NATHAN

C'était une marée humaine. Le bruit courait que nous étions trois cent mille. Des manifestants à perte de vue. Des centaines de drapeaux et de banderoles étaient déployés sous le ciel bleu, d'un bleu absolu. Un beau matin d'été. A tous égards. Grimpé à un lampadaire, une main au-dessus des yeux, je me sentais réceptif.

Comment dire? Ce rassemblement. Ces milliers d'hommes et de femmes. Ils s'étaient mobilisés.

Je sentais ce flot d'énergie. Ce courant électrique.

Il y en avait pour tous les goûts, bien sûr. Des centaines d'organisations plus ou moins importantes, avec lesquelles on pouvait être plus ou moins d'accord. Mais elles avaient un point en commun: le monde tel qu'il était ne leur plaisait pas. Elles étaient venues pour le faire savoir. Chacune à leur manière.

Je sentais cette volonté, toutes ces volontés individuelles qui s'additionnaient les unes aux autres. Cette volonté de ne pas se laisser faire. Et ça, je pensais que c'était une bonne chose. De toute façon. Ça au moins, c'était appréciable.

Je regrettais que Marie-Jo ne soit pas là. Pour sentir ça. Pour voir ces gens qui ne baissaient pas la tête. Et rien que ça, cette énergie qui les mettait en marche, cette attitude face à l'inertie ambiante, face à la grisaille et au chaos qui s'installaient, je ne sais pas, mais ça valait bien quelques vitrines brisées. Et même davantage. Ça me semblait précieux, tout à coup. On pouvait penser ce qu'on voulait.

Je me suis laissé glisser de mon perchoir et j'ai cherché à joindre Marie-Jo. Sans résultat. J'ai fait la grimace. Chris me regardait et elle a demandé sur un ton ironique:

«Que se passe-t-il avec Marie-Jo? Il y a de l'eau dans le gaz?

– Pourquoi? Ça t'intéresse?»

D'un ton acerbe.

La connaissant, je me suis repris. Ce n'était pas la bonne manière. Car je ne perdais pas de vue, malgré l'étincelle d'enthousiasme qui m'avait apparemment effleuré, qu'une très sérieuse épreuve nous attendait. Épreuve au cours de laquelle nous allions devoir nous serrer les coudes au lieu de nous tirer dans les jambes. D'autant que j'avais l'intention de l'avoir à l'œil, d'éventuellement calmer son ardeur. Il serait alors bien temps d'envenimer les choses. Je n'ai pas voulu partir avec un handicap.

«Marie-Jo ne va pas bien, ai-je donc ajouté. Tu as raison. Nous avons eu, pourquoi te le cacher, nous avons eu un problème de communication. Et depuis, je n'ai plus de nouvelles.

– C'est quoi, un problème de communication?

– Une espèce de malentendu. Un truc très bête, figure-toi. À cause de Paula. Un truc stu-pide.»

Elle m'a dévisagé avec intérêt.

«Eh bien, il se trouve, ai-je poursuivi, il se trouve que Paula vit chez moi. Mais je ne couche pas avec elle.

– Bien sûr que non.

– Putain, bien sûr que non. Je ne suis pas fou. Je ne fais rien avec elle. Elle s'amuse à changer le mobilier. Hein? Si ça l'amuse de changer le mobilier. Y a quand même des choses un peu plus graves, tu ne crois pas?»

Le cortège s'était enfin mis en route. Devant nous, une grande avenue déserte, ombragée par de hauts platanes indifférents, était prête à nous recevoir. Toutes les voitures avaient disparu. Elle semblait silencieuse et longue, cette avenue. Avec ses platanes indifférents. Elle semblait méchamment silencieuse.

Chris marchait à côté de moi Tout allait bien. Wolf marchait devant. Très bien.

«Et alors, Marie-Jo a pété les plombs, j'ai poursuivi. Elle imagine des trucs.

– Je vois le genre.

– Dieu sait ce qu'elle va imaginer. Oui, Dieu sait ce qu'elle est en train de me faire. À un moment où moi-même, de mon côté, je suis en pleine mutation. Je ne blague pas, Chris. Je suis à la croisée des chemins. Je suis curieux de savoir ce que ça va donner.

– Apprends à t'adapter à la situation. Suis mon conseil.»

Un type s'est mis à lancer des slogans dans un haut-parleur, aussitôt repris en chœur tandis que nous remontions vers le quartier des banques. Les rues adjacentes étaient déjà bouclées par la police. Des hélicoptères bourdonnaient dans le ciel bleu, menaçants et sombres comme des guêpes. J'examinais Chris à la dérobée. Était-ce elle? Était-ce Paula? Était-ce Marie-Jo? Y avait-il un Quatrième Cavalier?

Ces derniers temps, les banques ne s'étaient pas bien comportées. Scandales financiers, blanchiment d'argent, paradis fiscaux, comptes secrets, soutien à des juntes militaires, bref, la liste était longue. Les panneaux de bois qui les protégeaient ont été arrachés et leurs vitres ont volé en éclats. Comme dit Marie-Jo, on récolte ce que l'on sème.

Nous avons couru sur la chaussée ruisselante pour échapper aux canons à eau. Ça allait faire du bien aux arbres.

«Tu ne peux pas nier qu'il subsiste une forte attirance sexuelle entre nous, j'ai déclaré à Chris. Je te mets au défi de me dire le contraire.

– Non, je ne suis pas d'accord.

– Et tu dois tenir compte de cette attirance. Tu ne dois pas faire comme si elle n'existait pas. Je trouve ça stupide.

– Et même si c'était vrai. Ça changerait quoi?

– Comment, ça changerait quoi? J'arrêterais de tourner en rond comme un aveugle. Au moins, je pourrais envisager de me racheter.»

Elle m'a regardé d'une drôle de manière. Les gens braillaient autour de nous mais je n'entendais que le silence dans lequel, tout à coup, elle venait de nous enfermer. Quoi? Me racheter? À son air, j'ai compris que ce n'était pas demain la veille. J'ai senti qu'elle n'était pas prête à m'en donner l'occasion. Me racheter? Peut-être était-ce impossible, après tout. Peut-être certains de nos actes nous damnent-ils à tout jamais.

Wolf caracolait en tête derrière une imposante banderole exigeant de supprimer la dette des pays pauvres. Mais quand même. Il a abandonné son poste pour venir nous voir. Je tiens à le signaler. Il a prétendu que ses réserves d'eau étaient à sec. Je me suis permis de sourire. Comme si nous étions en train de traverser un désert. Lamentable. Comme si je profitais de l'occasion pour lui repiquer Chris. Remarquez, tout le monde sait qu'une femme est bien plus difficile à garder qu'à conquérir. Est-ce qu'on y peut quelque chose? Compatissant, je lui ai offert ma bouteille d'eau de source. «Ce qui est à moi est à toi» lui ai-je déclaré la main sur le cœur.

Puis il nous a laissés. Accordant à Chris un dernier coup d'œil que je qualifierais d'implorant. Tellement sentimentaliste.

«Qu'est-ce qu'il a? Il ne te fait pas confiance?

– Pourquoi ça? En voilà, une idée.

– Peut-être que tu la trouves folle, cette idée. Mais peut-être que d'autres ne la trouvent pas aussi folle. C'est tout ce que j'ai à dire.»

Elle a haussé les épaules. D'environ vingt centimètres. Secouant férocement la tête, les yeux tournés vers le ciel. Parfait. Son chemin de Damas devait passer par la Chine en ce qui nous concernait.

Nous avons incendié des palissades devant la tour de Paul Brennen. J'y ai vaguement pris part. La réaction de Chris me restait en travers de la gorge.

J'avais remonté sur mon nez, afin de préserver mon anonymat (il n'aurait plus manqué qu'on me reconnaisse), un foulard que j'avais noué autour de mon cou. Derrière lequel je pestais contre la terre entière. J'hallucinais. Ne pas reconnaître que nous étions sexuellement attirés l'un vers l'autre. Comment pouvait-elle le nier? Peut-être était-ce la seule chose qui nous restait, la seule preuve tangible d'une existence que nous avions partagée. Enfin, merde. Enfin, quoi, merde. J'alimentais le brasier de lourdes planches que je projetais de toutes mes forces au milieu des flammes. On m'applaudissait. Je faisais deux fois plus de voyages que les autres.

De nombreux portraits de Jennifer Brennen se dressaient rageusement au-dessus de la foule agglutinée devant la tour. Des projectiles volaient contre la façade, du mobilier urbain démantibulé, de gros boulons qui provenaient d'un chantier, des barres à béton qui voltigeaient dans les airs. La clameur s'intensifiait et grondait à mes oreilles. Quand je me suis rendu compte de ce que je fabriquais, j'ai changé d'attitude. J'ai essuyé mes mains sur mon pantalon et je suis allé rejoindre Chris qui m'a considéré avec bienveillance.

«Tu me fais de la peine, je lui ai dit en tirant sur mon foulard. Tu me fais beaucoup de peine. Sincèrement.»

Ses traits se sont durcis:

«Ça veut dire quoi?

– Faire de la peine à quelqu'un. Tu ne sais pas ce que ça veut dire? Ça veut dire que tu ne lui fais pas du bien. C'est tout. C'est pas compliqué. J'ai pas besoin de te l'expliquer.»

José m'a tiré de cette mauvaise passe – je n'y peux rien, je ne peux pas me conduire intelligemment avec Chris – en m'indiquant une large baie, au troisième étage.

«Regarde notre ami, elle a déclaré d'une voix grinçante. Paul Brennen en personne. Le culot de cette ordure.»

Il portait un costume clair. Il se tenait debout, les mains derrière le dos, en compagnie de quelques autres qui restaient en retrait. Le feu ronflait devant ses portes, la fumée tourbillonnait dans le ciel. José me hurlait dans les oreilles BRENNEN-ASSASSIN et elle n'était pas la seule. Du fond de sa tombe, Jennifer pouvait compter tous ses amis et ils étaient vraiment nombreux. Son père pouvait s'en apercevoir. Et il ne l'emporterait pas au paradis. Quoi qu'il en pense. Un hélicoptère pouvait bien l'attendre sur le toit.

J'ai regardé ma montre. J'ai conseillé à José de garder des forces car nous avions encore du chemin à parcourir avant d'atteindre notre but. Un kilomètre, à vol d'oiseau. Les représentants des pays les plus riches du monde. Sauf que la police ne nous laisserait pas passer. Je l'avais dit et je le répétais. Mais ça servait à quoi?

Ils nous ont chargés. Quand des types ont commencé à briser du verre, quand de hautes vitrines ont explosé dans un souffle, couvrant le trottoir de leurs miettes resplendissantes qui dévalaient jusqu'à nos pieds comme des diamants vidés d'un coffre, ils nous ont chargés au pas de course. Notre service d'ordre a été enfoncé par un escadron de police. En formation serrée. Boucliers légers et matraques surdimensionnées. Très convaincant.

J'ai poussé Chris devant moi et nous nous sommes mis à courir.

Bien.

Pas de bobo. Nous nous sommes arrêtés plus loin. Deux ou trois lacrymogènes embaumaient l'air estival. Un peu de fumée jaune montait tranquillement vers l'azur. De légères volutes.

Bien. Nous venions de franchir la première épreuve. Facilement. Un peu trop facilement. Une petite echauffouree de rien du tout. Et nous avions filé comme des lapins sous le regard de Paul Brennen.

«Mais oui, José, je sais ce que tu vas me dire, ai-je déclaré à notre amie José qui en était verte de rage. Je sais ce que tu éprouves. Mais tu t'attendais à quoi? Tu avais préparé du goudron et des plumes? Écoute, je t'ai dit que je m'en occupais. Fais-moi un peu confiance, José.»

Chris a attendu qu'elle s'éloigne pour m'inter-roger d'un ton sévère:

«Mais qu'est-ce que tu lui racontes, au juste? Tu te crois malin?

– C'est une image.

– Tu appelles ça une image?

– Autrefois, on enduisait le gars de goudron et on lui balançait des plumes. On le chassait de la ville.

– Je ne te parle pas de ça. Réponds-moi. Ça veut dire quoi, je vais m'occuper de Paul Brennen

J'ai eu l'impression que je devais parler chinois depuis ce matin. Ça veut dire quoi, ceci, et ça veut dire quoi, cela. Il n'y avait pas qu'avec Marie-Jo que j'avais des problèmes de communication. Bientôt, il me faudrait utiliser un porte-voix. À force de nous éloigner les uns des autres.

«Chris, réveille-toi. Tu oublies que Paul Brennen a un meurtre sur la conscience. Hein, tu as l'air de l'oublier. Alors, d'après toi. Je ne suis pas censé m'occuper de lui, d'après toi? Je suis payé pour quoi, à ton avis?

– Tu te fiches de moi ou tu es sérieux?»

Vous ai-je dit qu'au tout début, elle ne me lâchait pas la main et me croyait capable de renverser des montagnes? Il me semble. Quand nous nous sommes mariés, elle n'aurait pas douté un seul instant que j'allais m'occuper de lui. À ses yeux, rien ne m'était insurmontable. J'avais la cote. Tandis qu'aujourd'hui, elle me croyait sans doute incapable de flanquer un PV à un type en mobylette. Comment m'y étais-je pris pour en arriver là? Ce parcours tellement négatif.

Nous n'avancions pas vite. De temps en temps, quelqu'un grimpait sur le toit d'une camionnette et entamait un discours relayé par des haut-parleurs. Cette bonne vieille mondialisation. Qui nous rongeait comme un cancer depuis toutes ces années. Un bras de fer qui s'éternisait – donc, à son avantage.

Nous avons envahi des places. Nous avons envahi des avenues. Nous avons grimpé dans les arbres. Nous avons hurlé notre colère à pleins poumons. Nous avons marché sous le soleil comme des forçats enchaînés et je commençais à fatiguer. Nous formions une matière épaisse qui emplissait les vides, s'écoulait dans un moule aux parois rigides.

Un moule aux parois rigides. Est-ce clair?

Les rues adjacentes étaient bouclées. Chaque fois que nous en croisions une, on apercevait son horizon barré, son sinistre étranglement, sombre comme le caillot d'une artère malade. Des flics en rangs serrés, armés, casqués, vêtus d'un bleu marine très foncé, presque noir. Leurs boucliers de plexiglas lançaient des flèches d'acier vibrantes, des couteaux aiguisés, des éclairs. Leurs chaussures étaient cirées.

«Ça va chier, ai-je confié à Chris. Ça va tourner à l'orage. Tout se déroule comme prévu. Ça va chier dans pas longtemps.» Mais c'était ce qu'ils voulaient, non? Les uns et les autres. Que le sang coule.

J'ai donné rendez-vous à Chris quatre rues plus haut. Je lui ai dit que j'allais aux nouvelles. Que nous avions nos portables s'il arrivait quoi que ce soit.

J'ai quitté le cortège et me suis engagé dans une rue perpendiculaire en rasant les murs. Un no man's land électrique. Il était environ cinq heures de l'après-midi et la tension montait en puissance. Wolf, qui décidément craignait de se déshydrater (accordons-lui le bénéfice du doute à ce malheureux), Wolf nous tenait régulièrement au courant de la situation. Des heurts se produisaient avec la police. Brefs et sporadiques, tout au long du défilé. Nous sommes d'accord, Wolf. Une merveilleuse invention que ces talkies-walkies. Très bien, Wolf. Merci pour les renseignements. Bois et va donc regagner ta place, amigo. Quand ça le prenait, il embrassait Chris à pleine bouche. Ne vous gênez pas, tous les deux. Pourquoi ne pas le faire contre un arbre? Ne vous occupez pas de moi.

Je me suis avancé vers le cordon de police avec ma plaque à la main.

«Tenez bon, les gars, ai-je lancé à la cantonade en franchissant leur barrage. Courage et Honneur.»

Ils avaient de drôles de têtes. Je me suis éloigné dans leur dos en ruminant une désagréable impression. Est-ce qu'ils étaient drogués? Le bruit courait qu'ils prenaient des trucs de plus en plus fort, qu'on leur distribuait des produits spécialement conçus pour affronter tous les anti de la terre et les mettre en pièces. La presse en avait parlé. Des rescapés se plaignaient d'avoir été sauvagement mordus, presque dépecés. Des témoins choqués rapportaient des scènes épouvantables. Des petites vieilles. Des enfants. Des filles en minijupes.

Le maintien de l'ordre était devenu un vrai problème. La police anti-émeute avait beau être déchaînée, bourrée d'ecstasy ou autre, rompue au corps-à-corps, couverte par ses supérieurs, pourrie d'avantages en nature, elle souffrait d'un cruel manque d'effectifs. Il fallait bien l'admettre.

«Ainsi donc, me suis-je dit, voilà ce qu'ils ont trouvé. Il fallait s'y attendre.»

Ayant effectué un discret tour d'horizon dans les rues voisines, me faisant passer pour un homme des renseignements généraux» j'avais découvert la vérité. Il faut parfois se plonger dans la lecture de magazines scientifiques. Il faut le faire. Pour anticiper ce qu'ils fomentent dans leurs labos archi secrets. Voir où ils en sont. Ce qu'ils ont dans la tête. Se soucier de politique, d'économie, d'écosystème, ne suffit pas. Lire et relire Kerouac pourrait suffire, mais les gens ne le comprennent pas. Il faut donc avoir la Science à l'œil. Une Science qui avance à grands pas.

«La voilà, la surprise, ai-je pensé. Bien sûr. Ils ont juste quelques mois d'avance. Mais dire que je suis étonné, non, je ne le suis pas vraiment. Je ne peux pas dire que je sois étonné. Il fallait bien que ça arrive. Nous ne pouvons pas dire que nous n'étions pas au courant.»

Même les chevaux. Il y avait tellement de chevaux. Et tellement d'hommes. Cent fois trop. Un océan bleu nuit. Je n'avais jamais vu autant de policiers de ma vie. C'était presque risible.

L'ambiance était surnaturelle. J'ai appelé Marie-Jo pour lui raconter ce que je voyais autour de moi et lui demander de me rejoindre afin de dissiper notre malentendu, mais elle n'a pas daigné répondre. Je lui ai laissé un message: «Bon, écoute-moi. Je ne vais pas passer mon temps à te courir après. Désolé. Mais tu loupes quelque chose. Tant pis pour toi, Marie-Jo. Salut. Amuse-toi bien.»

Pour en avoir le cœur net, je suis monté sur le toit d'un immeuble.

J'en suis resté interdit. La folie de certains était sans limites. Leur folle et hystérique volonté de puissance.

Puis je suis allé retrouver Chris. Je lui ai dit que nous allions nous faire massacrer.

«Rien ne t'oblige à rester», elle m'a répondu.

Je suis allé en parler à Wolf.

«Des clones, Wolf. Une armée entière de clones. C'est stupéfiant. Ils sont comme toi et moi. Ils vont nous massacrer. Tu comprends, maintenant? Tu comprends pourquoi je ne voulais pas qu'elle vienne? Tu comprends pourquoi j'hésite à te la confier?»

Un instant, il s'est refermé sur lui-même, puis il s'est décidé à jeter un regard lourd par-dessus son épaule. D'un peu plus loin, Chris lui a souri d'une oreille à l'autre.

Malgré tout, il avançait en se cramponnant à sa banderole. Le front soucieux, les mâchoires serrées. Accusant le coup. Mais il allait de l'avant. Des sirènes, des trompettes, des tambours, une immense clameur nous cassait les oreilles.

Il m'a encore lancé un regard. Comme si tout ça était ma faute.

«Des clones? il a grogné. Des clones? Mais qu'est-ce que tu racontes?

– Wolf, ne compte pas sur moi pour te rassurer. Je n'ai vraiment pas le temps. Je te donne une information. Tu en fais ce que tu veux.»

En raison de ce poids qui lui tombait soudain sur les épaules, il semblait revenir à une taille presque normale. J'observais le phénomène avec attention. Avec un peu de chance, j'allais bientôt le dépasser d'une demi-tête. Le ciel rosissait. Nous n'étions plus qu'un grand troupeau aveugle, marchant vers l'abîme, flanc contre flanc. Wolf grimaçait. Il devait être en train d'y songer.

«Quand on sera arrivés au bout, ai-je expliqué, quand on sera coincés par leur barrage. Ils vont nous tomber dessus de tous les côtés. Ces maudits clones, Wolf. Ils vont nous couper la retraite. Ils vont scinder le cortège en plusieurs morceaux, ce qui nous affaiblira considérablement, tu le sais aussi bien que moi, et ensuite…»

J'ai renoncé à terminer ma phrase. D'un regard, Wolf m'a signifié qu'il m'en était reconnaissant.

Clones ou pas, qu'est-ce que ça changeait? Chaque époque avait ses nouveautés. Ses nouvelles inventions, ses nouvelles modes, ses nouvelles stars. Alors autant marcher avec son temps. Chris dirait, autant s'adapter. Sur ce point, nous sommes d'accord.

Puis Wolf s'est redressé. Je m'y attendais. C'était un pur militant. Tandis que je n'étais là que pour m'occuper d'une femme.

«Occupe-toi de Chris» il m'a fait d'un air maussade et douloureux, en vrillant ses yeux dans les miens.

Je lui ai répondu qu'il pouvait compter sur moi.

«Sauf que je ne serai pas toujours là» j'ai ajouté.


Le soir tombait quand les bulldozers ont enfoncé les barricades. Je regardais Chris qui leur lançait des bouteilles d'essence enflammées en compagnie de quelques autres et je me demandais ce qu'elle espérait. Avait-elle enfin trouvé sa voie? N'y avait-il plus que ça qui comptait pour elle?

Et elle n'avait pas peur. J'espérais que la vue des premiers blessés la refroidirait et que nous pourrions songer à nous sortir de là en vitesse, mais elle prenait racine. Elle était folle de rage. Je l'ai vue frapper un policier à cheval avec un panneau de sens interdit Ses forces étaient décuplées. J'en avais presque les larmes aux yeux. Je n'étais pas digne d'elle, bien sûr. Au fond, je l'avais toujours su.

Nous avions perdu Wolf. À force de courir dans tous les sens. Quand la police chargeait, la confusion était à son comble. Quelquefois, j'attrapais la main de Chris avant qu'elle ne disparaisse dans un nuage de fumée ou encore je la perdais de vue une seconde pendant que des coups nous pleuvaient sur la tête. Rester ensemble n'était pas facile. Je me rendais compte de l'implacable volonté qu'il fallait.

Elle m'a emprunté une boîte d'allumettes car son briquet ne marchait plus.

Le soir tombait. Le crépuscule était empli de détonations, de grondements, de cris, de rumeurs lointaines. On entendait les sabots des chevaux. On voyait des lueurs orangées palpiter dans les environs, des ombres raser les murs, des silhouettes d'engins inquiétants qui prenaient position, renversant tout sur leur passage – roulant sur des corps? Puis le ciel s'est illuminé. Les hélicoptères ont braqué leurs projecteurs et les visages sont devenus blancs comme des visages de cadavres. Sauf ceux qui étaient déjà en sang.

«Chris, je crois qu'il faut y aller, à présent» ai-je déclaré tandis que la police déferlait par les brèches que les bulls avaient pratiquées dans nos défenses.

Je n'étais pas le seul à avoir cette idée. Ceux qui le pouvaient encore se sont mis à courir. Chris a hésité une seconde mais c'était comme des digues se rompant sous la pression d'un flot monstrueux. Elle a croisé mon regard avant de s'élancer. Frappée par un éclair de lucidité. «Mais d'où sortent-ils?» La plupart se le demandaient en fuyant l'avalanche qui grondait sur leurs talons. Des clones grimpés sur des motos étaient lancés à leur poursuite. Des clones grimpés sur des clones hennissants, les naseaux blanchis d'écume. Des clones par centaines, peut-être à l'infini. Certains camarades restaient figés sur place, n'en croyant pas leurs yeux. Des putains de clones. Une invasion impressionnante.

Il s'en est suivi une véritable boucherie. Ils nous ont écrasés. J'ai protégé Chris comme j'ai pu, en me couchant sur elle quand ça allait mal. À peine relevés, nous étions de nouveau précipités sur le sol. Leurs longues matraques en kevlar. La crosse de leurs fusils. Leurs solides bottines. Et les torrents d'insultes dont ils nous gratifiaient, ces sous-hommes, ces sous-merdes blêmes de duplicatas qui faisaient couler notre sang pur, notre sang d'humains à cent pour cent.

J'ai fait le mort. J'ai soufflé à l'oreille de Chris de faire la morte. Nous nous sommes aplatis sur le trottoir, face contre terre. Des paires de rangers noires filaient sous notre nez. Le sol en résonnait, roulait comme un tonnerre lointain. J'ai repensé à Paul Brennen qui observait notre débandade avec une moue méprisante, un peu plus tôt. Je me suis senti très en colère contre lui. Je le haïssais chaque jour davantage. Et cette pauvre fille, cette pauvre Jennifer Brennen qu'il avait froidement éliminée. Puis nous avons roulé dans l'ombre, sous un lampadaire fracassé, et une bataille rangée a recommencé plus loin. J'ai poussé Chris à l'intérieur d'un immeuble dont j'ai pulvérisé la porte vitrée avec un téléphone à pièces que j'ai trouvé dans les débris d'une cabine. Chris ne m'a fait aucune observation.


Je l'ai quittée vers dix heures du soir. Elle était pendue au bout du fil. Les traits décomposés. Wolf n'était pas rentré. Elle appelait les hôpitaux. Les hôpitaux étaient débordés. Elle les rappelait. Elle disait: «Mademoiselle, oh s'il vous plaît, je vous en prie…», mais ça ne donnait pas grand-chose. Elle disait: «Un homme grand et fort, avec des cheveux blonds et bouclés.» Elle ne disait pas «Sexy». Elle était morte d'inquiétude.

J'avais pris une douche. J'avais examiné les produits appartenant à Wolf, son gel à raser pour peau ultra sensible, sa bouteille de Pétrole Hahn, sa pommade pour hémorroïdes – Chris n'en utilisait pas, jusqu'à preuve du contraire. J'avais nettoyé un peu de sang coagulé sur mon crâne. J'avais un tibia très éraflé. Une épaule endolorie. Je ne me plaignais pas. Je n'avais aucune pensée intéressante.

Après la douche, je n'avais pas osé me diriger vers le frigo. Chris ne l'aurait peut-être pas compris. Vu les circonstances.

Je me suis donc arrêté en route pour manger une saucisse. Les véhicules de police sillonnaient encore les rues avec leurs gyrophares en action et leurs sirènes en folie. J'avais mis le mien sur le toit de ma voiture afin de manger tranquillement. J'avais des problèmes avec un excédent de ketchup et un trop-plein de moutarde qui tâchaient d'atterrir sur mon pantalon.

Je me sentais un peu désabusé, presque mélancolique. Les rues étaient sans vie, évanouies dans l'air chaud. J'essayais de me réjouir d'avoir pu ramener Chris saine et sauve à la maison, mais c'était comme d'avoir son propre sexe dans la main et de ne pas savoir quoi en faire.

J'ai soudain eu envie d'aller baiser Marie-Jo, de sentir ses bras autour de moi, de me sentir écrasé sous elle. J'ai terminé ma saucisse en vitesse. Il n'était pas plus de onze heures. Il suffisait qu'elle comprenne qu'on pouvait avoir une fille chez soi sans coucher avec elle. Ce qui était mon cas. Nous pouvions très bien descendre et le faire dans la voiture. Ou encore mieux, filer à l'hôtel pendant que Franck nous croyait sur un coup. J'avais envie de lécher la sueur qui coulait sur sa poitrine, d'écarter ses cuisses à la peau admirable, d'une douceur étonnante. Une envie soudaine et irrésistible.

Malheureusement, aucun fleuriste n'était ouvert. Je suis arrivé les mains vides.

J'ai sonné. Il y avait de la lumière sous la porte.

Je ne me suis pas inquiété tout de suite. J'ai siffloté entre mes dents. Puis je suis resté silencieux.

On vous a parlé d'un sixième sens? Chez un flic digne de ce nom? Blague à part, je n'en suis pas dépourvu. Ça me prend d'abord dans les jambes et ça remonte dans mon dos et ça me fait froid dans la nuque, comme si on y promenait un glaçon. Il n'y a pas de petite lumière qui s'allume sous mon crâne, ainsi que certains le prétendent. Mais ceux-là, je ne les crois pas beaucoup.

J'ai avancé la main vers la poignée de la porte. La cage d'escalier était silencieuse, en dehors d'un papillon de nuit qui se cognait au plafonnier.

C'était ouvert. Tellement ouvert que j'ai sorti mon.38 spécial.

J'ai fait le tour de l'appartement.

Je suis revenu m'asseoir dans le salon. Je me sentais oppressé.

Balayant la pièce du regard, incapable de comprendre ce qui se passait, je suis tombé sur l'étui du Manurhin de Marie-Jo. Il était vide. Parfaitement lustré. Ricanant.

Puis j'ai aperçu les menottes accrochées au radiateur de l'entrée.

J'ai fini par me lever et je m'en suis approché sans les quitter des yeux, la gorge serrée. De plus en plus mal à l'aise. J'étais en train de dégringoler au bas d'une pente. De plus en plus vite.

Je me suis accroupi devant le radiateur pour examiner quelque chose. Les sourcils froncés, la tête basculée sur le côté. En fait, une inscription pratiquée dans l'épaisseur de la peinture, jusqu'à la fonte, sur la face interne d'une cannelure. Il fallait avoir de bons yeux. Il y avait juste écrit RAMON, en petites lettres majuscules. Ce n'était pas un long discours.

Vingt secondes plus tard, j'enfonçais sa porte. La deuxième de la soirée – je voyais encore la tête de Chris quand j'avais descendu la première, ça lui avait coupé le sifflet. J'ai enfoncé sa porte sans y croire.

Et naturellement, je n'ai trouvé personne.

Putain.

Putain de merde.

J'étais planté au milieu d'un désert. Au milieu de rafales de vent qui me cinglaient le visage. Dans une contrée rougeâtre et ténébreuse, à la terre brûlante, pulvérulente. Je suis allé respirer à la fenêtre. Je me suis mordu les lèvres.

J'avais un très mauvais pressentiment. Le silence commençait à siffler autour de moi. Le papillon est entré et il est sorti par la fenêtre où brillait la lune. Les taches sombres de ses océans. Il y avait une odeur de pizza dans l'air. Et au loin, quelques lueurs d'incendies.

J'ai pensé qu'aller me saouler avec Marc serait peut-être une bonne chose. Pour être franc, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. J'avais beau me creuser la cervelle. Je pouvais lancer un avis de recherche. Ou pisser dans un violon. Ou bien m'asseoir et attendre. Ou réciter une prière. Quelle différence?

Je n'avais pas de chance avec les femmes. Celles qui étaient épinglées aux murs de Ramon avaient de gros seins et de sacrées paires de fesses, mais leur sourire était étrange. Je veux dire, on ne savait pas sur quel pied danser.

Quand je suis parti, le papillon est revenu. Il a descendu les étages avec moi, dans un vrombissement léger. Il tournait un instant autour des plafonniers, il s'y cognait plusieurs fois avant de me suivre, comme si j'étais un ami. Ou une femelle appétissante. Tout ça me paraissait tellement stu-pide.

J'ai traversé la rue. Je suis monté dans ma voiture. Un automate. Avant de mettre le contact, j'ai jeté un dernier coup d'œil sur l'immeuble. Je l'ai observé durant quelques secondes, par en dessous.

Et pourtant, mes sens étaient émoussés après une journée si bien remplie. Mon corps commençait à devenir douloureux. Mes mains étaient éra-flées. Mon esprit était confus.

Et pourtant. Et pourtant j'y suis retourné. Ne me demandez pas pourquoi. Ne me demandez rien. Je n'en sais pas plus que vous. Nous sommes les dernières merveilles de l'Évolution. Nous ne connaissons pas toute l'étendue de nos pouvoirs.

Dans le hall, la minuterie s'était éteinte. Je ne l'ai pas rallumée. J'ai réfléchi une seconde et je suis ressorti. Je suis allé fouiller dans le coffre de ma voiture. J'ai enfilé un gilet pare-balles et je me suis équipé de lunettes de vision nocturne – on venait de recevoir les Goggles 500/ILR (Intensificateur de Lumière Résiduelle) que l'on pouvait coupler à un pointeur laser, mais le mien était resté dans la voiture de Marie-Jo.

A présent, je voyais tout en vert. Un vert lugubre, luminescent. Mais parfait, au regard de mon état d'esprit général. Au regard de ma débâcle existentielle. Soyons objectifs. Un verdâtre absolument parfait. Un univers pourrissant, mou et humide. Des cascades lamentables, des effondrements silencieux, des lueurs faiblardes, des figures livides, spectrales. Mon élément. Soyons clairs.

Enfin, bref. Va où ton cœur te porte, comme dit l'autre. Mon instinct, en l'occurrence. Pour le reste, j'étais un navire sans gouvernail. Je le reconnais. Je ne cherche pas d'excuse. Dans une vie antérieure, j'ai dû être écartelé.

Enfin, bref, j'ai de nouveau traversé la rue. Dans la nuit verte, chlorophyllienne.

Le hall d'entrée silencieux. L'aquarium silencieux, rempli d'une eau profonde. L'escalier silencieux, tapissé de gazon. Mon pantalon vert émeraude. Mes chaussures vertes. Une atmosphère glauque. Les poils de mes bras, semblables à de minuscules fougères. Mon.38 de la couleur d'un jouet d'enfant. Je hais ce vert.

La porte du fond donnait sur une petite cour où l'on rangeait les poubelles. Une autre, sur le côté, menait aux caves.

De ces vieilles caves au sol de terre battue, à l'air insalubre, aux plafonds voûtés, aux murs de pierre envahis de salpêtre, rongés par l'humidité. Je les connaissais. J'y avais travaillé une semaine avec Franck, afin qu'il puisse y ranger ses livres. De ces vieilles caves aux couloirs biscornus, datant d'une époque ancienne et communiquant avec celles des immeubles voisins. Un vrai labyrinthe. Je n'étais pas chaud pour y descendre.

Ça se présentait comme un tunnel de verdure, malgré l'obscurité. Marie-Jo l'aurait fait sans hésiter pour moi. Au moins jusqu'à hier. Et quoi qu'il en soit, je ne voulais rien avoir à me reprocher plus tard. J'en avais suffisamment comme ça. À me reprocher. Il était temps d'arrêter la casse. J'allais bientôt avoir quarante ans. Je devais renverser la vapeur, coûte que coûte. Je devais prendre d'implacables décisions. Je devais m'agenouiller et ramasser les morceaux. Donner à Marc le bon exemple. Je suis sa seule famille.

J'étais en bas, un instant plus tard.

Une rangée de caves, puis le couloir faisait un coude. D'autres caves, puis encore un coude. Ou alors, ça partait à gauche et à droite. Je m'arrêtais pour tendre l'oreille et je n'entendais rien, alors je prenais à gauche. La fois d'après, je prenais à droite.

Et à force de persévérance, après avoir erré, montre en main, durant une bonne dizaine de minutes dans ces sinistres boyaux souterrains, je suis tombé sur les chaussures de Marie-Jo. Un peu plus loin, j'ai trouvé son pantalon. En boule, jeté par terre. Son pantalon. Avec son ceinturon, ses clés, ses petites affaires personnelles éparpillées autour, ses poches retournées, son mouchoir, sa menue monnaie qui brillait derrière mes lunettes comme des petits nénuphars lumineux sur une eau ténébreuse. C'était moche. C'était moche, tout ça. C'était d'une tristesse nauséeuse. Je me suis plaqué au mur. Je sentais la sueur couler sur mes tempes, zigzaguer sur mon front. Une pierre me rentrait dans les côtes, là où j'avais mal – le clone m'avait frappé avec sa crosse tandis que je me faufilais sous un banc et protégeais ma tête car il me répétait «Je vais t'éclater la tête» comme un disque rayé.

Puis j'ai bloqué ma respiration. Je me suis transformé en machine à écouter. J'aurais pu entendre une araignée tisser son fil.

Rien, pour commencer. La mer. Un bloc d'anthracite, sans rien à l'horizon. Un silence à couper au couteau, une mer d'huile.

Mais c'est venu tout doucement. D'assez loin. De faibles bruits indistincts. C'est venu du bout du monde.

Plié en deux, j'ai avancé dans leur direction. Le pantalon de Marie-Jo sur l'épaule. La pauvre. Ma vieille copine. Aïe aïe aïe. Tiens bon, Marie-Jo. L'horreur. L'indicible horreur. Je faisais aussi vite que je pouvais. J'enfilais ces couloirs, ces galeries vert d'eau imbriquées les unes dans les autres, ces corridors couverts de vase, de lambeaux algueux, de mousses fluorescentes, de dentelles aqueuses. Je me rapprochais. Je me suis arrêté. À présent, j'entendais un bruit bizarre. Comme un bruit de cloche fêlée. Bong. Et bong. Un bruit de cloche étouffé. Et bong. Et rebong. Perplexe, je me suis remis en route.

Et bientôt, j'ai aperçu une lueur. Dans un boyau transversal. La cloche ne sonnait plus. Je me suis tapi. J'ai relevé mes effrayantes et grotesques lunettes sur mon front pour jeter un coup d'œil dans le passage. Une ampoule nue qui brillait sous la voûte, au bout de deux fils électriques tordus en accordéon. Une voix essoufflée a grogné la putain de salope. Ou bien putain, la salope. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Et tout de suite après, quelque chose a roulé sur le sol. Bong badabong gong. J'aurais dit un seau en fer. Je n'aurais pas pensé à un seau à charbon, mais maintenant que vous me le dites, vous avez raison. Un de ces vieux seaux à charbon en forme de tuyau de poêle conique, une de ces antiquités dont ils se servaient autrefois, à l'époque où ils vivaient comme des bêtes, où ils faisaient du feu dans leurs appartements et s'asphyxiaient à l'oxyde de carbone.

«Et toi, connard, tu creuses, enculé» a fait Ramon.

Je ne savais pas à qui il s'adressait. Je ne voyais que lui, entre deux planches disjointes de la cloison, je ne voyais pas ce qui se passait sur les côtés, je ne voyais que lui. Sa chemise couverte de sang. Son pantalon couvert de sang, d'éclaboussures. Cela dit, il ne semblait pas blessé. Simplement, il reprenait son souffle. Avec un air satisfait.

D'un violent coup de pied, j'ai enfoncé la porte – je ne les comptais plus – sans la moindre difficulté. Un vague panneau de récupération dont les charnières de fer-blanc ont sauté comme des allumettes.

J'ai senti une présence à ma gauche. J'ai tiré dans le genou de Ramon. C'est ce que j'avais de mieux à faire. Avant de tourner mon attention vers la gauche.

Quant aux deux autres. J'étais déjà en train de les braquer. En gardant un œil sur Ramon qui s'effondrait par terre dans un hurlement. Ses deux copains. J'ai failli leur tirer dessus pour ne pas prendre de risques. Mais ils étaient changés en statues. Ils étaient décomposés. Ils étaient jeunes.

J'ai aperçu Franck. Dans un trou. Un zombie.

Je les ai fait mettre à plat ventre, mains sur la tête. En la leur visant, justement, la tête. Et ils ont bien compris que c'était un ordre qu'il fallait exécuter sur-le-champ, voyant à quel point j'étais nerveux. Et même fou de rage. Quand je voyais Franck. Un zombie sorti de la tombe. En mauvais état. Les salauds. Quand je voyais Franck. Je ne parvenais pas à prononcer un mot. Vous me comprenez.

J'ai attrapé Ramon par les cheveux et je l'ai traîné vers les deux autres sans attendre, en lui enfonçant mon.38 dans l'oreille. Quelque chose a accroché mon regard, dans le fond de la pièce, mais j'étais trop occupé. J'étais pressé. J'ai frappé Ramon au visage pour le calmer. Je lui ai ouvert la joue.

Autrefois, Chris et moi possédions une antenne parabolique et j'avais capté un documentaire sur les rodéos. J'avais appelé Chris. Pour voir ces gars. Pour voir ces jeunes cinglés d'Américains. Et l'une des épreuves consistait à ficeler un veau le plus vite possible. Chris et moi en étions restés debout devant le poste, complètement fascinés. Ils vous ficelaient un veau à la vitesse de la lumière. On n'en croyait pas ses yeux.

Ça m'a pris trois secondes. J'étais prêt à leur tirer dans la tête, de toute façon. Des liens de plastique munis de fermoirs à crémaillère. Leurs bras dans le dos. Leurs poignets que j'ai serrés à mort. Ils étaient muets. Je les ai traités avec brutalité. Maintenir la pression. Transformer sa propre peur en tison ardent. On nous l'avait rabâché.

Bon. C'était une bonne chose de faite. Je me suis relevé en vitesse.

Quelque chose attirait mon regard dans le fond de la pièce, mais je n'avais pas encore assez de courage.

Non. J'ai jeté un coup d'œil dans le couloir. J'ai écouté.

En me retournant, je crois que j'ai vu ses jambes. Durant une fraction de seconde. Et j'ai aperçu le seau tout cabossé. Je me suis dirigé vers Franck.

Très secoué. Très diminué. Sans forces, incapable de s'aider pendant que je le tirais de son trou en lui disant: «C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck» et qu'il dévalait sur les gravats.

Je l'ai laissé s'asseoir. Il me considérait avec stupéfaction malgré son visage tuméfié. Il était noir comme un livreur de charbon. J'imagine. Sa lèvre inférieure tremblait. Il allait peut-être s'évanouir. Je n'osais pas le gifler. Je lui ai tenu la main un instant en lui disant:

«C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck.»

Puis j'ai pivoté doucement sur mes talons. J'ai fixé le fond de la pièce.

Je manquais toujours de courage mais je me suis levé quand même. Un jour, j'ai dû m'approcher de Chris qui m'attendait sur son lit d'hôpital, pâle comme une morte et me haïssant déjà. Et ça n'a pas été une partie de plaisir. Chaque pas m'arrachait une grimace.

J'ai lancé mon pied dans la figure d'un des deux jeunes qui relevait la tête. Mais j'étais obligé d'y aller. Je voyais ses jambes nues.

Quand je me suis penché sur elle, j'ai pensé qu'elle était morte. Elle était trop abîmée. Elle était en mille morceaux. Elle était rouge de sang. Elle n'avait plus figure humaine.

J'ai vidé mon chargeur dans les deux genoux de Ramon. Mais ce n'était pas ça qui allait me la ramener.


Marie-Jo était presque morte, mais elle n'était pas morte. Son cœur battait. Les infirmiers ont cavale vers une ambulance. Des langues rouges et des langues bleues balayaient les murs. Des types en blouse blanche couraient par-ci, des policiers couraient par-là. On m'avait trouvé une brique de jus d'orange Tropicana bien frais que j'engloutissais consciencieusement, en fermant les yeux, appuyé contre l'aile de ma voiture. Franck avait eu besoin d'oxygène, mais Franck ça allait à peu près. On l'embarquait quand Chris m'a appelé pour m'annoncer que Wolf était à l'hôpital avec trois points de suture derrière le crâne et qu'elle allait le rejoindre. J'étais content de l'apprendre. Je voulais encore du jus d'orange. J'en voulais encore une brique. Sur ce, Francis Fenwick en personne est arrivé et il m'a demandé ce que c'était que ce bordel. Mais ça nous en fichait tous un coup quand l'un des nôtres se retrouvait sur le carreau. J'en avais les jambes qui flageolaient. Et Francis Fenwick baissait la tête.

Plus tard, Paula m'a dit:

«Viens te coucher. Il est trois heures du matin. Tu es mort de fatigue. Viens te coucher. Ne sois pas bête.»

Au lieu d'aller me coucher, je fumais des cigarettes devant la fenêtre du salon ouverte, les fesses calées sur une chaise et les pieds sur ma belle table. Je me retenais pour ne pas aller la baiser. Je n'arrivais pas à croire qu'une telle idée puisse me venir, s'imposer si brutalement à moi dans un moment pareil. Elle m'attristait. Pour la chasser, je pensais à Paul Brennen.

«Ne bois pas tout le jus d'orange, elle a ajouté. Gardes-en pour demain matin.»

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