MARIE-JO

Je revenais d'une longue course: trois fois le tour du parc. Le jour se levait mais les rues étaient encore dans l'ombre. Il faisait encore frais. Mes joues étaient fraîches. La cime des arbres semblait flotter dans un air pur.

Je dis toujours: on récolte ce que l'on sème. Mais encore faut-il se souvenir de ce que l'on a semé.

Et alors, franchement, Ramon m'était sorti de la tête. Ça me paraissait très loin. J'avais fait mon possible pour l'oublier. Sans l'oublier d'une manière catégorique car au fond, je n'en gardais pas un si mauvais souvenir, mais au moins l'oublier pour un temps.

Donc, je remontais chez moi, j'étais en train de m'éponger la nuque et le visage en passant devant sa porte quand celle-ci s'est entrouverte.

Je me suis arrêtée. Ne me demandez pas pourquoi. Ramon était torse nu et me faisait signe d'arriver. J'ai hésité. Je suis plus sensible qu'une autre à l'intérêt des hommes. Ça se comprend, non? Et tous mes muscles étaient encore chauds, mon corps tout entier était resté dans la logique de l'exercice. J'ai poussé un soupir. J'ai pensé qu'un jour, je serais vieille et repoussante. Alors j'y suis allée.

Les rideaux étaient tirés. L'appartement était sombre. Ramon m'a serrée contre lui. J'y étais allée, disons, en traînant les jambes, la mine austère, mais je dois avouer que je ne regrettais rien. Le nez contre sa peau, la ceinture de ses bras autour de ma taille, j'ai failli laisser échapper un petit gémissement de plaisir qui m'aurait mise dans l'embarras.

Deux secondes plus tard, mon bas de survêtement glissait avec une facilité effrayante le long de mes cuisses et les mains de Ramon plongeaient dans mon slip. Il fallait s'y attendre.

J'ai levé une jambe et j'ai reposé le pied sur une pile d'annuaires qui se trouvait là. Pourquoi tergiverser? Était-il encore temps de m'interroger sur ma conduite? J'emmerdais Nathan avec ça, j'étais d'une jalousie terrible et j'étais là, les jambes ouvertes, en train de me faire sucer les seins par un petit mâle de vingt-cinq ans qui me fourrait trois doigts dans la chatte. Incroyable. Plus j'y pensais et plus je trouvais ça dingue. Je devais être possédée par le démon ou alors j'étais complètement idiote. En fait, sous la graisse, il n'y avait pas une jeune fille au cœur pur mais une salope d'un genre assez ordinaire. Si vous voulez mon avis.

Ramon m'a entraînée dans le salon qui était la caricature d'un repaire d'étudiants bordéliques – posters aux murs, canettes sur la télé, CD éparpillés sur le sol, canapé avachi, machins en équilibre, journaux abandonnés, cendriers pleins et une table basse sur laquelle trônaient quelques bouteilles d'alcool et une lampe dont le corps d'une femme à poil soutenait Pabat-jour imitation bas résille. Un rayon de lumière qui passait entre les rideaux n'arrachait à la pénombre qu'un fauteuil étrangement vide que, j'imaginais, Ramon avait dû débarrasser en vitesse après m'avoir guettée dans l'escalier et je me suis dit, tiens, voilà où ça va se passer, c'est donc là, ces jeunes sont quand même de vrais sauvages, ils n'ont vraiment aucun sens de la mise en scène et aucune poésie dans l'âme, ces jeunes, mais au moins ça change, ça dit ce que ça a à dire sur la place qu'il faut peut-être donner à ces choses, peut-être que c'est ce que ça dit. Ramon a débouclé son ceinturon et, une fois son pantalon aux pieds, il s'est installé dans ce fameux fauteuil, les deux bras sur les accoudoirs, un sourire baveux aux lèvres, l'œil lubrique, un œil avec un éclat sombre.

J'étais censée faire quoi? Je suis censée faire quoi, Ramon? Ça? Ah bon. Tu avais ça derrière la tête, on dirait. Si je ne m'abuse. Et je dois me mettre à quatre pattes, si j'ai bien compris. Petite ordure. Je te revaudrai ça, Ramon. Je vais m'as-seoir sur ta figure. Sale petit dégénéré. Qui s'excite à regarder une pauvre ménagère à quatre pattes, hein, petite ordure.

Il portait un caleçon avec une large bande élastique signée Calvin Klein et je n'ai rien contre Calvin Klein, mais franchement, je trouve ça horrible et antisexy à mort, complètement à côté de la plaque. Mais bon. Par la fente, il a fait sortir cette bite assez bizarre, dont je vous ai parlé. À la fois terrible et intéressante. Dans la bouche, ça faisait un drôle d'effet. J'avais l'impression qu'elle descendait dans mon gosier. Comme un serpent endormi. Il avait également une jolie paire de couilles, une chose qui est plus rare que l'on ne croit. Enfin bref, je l'ai sucé avec assez de plaisir. Je le reconnais. Et je commençais à mouiller, de mon côté.

Et puis à ce moment-là, ça s'est gâté. Ça s'est drôlement gâté.

J'ai senti qu'on me baisait par-derrière. Absolument. J'étais à mille lieues, et tout à coup, je sens une chose glisser furtivement entre mes jambes, et puis vlang, je me retrouve baisée jusqu'au coude. J'ai pas le temps de dire ouf. Et Ramon me fait: «Je te présente mon copain.»

En fait, Ramon a deux copains. Du même genre Franck joue avec eux au poker, on les croise sur le campus – je ne sais même pas en quoi ils sont inscrits – et une fois ils m'ont payé un verre à la cafétéria, mais je ne peux pas dire que je les connais. La preuve? Je ne les imaginais pas faire un truc pareil. Et durant une fraction de seconde, c'est une réelle surprise que j'ai éprouvée, un réel étonne-ment.

Mais où est-ce qu'ils se croyaient? Enfin merde Ils imaginaient quoi? Je me suis dégagée d'une torsion du bassin, puis j'ai aussitôt bondi sur mes jambes. Je leur ai dit: «Désolée. Pas de ça avec moi» tout en remontant mon survêt. Ramon se tenait la bite en m'adressant une grimace pleine de frustration et de fureur. Les deux autres (celui qui m'avait baisée s'efforçant de remballer son engin dans un minislip qui n'était pas étudié pour) s'interrogeaient sur la suite à donner à notre affaire. Ces deux cons, ils prenaient déjà un air menaçant. Ils avaient vu trop de films.

Mon camarade en minislip était le plus près. Avant de prendre à nouveau la parole pour les appeler à la raison, je l'ai frappé en pleine figure. De la paume de la main, mais très violemment, de sorte que ses deux pieds ont pratiquement décollé du sol.

Voyant ça, l'autre m'a sauté dessus. J'ai pivoté sur une jambe pour esquiver sa charge – je suis d'une souplesse et d'une rapidité étonnantes, eu égard à mon poids – et comme ses bras se refermaient sur le vide, je l'ai frappé dans le dos, de tout mon élan. Avec mon coude. Je crois que je lui ai fait mal. J'espérais que ça lui servirait de leçon.

Quant à Ramon, il hésitait entre le rire et les larmes. Tout s'était passé si vite qu'il était encore cloué dans son fauteuil.

«Non, mais tu te sens bien ou quoi? je lui ai demandé. Vous êtes pas un peu malades?»

H a remonté son pantalon avec humeur, rebouclé son ceinturon en gardant la tête baissée. Les deux autres récupéraient avec peine. De vrais gosses. J'ai ramassé une chaise en leur conseillant de se tenir tranquilles à l'avenir. S'ils ne voulaient pas que je me fâche pour de bon.

Je n'ai pas parlé de l'incident à Franck. Je suis allée me doucher directement et ensuite, nous avons pris le petit déjeuner ensemble avant son départ pour la fac. Je ne voulais pas faire d'histoires.

Il était toujours nerveux, angoissé. Nous connaissions un prof de biologie qui avait été roué de coups en sortant de sa voiture et qui avait mis presque un an à s'en remettre – il sursautait encore au moindre bruit, se retournait sans arrêt et sa femme racontait qu'il lui arrivait encore de se réveiller en sueur.

En général, les profs qui couchent avec leurs élèves, filles ou garçons, finissent par s'attirer des emmerdements. Et ceux qui traînent dans les rues sombres, les suceurs de bites pour ne pas les nommer, les hommes d'un certain âge qui restent émerveillés par la jeunesse, ceux-là finissent tôt ou tard par se faire dérouiller.

Franck prenait du Lexomil, restait silencieux, s'examinait dans la glace, mâchait avec précaution, fermait la porte à clé et revenait en vitesse dès que ses cours étaient terminés. Voilà ce qu'il avait gagné. Maintenant, il avait la trouille.

Je lui avais dit: «Franck, écoute-moi bien. Ceux qui t'ont fait ça. Je sais que tu les connais. Ne me raconte pas de salades, tu veux bien? Je vais m'en occuper. C'est mon boulot. Je vais m'en occuper mais j'ai besoin de savoir qui c'est. Il faut que tu me le dises.»

Je n'en avais rien tiré. D'un autre côté, je n'allais pas l'implorer. Je ne comprenais pas pour quelle raison il se taisait, mais je n'allais pas me mettre à ses genoux tous les matins. C'était tant pis pour lui. Peut-être changerait-il d'avis s'il s'en prenait une autre. Quant à moi, l'affaire était classée.

Cette mèche grisonnante et pathétique qui lui tombait sur le front. Est-ce qu'il s'en rendait compte? Pourquoi m'avait-il épousée? Ce connard. Pourquoi m'avait-il épousée? Cette fripouille ambulante, le nez plongé dans son bol, le regard fuyant, Monsieur le Professeur de Mes Deux qui boit son café dans un bol qui fait partie de mon service, de ce putain de service épouvantablement laid qu'il a rapporté quelques jours après notre mariage. Pourquoi m'a-t-il épousée? Et moi, pourquoi l'ai-je épousé? Faisions-nous une bonne affaire, l'un et l'autre? Avions-nous trouvé de quoi nous planquer, de quoi nous mettre à l'abri? Je le regardais pendant que nous nous faisions face dans la cuisine ensoleillée, avec nos tartines et nos pots de confiture, et je me disais quelle merde, quelle triste et décourageante vie d'imbécile nous nous sommes fabriquée là. Hein, mon pauvre Franck. Je ne sais même pas ce que tu cherches. Je n'en ai pas la moindre idée. Et je m'en fous complètement.

J'ai trente-deux ans et je ne sais pas où j'en suis. Ça va mal, par moments. Parfois, je regrette de ne pas tenir un stand de crêpes dans un trou perdu. Je regrette d'avoir mis le nez au-dehors. Mais avant de rencontrer Nathan, j'allais encore plus mal, alors je vais cesser de me plaindre. J'allais vraiment très mal, comparé à aujourd'hui. Aujourd'hui, je ne vais pas mal tout le temps. Je vais mal par moments. Je considère ça comme un progrès.

Franck s'est levé brusquement, après un coup d'œil à sa montre. Il a enfilé sa veste et s'est penché au-dessus de la table pour m'embrasser sur le front. Je lui ai souri. La porte s'est refermée et pendant que je l'entendais dévaler l'escalier, j'ai appuyé mon poing contre ma joue, le coude planté sur la table, et j'ai cligné un moment les yeux dans le soleil qui était juste à la bonne température. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre?


En chemin, je me suis arrêtée pour cette histoire de sushis. J'en ai acheté pour Nathan et moi en attendant de voir le type qui avait effectué la livraison chez Jennifer Brennen le soir de sa mort. Je suis comme ça, je suis méticuleuse dans mon travail. Je ne laisse rien au hasard. J'ai bu un soda aux fruits de la passion.

Malheureusement, je suis tombée sur un gars qui ne savait rien, qui ne se rappelait rien et qui donc n'avait rien remarqué de particulier. Quand je lui ai demandé son permis de travail, il s'est tout de même souvenu que la fille Brennen l'avait conduit directement à la cuisine et qu'elle avait l'air tout à fait normale. Un type – un jeune Blanc dont il ne pouvait guère dire davantage sinon qu'il avait une casquette vissée à l'envers sur le crâne – les avait rejoints pour régler la note.

«Tu pourrais le reconnaître?» Je sais que pour eux tous les Blancs se ressemblent mais il s'est contenté de grimacer du coin de la bouche.

«J'aimerais avoir une réponse plus claire, si possible.» Son visage était taillé dans un bloc de marbre jaune, glacé. Je plains leurs femmes.

«Bon, alors écoute-moi. Je compte jusqu'à trois.»

Reconnaître qui, en fait? J'en souriais encore en retournant à la voiture. La mort de Jennifer Brennen avait fait pas mal de bruit et nous étions censés nous remuer avant que l'opinion ne nous traite encore de flemmards et d'incapables. Mais où en étions-nous, au juste? À la case départ, ni plus ni moins. La fixation de Nathan sur Paul Brennen? De la couille. Du temps perdu, croyez-moi.

Malgré tout, je suis allée trouver son petit ami, le réparateur de télés. Je suis une méticuleuse. Je tiens ça de mon père qui repassait nos draps et nos mouchoirs depuis que sa femme l'avait largué. J'ai demandé à son patron de me le prêter cinq minutes et j'ai amené le gars (Tony Richardsen, il s'appelle) sur le trottoir d'en face, à une terrasse déserte, protégée du soleil ardent par une bâche à rayures qu'un vent chaud gonflait mollement, comme une voile qui claquait – les barres qui la soutenaient étaient décorées de spirales bicolores.

Je voulais savoir. Je voulais savoir ce qu'il pensait vraiment, et pas ces conneries de père qui fait buter sa fille, je voulais savoir s'il pouvait m'éclai-rer. Je me le demandais. Si c'était pas du chiqué, s'il avait eu vraiment des sentiments pour cette fille, c'était le moment de le prouver. Je lui ai dit que je voulais bien m'y mettre, que je voulais le faire sérieusement, mais que pour ça, il devait m'aider. Il devait m'aider à y voir clair. Il devait le faire pour elle. S'il avait jamais eu ces sentiments dont il avait parlé.

Il avait une de ces tignasses, on aurait dit du crin de cheval cuivré ultra souple. Il la secouait et la secouait de droite à gauche et il poussait des grognements, le poing refermé sur la table où nos deux bières valsaient. Non, non, et non. Putain. Jamais de la vie. Putain. Il ne voulait rien savoir. Il ne voulait pas en démordre. Sa version à lui était que cet enfoiré d'assassin de Paul Brennen, qu'il crève, cette ordure, était le seul coupable. Qu'est-ce que j'avais à la place du cerveau? Qu'est-ce que j'avais à la place des yeux? Hein? J'avais baisé qui pour avoir ma plaque?

Les larmes lui sortaient presque par les yeux. C'est ce qui lui a évité de prendre ma main dans la figure, j'imagine. Je suis toujours touchée quand je vois l'attachement d'une personne pour une autre. Je suis une femme.

«Mais dis-moi, Tony, cette rumeur. Ce machin sur Internet. Comme quoi il aurait mis un contrat sur la tête de sa fille. Ça viendrait d'où, d'après toi? Ça viendrait de qui, Tony? Ça viendrait de qui, cette rumeur?»

Ils avaient planté de jeunes arbres sur la rue. C'était bien. C'était un signe d'espoir.


J'ai retrouvé Nathan au bureau. Il était en train de lire le journal. J'ai posé les sushis devant lui.

«C'est inquiétant ce truc sur les clones, tu ne trouves pas?

– Je n'en sais rien, j'ai répondu.

– Comment peux-tu dire ça? Franchement.

– Je ne sais pas. Ce monde est tellement dingue.

– Peut-être qu'on devrait changer de métier. Tu vois pourquoi? Peut-être qu'ils sont déjà parmi nous.»

Je l'ai mis au courant de mes deux visites de la matinée. D'une part, je pensais que nous devions de toute façon nous débrouiller pour identifier les personnes qui avaient partagé le dernier repas de Jennifer Brennen, même si, à entendre l'autre ahuri, il ne s'agissait que d'une soirée amicale. Et d'autre part, j'avais le regret de lui annoncer que ses soupçons à l'égard de Paul Brennen ne reposaient que sur la rage de notre ami Tony, autrement dit sur rien du tout.

«Sur rien du tout. Hein. Tu crois ça. Tu as trouvé ça toute seule.

– Qui prend ça au sérieux, à part toi?

– Beaucoup plus de gens que tu ne l'imagines, figure-toi. Va faire un tour chez Chris et ouvre tes oreilles.

– Ben voyons. Je n'y avais pas pensé.

– On a tout vérifié. Son carnet d'adresses, son emploi du temps, on a tout vérifié. On a passé des jours à tout vérifier. Non? J'exagère? Et tu as un suspect à me donner? Tu as le commencement d'une toute petite idée?

– Il y a les dernières personnes à l'avoir vue en vie. On ne sait jamais.

– Et après? Quand tu n'auras plus rien à proposer. Quand tu auras fini de tourner en rond. Est-ce que tu te décideras à m'écouter cinq minutes?»

Il s'est levé et s'est dirigé vers la machine à café. Sur les bureaux voisins, des téléphones sonnaient, des machines crépitaient, des feuilles s'envolaient dans les courants d'air – toutes les fenêtres étaient ouvertes et les flics en uniforme portaient des chemisettes. De l'autre bout de la salle, Nathan m'envoyait un regard sombre.

J'ai examiné quelques photos qui traînaient sur son bureau en bâillant. L'enterrement de Jennifer Brennen. Des clichés que nos services avaient réalisés avec méthode et sur lesquels, Nathan disait vrai, nous avions passé des heures. Un par un, nous avions identifié les membres de la famille, les amis, les connaissances, les compagnons de lutte et les amants de cette fille. Nous avions tout vérifié. En vain. Nous avions interrogé les commerçants du coin, sa gardienne, son médecin, des types qu'elle laissait monter chez elle, des types qu'elle besognait à l'hôpital, des habitués du parc, des patrons de bar, des serveurs, des clients, des travelos, des camés et tout ce qui nous tombait sous la main. Sans résultat. N'empêche que cette fille connaissait du monde.

Francis Fenwick (notre chef) a tenu à faire le point avec nous. Nathan et moi, en compagnie des autres inspecteurs qui étaient sur le coup, l'avons longuement écouté.

«Marie-Jo, il m'a lancé. Qu'est-ce que tu fous, Marie-Jo? Tu m'écoutes?»

Il m'a gardée après la réunion. Je pensais qu'il allait m'engueuler pour m'être endormie les yeux grands ouverts alors que j'étais en service, mais ce n'était pas ça. Il m'a demandé si Nathan n'avait pas une drôle d'idée en tête, à propos de Paul Brennen. J'ai dit: «Quel genre d'idée, monsieur Fenwick? Vous voulez dire quoi, au juste?» Il m'aimait bien. Il avait une fille de vingt-quatre ans qui était énorme. À côté d'elle, j'étais juste un peu grosse. «Je ne veux pas d'histoires, il a poursuivi. Je suis au courant des bruits qui circulent et je ne veux pas d'histoires, tu m'as compris? Je ne veux pas entendre parler de ces conneries. S'il pense que je plaisante, fais-lui bien comprendre que je ne plaisante pas. Est-ce que c'est clair?»


En ville, les putes se faisaient agresser à longueur de temps et nous n'y pouvions pas grand-chose. Des fous se promenaient en liberté, des fous furieux, ainsi que des malades, des brutes, des connards et des assassins. Dès que le soir tombait, certains coins se transformaient en marécages où ne circulaient plus que des ambulances et des chiens affamés. Cette ville ressemblait à un cloaque et personne ne paraissait s'en inquiéter. Quelquefois, le maire venait nous féliciter et pendant ce temps-là, une partie de la ville était en flammes. Tout ça pour dire que Jennifer Brennen, que la partie pouffiasse de Jennifer Brennen ne la mettait pas dans de bonnes mains.

«Je le sais.

– Tu le sais mais tu tiens absolument à ton truc. Tu t'es fourré ça dans la tête et tu n'en sors pas. Alors que n'importe quel cinglé a pu faire le coup, tu le sais aussi bien que moi.

– Mais pas cette fois, Marie-Jo. Je suis désolé, mais pas cette fois. Souviens-toi de ce que je te dis.»

Il regardait en l'air, avec un vague sourire aux lèvres. Une échelle de pompier était dressée contre la façade de l'immeuble et un type s'activait pour arracher une banderole qui demandait la fin du pillage des ressources du tiers-monde. Il y avait un attroupement au carrefour. Les gens n'étaient pas contents qu'on enlève la banderole. Les gens gueulaient. Des slogans. Des insultes. Des ombres se découpaient derrière les fenêtres. Des flics casqués, en tenue antiémeute, gardaient l'entrée.

«L'idée des clous, c'est une bonne idée. C'est une excellente idée. Il va en avoir pour des heures. Regarde comme il s'emmerde. Tu vois ça?

– J'ai faim.

– Bien sûr que tu as faim. Tu as toujours faim. Ça ne peut pas attendre cinq minutes?

– Qu'est-ce que tu auras de plus, dans cinq minutes? Ça va durer des heures.

– L'idée des clous est vraiment excellente.

– Ça va, Chris? Comment elle va?

– Elle en pissait dans son froc. Elle le regardait, suspendu tout là-haut, et elle en pissait dans son froc. Ça la faisait vraiment bander.

– Évidemment que ça la faisait bander. Pardi, elle est amoureuse comme une folle. Enfin. C'est pas trop tôt.

– Elle est embarquée dans une aventure qui la dépasse. Et c'est préoccupant. Je me fais du souci. Je me fais du souci, tu comprends? C'est une idéaliste.»

Pendant que Nathan regardait en l'air, je regardais autour de moi et je sentais la tension qui montait. Incidemment, j'ai remarqué une fille. Une espèce d'asperge blanchâtre, genre défoncé chic, sur le trottoir d'en face. J'ai eu l'impression qu'elle nous observait et que je l'avais déjà vue quelque part. Mais bon. Une poche pleine de peinture rouge venait de s'écraser sur la façade. Une vitre, au premier, a volé en éclats. Nathan et moi avons commencé à nous éloigner.

«Elle est complètement inconsciente. Crois-moi. Je sais ce que je dis. Un type comme Wolf, c'est ce qui pouvait lui arriver de pire. Un cerveau et des muscles. La combinaison fatale. La pire que je pouvais imaginer.

– Arrête. Je t'en prie, arrête. Quand vas-tu te décider à t'occuper de tes affaires? Non, mais j'arrive pas à le croire.

– Oh, mais je ne m'occupe pas de ses affaires. Détrompe-toi. Je ne m'occupe de rien du tout. Simplement, je constate. Je vois la tournure que ça prend.»

Un instant, nous avons porté notre attention sur les heurts qui se produisaient au pied de l'immeuble. Ils avaient l'air enragé, d'un côté comme de l'autre, comme enflammés par les rayons du soleil et la pureté du ciel bleu. Ils se cognaient dessus. Nous nous sommes remis en route.

«Tu vois, c'est comme si j'avais une cousine un peu idiote. Un peu attardée mentale. Mais la famille, ça crée certaines obligations, ne l'oublie pas. Qu'on le veuille ou non, Marie-Jo, on est impliqué. Qu'on le veuille ou non.

– Impliqué jusqu'à quel point? C'est ce que je voudrais savoir. Impliqué jusqu'à quel point?

– Tout dépend. Je n'en sais rien. Tout dépend. Pour moi, c'est une situation inédite.»

J'avais envie de manger un brownie, tout à coup. J'avais envie de sucré. Au lieu de quoi, on nous a demandé d'intervenir en renfort au sujet d'un forcené armé dans le quartier juif – de ses fenêtres, il menaçait de tirer sur le quartier italien où avait disparu sa femme, à ce qu'il prétendait. Nous avons passé deux heures dans l'escalier tandis que les négociations se déroulaient deux étages au-dessus. J'avais des crampes d'estomac. De temps en temps, Nathan descendait quelques marches pour me masser les épaules. En général, quand il me contrariait, il s'arrangeait pour venir me réconforter d'une manière ou d'une autre, ce qui provoquait en moi une sensation de bouillie indéfinissable, légèrement engourdissante.

Je n'attendais pas de Nathan qu'il divorce pour m'épouser et me faire des enfants. Je n'attendais rien. Tout ce que je voulais, c'était qu'il n'aille pas voir ailleurs. Qu'il n'aille pas s'encombrer l'esprit avec une autre femme. Je ne demandais rien de plus. Pas de supplément d'attention ou de tendresse, non, tout allait très bien comme ça, je ne voulais pas la lune. J'avais même l'esprit assez large pour ne pas faire une maladie de certains écarts, comme ces trucs qu'il avait pratiqués avec la fille Brennen. Non. Je m'en fichais presque. Mais sa relation avec Chris. Voilà une chose qui me tapait sur les nerfs. Voilà une chose que je mesurais mal et que je n'avais aucun pouvoir de contrôler. Une chose insaisissable. Même s'il ne pouvait plus rien en sortir, de cette relation, même si c'était le bras mort d'un fleuve, cette relation, elle m'empêchait de trouver la paix.


Ce soir-là, en faisant mes courses, je suis tombée sur Rose Delarue. Une femme de cinquante ans bien sonnés, malade des nerfs, trois fois liftée, qui passait son temps dans des salles de fitness et arpentait les rayons des magasins diététiques en quête de nouveautés. Je la fuyais comme la peste. Son mari avait une chaire de sémiologie à l'université. Nous les fréquentions pas mal auparavant, mais j'avais fini par craquer à cause de Rose qui était tout bonnement cinglée. Je ne voulais plus les voir. Ces vieux chnoques. De leurs soirées, je sortais épuisée, étourdie, à moitié malade. Leur conversation était tellement emmerdante. Ils n'avaient jamais entendu parler de Sex and the City, ils n'avaient jamais écouté de rap, ils s'habillaient comme des nazes – quand Rose ne portait pas ses tenues luisantes et fluo, ses Brennen multicolores à semelles lumineuses et ses bracelets en éponge qu'elle se fixait parfois autour de la tête -, ils ne lisaient jamais de romans, ils ne regardaient jamais la télé – et le jour où le World Trade Center a été rayé de la carte, ils ont appelé trois jours après pour nous demander ce qui se passait -, ils ne s'intéressaient à rien de ce qui m'intéressait, à rien, jusqu'au jour où le sémio-logue m'a mis la main aux fesses en me disant que je le rendais fou, que ma poitrine et mes fesses le rendaient fou, alors j'ai prévenu Franck, je lui ai dit: «Franck, tu as tes copains et j'ai les miens» – je voyais Derek beaucoup plus qu'aujourd'hui, à l'époque, j'étais un pilier de son salon de coiffure, je venais pour discuter et ensuite on allait manger un morceau, puis on allait quelque part, et j'essayais d'oublier que mon mari baisait avec des hommes, chose que j'ai assez mal supportée, j'en conviens. «Tu as tes amis, Franck, et j'ai les miens» – j'en suis tombée malade, j'y reviendrai peut-être, et sans Derek à ce moment-là, sans le soulagement que sa compagnie m'a apporté, je ne sais pas ce qui serait arrivé. «Donc Franck, à partir de maintenant, Franck, je ne veux plus entendre parler de ces deux-là. Je considère que j'ai suffisamment donné.»

Rose a bloqué mon caddie avec le sien – j'ai failli sortir mon arme et lui en coller une mais il y avait du monde et les flics ont toujours tort. Elle s'est jetée à mon cou puis elle m'a regardée et m'a demandé si je n'avais pas grossi, cette conne, cette conne qui se faisait greffer la peau du cul sur la gueule et bouffait des hormones par poignées.

«Non seulement je n'ai pas grossi, ma petite Rose, mais toi, je te trouve un peu pâlotte. Est-ce que je me trompe?

– Ne m'en parle pas. J'ai une infection urinaire.

– Ah bon?»

Elle était persuadée d'avoir attrapé ça sur une selle ou sur le siège d'un rameur et pourtant, la serviette en salle était obligatoire. Non pas qu'elle avait quelque chose contre les individus de race différente. Mais les consignes d'hygiène valaient pour tout le monde et n'étaient plus respectées.

Je l'écoutais d'une oreille en examinant la composition d'un vernis à base de feuille de Tochu et de carotte de Corée censé rendre les ongles plus durs. Cette femme était un vrai moulin à paroles. À la fin d'une journée, au moment où le stress retombait, au moment où la seule chose qui comptait au monde était de marcher pieds nus sur son tapis, de se servir un verre, de s'écrouler dans un fauteuil en regardant une sitcom tandis que la pénombre s'installait dans votre âme, rencontrer Rose était comme de recevoir un grand coup de massue sur la tête.

Enfin, mon caddie se remplissait. Pas le sien. Elle et son mari avaient acheté un 4x4 pour partir en week-end. Elle avait changé ses rideaux. Elle et son mari prenaient de la DHEA depuis trois semaines. Ils avaient fait installer une nouvelle alarme. Cette fois, ils allaient peut-être voter à droite. On lui avait fait une mammographie. Les attentats lui donnaient des cauchemars. Ils versaient de l'argent pour construire une école au Tibet. Ils avaient rencontré Mick Jagger à une soirée. Elle était persuadée qu'une alimentation trop riche en fibres donnait la chiasse. Ils bénissaient le ciel de ne pas avoir de gosses car le futur lui semblait effrayant. Elle avait arrêté tous les laitages.

Et puis tout à coup, au milieu de ce chaos, elle me demande si Franck a fini de mener sa petite enquête. Je la regarde.

«Sa petite enquête à propos de quoi?

– Voyons, tu sais bien. À propos de cette fille.»

Maintenant, elle m'intéresse. Au passage, je suis contente d'apprendre que Franck se confie plus volontiers aux autres qu'à moi. Ça fait toujours plaisir.

«Tu veux parler de Jennifer Brennen?

– Tu n'étais pas au courant?

– Tu parles que je suis au courant. Il s'est mis en tête de m'apprendre mon métier. Tu vois le genre. Sa dernière lubie. Tu parles que je suis au courant.»

Je l'ai emmenée boire un verre à la cafétéria. Le soir tombait. Des lanières de ciel rouge flottaient au-dessus du parking et les lumières de la station-service dansaient dans le crépuscule où s'agitaient des femmes, penchées sur le coffre de leur voiture ou sur un siège pour bébé.

«Tu sais comment ils sont, Rose, ils ne nous disent pas grand-chose. Il faut leur tirer les vers du nez.

– Ils sont atroces, par moments. Ils se croient tellement supérieurs. Mais que veux-tu: il faut choisir entre ça et la rue. C'est comme les droits civiques. Il faut choisir. J'entends des gens pleurer après leurs droits civiques. Mais nous vivons dans un monde tellement dangereux. Tu n'es pas de mon avis?

– Entièrement, Rose. Mais à part ça, qu'est-ce qu'il t'a dit?

– Oh, à moi il n'a rien dit, tu penses. Il en a parlé avec Georges.

– Leurs messes basses. Leurs conneries de messes basses. Ils sont vraiment trop, ma parole. Allez, Rose, raconte-moi.»


Franck m'a aidé à préparer le repas. Je n'ai pas ouvert la bouche. À table, je n'ai pas dit un mot. Je faisais comme s'il n'était pas là.

«Tu es contrariée?» a-t-il demandé en épluchant une pomme.

Je me suis levée pour débarrasser. Sans lui répondre.

Il est venu me rejoindre pour la vaisselle.

«Bon, d'accord. Je n'ai pas été très marrant, ces derniers temps. Pardonne-moi.

– Tu n'es jamais très marrant, d'une façon générale. Tu ne le sais pas?»

Je lui ai sèchement tendu une assiette pour qu'il la rince.

«Tu te crois très malin, n'est-ce pas?

– Voyons voir. Qu'est-ce que j'ai bien pu faire? Tu remarqueras que la fin des cours est proche et que je suis débordé de travail, mais ça ne fait rien, laisse-moi deviner.

– Te fatigue pas. Je viens de parler à Rose.

– Tu viens de parler à Rose. Je vois. Et comme à chaque fois que tu parles à Rose, tu es d'une humeur massacrante. J'aurais dû m'en douter.»

Je l'ai fixé une seconde, puis j'ai tourné les talons après lui avoir demandé de ne pas laisser couler l'eau chaude pendant des heures – vous imaginez Franck rincer la vaisselle à l'eau froide, dites-moi, vous rigolez?

Je me suis déchaussée. J'ai mis mes affaires dans la corbeille à linge et j'ai enfilé un de ces tee-shirts qui m'arrivaient aux genoux et cachaient mes grosses cuisses dont la peau, soit dit en passant, était d'une douceur peu commune. Tilleul et amande, il n'y a pas de secret. Puis je me suis laissée tomber dans un fauteuil.

Je voyais la lune, d'où j'étais. Et quelques étoiles. Les toits de l'université où j'avais été étudiante et où j'étais tombée follement amoureuse d'un professeur qui n'avait pas comblé tous mes espoirs et qui finissait de ranger la vaisselle dans mon dos en cherchant une connerie à inventer pour sa petite femme qu'il prenait vraiment pour une andouille. Il donnait des cours de littérature, à l'époque. Je lui dois Dostoïevski, Hemingway et Nabokov. Et aussi vingt kilos supplémentaires et un séjour à l'hôpital pour une tentative de suicide que j'avais complètement foirée. Je me demande si je suis gagnante. Nabokov, c'est quand même un grand moment, non?

Au moins, il avait passé l'aspirateur. Les poils du tapis rebiquaient encore, offrant leur profil le plus vif, leur couleur éclatante du premier jour. J'ai enfoncé mes doigts de pied dans cette forêt rugueuse et j'ai décidé de prendre les choses d'une humeur égale.

J'ai laissé la parole à Franck:

«Rose commence à m'emmerder. Sérieusement. Si, si. Je commence à croire que tu avais raison à son sujet. Rose est une vraie salope.

– Je te l'ai toujours dit.

– Mais ne t'en fais pas. Je paierai mes dettes avec des cours particuliers. Ils sont tellement mauvais, cette année. Mais le courage, est-ce que ça s'apprend?

– Okay.

– Je leur dis: "Si vous n'avez pas de courage, qu'est-ce que vous venez foutre à mon cours? Vous croyez que c'est quoi, la littérature? Que vous êtes là pour vous amuser?"»

Il a allumé une cigarette. Il a chassé la fumée d'une main. Il a essayé de lire dans mon esprit.

«J'ai raison ou j'ai pas raison?

– Franck. Il y a eu un moment où on se disait les choses. C'était plus simple. C'était beaucoup plus simple. On avait au moins ça.

– Je regrette, mais nous l'avons encore. Je regrette infiniment.

– Mais tu ne m'as rien dit pour cette fille. Tu ne m'as pas dit que tu jouais au détective. Tu me l'as dit? Je crois bien que non, Franck. Je crois que tu ne m'as rien dit du tout.»

Nous nous sommes regardés puis je me suis levée. Je suis allée me servir un verre de coca light. Je lui ai demandé s'il voulait boire quelque chose. J'ai dû tendre l'oreille pour entendre sa réponse. Sa réponse était non, je te remercie. D'une voix tellement faiblarde.

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