On a de la neige au mois de mars, à présent. N'importe quoi. Elle a déjà recouvert le jardin. Je suis allée monter la chaudière. «Rex, j'ai dit. Couché. Tu vois bien qu'on ne peut pas sortir.» Mais il a continué de gratter à la porte.
«Qu'est-ce que je fais? Je le laisse sortir?» ai-je lancé haut et fort.
Franck prétendait avoir perdu la moitié de ses facultés auditives, mais j'aurais plutôt dit à quatre-vingt-dix pour cent.
Rex a posé une patte sur l'accoudoir de mon fauteuil. «Vas-y. Fais-moi tomber», lui ai-je proposé en fixant ses yeux noirs.
Ce chien avait besoin d'exercice. Il mangeait trop de viande. D'ailleurs, je commençais à en avoir marre de ces balades. Je les connaissais par cœur. C'était le paradis des coureurs à pied. Mais pas ce matin-là.
Franck est descendu. Rex lui a tourné dans les jambes. Il préférait Franck, c'était évident. C'était moi qui le sortais, mais son cœur allait à Franck.
«Qu'est-ce qu'on fait? On le laisse sortir?»
Franck m'a considérée avec un air affectueux:
«Non, Marie-Jo. On ne va pas le laisser sortir.
– Mais ce chien s'emmerde.»
Il s'est placé dans mon dos pour me masser les épaules. D'un côté, ça m'agaçait. Pas de l'autre. Ça ressemblait à peu près à ce que je voulais.
«Franck. On peut se permettre de payer une amende.
– Oui. Mais la question n'est pas là. Je t'en prie.»
Durant des jours, nous avions eu un long ciel bleu. Un air foid et sec. Le soleil occupait le salon, du matin au soir. Au moins, c'était une des choses que j'appéciais dans cette baraque. Il faisait bon derrière les vitres. J'ai dit à Franck, dont je sentais l'embarras, que le salon avait perdu tout son charme. Il faut toujours dire la vérité.
«C'est sans doute la dernière neige, m'a-t-il répondu. Ça va s'arranger.»
Je ne savais pas si ça allait s'arranger. Je me posais cette question depuis des mois. Et je n'avais toujours pas la réponse. C'était sans doute d'habiter près de Rose Delarue qui me déprimait. Dans cette banlieue aérée avec ses pavillons remplis de professeurs, de tristes et chiants universitaires à la barbiche taillée, vêtus de pantalons de velours, avec leurs femmes azimutées et leurs pique-niques au milieu de la forêt. Mais Franck s'était emballé pour le coin. Il pensait que ce serait mieux pour moi. En fait, il en aurait fait une maladie si nous n'avions pas déménagé.
Il a enfilé son anorak en souriant:
«Tu vois, il ne neige déjà plus. Ça va se dégager.»
Je lui ai rappelé que Nathan devait passer prendre ses corrections. Franck perdait également la mémoire. À moins que ce ne soit l'âge. Il s'est demandé à voix haute où il avait la tête tandis que Rex continuait à gémir et à gratter furieusement le bas de la porte. Encore un qui ne comprenait rien à rien. Qui n'était pas satisfait de son sort.
Franck a sorti une liasse de feuilles de son petit cartable de pédé. Il l'a déposée sur la table en soupirant:
«Bon. Il progresse. Mais c'est tout ce qu'on peut dire. Qu'il progresse. Maintenant, ce que ça va donner, je n'en sais rien du tout. On verra ça dans quelques années. Enfin, s'il tient le coup. Hein, parce que c'est là qu'on les attend, n'est-ce pas? C'est bien là qu'on les attend. Il faut voir s'il va tenir le coup.»
Je regardais dehors. Je fixais l'horrible grisaille du ciel avec hébétude. Les mains serrées sur les accoudoirs de mon fauteuil.
«Tu devrais y jeter un coup d'œil, il a ajouté.
– Non merci, j'ai fait en observant un vol de corbeaux. Ça ne m'intéresse pas.»
Il n'a pas insisté. Il s'arrangeait désormais pour me contrarier le moins possible. Les seules sorties qu'il s'accordait le soir se résumaient à une balade autour du pâté de maisons où il pouvait saluer ses semblables dans leur jardin et les féliciter pour l'éclat et le parfum envoûtant de leurs jolies roses – qui faisaient comme Rex, qui tendaient la patte et putassaient ignoblement au milieu d'autres cochonneries hystériques entretenues avec un soin d'enfer. Ou il rendait parfois visite aux Delarue qui s'étaient mis à organiser des pokers à tour de bras ou des tournois de Cluedo. Et c'est tout. Je ne savais pas ce que ça donnait, au niveau de sa vie sexuelle. Peut-être qu'il y avait mis un bémol. Mais peut-être que c'était seulement une pause. Vis-à-vis de moi. Sauf que l'important, pour moi, l'important, c'était de ne pas me retrouver toute seule. C'était tout ce qui comptait. Je pouvais peut-être m'arranger avec le reste. Dans la mesure où il évitait de me contrarier.
Il s'est penché pour m'embrasser sur la tête – ce que je n'aime pas – et il a fait, d'un ton malicieux en inspectant le ciel:
«Et qu'est-ce que je vois, là-bas? Qu'est-ce que je vois?»
Je voyais rien.
«J'en sais rien. Je vois rien. Couché, Rex.
– Regarde bien. Entre ces deux nuages.»
Il voyait une fissure de ciel bleu. Il avait de bons yeux. Il m'a tapoté l'épaule. Puis il a jeté une grimace à sa montre. Voyant que Franck allait sortir, Rex s'agitait comme un malade. Ses griffes cliquetaient sur le parquet qu'une bonne femme venait astiquer tous les jours – elle astiquait même les chromes de mon fauteuil avec un produit spécial qui sentait le gaz. Il aboyait, il jappait, il tirait la langue, il remuait la queue, il nous implorait, il était dégoulinant – ses grosses babines baveuses – d'un soudain excès d'amour pour nous.
«Qu'est-ce qu'on fait avec lui? On fait quoi, Franck? Regarde-le.
– Je sais. Mais on ne fait rien. On ne peut rien y faire. S'il te plaît. Couché, Rex. Couché, le chien. Tu restes à la maison.
– Tu lui donnes trop de viande, aussi.
– Tu crois? C'est bien possible. Oui, tu as raison.»
Rex a pleuré en le voyant partir. Il n'a pas cessé de gémir pendant que son maître imprimait parfaitement ses pas dans la neige puis raclait son pare-brise en rosissant du nez, en soufflant comme une petite machine à vapeur.
Quand Paula est arrivée, je somnolais. J'ai rouvert les yeux au moment où elle traversait le jardin, picorant la neige de ses talons hauts et serrant le col de son grand manteau d'homme, incognito avec ses verres fumés et une soyeuse écharpe qui volait au vent – on est mannequin ou on l'est pas. Cela dit, elle amenait le soleil. Le paysage s'était illuminé. Les ombres s'éloignaient, ondulaient sur la colline et s'effilochaient de l'autre côté du petit lac artificiel tendu comme un miroir – Rose était la présidente des Amis du Lac et elle m'avait fait signer une pétition visant à interdire les vélos sur le chemin qui le contournait si délicieusement ainsi que les jeux de ballon, si tu veux, Rose, si tu crois que c'est utile, histoire de m'en débarrasser.
J'ai pivoté sur mon fauteuil en avertissant Paula que c'était ouvert.
Je ne dis pas qu'elle est idiote, cette fille. Je l'aime bien. Je ne dis pas qu'elle est idiote mais je crois qu'elle fonctionne avec un temps de retard. Ça se voit sur les photos. Dans les magazines. On voit très bien qu'elle a un temps de retard. Elle a toujours un air décalé. Ce fameux air décalé. Et ce n'est pas un genre qu'elle se donne. Elle est comme ça du matin au soir.
Nathan m'avait raconté qu'elle cassait beaucoup de vaisselle. Elle pouvait laisser tomber son verre dans un moment d'inattention ou bien on lui tendait une assiette et sa main se refermait trop tard. Pas à tous les coups, bien sûr, mais ce n'était pas si rare que ça.
Au moins tête en l'air. J'ai poussé un cri: «Putain, Paula. Fais gaffe.» Car elle tenait la porte largement ouverte. Et elle a eu un temps de retard. J'aurais préféré qu'elle me casse une assiette et un verre. Elle est restée figée pendant que Rex lui filait entre les jambes.
«Bien joué, Paula. Parfait.
– Le chien. Il s'est tiré, dis donc.»
Je le voyais s'enfuir au triple galop, comme une flèche noire.
«C'est grave?»
J'étais de sombre humeur, la plupart du temps. J'en étais consciente. Mais comment devais-je m'y prendre pour m'améliorer?
«C'est Franck, j'ai répondu. Il va me casser les couilles.»
Franck allait penser que j'avais cédé à un caprice, que je n'en faisais qu'à ma tête. Si Rex ne revenait pas, il allait m'en vouloir à mort. Il allait croire que j'étais devenue une débile mentale. Que mon seul plaisir était d'emmerder le monde. Comme tous ceux qui sont dans ma situation. Et je n'avais pas envie de ça.
Pendant que Paula vidait son sac sur la table, je me suis penchée sur mon armoire à phamarcie. Dans un flot de lumière dorée. Antidépresseurs, antidouleurs, somnifères, amphétamines, quelques ampoules de morphine et toute la panoplie du genre, soigneusement rangée. Paula me surveillait du coin de l'œil. Hein, des fois que je ne sois pas assez généreuse, peut-être? Comme si elle avait à s'en plaindre, de notre combine. Parfois, je la faisais pisser dans sa culotte, folle d'inquiétude. Quand je considérais mes ampoules de morphine et que j'avais l'air de me tâter. Je l'entendais gémir de l'intérieur. Je feignais de ne pas me décider à les lui donner. Ça la tétanisait. J'étais vache avec elle, de temps en temps.
Mais on s'entendait bien. Quand je ne m'endormais pas au soleil, je la guettais avec impatience. Et pas seulement pour ça mais parce que ça me changeait tellement de la voir, de voir une tête qui me changeait de celle de Rose et consorts, des têtes qui finissaient par m'effrayer et me visiter dans mes cauchemars. C'était pas Sex and the City, l'ambiance.
«Merde, j'ai déclaré. Et comment je vais faire d'après toi?
– C'est vraiment chiant, cette histoire. C'est flippant, non?
– Faut qu'il soit là quand Franck va revenir. Y a vraiment intérêt. Sinon, il va me casser les couilles. Je vais me sentir humiliée. Tu sais ce que ça veut dire, toi, être humiliée? Non, ça m'éton-nerait fort, avec ton petit cul.»
Je suis tellement grosse, en ce moment. Si ça continue, mon cœur va finir par me lâcher. Normalement, je devrais suivre un régime. Rita me sert de kiné. Elle me masse. En fin de séance, elle peut mettre son tee-shirt à essorer. C'est elle qui perd des kilos. Pas moi. Mais je suis devenue philosophe. À mi-temps. Quand j'ai pas mon walkman sur la tête.
On est dans un remake de Laurel et Hardy quand je me tiens à côté de Paula. Ou encore de la Belle et la Bête, version cradingue. Mais malgré tout, elle est d'une habileté étonnante, elle est adroite et précise quand il le faut. Et je suis tellement grasse que je dois pas lui faciliter les choses.
«Et maintenant, t'attends quoi?» je lui ai demandé.
Elle était encore en train de réfléchir à savoir si elle connaissait l'humiliation ou pas. Elle essayait de se mettre dans la peau d'une grosse, j'imagine. Elle avait laissé tout son bazar en plan alors que j'avais déjà relevé ma manche. Mais pas dans la peau d'une grosse junkie privée de ses jambes et emmerdée par son cinglé de clébard, dites-moi. Enfin, je l'espérais pour elle.
Plus tard, quand je me suis sentie mieux, je lui ai fait la conversation.
«J'appelle pas ça être humiliée, Paula. Il ne t'a pas humiliée. Il t'a plaquée, mais il ne t'a pas humiliée.» C'était ça ou parler des histoires de cul qu'on trouve dans la presse people – qui sont parfois éloquentes. Même si on rabâchait. Ainsi, d'ailleurs, que dans les journaux branchés. De quoi parler d'autre?
La blessure était encore fraîche, côté Paula. Elle n'avait pas l'air d'une femme abandonnée mais un sombre éclat brillait encore sur son visage quand on évoquait le problème. Ça lui avait fait mal, on est d'accord. Elle ne l'avait pas bien pris. Elle avait gardé l'appartement Mais Paula, ses tentatives de suicide, on ne les comptait même plus. Elle ne tes comptait même plus. Le suicide était dans sa nature. Déjà qu'elle était pâle.
De temps en temps, un type l'accompagnait et ce n'était jamais le même. Il attendait dans la voiture. Un beau mec, dans une belle voiture. Et je lui disais qu'elle ne s'emmerdait pas. Et elle me répondait qu'elle ne voulait plus en entendre parler, des mecs. Ben, on dirait pas, je lui rétorquais. Et alors elle jetait un œil sur son chevalier servant et elle restait de glace ou alors elle cherchait quel était le nom du gars ou alors elle disait oh, lui, oh, puis elle se contentait de hausser les épaules.
Au début, on parlait de Nathan. Maintenant, on n'en parle plus. D'un commun accord. On évite te sujet autant que possible.
On n'a pas tout ce qu'on veut, dans la vie.
Elle s'allonge sur le canapé, au soleil. Elle n'a pas envie d'aller bosser. Elle m'apprend qu'Eve et Marc se sont disputés toute la nuit. Elle les a entendus. Mais je regarde dehors et je lui dis: «Faut que je récupère ce chien coûte que coûte.» Et nous voilà parties dans un fou rire nerveux.
Quand je sors des vapes, Paula n'est plus là. Puis on vient m'apporter mon repas. Je demande à la bonne femme: «Vous n'avez pas vu mon chien?» Je téléphone à Rose Delarue pour lui exposer mon problème. Elle me dit qu'elle va prendre ses jumelles. J'attends. Je regarde les arbres qui s'égout-tent, je regarde les corbeaux, je regarde l'horizon, je regarde le soleil sans cligner les yeux. «Attends, elle me dit. Non, je ne vois rien. Désolée, Marie-Jo, mais je ne vois rien du tout. Aussi, comment as-tu fait ton compte?» Je raccroche. Je regarde les corbeaux qui vont et viennent. Certains restent perchés sur les fils électriques. Je raccroche au nez de la présidente des Amis du Lac.
Dans l'après-midi, je me suis avancée jusqu'au trottoir et j'ai commencé à appeler Rex. J'ai hurlé son nom à pleins poumons. Au moins pendant une heure.
Alertés, les voisins sortaient et venaient voir ce qui m'arrivait. Je leur expliquais la situation. C'était un quartier si calme. Mais je n'étais pas un de ces petits voyous à la peau basanée, je n'étais pas une racaille de plus, je n'étais que la cinglée d'à côté à qui l'on n'osait rien dire, eu égard au grand malheur qui m'avait frappée. Toute cette bande d'enculés. De parfaits réacs qui filaient leurs fringues à la Croix-Rouge et se retrouvaient dans le hall de la cinémathèque pour se lécher le trou du cul à tour de rôle. Ils n'osaient rien me dire. Je n'attendais pas qu'ils soient partis pour me remettre à crier. Je me cramponnais à mes accoudoirs, j'enflais ma poitrine, gonflais mon cou et je braillais de toutes mes forces après cet imbécile de chien qui était le seul à ne pas m'entendre. J'avais alors droit à un regard sévère, à des fureurs contenues que je toisais avec impatience, mais c'était des catholiques pratiquants pour la plupart et ils décidaient de tourner les talons en attendant que je crève. En attendant, je bloquais le trottoir. J'emmerdais tout le monde. Mais personne n'osait rien me dire. Je faisais trop pitié. Je faisais qu'on préférait regarder ailleurs.
Je n'avais plus de voix, quand je suis rentrée. À peine la force d'exécuter un demi-tour et de retraverser le jardinet que Franck s'obstinait à rendre aussi moche que les autres – ils s'échangeaient leurs secrets, ils coupaient des fleurs pendant que l'horizon brûlait dans leur dos et que des foules s'étripaient aux quatre coins du globe et dans les rues de la ville qui commençait à me manquer, entre parenthèses, et dont on apercevait les tours et les buildings en modèle réduit, et dont j'avais ratissé les rues dans tous les sens. Au triple galop.
Je me suis penchée et j'ai réussi à ramasser de la neige avec laquelle je me suis frotté le visage. Résultat, j'ai trempé ma chemise. Le soleil brillait intensément mais je me suis sentie désemparée, je me suis sentie affolée, j'en ai tremblé de tout mon corps – sauf du bas. Oui, à cause de cette histoire de chien. Je me suis mise à en faire une montagne. J'en ai même pleuré pendant cinq minutes.
Jusqu'à l'arrivée de Nathan.
Je n'avais aucune chance de lui plaire, cela dit, mais j'ai essuyé mes yeux en vitesse, je me suis légèrement repoudrée, j'ai vérifié mon chignon – que la bonne femme qui me lavait tous les matins tripotait davantage que mes fesses – et j'ai repassé du noir sur mes lèvres – je suis fournie par Paula en cosmétiques et Derek se déplace pour mon henné qui donne en ce moment un rubis sombre et des reflets cuivrés que je trouve pas mal. J'ai encore ça, paraît-il. J'ai encore mon visage. Mes beaux yeux verts en amande, mon beau visage planté sur des décombres. Quand je dis ça, on me répond: «Mais non.»
Parfois, Derek m'emmène dans des boîtes. On trouve des bonnes âmes pour me transbahuter. Je me fous au milieu de la piste et je danse avec mes bras. J'essaye de draguer à mort, mais j'y arrive pas. Malgré ma belle gueule. J'ai simplement ramassé une giclée de sperme, l'autre fois, et mon partenaire m'a plantée dans les toilettes alors que je lui demandais du papier. Ce n'était pas un gentleman, voyez-vous. Mais c'était mieux que rien quand j'y réfléchis une minute. Quand Derek me ramène, en général, je suis bourrée. J'admets qu'il y a du laisser-aller dans mon comportement de ces derniers mois. Il faut voir ces malades qui me tournent autour, vous savez ce que c'est, comme ces filles qui se traînent sur leurs béquilles. Ils commencent par me payer à boire. Mais vous me direz, je ne suis pas obligée d'accepter. Mais est-ce que j'ai dit que je l'étais, obligée? J'ai pas l'impression.
Depuis qu'il avait commis sa grosse bêtise, Nathan avait tout son temps pour écrire.
– Alors? j'ai demandé.
– Alors quoi?
– Est-ce qu'elle a souffert?
– Je n'en sais rien. Elle a refusé que je reste. Et je n'ai pas droit aux visites. Alors, ne m'en parle pas.»
Quand je dis que Nathan avait tout son temps pour écrire, c'est parce que je suivais son regard. Depuis qu'il était entré dans la pièce, et tout en me parlant, il jetait un œil par-dessus mon épaule. Mais j'avais pris ses feuilles, enfin le truc sur lequel il suait depuis deux mois, et je m'étais assise dessus.
«Alors? il a demandé.
– Alors quoi?
– Franck m'a dit que je pouvais passer.
– Et il a raison de te dire de passer. Tu peux passer quand tu veux.
– Écoute. J'ai eu des tonnes de boulot. Ne k prends pas comme ça. Edouard fait traiter son acné au laser et j'ai tout le boulot sur les bras. Ce connard de Fenwick. Il l'a fait exprès. J'ai les peintres dans les jambes du matin au soir. Je sais plus où donner de la tête. Toutes ces putains d'archives. Y en a des kilomètres. C'est pour ça. Il a dû trouver que c'était pas assez. L'ordure. Cette ordure de Fenwick,
– Tu n'as pas besoin de me donner toutes ces explications. J'en ai rien à branler. Je ne t'attends pas pour aller me balader. Sois tranquille.»
Je ne l'avais pas vu depuis une quinzaine de jours. Pas même un coup de téléphone. C'est comme ça qu'on traite sa vieille copine? Hein? Si c'est pas malheureux. Si c'est pas une honte. Hein? Comme si j'avais pas conscience de ce que c'était. Comme si j'en ferais pas autant à sa place.
Mais il ne va pas très fort, lui non plus. Je vois bien qu'il est complètement largué. Du jour où il a appris que Chris était enceinte, il a été largué. Je sortais du coma et il venait me raconter ses histoires alors que j'étais encore entre la vie et la mort. Il achetait des machins pour bébé, des petits jouets, des brassières, des couches imperméables. Il a vraiment pété les plombs quand il a su que l'affaire était en marche. Mais je la connais, Chris. Elle ne changera jamais d'avis. Il pourrait se poignarder devant elle, s'ouvrir les veines. Ça n'y changerait rien. Ça se voit depuis la nuit des temps qu'elle ne l'aime plus. Qu'elle a décidé de ne plus l'aimer. Mais il est tellement aveugle. Mais aveugle à ce point-là, moi, des aveugles à ce point-là, j'en connais pas des masses.
Je le laisse mariner. Je le laisse à sa mauvaise conscience. Il en est bien capable. Puis tout à coup, un air glacé me saisit. Mon front se ride.
«Nathan. Une chance que tu sois là. C'est un miracle.
– Je viens te voir aussi souvent que je le peux.
– Il faut que tu m'aides à retrouver Rex. Nathan, aide-moi à retrouver Rex, pour l'amour du ciel.
– Que je t'aide à quoi?
– Il s'est barré. Rex a fichu le camp, tu m'entends. Il faut que tu m'aides.»
C'est ce que j'ai souvent apprécié, chez lui. Il sait se montrer charitable. Il a été okay. Il a déclaré qu'on allait s'en charger très vite. Qu'il n'y avait pas de quoi paniquer. Ça m'a rassurée. Ça m'a détendue. Ça m'a rendue magnanime. J'ai tiré sa copie de sous mes fesses et je la lui ai tendue.
«Y avait du vent», j'ai expliqué.
Il s'est assis à la table, face au soleil. Il grimaçait déjà. Son dos était courbé.
J'ai fumé une cigarette pendant qu'il lisait. Je ne pouvais pas grand-chose pour lui et il ne pouvait pas grand-chose pour moi. J'ai regardé mes ongles. Paula avait dû me les faire pendant que j'étais dans le cirage. Paula a bon cœur. Ils étaient d'un bleu nacré, sans retouche, et pendant ce temps-là, Nathan se prenait la tête entre les deux mains.
Je l'imaginais dans ses archives. En compagnie d'Edouard. Je l'imaginais tournant en rond comme un rat dans sa cage alors que Chris avait un enfant d'un autre. Je l'imaginais confiné au sous-sol. En compagnie d'Edouard. Au milieu d'un océan d'horreurs, d'affaires criminelles, de portraits d'assassins et de portraits de victimes, baignant dans un flot d'existences gâchées, de vies sans issues, de vies tragiques et vaines, parce que moi ça ne m'aurait pas plu. Mais pas du tout. J'aurais donné ma démission.
Bonne fille, j'ai attendu qu'il termine sa lecture. Mon petit Jack Kerouac des sous-sols. Sauf que je suis un fantôme incapable de t'atteindre.
Il a replié ses feuilles et les a rangées dans sa poche, les yeux dans le vague. Sans faire de commentaires inutiles.
Combien d'entre nous sont accrochés à des chimères? Combien ont cru tenir quelque chose? Combien de pétards ont illuminé nos vies avant de rabattre les ténèbres? Combien de rêves se sont réalisés? Je vous demande un peu.
Je vois un gars une fois par semaine qui vient m'expliquer que je dois me battre. Mais ce n'est pas de me battre, que j'ai envie. C'est d'être complètement raide. Défoncée au maximum. Et de bon matin, si possible. Quoi? Vous me le demandez, je vous le dis.
Comme l'heure avançait, je l'ai tiré de ses réflexions.
«Écoute. Je ne peux pas faire semblant de m'in-téresser à quelque chose qui ne m'intéresse pas. Désolée.»
Je voulais qu'on rattrape ce chien avant le retour de Franck. Et je voyais que l'heure avançait. J'ai décroché mon anorak. Je lui ai dit que je n'avais besoin de personne pour enfiler un anorak.
«Fallait pas me sauver la vie, j'ai ajouté. Faut pas venir te plaindre.»
Il m'a répondu que je faisais chier. Je lui ai souri. Avec mes fausses dents.
Je me suis accrochée à son cou et il m'a installée dans sa voiture. Je dois faire dans les quatre-vingt-quinze, j'imagine. C'est toute une aventure, une galère, mais j'en ai profité pour me serrer ignoblement contre lui et rafraîchir ma mémoire en ce qui concerne son odeur et la vigueur de ses bras – choses qui me seront utiles plus tard pour me branler.
Et nous roulons.
Le ciel est encore bleu, virant au mauve. La neige fond, dégringole des arbres, glisse des toits, erre sur les trottoirs, et nous roulons au pas. Nous inspectons les rues transversales, nous ratissons le quartier de façon méthodique. Rex, hou hou, le chien. Je me sens légèrement angoissée. Je prends quelques pilules sous le regard perplexe de mon ancien amoureux qui n'est pas au bout de ses peines. Il s'est assombri en quelques mois. Ce qui n'enlève rien à son charme.
«Et ta petite amie? je lui fais tandis que nous poursuivons nos recherches de l'autre côté du lac. Comment elle va, ta petite amie?»
Il se marre. Il arrête la voiture et descend pour acheter un sandwich à la saucisse. Moi, je ne veux rien. Rex m'a coupé l'appétit. Et je prie pour qu'on le retrouve car cette situation me rend folle. Je sais ce que Franck va penser. Je suis malade à l'idée de ce qu'il va penser. J'essuie vivement les larmes qui recommencent à couler sur mes joues. Ces réactions incontrôlables, que j'ai. Ça ne me facilite pas la vie, croyez-moi. Mais est-ce que j'irais mieux si je ne prenais rien? Est-ce que quelqu'un peut m'assurer que je n'irais pas plus mal? Personne ne le sait. Moi la première.
Je veux bien un coca. Pour lui faire plaisir. Je hoche la tête puis je baisse la vitre. J'attrape le coca. On échange un sourire. Il a demandé si on n'avait pas vu un gros chien noir dans les parages, une flèche avec un collier rouge. La rue s'étend sous une lumière assez radieuse, dans un calme étonnant. Narïian paye nos consommations. Je le regarde et je me dis quelle idée de baiser avec José. Aussi, quelle idée.
On en rigole en se remettant en route, de cette alliance contre nature, de cette liaison qui ne mène à rien, car ce qu'elle aime, José, c'est les étudiants de gauche. C'est ce qu'elle aime avant tout. Et c'est une féministe.
«Ce qui m'inquiète, il dit, c'est qu'elle parle d'habiter chez moi. J'aime pas ça.
– Elles sont toutes pareilles. Tu sais, te fatigue pas.
– Tu verrais, chez moi. C'est tout petit. J'ai à peine la place pour un bureau.»
Je vois un chien au loin. On accélère. Puis on se remet à rouler au pas. On tourne pendant une demi-heure, puis on se gare au bord du lac.
Nathan sort mon fauteuil et je retourne dedans. Je suis de plus en plus inquiète. Quel eon, ce chien. Je l'appelle. Mais on est bons pour la promenade autour du lac.
Je ne veux pas qu'il me pousse. Il fait beau mais il ne fait pas chaud. C'est désert, en semaine. C'est presque sauvage. Quand je suis en forme, avec Rex, on exécute le tour complet. Je disparais au milieu des buissons. On s'amuse avec des bouts de bois. J'arrache des poignées d'herbe pour les sentir. Je traque les amoureux qui baisent dans les fourrés.
«Est-ce que je te manque? je lui demande
– Tu le sais bien», il me répond.
On entend un coucou. Un nuage de moucherons scintille dans la lumière dorée. On court après un chien dont on n'a pas encore vu le bout de la queue. Dans le soleil rasant. Des hélicoptères de la police traversent le ciel immaculé, se dirigent vers la ville. Comme dit José, soyons vigilants à propos de nos droits civiques.
N'empêche que José baise mieux que Paula, d'après ce que j'ai compris.
Sinon, il s'attendait à quoi?
On s'attend à quoi, au juste, dans la vie? Est-ce qu'on poursuit jamais qu'un chien errant? Je frissonne. Il me dit: «Ferme ton anorak.» Je le ferme. Au moins, j'ai pas froid aux guiboles. On crie: «Rex. Rex.» Nathan le siffle. La ligne de crête brille comme un filament électrique. Il y a dans l'air quelque chose qui pourrait terrifier une petite fille. On fait fuir des lapins.
Je me mets à pleurnicher:
«Nathan. Retrouvre-moi ce putain de chien. S'il te plaît. Je t'en priiie. Merde.»
Il a un air accablé. En fait, il ne sait plus comment me prendre. Il n'est pas le seul. Je suis devenue très lunatique, semble-t-il. Même si ce n'est pas le mot qu'on utilise dans mon dos.
Nous restons un moment plantés comme des idiots, tout à coup silencieux, n'y comprenant plus rien. N'y ayant peut-être jamais rien compris. Tandis qu'une légère brume envahit les rives. On dirait que ça vient du sol.
Je décide que Nathan doit partir en éclaireur. Je l'envoie explorer les environs pour ne plus l'avoir à côté de moi. Car maintenant, sa présence m'oppresse.
Je cligne des yeux dans la lumière. Quand je les rouvre, il est déjà parti.
Je l'entends crier: «Rex», au loin. Une famille de canards glisse et le lac redevient liquide dans leur sillage, il ondule. Le ciel est rose. Je pense à Franck qui doit être en train de terminer son cours, tout en ramant sur mon fauteuil. La neige craque sous mes pneus.
Rita m'appelle pour m'annoncer que des manifestants sont en train de tout casser en bas de chez elle, alors il se pourrait bien qu'elle soit en retard pour ma séance du soir. Je lui fais part de ma détresse. Elle me dit que c'est la faute de Nathan, que je déconne, qu'il me flanque le bourdon. Alors je pique une crise. Je me demande qui va enfin comprendre que je dois absolument retrouver ce chien.
Je me planque dans un arbuste pour pleurer. Je pense à Chris qui ne veut plus le voir, qui l'écarté de sa vie. C'est elle qui a raison. Rita est persuadée que Nathan porte la poisse. Elle m'a déclaré qu'une gouine sentait particulièrement bien ce genre de chose. Je me mouche. Je regarde autour de moi et de voir ce paysage en sucre d'orge, cette lumière apaisante, ces rives tranquilles et silencieuses où se posent des moineaux, je me remets à pleurer comme une Madeleine. Ça ne va pas fort. J'appelle Rex en sanglotant. Son nom s'étire comme de la guimauve dans ma bouche. C'est épouvantable. Je fais: «Beuu, beuuuu» entre deux sanglots. On dirait qu'on m'égorge.
Je vais me flanquer à l'eau, voilà ce que je vais faire. Je m'arrête de pleurer. J'ai froid. Nathan réapparaît. Il s'assoit sur un banc. Il examine l'horizon, les mains enfoncées dans les poches, la tête rentrée dans les épaules. Devinez à qui il me fait penser. Sans compter que l'autre aussi a fini alcoolique.
«Peut-être qu'on va pas le retrouver, il me dit. Peut-être qu'on va pas y arriver, pour finir. Voyons les choses en face.
– Je rentrerai pas sans lui. Je préfère te prévenir.»
On évite de se regarder. On réfléchit en silence.
«Écoute, il me fait. J'aimerais savoir pourquoi c'est si important.»
On en est là. À se demander ce qui est important. Puis on repart.
Je le laisse prendre de l'avance. Je le regarde s'éloigner. J'avance à côté de ses traces. Je crois que dans ma vie, je n'ai rencontré que des gens qui n'ont pas eu ce qu'ils voulaient et qui se sont usés, ou qui sont en train de le faire. Mais c'est la majorite, non? Ça doit être plus facile d'être un canard. La famille canard amorce une large courbe puis fait route dans l'autre sens. Mais celui qui est en tête, est-ce qu'il sait où il va? Est-ce qu'il sait qu'il entraîne les autres?
Le sentier monte un peu. Je fatigue beaucoup. J'ai de moins en moins de souffle. Je n'ai que trente-trois ans, pourtant. Encore un truc qui m'angoisse, pour des tas de raisons, Je fais une halte. Il faut que je reprenne ma respiration.
Je suis éblouie par le lac. Je ne vois même plus l'autre rive. J'entends son clapotis. C'est l'heure où les corbeaux croassent. Il ne manque plus que les grenouilles. Il est encore trop tôt pour les criquets.
J'y vais ou j'y vais pas? Je me pose la question Au fond, je suis contente d'avoir cette possibilité Ça m'enlève un poids, tout à coup. Rex peut bien filer jusqu'en terre Adélie, je suis libre d'annuler le jeu à tout moment. Je peux donner un bon coup de frein. Du moins en ce qui me concerne.
Je suis sûre qu'elle doit être glacée. C'est la seule chose qui me retient. J'étais plus courageuse quand j'étais une petite fille. Mon père et moi, on se baignait dans des rivières, on se baignait dans des torrents de montagne avant que ça dégénère.
Puis je me décide. Je prends mon élan, J'y vais tout droit. Je passe entre deux buissons, je baisse la tête, je retiens mon souffle en dévalant une pente à dix pour cent que j'aurais préférée plus rapide, Puis je bascule à la flotte. Je suis propulsée de mon fauteuil comme d'un siège éjectable.
Je suis électrisée. Dès que je sors la tête de l'eau, je pousse un cri de douleur. Autour de moi, l'eau est toute noire. Il y a une seconde, elle était dorée. En m'agitant, je me tourne sur le dos. Mes jambes descendent vers le fond. Elles sont pressées d'en finir.
Et voilà que je pleure de nouveau. Que je me mets à couiner des mots incompréhensibles en faisant la planche. Je m'éloigne du bord en m'aidant de mes deux bras puissants parce que personne ne peut plus m'aider et j'en ai le cœur bousillé. Je vois mes jambes qui remontent à la surface, qui flottent à ma suite comme des rubans sous-marins. Je m'aperçois que je suis en chaussons.
Je vais tenir combien de temps? Je vais mettre combien de temps à disparaître? Quand je n'en pourrai plus. Quand je serai épuisée. Je suis épuisée. Entre mes larmes, je distingue un ciel indifférent, d'une platitude infinie malgré ses langues de feu, ses profondeurs violacées, ses pastels, sa transparence poudreuse. D'une beauté ridicule.
Puis je vois Nathan qui surgit des broussailles, sur une éminence qui surplombe le lac. Les buissons scintillent autour de lui.
Quand il me repère, je lui crie: «Va-t'en. Laisse-moi tranquille. Fous le camp.»
Mais il se précipite pour délacer ses chaussures.
Je suis au désespoir. Je veux pas le croire.
Je crie: «Arrête de faire le con. J'en ai marre.»
Je suis repartie dans mes sanglots. Je me laisserais bien couler mais ça ne changerait rien. Je suis maudite.
Il défait son pantalon, il défait son blouson. Je sens mon visage tordu par une affreuse grimace. Je couine.
Et au moment où il va se mettre à plonger, je murmure: «Ne fais pas ça. Je t'en supplie Nathan, ne fais pas ça.»
Alors il s'arrête, comme s'il m'avait entendue. Il hésite. Je sens son regard posé sur moi. Je fais «Beu, beuuu», comme si j'étais un veau perdu dans un pré. Il hésite. Je murmure: «Ne fais pas ça, Nathan. Ne recommence pas.»