MARIE-JO

J'ai attendu le départ de Nathan pour me lever. Je suis allée m'examiner dans la salle de bains – merci mon Dieu pour l'épreuve que tu m'as infligée, merci mille fois, merci pour le coup de projecteur.

Mon estomac gargouillait. Tout mon corps était moite. C'était réussi.

Et cette chemise de nuit que j'avais sur le dos. Encore un peu et j'éclatais en larmes.

Franck a levé les yeux de sa pile de copies quand j'ai traversé le salon. «Ça va. Je n'ai pas envie d'en parler», j'ai dit.

Je suis allée dans la cuisine et j'ai bu une bouteille entière d'eau minérale. Je me suis assise. Je me suis sentie découragée.

En relisant le mode d'emploi, je me suis aperçue que j'avais presque triplé la dose indiquée. Et alors? Il fallait pas? C'était quoi, la solution? Brûler toute cette graisse au lance-flammes en commençant par les cuisses, puis tailler dans les bourrelets à la hache et dans les bajoues au couteau? Qu'est-ce que j'en avais marre.

Tous ces trucs me coûtaient une fortune, pardessus le marché. Tous ces trucs me détraquaient. Les types qui étaient derrière tout ça, je les aurais tués. Je ne plaisante pas du tout. Je les aurais tués avec plaisir. Je n'ai pas l'intention de passer ma vie à me faire arnaquer. Sûrement pas. J'ai trente-deux ans et, sincèrement, ma patience est déjà à bout. J'en ai vraiment ras le bol.

«Je suis pas contente, j'ai déclaré à Franck. Je suis pas contente du tout.»

Je lui passe un savon, quelquefois.


Chris a débarrassé le plancher. Enfin. Ça devenait un gag. Du coup, j'ai pris rendez-vous chez le coiffeur. Derek estimait que le moment était venu: «Je regrette infiniment. Sinnead O'Connor a pas la boule à zéro. Ma pauvre fille, mais tu délires. Sinnead O'Connor? Non, mais arrête. Tu ouvres un journal, de temps en temps? Non, mais arrête.

– Elle a quoi? Elle a un centimètre? Tu me vois avec un centimètre de cheveux sur la tête? Derek, tu te sens dans ton état normal?

– Sinnead O'Connor la boule à zéro. Mais, ma pauvre, tu deviens complètement hystérique, ma parole. Hou là là.»

Derek, ce petit trou du cul. Ce petit génie. Mais cette fois, je ne pouvais pas le laisser faire à sa guise. Plutôt mourir. J'ai soutenu son petit air ironique et méprisant, sans lui fournir d'explication. Quoi, la même coupe que Jennifer Brennen? Quoi, l'exaspérant crâne de piaf de cette fille anorexique, cette coupe merdique? Vous voulez dire moi? J'en étais pas encore là, figurez-vous.

Qu'est-ce que Nathan irait s'imaginer?

«Tu es en retard, il m'a dit. Nom de Dieu. Nous allons encore être les derniers.»

Il n'était pas de très bon poil. D'un geste sec, après s'être assuré que j'avais bien vu l'heure, il a rabattu sa manche sur sa montre. Une folie, entre parenthèses. Mon compte en banque à sec durant deux mois d'affilée. Juste au moment où je tâchais de négocier un nouveau plafond pour mon découvert.

Le briefing a duré plus d'une heure. Un spécial Brennen. Un spécial Brennen père et fille absolument mortel. Deux énormes ventilateurs – la clim est prévue pour 2050 avec de la chance – brassaient un ennui tellement mortel que je n'arrêtais pas de bâiller en m'agitant sur ma chaise. Je m'endormais. Je glissais des sourires navrés à droite et à gauche, vers mes supérieurs, vers des flics en civil, des flics en uniforme, vers le type qui changeait la bonbonne d'eau dans le hall, des sourires niais vers la sortie, vers un portrait-robot affiché au mur, vers la fenêtre grillagée, vers n'importe quoi en fait, tandis que l'air de la pièce était chassé par une litanie non pas ennuyeuse mais archichiante sur les Brennen, sur toute la galaxie des Brennen. Sur toutes les paires de gants que nous aurions à prendre dans cette affaire pour des raisons évidentes, des raisons qu'il était inutile de préciser. À moins de sortir du fin fond de la brousse. De débarquer du fin fond de l'ère glaciaire.

Une main sur la gorge, les yeux révulsés, j'ai tiré Nathan par la manche et nous avons traversé la rue au pas de course alors que tous les autres avaient trouvé la force de rester, de continuer à discuter, de continuer à se creuser les méninges et à discuter en se passant la photo de la fille Brennen avec un pli vicieux à la bouche.

Nous nous sommes affalés sur une banquette au cuir frais, avons commandé des boissons fraîches et j'ai souri dans l'air frais qui m'arrivait d'une grille fixée au plafond. Très ingénieux. Super.

Nous avons enfin pu échanger trois mots.

«Je l'aide à emménager.

– Oh, tu l'aides à emménager. Ah, bon.

– Oui, je l'aide à emménager.

– Et ça consiste en quoi, au juste?

– Est-ce que je sais? À bouger des meubles. Je lui donne un coup de main.

– Et comme ça. À vue de nez. Tu dirais que tu vas en avoir pour combien de temps? Avec ces conneries? À vue de nez.

– C'est difficile à dire.

– Oh, c'est difficile à dire. De mieux en mieux.

– Pour être franc, c'est même impossible à dire. Tu sais, il s'agit de Chris. Il ne s'agit pas d'une fille ramassée sur le bord de la route. Hein, tu fais quand même la différence, j'espère. J'espère que tu ne mélanges pas tout. Dans ta tête.»

Evidemment. C'est moi qui déconne. Non seulement je déconne mais je dois être anormale. Je vois le mal partout, vous savez. Je dois être un peu détraquée. Je fais partie de ces bonnes femmes qui se font des idées, vous voyez le genre? Je l'ai regardé droit dans les yeux et j'ai attendu la suite. Comment quelle suite? Vous ne connaissez pas sa botte secrète, sa réplique infaillible? Ça vaut le coup de l'entendre, vraiment. On n'entend pas ça tous les jours.

«C'est comme toi avec Franck. C'est pareil. Tu vois, c'est la même chose.»

Vous voyez?

J'ai préféré me lever. J'ai emporté mon verre et je suis allée m'installer au bar

Ensuite, il a eu besoin d'un chauffeur. Ce pauvre chéri, son genou lui faisait trop mal pour conduire.

Comme nous passions dans le quartier chinois, je me suis arrêtée pour acheter du riz au safran et des brochettes de poulet. C'est ce qu'il préfère. Et comme dessert, je sais que je ne devrais pas – mais Yi m'a carrément forcée quand je lui ai dit que j'avais les nerfs en vrilles pour le restant de la journée -, du nougat mou roulé dans des graines de sésame.

«Ce que tu as perdu de vue, tout simplement. Ce que tes sombres soupçons à propos de Chris t'ont fait oublier – et ça me désole de ta part, entre parenthèses -, c'est qu'elle connaissait la fille Brennen. Ça va? Tu me suis? Chris la connaissait, tu saisis?

– C'est la fille Brennen? C'est plus Jennifer?

– Et donc, pendant que toi, de ton côté, tu es là à imaginer Dieu sait quoi, tout ce que tu t'amuses à imaginer pour bien te faire souffrir, oui, pendant ce temps-là, pendant que tu es là dans ton coin à grincer des dents jusqu'à l'aube, moi, contrairement à toi, je ne m'amuse pas. Pendant que tu es là à tout embrouiller, moi, contrairement à toi, je n'oublie pas que j'ai un boulot à faire. Contrairement à toi.»

Il tenait une brochette à demi dégarnie pointée vers ma poitrine. Il s'y croyait. Mes notes étaient deux fois meilleures que les siennes. La qualité de mes rapports – et je n'y passais pas trois heures en gémissant comme la plupart des autres – était souvent donnée en exemple, leur précision et leur clarté. Je tirais mieux que lui. J'en connaissais qui se seraient battus pour m'avoir comme coéquipière. Contrairement à lui. Je veux dire, personne se serait battu pour l'avoir, lui.

J'ai soupiré. Je lui ai glissé un petit carré de nougat dans la bouche. Plus loin, sur le trottoir inondé de soleil, un type s'était mis à genoux avec une pancarte autour du cou – les autres l'évitaient d'un coup de reins habile.

«Bon. Admettons. Admettons que tu passes tes nuits à bouger des meubles. Si ça t'amuse. Je n'en crois pas un mot mais admettons. Chris t'a raconté quoi?

– Tu veux dire à quel propos?»


Je ne me laissais pas distancer, je m'accrochais. Malgré la pénombre, je franchissais tous les obstacles. Ce parc, je le connaissais comme le fond de ma poche.

J'ai coupé à travers l'aire de jeux et j'ai repris l'allée centrale pour lui barrer la route avant qu'il n'atteigne les grilles de la porte Ouest – il suffisait qu'il se faufile entre les voitures et je le perdais pour de bon. J'ai accéléré, escaladé une butte que je détestais cordialement – à chaque fois, elle me sciait les jambes, et quand le sol était gelé, rendu glissant par le givre, c'était carrément l'horreur, un petit Golgotha. Mais bon, une fois en haut, je l'ai repéré aussitôt et j'ai calculé l'angle d'intersection. À tout hasard, j'ai sorti mon arme.

Quand il m'a aperçue, dévalant vers lui comme un fauve, il s'est arrêté net. J'ai eu l'impression de le voir pâlir.

Il a fait demi-tour. J'ai ralenti l'allure et me suis déportée sur la gauche pour l'empêcher de se rabattre vers les fourrés. Un jeune gars plutôt facile à manœuvrer, dans l'ensemble, un coureur très moyen, aucun entraînement, aucune intelligence dans l'effort, aucun apprentissage de la résistance, que je considère personnellement comme le fin du fin. Il se fatiguait. Son souffle était devenu une espèce de râle.

Nathan l'a intercepté. Une poubelle de jardin transformée en projectile.

Quand notre jeune ami a retrouvé son souffle, il nous a traités d'enculés. Il a refusé de nous parler. Je me suis aspergé le visage à une fontaine.

De retour à la maison, vers une heure du matin, j'ai trouvé Franck en grande conversation avec Ramon, l'un des trois étudiants qui occupaient l'appartement du dessous. J'ai dit: «Je suis fatiguée. J'aimerais avoir un peu de calme» et pendant qu'il débarrassait le plancher, je suis allée me confectionner un sandwich à la cuisine. J'avais des crampes d'estomac. Si j'ai le malheur de sauter un repas, la Main du Tout-Puissant me tord aussitôt les tripes. C'est comme ça. J'ai arrêté de brûler des cierges.

«Je pensais que tu rentrerais plus tard. Désolé.

– Tu m'as entendue faire une réflexion quelconque?»

Il n'a pas insisté. Il a sorti deux verres à pied et nous a servi du vin en affichant un air satisfait. Puis il s'est installé devant moi, les jambes croisées. La cinquantaine relativement acceptable, la cinquantaine qui s'en tirait encore assez bien – mais pour combien de temps?

«J'aime bien, il a fait en parlant de mes cheveux.

– Je te remercie.

– Vraiment, j'aime bien.

– Okay, je te remercie.

– Je dirais, allez. Je dirais que tu as passé une mauvaise journée. Bien que ça arrive à tout le monde. Je dirais que tu as passé une journée pas marrante. Dis-moi, est-ce que je me trompe?

– On a mis la main sur le type qui vivait avec la fille. Enfin, je peux pas t'en dire davantage, mais on vient de le quitter. On a fait connaissance.

– Tu plaisantes?

– Un jeune type, il répare des télés. Et si j'ai bien compris, fouteur de merde sur Internet pendant ses temps morts. Quand il répare pas des télés. Il savait pas qu'il devait venir nous voir.

– Avec cet air imbécile qu'ils savent prendre quelquefois, ne m'en parle pas. Cet air d'innocence béate en surface. Attends, je vois très bien le tableau. Et ça voudrait écrire des romans.

– Il vit avec une fille qui vient de se faire assassiner et il savait pas qu'il devait venir nous voir. Tu le crois pas.»

Nous l'avions coincé sur une banquette de skaï qui me collait atrocement aux fesses après notre stupide exercice. J'ai examiné ses papiers pendant que Nathan lui expliquait que personne n'avait besoin d'un avocat pour le moment, à moins de vouloir persister dans une attitude négative qu'on finit toujours par regretter.

Plutôt intelligent, au demeurant. Un type à peine plus jeune que moi qui a commencé par nous dire que nous étions les valets du pouvoir. Je lui ai dit qu'il devait surveiller ses paroles. Je lui ai dit qu'il faisait un sale boulot lui aussi car la télé est l'opium du peuple. Et non seulement ça, j'ai ajouté, mais c'est toujours difficile de vivre avec une pute et de prouver qu'on n'est pas un salaud de première. Enfin moi, c'était mon avis.

Nathan a dû reconnaître que j'avais trouvé les mots justes.

Pendant que le gars était parti pour me raconter sa vie, il prenait des notes en hochant la tête. Moi, je ne prends pas de notes, ça me déconcentre, mais Nathan, lui, depuis l'hiver dernier, depuis ces discussions qu'il a eues avec Franck – et ça, c'est l'histoire du chiffon qui demande à la flamme où est-ce qu'on peut trouver de l'essence, si vous voyez ce que je veux dire -, Nathan, lui, il en prend des tonnes. Il noircit des carnets entiers.

À l'époque j'ai dit à Franck: «Franck, tu exagères. Est-ce que c'est bien, ce que tu fais? Est-ce que ce ne sont pas de faux espoirs que tu lui donnes?»

Mais Franck est complètement cinglé, dans un sens. Je ne sais pas ce qu'il est allé lui mettre dans la tête – ou plutôt si, je le sais, et je n'aimerais pas que les choses tournent mal, je n'aimerais pas que Nathan soit déçu comme ils le sont pour la plupart à un moment ou à un autre, parce que ça pourrait me retomber sur le dos. Ça pourrait introduire un élément de friction dans nos relations, qui ne sont déjà pas très simples.

J'étais en pleine dépression quand j'ai rencontré Nathan. J'allais plutôt mal. Alors je n'ai pas envie que ça recommence. J'en ai suffisamment bavé pour me tenir sur mes gardes. Je suis hyper vigilante.

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