est tombé dessus. Par le plus grand des hasards. Il avait quelques minutes avant son prochain cours et il était sans voix après avoir tâché, pendant plus d'une heure, tâché de faire comprendre à une bande de bons à rien que déplacer une virgule était une affaire de morale, et donc il mourait de soif. La veste sous le bras, la chemise auréolée de sueur, le cheveu électrique, il s'est laissé choir près de nous en brandissant un bras vers le type, faisant office de serveur, qui portait une demi-douzaine d'anneaux aux oreilles et un dans le nez, et il nous a demandé ce qu'on fichait là.
«On est venus voir comment ça se passait, dans ton coin. On est venus voir si on ne sentait pas certaines vibrations. Tu vois de quoi je veux parler?»
Il a haussé les épaules d'une bonne vingtaine de centimètres.
«Tu vois ce que je te disais, j'ai continué à l'intention de Nathan. Il a décidé de jouer à l'idiot. Il est complètement infantile.
– Tu joues à l'idiot, Franck? Est-ce qu'elle dit vrai?
– Je joue à l'idiot. Tu joues à l'idiot. Et elle joue à l'idiote. Qu'est-ce qu'on fait d'autre, en général? Tu n'es pas d'accord?
– Franck, là tu marques un point.
– Ah bon. Il marque un point, d'après toi. Ah bon.»
On lui a apporté son orangeade – l'anneau, dans le nez du gars, a brillé comme un éclair sous l'ardente lumière qui tombait du ciel et nous caressait à travers la baie. Franck a empoigné son verre avec un petit gémissement de plaisir avant de le porter à ses lèvres qu'il avait effectivement pâles et sèches et qui rappelaient le carton.
«Je vais retrouver tous ces gars que tu as interrogés, j'ai déclaré à Franck. Et je sais comment ton esprit fonctionne. Tu paries que je le fais?
– Tu veux qu'on devienne la risée de tout l'établissement? C'est ce que tu veux? Sur mon lieu de travail? Marie-Jo?
– C'est à toi de décider. Pèse le pour et le contre. À toi de voir. À toi de décider.
– Dans ce cas, nous allons devoir payer pour ton entêtement. Dans ce cas, il ne faudra pas nous plaindre. Tu ne diras pas que je ne t'avais pas prévenue.
– Qui va nous faire payer quoi? De quoi tu parles? De ta carrière?
– Tu aimerais que j'arrive dans ton bureau et que je me mette à poser des questions à tort et à travers? Ça te ferait plaisir?»
J'allais lui répondre que je ne pouvais rien dire tant qu'il n'avait pas essayé quand je me suis aperçue que Nathan avait porté son attention sur trois filles qui parlementaient à quelques tables de nous. Je lui ai demandé si on le dérangeait.
Il a secoué la tête:
«Ils ne parlent que de ça, en ce moment.
– Pourquoi en ce moment? j'ai feint de m'étonner. Ils ne parlent que de ça depuis la nuit des temps. C'est de leur âge, tu ne crois pas? Ce n'est pas une raison pour les espionner.
– Elles sont en train de se demander si elles vont participer à cette fameuse manif. Le petit ami de la blonde aurait perdu une oreille à Gênes en 2001, alors ça les refroidit.
– Je ne sais pas si je pourrais sortir avec un type qui n'a qu'une oreille. Ça doit être très vilain.
– Je m'inquiète pour Chris, tu le sais. Franck est au courant? Franck, tu es au courant pour Chris? Elle vit avec un agitateur. Le type est couturé de cicatrices. Il est du genre à haranguer les foules, si tu vois ce que je veux dire. Ou à grimper au sommet des immeubles.
– Je dis depuis le début que Fukuyama s'est fourré le doigt dans l'œil. L'Histoire n'est pas finie, elle est en train de péter dans tous les sens. On assiste à une lutte entre la démocratie et le pouvoir économique. C'est pourtant simple.
– Franck. J'ai eu l'occasion de voir le nouvel équipement des troupes antiémeute. Je ne te parle pas d'autre chose. Je suis inquiet pour Chris. Il va lui fixer du carton autour des bras, lui mettre un bonnet sur la tête, et pour lui, le tour sera joué. J'en suis malade. Je prie pour qu'elle se casse une jambe avant le jour J. Sincèrement.
– Arrête, j'ai dit. Arrête. Tu vas nous arracher des larmes.»