Rita était d'une force incroyable. Elle me décollait littéralement du sol et me projetait comme une fleur sur le tapis avant de s'abattre sur moi pour m'immobiliser d'une manière ou d'une autre – avec une préférence pour les prises de jambe autour de mon cou.
Et pourtant, je pesais vingt-cinq kilos de plus qu'elle.
Ensuite, après la douche, nous buvions du jus de carotte.
«Fais-moi confiance. Dans quelques mois, tu vas flotter dans tes pantalons.»
Entendant ces mots, j'en étais tout émue. J'y croyais. D'autant que je ne manquais pas d'exercice depuis quelque temps, avec Nathan qui me baisait une ou deux fois par jour et mon supplément de boulot sur le campus qu'il m'arrivait d'effectuer pour mon compte personnel, à savoir en fin de journée, quand j'aurais pu rentrer chez moi et souffler.
Rita était inscrite en sociologie. Après notre entraînement, je la déposais à ses cours et je la retrouvais parfois en fin de journée, quand la lumière du jour virait au rose orangé et que je relâchais un petit connard qui m'avait donné quelques noms.
Nous allions boire un jus de fruit ou un jus de légume alors que je mourais de faim et que Rita m'avait supprimé mon repas du soir. Ça me rendait nerveuse. L'endroit où elle me conduisait était le rendez-vous des forcenés de la diététique dont les regards incrédules se posaient sur moi, ce qui me rendait encore plus nerveuse.
J'en avais marre. J'avais l'impression de tourner en rond. Et pas seulement à propos de mon enquête. J'avais le sentiment que quelque chose était sur le point d'arriver, mais ça n'arrivait pas. Peut-être à cause de la chaleur qui ruisselait sur la ville comme du sirop d'érable sur un pancake et engluait tout.
Rita pensait que c'était une histoire d'hormones. Elle pensait qu'une fille qui n'a pas de soucis professionnels et baise du matin au soir, façon de parler, pouvait s'estimer heureuse. Et que si ce n'était pas le cas, il fallait chercher du côté des hormones.
Peut-être. Je n'en savais rien. Peut-être les amphétamines que j'avalais par poignées depuis que j'étais au régime. Je n'en savais rien. Je me sentais dépressive, un point c'est tout.
Ça venait aussi de ces jeunes gars que j'interrogeais. Sur le tas, j'en avais repéré quelques-uns. Je tâchais d'apprendre ce qu'ils avaient raconté à Franck au sujet de Jennifer Brennen, mais je comprenais assez vite quel genre de relation ils entretenaient avec mon mari, et j'avais beau le savoir, j'avais beau ne plus m'étonner de rien en ce qui le concernait, j'en prenais plein la gueule.
Car Franck était le seul type que j'avais aimé. Je ne l'aimais plus, bien sûr, c'était de l'histoire ancienne et je devais faire un effort terrible pour me rappeler à quoi ça ressemblait, mais ce salaud, cet infâme salaud, je l'avais aimé plus que tout au monde. Oui, ça ne faisait aucun doute. Et on n'aime qu'une seule fois dans sa vie. On n'a qu'une seule cartouche.
«Et c'est bien suffisant, a soupiré Rita en me touchant la main. Bordel, c'est amplement suffisant.»
Quand nous sommes sorties, il y avait un attroupement devant l'entrée de la fac, sur le côté, devant les grilles qui couraient autour du campus avec leurs pointes acérées tendues vers le ciel sombre. Une bagarre avait éclaté. «Chouette, une bagarre» a déclaré Rita et nous nous sommes pressées d'aller y jeter un œil – mais traverser une avenue sans se faire écraser, quand des types à cran ont quitté leur boulot en pestant contre la terre entière, mettre un seul pied sur la chaussée sans être happé et projeté dans les airs, vous le savez, ça implique de faire gaffe.
Si bien que nous sommes arrivées après la bataille. Encore essoufflées, encore aveuglées par les phares qui se précipitaient contre nous, les oreilles encore emplies de klaxons et d'injures, Rita et moi avons débarqué au moment où les uns se tiraient en courant et les autres pissaient le sang sur le trottoir.
La nuit était tombée. Je n'ai pas pu voir la tête de ceux qui s'enfuyaient mais, vaguement, la silhouette de l'un d'eux m'a dit quelque chose. Une impression très fugace. Mais aussi très vive. Je ne pouvais pas y coller un nom ni un visage, malheureusement.
J'avais beau chercher, je ne trouvais pas. Depuis que j'errais comme une âme en peine sur le campus, à mener mes interrogatoires et à promettre à tous les tarés du coin la bienveillance et l'oreille amicale de la police, je faisais une overdose de visages. L'aiguille se perdait dans la botte de foin. Oui, je sais. Je suis payée pour ça. Je suis censée ne pas avoir ce genre de défaillance. Encore une preuve que je n'étais pas au meilleur de ma forme.
Par contre, le type qui était par terre, le nez éclaté, je savais qui il était: j'avais eu une discussion avec lui une heure plus tôt.
Rien de très excitant. Comme les précédents, comme tous ceux que j'avais cuisinés jusque-là, il avait fourni à Franck deux ou trois pistes que je devais explorer à mon tour. Ça commençait à me fatiguer. Ça avançait sans avancer – ce qui, au regard de mon humeur plutôt mélancolique, me déprimait chaque jour davantage. Mais bon. Je tenais bon. Je m'étais tellement investie là-dedans que je ne pouvais pas faire fausse route. J'y croyais dur comme fer. Même si un mur s'était dressé devant moi, je ne me serais pas arrêtée. C'est vous dire ma résolution. Même si je devais y être encore dans cent ans.
Ce n'était pas un gars très attachant. Sur mes listes, il y avait ceux qui appréciaient Jennifer Bren-nen pour son engagement politique, son esprit de provocation, son acharnement à emmerder son père, et les autres, ceux qui ne voyaient en elle qu'une sacrée salope – j'avais d'ailleurs découvert une vidéo porno où son cul tenait le rôle principal, délicieusement rosi et couvert de foutre. Le gars qui était par terre avait organisé des soirées chez lui. Elle prenait cent euros. Un forfait – raisonnable, je trouve. Et lui en prenait cinquante à ceux que ça intéressait, en général une bonne demi-douzaine. Bon an, mal an, si j'ai bien compris.
Malgré tout, je me suis penchée sur lui. Sans m'inquiéter pour ce gars-là. Sans éprouver grand-chose. C'était une petite merde qui n'avait que ce qu'elle méritait mais j'ai agi par habitude. On était régulièrement penchés sur des blessés, sur des mourants, sur des corps étendus à même le trottoir, en attendant que les ambulances arrivent. On avait cette vision étrange d'une ville au ras du sol quand on se penchait pour écouter leur souffle. On était tellement habitués à ravaler nos sentiments quand un homme était par terre, surtout lorsqu'on était une femme, car une femme, même la plus mauvaise d'entre nous, entretient avec la vie une relation particulière. J'ai écarté des gens qui grimaçaient au-dessus de nous. J'ai dit au gars, mais il gémissait trop pour m'entendre et s'accrochait bizarrement à son genou, que je lui souhaitais d'avoir mis suffisamment d'argent de côté pour se refaire le nez.
Sur le chemin du retour, j'ai expliqué à Rita qu'on n'explosait pas le genou de quelqu'un avec des baskets.
«De toute manière, m'a-t-elle répondu, de toute manière, c'est bien fait pour sa gueule. À la place des autres, je lui aurais nique les deux. Pas toi? Je ne pouvais pas le saquer.
– Écoute-moi, Rita. Jennifer a eu la bouche fracassée d'un coup de pied, on est bien d'accord? Par une chaussure renforcée d'une coque de métal, on est bien d'accord? Toutes ses dents ont sauté.»
La circulation était dense, on était emporté dans un torrent de lave qui sillonnait la ville dans toutes les directions et hoquetait comme le sang dans des artères thrombosées. Tandis que je pianotais du bout des doigts sur le volant, mon esprit vagabondait, furetait, échafaudait. Puis le silence de Rita m'a intriguée et j'ai tourné la tête vers elle.
«Oh ma chérie. Oh merde, me suis-je exclamée. Pardonne-moi, je t'en prie. Regarde dans la boîte à gants. Seigneur. Il doit y avoir des mouchoirs. Mais quelle conne. Quelle conne je suis.»
Ses larmes ont coulé de plus belle. Cependant, je voyais qu'elle luttait.
«Allons, j'ai ajouté. Sois courageuse. Merde, j'ai vraiment déconné.
– Elle a ensoleillé ma vie, tu sais. Putain, je suis tellement sentimentale. Qu'est-ce que j'ai honte.
– Nos sentiments, Rita. S'il y a une chose dont on ne doit pas avoir honte, crois-moi. Il y avait un ver luisant, l'autre soir, sur mon balcon. Et j'y pensais. Je me disais s'il y a une seule chose qui nous illumine dans cette vie, qui nous remplit une petite poche de lumière, c'est bien ça. C'est nos sentiments, Rita. C'est tout ce qui nous rend fréquentables. Nos seuls sentiments.
– Et je le sais bien, elle a reniflé. Je le sais bien, figure-toi. Touche mon ventre. Vas-y, touche mon ventre. Hein? Tu sens comme il est chaud? Ma vieille, elle vit à l'intérieur de moi. C'est pas des vannes.
– Écoute. Je peux te dire quelque chose?
– Vas-y. Dis-moi. C'est quoi?
– Tu ne vas pas te remettre à chialer?
– J'ai chialé comme une gonzesse, tu as vu ça?
– Alors, écoute. Je vais te faire une promesse. Ça ne la ramènera pas, mais je te promets une chose. Je vais attraper ceux qui lui ont fait ça. Et je vais le faire pour toi.»
Comme nous avancions, je devais garder un œil sur la circulation, mais de l'autre, je voyais que Rita s'était figée et me considérait d'un regard profond.
«Ça va? j'ai demandé. Tu te sens bien?
– À ton avis.»
J'étais engagée sur une longue courbe qui contournait le complexe sportif dont le terrain central était atomisé par une lumière aveuglante et d'où provenaient des vociférations sauvages, une sorte de long hurlement de haine et de douleur, au fond assez comique.
«Hein, à ton avis?» a-t-elle murmure en allongeant un bras sur mon dossier et en me caressant tendrement la nuque.
C'était sympa, non?
Pendant que je déposais Rita, qui m'avait longuement regardée avant de descendre puis avait ri de ces pauvres filles qui ne jurent que par la queue, Nathan m'a appelée.
«T'es où? T'es dehors?
– Je rentre à la maison.
– Tu veux que nous nous retrouvions quelque part?
– Je suis fatiguée, tu sais. Ça ne peut pas attendre demain?»
Nous l'avions fait dans l'après-midi, debout contre un mur de briques qui m'avait arraché la peau du dos, au milieu d'herbes folles, entre deux containers abandonnés et mangés par la rouille. Ce soudain appétit de Nathan. J'aurais sans doute dû m'en réjouir. Au lieu de quoi je m'en inquiétais. Pas compliquée, comme fille.
«Si ça peut attendre demain? C'est toi qui vois. Bien sûr que ça peut attendre demain. Qu'est-ce que tu crois? Je ne te mets pas le couteau sous la gorge.
– Tu es fâché?
– Bien sûr que non, je ne suis pas fâché. Je suis avec Wolf.
– Ah. Et comment ça se présente?
– Ils ont décidé d'emprunter le parcours habituel. Tu sais qu'il a un grain, ce gars-là. J'ai eu beau lui expliquer que c'était une vraie souricière, mais non. Ils ne veulent rien écouter. Hein, Wolf. Je parle à Wolf, il est à côté de moi. Je vais peut-être aller avec lui. Il veut m'emmener à une conférence sur les impostures du Fonds Monétaire International. Je ne sais pas. Je vais voir. Tu es sûr que ça vaut le coup? Je parle à Wolf. Il dit que ça peut m'intéresser. Qu'est-ce que t'en penses?
– Chris est avec vous?
– Chris est avec nous. Elle t'embrasse. Attends une minute. Je parle à Chris. Oui, je sais que c'est payant, et alors? Merde. Je parle à Chris. Qui essaye de me faire passer pour un débile mental. Alors que pour sa fête, je viens de lui offrir Les médias et les illusions nécessaires de Noam Chomsky en DVD. J'apprécie beaucoup. Tu me fais chier, Chris.
– Pour sa fête? j'ai soupiré. Pour sa fête? Mais tu deviens complètement gâteux, ma parole.
– Tu vas t'y mettre, toi aussi? C'est quoi? C'est la pleine lune?
– Et comment tu fais? Tu marches à côté d'eux ou tu marches derrière eux?
– Écoute, je ne peux pas te répondre pour le moment. C'est difficile. Mais personne ne m'a obligé à t'appeler. Je voulais simplement prendre de tes nouvelles. Et prendre de tes nouvelles, de la part de quelqu'un qui était encore avec toi tout à l'heure, je trouve que ça part d'un bon sentiment. Non? Tu ne crois pas?
– Bon. Excuse-moi. Mais je suis fatiguée.
– Sauf que moi, quand je suis fatigué, je ne m'en prends pas à toi. Je ne suis pas désagréable avec toi. Tu vois la différence? Non, Chris, je parle à Marie-Jo. Du quoi? Du magnésium? Il paraît que tu dois prendre du magnésium, Marie-Jo.
– Très bien. Dis-lui que je la remercie du conseil.
– Elle te remercie du conseil.»
Je lui ai promis de ne rien faire sans l'avertir. À présent, chaque fois que l'on se quittait, je devais lui promettre de ne rien faire sans son accord. On croit rêver, Franck et lui se faisaient du souci pour ma santé – alors qu'ils en étaient les principaux démolisseurs.
J'ai pris par le centre. Les boutiques commençaient à fermer, à enclencher leurs alarmes, à descendre leurs sombres rideaux de fer. Les gaz d'échappement formaient dans le ciel un léger brouillard saumon pâle qui semblait palpiter dans la chaleur du soir. J'avais un bras au-dehors, que je laissais flotter dans l'air, ouvrant et fermant les doigts. Je voyais mon alliance qui brillait. Apparaissait puis disparaissait.
Je me suis garée devant le magasin où travaillait Tony Richardsen. Ce n'était pas un détour, à proprement parler, c'était pratiquement sur mon chemin. Et il n'était pas tard, ce qui signifiait que je pouvais tomber sur Franck au moment où il passait à table si je rentrais tout de suite, et je n'avais ni envie de le regarder s'empiffrer alors que je n'avais plus droit à une miette jusqu'au lendemain matin ni envie de lui tenir compagnie. Et je me sentais d'humeur morose. En chemin, je m'étais arrêtée en remarquant une chemise qui me plaisait, la même que porte P. J. Harvey sur la pochette de son nouveau disque, mais ils n'avaient pas ma taille, et même, cette taille n'existait pas, m'avait-on aimablement expliqué. Et ça, ça vous coupait le sourire pour un bon moment et vous donnait des envies de suicide. Vous vous sentiez vraiment exclue.
Dans ces conditions, une visite à Tony faisait très bien l'affaire. J'avais envie de lui demander s'il ne trouvait pas la vie injuste.
Il était seul, dans le fond du magasin, à bricoler ses télés sous les pales d'un ventilateur qui agitait ses cheveux couleur de cuivre.
Oh, cet air mauvais avec lequel il m'a accueillie.
Il a levé les yeux de la table au moment où il se préparait à effectuer une microsoudure à l'intérieur d'une chose qui ressemblait à un spoutnik, et il m'a carrément décoché une grimace.
«C'est drôle, j'ai dit, ce problème que tu as avec les flics. Ça finira par te jouer des tours.»
J'ai pris une chaise pour m'asseoir en face de lui. Ce garçon-là, jusque-là, je ne l'avais pas vraiment trouvé antipathique. Juste un peu excessif. Mais j'avais beau avoir trente-deux ans, je comprenais les jeunes. J'aimais leur vitalité. Leur énergie brouillonne. Tandis que les vieux, en général, je ne pouvais pas les supporter. Leurs jérémiades, la vie qu'ils traînaient derrière eux comme une carcasse putride, leur sombre certitude d'avoir au moins compris quelque chose. Pouah.
«Qu'est-ce que vous me voulez?
– Je pensais, Tony, que tu allais me dire "Qu'est-ce que vous me voulez encore".
– J'ai du boulot. Je suis en plein travail. Ça se voit pas?
– Écoute, je ne vais pas te déranger très longtemps. Je voulais seulement que tu saches, Tony, que tu m'avais bien déçue.
– J'en ai rien à foutre de vous décevoir. Strictement rien à foutre. Et j'ai rien à vous dire.
– Ça ne fait rien. Je n'ai rien à te demander. Je devrais être en train de m'acheter une chemise à l'heure qu'il est. Je ne devrais pas être assise devant toi, à te parler, à te regarder, à respirer le même air que toi, et au fond à te trouver tellement minable, tellement lamentable, que je ne sais pas ce que je suis venue faire ici. Je devrais être en train d'acheter une chemise qui me plaisait, figure-toi. Malheureusement, ils n'avaient pas ma taille.
– Je préfère me taire.
– Tu sais, je suis une amie de Rita.
– Cette connasse?»
Depuis une semaine, nous avions reçu du nouveau matériel: de nouveaux gilets pare-balles, des blousons mi-saison en gore-tex, des couteaux de chasse et des matraques électriques. J'ai sorti la mienne et je lui ai envoyé une décharge de plusieurs milliers de volts en pleine poitrine. Je m'en servais pour la première fois. Chriiiikk. Tony a littéralement été arraché de son siège et s'il n'y avait pas eu un mur pour l'arrêter, il valsait jusque dans la cour. J'ai examiné l'engin pour voir s'il n'y avait pas un bouton ou quelque chose pour régler l'intensité du courant mais je n'ai rien vu. C'était sans doute le modèle de base.
Tony avait les cheveux qui fumaient. Non, je plaisante.
«D'abord, j'ai dit, Rita n'est pas une connasse.»
Je l'ai aidé à se relever et à reprendre sa place, tout hébété et grimaçant qu'il était.
«Je sais que ça fait mal. Ce n'est pas conçu pour faire du bien. Mais il y a des douleurs, Tony, des douleurs dont je pense que tu n'as même pas idée. Et Rita, pauvre crétin, cette Rita qui t'est tellement supérieure et que tu oses traiter par le mépris. Elle connaît la douleur. Elle connaît la souffrance. Tandis que toi, qu'est-ce que tu connais?»
Je l'ai observé tranquillement. Et dire que j'avais gobé l'histoire du guérillero amoureux d'une pute. Mi-pute, mi-égérie. L'histoire du gars qui ravale ses sentiments et s'efface pour la cause. Qui élève le baisage et l'enculage au rang de l'engagement politique. Le pauvre chou, comme il avait dû souffrir.
Depuis le temps que je tournais autour de cette fille, que j'en entendais raconter tous les jours, je commençais à saisir l'ambiance. Et l'image de notre ami Tony avait fini par se dégrader. Je le voyais plutôt comme une espèce de maquereau qui se serait trouvé une excuse. Pas le méchant gars, mais un tempérament d'ordure, de petite fripouille arrogante. Je vais vous donner ma vision des choses: Jennifer Brennen et lui avaient de bons côtés et de mauvais côtés. Ce soir-là, je considérais le mauvais côté.
«Pour en revenir à Rita, vous vous êtes bien foutus de sa gueule, j'ai l'impression. Vous avez bien profité d'elle. Mais si tu la connaissais, Tony. Tu sais, je suis difficile en amitié. Je ne me laisse pas avoir facilement. Mais Rita est formidable. Et c'est une fille tellement généreuse. Crois-moi. Tellement attachante.»
Il souffrait encore un peu, visiblement. Néanmoins, s'il avait pu m'assassiner du regard, je ne serais plus là pour vous parler.
«Tu ne dis rien?
– Foutez le camp. Tirez-vous.
– Moi, tu sais, je penche pour le crime crapuleux. Je ne crois pas que ça vienne de Paul Brennen.
– Putain. Et vous croyez que c'est moi, peut-être?
– Ne crie pas, s'il te plaît. Je suis fatiguée. Non. Je ne crois pas que c'est toi. Mais quand même. Tu dois te sentir un peu merdeux.
– Ah ouais. Et pourquoi je me sentirais mer-deux?
– Pourquoi? Mon vieux, quand on abandonne sa fiancée entre les mains de n'importe qui, est-ce qu'il y a de quoi être fier? Quand on la retrouve étranglée, raide morte sur un tapis, est-ce qu'on ne se sent pas un peu coupable d'être allé faire un tour? Je crois que si. Je crois que si, Tony. À moins que tu ne sois encore pire que je ne croyais.
– J'étais pas là. J'ai un alibi.
– Je sais que tu as un alibi. Je ne t'accuse pas directement. Au fond, je crois que cette fille était à moitié folle. Et que des tas de gens en profitaient. Toi le premier.
– Vous avez trouvé ça toute seule? Je suis obligé d'écouter ça?
– Tony, tu as été condamné, il y a deux ans. Quand tu as piraté je ne sais plus quoi. Une banque d'affaires internationale? Un groupe pharmaceutique? Je ne m'en souviens plus. Peu importe. Eh bien, je vais te faire un aveu: je trouve ça pas mal. Je te le dis sincèrement. Je trouve ça pas mal. Je suis assez admirative.»
Il a ricané. La police remontait dans son estime. De mon côté, je n'avais pas le moral. Je n'avais plus d'illusions. Tout était tiré vers le bas, jamais vers le haut.
«Mais Tony, ton baratin à propos de cette fille. Ce rôle que tu essayes de jouer. Quelle misère. Il y a un moment que j'avais envie de te le dire. C'est pour ça que je me suis arrêtée. Cette image du gars qui restait au-dessus de la mêlée et qui aurait fait n'importe quoi pour cette fille. Quel mensonge dégueulasse. Quelle tromperie sur la marchandise. Non, mais je suis sérieuse.»
J'ai plongé mes yeux dans les siens, très profondément. Je traversais ce genre de périodes, quelquefois. Je dirais, avec une certaine régularité, ce qui m'empêche de considérer la vie avec enthousiasme. Ces périodes où je voyais les gens sous leur mauvais jour. Où la majorité de mes semblables, la très grande majorité, me décevait. J'en étais malade. Leur petitesse, leur mesquinerie, leur mauvaise haleine, leur lâcheté, et j'arrête parce que je n'ai pas envie de vomir, j'arrête parce que ça me rappelle ma dépression, quand je circulais dans les ténèbres. Oh là là. Rien que d'y penser, j'en ai des frissons. Mais comment éviter d'être déçue, comment passer au travers quand vous êtes sans cesse confrontée aux autres dès que la lumière du jour franchit l'horizon, et qu'ils sont déjà là, derrière votre porte, pour venir vous casser les couilles avec leurs grimaces et leurs bassesses? Comment voulez-vous que les rayons du soleil parviennent jusqu'à vous?
«Tony. Est-ce que tu comprends ce que je te dis? Est-ce que tu comprends le sens de ma visite?
– Vous savez quoi? Vous êtes détraquée.
– Alors c'est ce que tu penses. Que je suis détraquée. Mais qu'est-ce que tu crois? Tu crois que ça me fait plaisir de rencontrer des gens tels que toi? Tu crois que ça m'est égal d'écouter vos conneries du matin au soir? Eh bien, tu te trompes, ça ne m'est pas égal. Pas du tout. J'en suis affectée, tu comprends? Je suis obligée de passer des heures sous ma douche parce que vous m'avez sonnée. Je suis morte. Et pourtant, je fais des efforts. Je fais beaucoup plus d'efforts que tu ne le penses.»
Lasse, désœuvrée, j'ai tourné la tête vers le dehors, vers la nuit éclairée par la fameuse enseigne de ces boutiques où l'on vendait des frites, de la viande congelée, du pain mou et des boissons gazeuses.
«Ils sont comment les trucs, à côté? Ils sont mangeables?»
Au lieu de répondre à ma question, il a demandé si j'allais le faire chier encore longtemps. Je m'en voulais à mort d'avoir pu penser à un hamburger. D'avoir eu cette faiblesse. Je ne méritais pas que Rita se casse la tête pour me sauver du désastre – je faisais 89,2 depuis une semaine et je ne savais pas d'où ça venait. Un hamburger avec des frites? Quoi, Marie-Jo, un double?
J'ai regardé ma montre. Puis j'ai regardé Tony. De ses orbites coulaient des torrents de lave, dans ma direction. Je ne m'en suis pas offusquée. Je me suis levée sans un mot et, d'un geste machinal, je lui ai envoyé une nouvelle décharge électrique. Chriiiikk.
En sortant, et tandis que l'air vibrait encore du fracas de tubes cathodiques que Tony avait entraînés dans sa chute, bousculant une étagère, je me suis dit que j'aurais pu lui épargner cette seconde épreuve. Je me suis dit que je manquais de cœur.
J'ai saisi la rampe et j'ai gravi trois marches. Puis je me suis figée.
Une révélation soudaine. Un nom et un visage, au même instant, avec la fulgurance de la foudre. J'ai cru recevoir un coup sur la tête.
Ramon. Une illumination subite.
Aucun doute. C'était bien lui que j'avais entr'aperçu tout à l'heure. Ramon qui prenait ses jambes à son cou après avoir cogné l'autre ahuri devant la fac – et j'avais à présent une idée assez précise de ceux qui avaient filé avec lui. Ramon. Mince, alors. Ramon. J'en avais les jambes qui tremblaient.
La cage d'escalier était silencieuse et déserte et bizarre. J'avais l'impression de découvrir les motifs du tapis pour la première fois – des figures labyrinthiques. Il m'a semblé que des cloches sonnaient au loin. Puis je me suis remise en mouvement, arrachant mes quatre-vingt-neuf kilos et quelques à l'emprise de l'incrédulité.
J'ai hésité sur son palier. En proie à des sentiments divers.
Ensuite, l'oreille collée à sa porte. Me mordillant les lèvres.
Je n'entendais rien. Au-dessus, Franck écoutait du Charlie Parker.
«Ce que je fais est complètement idiot, me suis-je dit tout en forçant sa serrure. Je risque de m'at-tirer des ennuis. C'est complètement stupide. Oh là là.»
Retenant mon souffle, je me suis glissée à l'intérieur. L'angoisse.
L'appartement était plongé dans l'obscurité. Il était vide. Le bol.
J'avais l'esprit en ébullition, les sens en alerte. Je serrais les fesses. Je transpirais abondamment. Un instant, je me suis concentrée sur l'odeur assez fétide qui régnait dans la pénombre. Trois hommes qui vivaient ensemble, c'était limite supportable. J'étais étonnée de ne pas l'avoir remarquée plus tôt. Ils n'aéraient donc jamais, ces connards?
Je me suis épongé le front dans un mouchoir blanc qui est devenu bon à tordre. Je l'ai considéré avec horreur. Mais très vite, je me suis secouée et je me suis glissée dans la chambre de Ramon en le remettant tel quel dans le fond de ma poche.
Des tee-shirts, des sous-vêtements, des pantalons étaient abandonnés çà et là, rapidement balayés par le faisceau de la petite lampe-torche suspendue à mon porte-clés. Sans intérêt. J'étais venue pour les chaussures.
Ça, je ne me l'étais pas clairement avoué. C'était même si débile, à y réfléchir, que j'ai failli partir en courant alors que je me tournais vers son placard.
Les chaussures que je cherchais ne pouvaient pas être là, bien entendu. Elles étaient à ses pieds et certainement pas dans ce placard que j'ouvrais le cœur battant, prête à refermer mes mains sur le vide. À moins que je n'en trouve d'autres, remarquez. Je me serais contentée d'un modèle approchant. Ça m'aurait fait tellement plaisir. Que ma bêtise soit récompensée par une intervention céleste.
Et dans le fond du placard, des chaussures, il y en avait tout un lot. Mais je n'ai pas eu le temps de m'en occuper, car au même instant, la porte d'entrée s'est ouverte. D'accord. Ça me pendait au nez.
Je me suis assise sur le lit. J'étais très emmerdée. La lumière a jailli dans le salon. Je n'en menais pas large. J'avais envie de me faire toute petite mais je ne m'étais jamais sentie aussi grosse, aussi présente que dans cette petite chambre abominable. J'avais beaucoup de mal à me donner une contenance. Je me suis mordillé l'ongle du pouce en retenant un terrible soupir.
Ramon était seul. Une chance dont je n'ai saisi l'importance qu'après coup, plus tard, quand je remontais chez moi en titubant dans l'escalier, à demi morte. J'avais de la chance d'être une femme.
J'ai baissé la tète en l'entendant arriver. Je me suis contentée d'étendre les bras derrière moi pour me donner un appui et une attitude plus relax, mais je n'ai pas levé les yeux. Je l'ai entendu qui stoppait sur le seuil de la chambre, au moment où une lumière poussive, provenant d'une ampoule habillée d'un foulard, avançait pas à pas dans la pièce, comblant quelques recoins. Je sentais son regard posé sur moi, comme s'il m'avait touchée avec une langue.
Il faisait quoi? Pas un bruit. Pas une question. Pas le moindre signe d'étonnement ou de colère. Il lui fallait quoi?
«Merde, j'ai soupiré pour briser la glace. Je me sens ridicule.»
J'ai levé les yeux sur lui. Il n'avait pas l'air fâché. H s'est gratté la tête en grimaçant un sourire:
«Ben ça me la coupe, tu sais, de te trouver là. Et je sais pas trop quoi en penser. Mais ça me la coupe,
– Je sais pas trop quoi en penser, moi non plus. C'est peut-être la chaleur. Tu as peut-être besoin Que je te fasse un dessin?
– Quel genre de dessin, Marie-Jo?»
Le salopard. Il était en position de force. Il était tellement en position de force qu'il en jouissait d'avance. J'étais salement prise au piège. Et j'en avais confectionné chaque barreau. Avec tant d'intelligence que je me maudissais.
Mais je ne voulais pas qu'il pense que je fouillais son appartement. Ça pouvait mal tourner. Ou encore, ça pouvait tout flanquer par terre. Je n'avais pas encore toutes les cartes en main. Je m'étais emballée et maintenant, je devais assumer. Sauf qu'en cette fin de journée épuisante, éprouvante sous bien des aspects, j'avais envie de me faire baiser par lui, ou par n'importe qui d'autre, comme de me faire arracher les dents.
«Qu'est-ce qui se passe? il a ajouté sur un ton aimablement inquiétant. Hein, t'as le feu au cul?
– » Tu es d'une délicatesse, Ramon. Mais admettons. On dirait que ça y ressemble.»
Il a décollé son épaule du chambranle et s'est avancé vers moi. J'ai baissé les yeux. Je voulais en profiter pour jeter un coup d'œil à ses chaussures mais elles ont filé dans l'ombre du lit et je suis restée sur ma faim.
«Et quand ça te prend, il a poursuivi, quand ça te prend, tu forces ma porte et tu t'installes chez moi pour m'attendre. Hein, si j'ai bien compris. T'es quand même un peu gonflée, je dirais.
– Tu crois que j'allais attendre sur le palier?»
Il a ricané en me caressant la tête:
«Alors je rentre, et je trouve un flic à la maison. C'est pourtant pas Noël.»
J'ai transformé un soupir en ver lubrique:
«On n'a qu'à faire comme si, Ramon.»
Et à la seconde, comme il fallait s'y préparer, il m'a écrasé la figure contre son pantalon. Et merde. Il bandait déjà.
«T'es bien tombée, on dirait. Hein, qu'est-ce que t'en dis? Je vais t'en mettre dans tous les trous, tu sais. Je vais t'en coller jusqu'à l'os, putain. C'est promis.
– Je suis tellement impatiente.»
J'ai ouvert son pantalon. Pourquoi attendre? J'allais passer un très mauvais moment, de toute façon. Alors pourquoi tergiverser? J'ai commencé par le sucer.
Il m'a relâchée trois heures après. Je pouvais à peine tenir debout. Je ne savais pas ce qu'il avait mangé mais il était déchaîné. Il m'a baisée pendant trois heures d'affilée et il y en a eu pour tous les goûts. J'ai cru mourir. J'ai traversé l'appartement en me tenant aux murs, en marchant comme un canard. Qu'est-ce qu'il m'avait mis. Je ne voulais plus entendre parler de sexe durant les six prochains mois. Quelle horreur. La vache.
Dans l'escalier, geignante, je sentais que ça me coulait entre les jambes, je n'avais plus de force, j'étais endolorie, mes orifices me cuisaient, mes seins étaient en marmelade et ce salaud m'avait griffé tout le dos et l'intérieur des cuisses. Je l'avais vu avaler des trucs, mais qu'est-ce que c'était? Qu'est-ce qu'ils avaient encore inventé? Un fortifiant explosif pour les chevaux? Je veux dire, pour les étalons? On trouvait toute une gamme de produits, en ce moment, capables de vous faire grimper aux murs telle une fusée. Et il y avait des morts. Des comportements surhumains. Mes poches étaient pleines de mes sous-vêtements souillés, réduits en lambeaux. Ma tête était pleine de mots orduriers. De questions sans réponses.
Je n'avais même pas pu vérifier ses chaussures. Je n'étais plus en état. Mon seul souci avait été de quitter la chambre avant qu'il ne repose la main sur moi et je n'avais pas attendu mon reste. Mais au moins, me disais-je, au moins ai-je donné le change. Dans le rôle de la salope en manque, j'avais su être convaincante. Il proposait même de me fournir une clé. Et de me le faire pour cent euros la prochaine fois – un tarif qu'il réservait à ses meilleurs clients. J'ai dit que j'allais y réfléchir.
«Rude journée?» a demandé Franck qui arrosait les fleurs sur le balcon.
Je suis allée pleurer dans la chambre. Quand je suis très fatiguée, les larmes me viennent facilement.