NATHAN

«Je ne sais pas si je t'arrache des larmes, mais en tout cas, Chris ne t'a jamais rien fait. Rien qui puisse te pousser à lui souhaiter du mal. Je n'ai pas raison, Franck?

– Est-ce qu'on a envie d'un monde où tout ne serait que divertissement et consommation? Alors que la plus grande partie de l'humanité ne connaît que misère, famine, maladie et guerre. Toute la question est là.

– Peut-être. Mais il n'empêche que Chris et le combat de rue, ça fait deux. Tu sais que maintenant, elle s'enchaîne aux grilles? Franck, tu la vois? Tu crois que je n'ai pas de quoi m'inquié-ter?

– Quand tu auras fini de prendre Franck à témoin. Et ne dis pas que Chris ne m'a jamais rien fait. Tu n'en sais rien. Tu ne sais pas ce qui se passe entre deux femmes et tu n'as pas besoin de le savoir. Mais quoi qu'il en soit, je ne lui souhaite aucun mal. Alors ne me sors pas ce genre de connerie, s'il te plaît. Alors que j'essaye tout simplement de te faire remarquer que Chris et toi ne vivez plus ensemble et qu'elle en a choisi un autre pour s'occuper d'elle. Est-ce que je me trompe? Je ne suis pas sûre que ce soit bien clair dans ton esprit.

– Ça l'est suffisamment. Mais je ne vois pas ce que ça change.

– Tu ne vois pas ce que ça change. Tu entends ça, Franck? Nathan ne voit pas la différence. Tu peux lui expliquer?»

Il y avait un parallèle amusant dans cette affaire: j'avais passé mon temps à expliquer à Chris que Marie-Jo était une fille épatante et maintenant, je passais mon temps à répéter à Marie-Jo que Chris l'était également, épatante. Or, ni l'une ni l'autre ne semblaient vouloir entendre ce que j'avais à dire. Que je les trouvais épatantes toutes les deux.

Paula, c'était différent. Le soir même, en franchissant ma porte, j'ai failli avoir un étourdisse-ment:

«Mais c'est quoi, Paula? j'ai fait entre mes dents. Dis-moi, Paula, c'est quoi ces putains de chaises, tu veux me le dire?

– Elles te plaisent pas?»

Je suis resté sans voix. J'ai senti qu'un nœud se formait dans mon estomac.

Je venais de quitter Vincent Bolti avec lequel j'avais vidé quelques verres dans un bar assez bruyant, du côté des quais. J'aspirais au calme. Nous avions ressassé de vieux souvenirs que j'avais pris soin de noter dans mon carnet tandis que la nuit tombait, tandis que le bar se remplissait d'une faune hétéroclite – difficile de savoir s'il s'agissait d'un débit de boissons ou du rendez-vous de tous les zombies du quartier – et tandis que je tâtais l'étoffe du costume de Vincent en lui déclarant que certains ne s'embêtaient pas et menaient la grande vie.

Il en convenait. Ce boulot de garde du corps que lui avait confié Annie Oublanski, il en était satisfait. Il était élégant, athlétique, impeccablement rasé, il portait des souliers vernis et sa coupe de cheveux, militaire, trois millimètres de poil noir de jais, au reflet presque bleuté, lui donnait un air inquiétant. Nous avons ri. Nous avons bien ri quand je lui ai rappelé quelle petite frappe il était à l'époque. Ses cheveux longs et sales. Ses jeans troués. Son teint blême. Son air malsain. Ce petit voyou de mes deux. Nous avons ri de bon cœur. Car figurez-vous que Vincent Bolti était le premier type que j'avais arrêté. Oui, ma première arrestation. La seule qui compte vraiment, dans la vie d'un flic. Un vrai bonheur. D'autant que ce salaud m'avait donné du fil à retordre. Il se souvenait très bien de notre course effrénée sur les toits, de nos bonds acrobatiques au-dessus de ruelles sombres, de mes sommations essoufflées alors qu'il était planqué derrière une cheminée fumante (nous traversions un hiver précoce) et commençait à me canarder.

Nous avons trinqué. Je lui avais mis une balle dans le mollet. Il m'a montré la cicatrice. Il m'avait cassé le petit doigt. À ce moment-là, Chris m'attendait dans le salon quand je rentrais tard et elle m'aidait à me déshabiller, elle embrassait mon front et mes épaules, elle me serrait dans ses bras. En me voyant arriver, elle m'avait examiné des pieds à la tête et son visage s'était illuminé: «Toi, m'avait-elle déclaré en m'attrapant tendrement par le col, toi mon petit mari, tu viens d'en attraper un, je le vois tout de suite.» J'étais fier comme un coq. Francis Fenwick, mon chef, me promettait que j'irais loin.

«Tu ne prévois pas un avancement? m'a demandé Vincent en claquant des doigts pour que l'on remplisse nos verres.

– Je ne prévois rien du tout.

– Tu as besoin d'argent?

– Non, je te remercie. Je pensais acheter des chaises, mais je vais attendre.»

Il gagnait très très bien sa vie. Paul Brennen était très généreux et réglait les heures supplémentaires de la main à la main, ce qui rendait Annie folle de rage. Vincent pensait qu'il se faisait en moyenne dans les six mille cinq cents euros par mois, somme dont il ne déclarait qu'une part dérisoire. J'ai admis que c'était quelque chose.

«J'ai mis trois ans avant de pouvoir m'offrir un séjour dans un club de vacances, j'ai soupiré. Voilà où nous en sommes.»

Il tenait absolument à me dépanner, mais je mange rarement de ce pain-là. D'autant que cet argent, me disais-je, cet argent-là pouvait très bien être couvert du sang de Jennifer Brennen. Je voyais très bien Vincent Bolti, sous ses airs de jeune cadre sportif, descendre sans sourciller la fille de son patron.

«C'est vrai qu'elle nous a compliqué la vie, a-t-il admis lorsque je l'ai naturellement orienté sur le sujet. Elle nous en a fait voir de toutes les couleurs.»

Autour de nous, dans l'atmosphère épaisse et musquée qu'entretenait une panne de climatiseur – ça devenait une épidémie -, les clients étaient vautrés sur des banquettes de velours cramoisi dont les galons dorés étaient ornés de glands et le dossier couvert d'autocollants aux slogans d'inspiration nihiliste ou parfaitement obscènes. Ceux qui restaient debout se frôlaient en passant ou se regardaient sous le nez avec insolence. De temps en temps, une main courait sur une cuisse, un travelo riait à gorge déployée ou balançait une beigne à tout hasard. Tout le monde semblait se demander où aller, quoi inventer pour réussir la soirée, quoi faire pour oublier la triste banalité du jour. Une blatte traversait l'écran de télé suspendu qui diffusait l'un de ces clips habituels où la chanteuse est en chaleur.

«Son père en avait plein le cul. Non, crois-moi, elle le rendait fou.»

Combien de fois Vincent l'avait-il embarquée pour éviter un esclandre – elle surgissait dans le hall d'un hôtel où se croisaient des ministres, forçait les portes d'une réunion, se débrouillait pour pénétrer dans une soirée de gala et se mettait à invectiver son père avant qu'on ne la sorte en vitesse -, combien de fois? Sans parler des pires endroits où on la retrouvait ivre, clamant qu'elle était Jennifer Brennen, la fille du négrier, la fille du profiteur, du trafiquant, du spéculateur et qu'on pouvait la baiser, elle, Jennifer Brennen pour vingt petits euros alors que son père baisait des milliers de gens dans les sweat-shops pour le même prix. Est-ce que je voyais l'ambiance? Est-ce que j'imaginais les suées que cette fille provoquait dès qu'elle débarquait dans les parages?

J'ai hoché la tête. Des femmes d'un certain âge commençaient à tourner autour de nous. Un type me clignait de l'œil, à l'autre bout du comptoir. Ses mains tremblaient autour de son verre. Je le regardais sans le voir, pensant à cette fille, Jennifer Brennen, qui m'avait fait une si bonne impression, et aussi ravitaillé en bon alcool, et aussi sucé deux ou trois fois quand je me sentais désœuvré et seul et qui avait eu la gentillesse d'échanger quelques paroles avec moi, de me consacrer un peu de son temps alors que sa vie était si compliquée, si tumultueuse et peut-être vraiment lourde à supporter. Je ne voulais pas que sa mort reste impunie. J'avais envie de lui dire que j'étais là.

J'ai souri à Vincent:

«Vincent, mon vieux, j'espère que tu comprendras que je dois vérifier ton alibi.»

Il m'a souri à son tour:

«Hé, toi. On dirait que tu n'as pas changé. Toujours sur le pont.

– Remarque, c'est pas tant celui qui l'a butée qui m'intéresse, que celui qui l'a fait buter. Mais je dois faire mon boulot. Passer mon temps à vérifier les choses. Ce n'est pas le plus agréable, dans ce métier. C'est beaucoup de paperasse. Pour un salaire, entre parenthèses, qui te ferait doucement rigoler.

– J'étais chez ma mère, figure-toi.

– Tu as de la chance d'avoir encore ta mère.»

J'ai inscrit sa déclaration dans mon carnet, satisfait d'en avoir noirci quelques pages supplémentaires dont, malgré tout, l'utilité ne me semblait pas encore évidente. D'un point de vue littéraire, s'entend. Mais au fond, ça ne me coûtait pas grand-chose. Je me suis demandé si Jack Kerouac prenait des notes.

«Pourquoi tu ne t'achètes pas un petit dicta-phone? s'est renseigné Vincent.

– Pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone? Eh bien, je vais te le dire, pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone. Certaines choses n'ont rien à faire avec la technologie. Certaines choses se grandissent en résistant à la technologie. Crois-moi.»

Vincent n'avait pas changé. Son allure extérieure avait changé mais il demeurait le crétin que j'avais coincé sur les toits, le crétin que j'avais bien assez croisé sur ma route – a mesure que le temps passe, dans mon métier, on finit par croiser les mêmes têtes, on se dit tiens, encore lui, et on ne se sent pas rajeunir. Vincent n'avait pas changé, ce crétin. Il me considérait d'un regard complètement dénué d'expression.

«Tu ne comprends pas ce que je te dis, n'est-ce pas, Vincent? Pour toi, le monde se résume à ce que tu vois, n'est-ce pas? Est-ce que c'est réellement supportable, je ne sais pas.»

J'ai refermé mon carnet en gratifiant mon homme d'un sourire amical, quand j'ai senti une main glisser sur mes fesses.

Je me suis retourné pour découvrir le type qui me clignait de l'œil, tout à l'heure. Il avait des cheveux couleur paille, un front luisant, des petits yeux clairs, un nez normal, une bouche, un menton pointu, des oreilles rouges et translucides et un air passablement ahuri, vous voyez le genre? On l'aurait bien vu dans une foire, avec les stands illuminés dans son dos et la Grande Roue qui darde ses rayons, relevant le col de son imperméable, assassin ou victime, on n'aurait pas su le dire. Vous voyez le genre?

Je lui ai expliqué que j'étais hétérosexuel. Que je ne pouvais tenir certains attouchements du temps de ma jeunesse pour très éclairants.

«Je disais ça, moi aussi, m'a répondu le gars.

– Vous cherchez à me faire peur? C'est ça?

– Toi. Le pédé du cul. Toi. Pauvre flotte. Retourne dans ton coin, pédé du cul», a grogné Vincent à l'adresse de notre homme.

Qui est rentré dans sa coquille et s'est tenu tranquille au bar.

Je me suis tourné vers Vincent:

«Tu fais preuve d'un peu d'humanité, de temps en temps? Est-ce que ça t'arrive?

– Pour quoi faire?

– Tu aimes les sushis?»

Pas des masses. Pas des masses, des masses. Ce sont ses termes. J'aurais préféré qu'il aimât les sushis, c'est entendu. On souhaite de tout son cœur que du chaos s'élève une pure mélodie, que la mécanique soit parfaite, que tout tienne dans un sac dont on refermerait les cordons en remerciant le ciel de nous avoir fourni les éléments du puzzle et que ça tombe au poil, mais c'est très rare. Il y a toujours quelque chose qui coince. En général, il est inutile de s'en préoccuper – au moins dans un monde qui branle sur ses bases.

Comme nous sortions, le type a fracassé une bouteille sur le crâne de Vincent. Alors que j'étais content que ma journée soit finie. Alors que je poussais la porte et me réjouissais de sortir d'un air vicié, la douceur de la nuit effleurant déjà mon visage.

Eh bien, j'y étais encore une heure plus tard. À attendre l'ambulance et le fourgon dans un bar déserté avec un spécial Britney Spears sur MTV – je ne voyais pas très bien l'intérêt d'enfiler un string par-dessus un pantalon quand on a déjà une bouche en forme de sexe (la raison pour laquelle elle chantait si mal?) et un air de salope intégrale. La tête en sang, Vincent gémissait sur une chaise. J'avais menotte l'autre à un tuyau du chauffage central. J'étais fourbu.

Installé dans le fond, devant un dernier verre, je mesurais combien les rapports entre les gens s'étaient dégradés, dans l'ensemble. Entre les différentes communautés, sexuelles ou religieuses. Ils s'embrasaient à la moindre étincelle. Pour preuve, la dernière gay pride qui s'était transformée en émeute et la recrudescence des conflits frontaliers dont on avait cessé d'établir le compte. Oui, l'avenir était sombre. Les forêts étaient en feu. Les eaux étaient polluées. Dieu nous avait abandonnés.

Reprenant ses esprits, Vincent a demandé ce qui s'était passé mais je n'ai pas eu le cœur de lui répondre. Et puis, il avait toujours sa mère. Lui, il n'était pas orphelin.

Au retour, je me suis arrêté pour manger une saucisse sur le trottoir, en compagnie de deux collègues en uniforme qui entamaient leur ronde. Essentiellement, nous avons parlé du scandale que constituait le gel de nos points de retraite et de la tyrannie de nos femmes – celle de Roger, un solide rouquin dont la brutalité était notoire, lui avait imposé une vasectomie en le menaçant d'une grève sexuelle illimitée qui avait duré six mois.

Sortant de la boutique d'un tatoueur située juste à côté, deux filles d'à peine vingt ans, effrontées, tondues, hilares, nous ont montré leurs cuisses qui s'ornaient à présent de ravissants codes-barres indélébiles. Nous les avons félicitées. Un peu plus loin, des gens se glissaient dans des cartons, d'autres s'étendaient simplement sur le sol, entre les piles du métro aérien dont les vibrations se répercutaient jusque sous nos pieds. La circulation était dense, étouffante. L'air avait une odeur de gras et de sucré, un nuage invisible que fendaient des emmerdeurs en skates ou des chieurs en patins à roulettes, les pouces glissés sous les sangles de leur sac à dos, dans cette posture tellement ridicule et désuète qu'on les croyait partis en randonnée pour le Tyrol avec des slips kangourous de rechange ou de bonnes vieilles culottes de coton flasque parfumées à l'eau de Javel. Bizarrement, les arbres semblaient en bonne santé et se dressaient vers un ciel sans nuages, d'un noir assez beau, d'un noir de juin comme il en poussait à des températures proches d'une douce canicule, ce noir-là, ce noir qui nous tenait sous sa cloche tandis que mes amis et moi étions plantés au cœur de la ville, de cette ville que je n'aurais pu quitter malgré tout, de cette ville que j'acceptais malgré tout, car entendez-moi bien, je veux parler de cette relation particulière que j'entretiens avec elle en tant qu'officier de police, en tant que citoyen et en tant qu'homme, cette relation qui fait que je ne pourrai jamais la détester malgré tout, et non seulement ça, mais qui fait que je lui pardonne toutes les horreurs qu'elle étale sous nos yeux. Nous avons bu quelques bières – mes amis se planquaient derrière un buisson planté à l'angle de la rue, derrière un grillage qui penchait de côté et soulevait une partie du trottoir d'où jaillissaient des herbes folles. Nous avons grillé quelques cigarettes. J'étais fourbu. Mais j'étais toujours d'accord pour échanger trois mots avec des collègues quand je rentrais chez moi, quand la nuit était tombée et que je leur passais le relais. Je ne suis pas sûr que vous puissiez comprendre. Quand je rentrais à la nuit tombée, fourbu, avec du sang sur ma chemise – rarement le mien, c'est un fait, mais j'avais de sacrées notes de teinturier, le sang de mes semblables me coûtait cher.


Je me suis assis d'un bloc. J'ai gémi.

«Paula. Je t'en prie. Tu n'as pas fait ça?

– Elles ont les pieds chromés.

– Je le vois bien, qu'elles ont les pieds chromés. Paula. Tu crois que je suis aveugle? Tu n'as pas fait ça, dis-moi?

– Je n'ai pas pu m'en empêcher.

– J'entends bien. Je connais ça, tu sais. Mais Paula, tu me fais peur. Je te dis la vérité. Tu me fais peur, Paula.

– Je ne cherche pas à te faire peur. Au contraire.

– Eh bien, c'est réussi. Regarde-moi. C'est réussi, n'est-ce pas. J'ai l'air de me sentir parfaitement détendu. J'ai l'air de me sentir parfaitement relax.

– Tu ne pourrais pas être un peu gentil? Je ne suis pas gentille avec toi?

– J'ai dit ça? J'ai jamais dit ça.

– Il y a quelque chose, chez moi, qui ne te plaît pas?

– Physiquement? Mais non, et la question n'est pas là. Tu sais très bien que la question n'est pas là.

– Elle est où, la question?»

Avec ses pansements aux poignets, ses joues creuses, ses yeux cernés. Assise en face de moi, me fixant d'un regard profond, ses genoux cognant les miens. Sur des chaises confortables, recouvertes d'un skaï marbré de rouge. Entrée dans ma vie, je ne savais même plus comment. Toujours là. Par quel mystère? Dormant à côté de moi. Entretenant la maison. Baissant la tête. Paula avec sa table et ses chaises.

Je me suis levé. Un jour, peut-être, je ne parviendrai plus à me lever. C'est comme ça qu'on meurt. Enseveli sous le poids des choses qu'on ajoute sur nos épaules.

Je suis allé m'asseoir sur le lit: Fourbu, j'ai ôté ma veste, mon tee-shirt, mes chaussures, mon pantalon, mes chaussettes, mais j'ai gardé mon caleçon. Puis je suis tombé à la renverse, les yeux au plafond, le bras replié sur le front, les jambes en extension. Vidé.

Elle est venue s'asseoir à côté de moi.

«Ton parfum, j'ai dit. J'aime bien l'odeur du jasmin. Sache-le.

– J'en mets depuis que je suis toute petite.

– Et tu as bien raison. C'est une réussite.»

Elle a posé une main sur la mienne. Ça devenait dingue.

«Tu sais ce qui me ferait plaisir, Paula?

– Oui, je crois que je sais.

– Alors vas-y. Je t'en prie. Ça me fera tellement du bien.»

Elle a pressé ma main dans la sienne.

«Nous en étions, je crois, à la page 498, j'ai déclaré. Lorsqu'ils quittent Denver et foncent vers le Colorado. Leur copain est piqué au bras par un hanneton.

– Tout à fait.

– Et ça enfle à vue d'œil.»


Le lendemain matin était un samedi matin. Elle dormait encore. Et il s'est alors produit un miracle.

Voyez Comme je passais devant ma fenêtre, après avoir laissé mon regard traîner sur les fesses de Paula qui n'étaient pas vilaines – cette histoire, qu'elle baisait comme un pied, me semblait de plus en plus louche – et que je me dirigeais en bâillant vers la salle de bains, j'ai eu l'impression de marcher sur un morceau de verre particulièrement aiguisé.

Ça m'a transpercé le cœur. Il aurait pu s'agir d'une violente décharge électrique, car l'effet était comparable. Ça m'a tétanisé. Pourtant, Marie-Jo, je la voyais tous les jours.

Un miracle. Putain. Ce vague coup d'œil sur la rue à la seconde précise où Marie-Jo amorçait une manœuvre pour se garer devant chez moi, j'appelle ça un miracle, un miracle miraculeux.

Après quoi, mon sang n'a fait qu'un tour.

Par chance – et j'ai juré aussitôt de ne plus jamais le lui reprocher -, Marc était garé n'importe comment et Marie-Jo peinait à se glisser le long du trottoir.

J'ai pris une profonde inspiration. Puis, telle une fusée, j'ai pris Paula dans mes bras et j'ai traversé l'appartement en courant. Au passage, j'ai embarqué toutes ses robes, toutes ses affaires et je me suis précipité dans l'escalier en volant par-dessus les marches qui sont tellement mal fichues que je me demande encore comment je ne me suis pas brisé le genou une fois de plus. «Tout va bien, mon chou», ai-je déclaré à Paula dont le sourire inquiet pointait au milieu des étoffes et tandis que je forçais d'un coup d'épaule la porte de mon frère.

«J'ai pas le temps de t’expliquer quoi que ce soit, c'est une catastrophe, Marie-Jo est en bas, c'est une catastrophe, j'ai pas le temps de t'expliquer quoi que ce soit, vite, fais marcher ta cervelle, aïe aïe aïe, enferme-toi à double tour et ne me pose pas de questions pour l'amour du ciel, vite, c'est une vraie catastrophe.»

J'ai mis Paula dans ses bras et je suis remonté chez moi en quatrième vitesse à la seconde où la porte du bas pivotait sur ses gonds.

J'ai refermé la mienne, le cœur battant. Je m'y suis un instant adossé pour faire le point sur la situation. J'ai défini les cibles. Après quoi, propulsé par un bond qui m'a conduit dans toutes les pièces en gardant les mâchoires serrées, j'ai réuni les preuves accablantes et les ai enfermées dans le placard à balais dont j'ai jeté la clé par la fenêtre.

J'étais couché quand Marie-Jo est entrée. Je dormais à poings fermés – bien qu'ayant du mal à retrouver une respiration régulière.

Elle m'a touché le front.

J'ai ouvert les yeux tandis qu'elle se dirigeait vers la cuisine, qu'elle ouvrait les placards, actionnait le robinet, et je les ai refermés quand elle est revenue.

«Bois ça, elle a dit.

– Marie-Jo? Qu'est-ce qui se passe? Où suis-je? Il est quelle heure? C'est toi, Marie-Jo?

– Bois ça.

– C'est quoi? Ah, c'est toi, Marie-Jo. Mon réveil n'a pas sonné? On est à la bourre?

– De l'aspirine. Tu transpires comme un cheval. Bois-le.

– Et pourtant, j'ai dormi comme un ange. Dix heures d'affilée. Comme si j'avais pris un coup de massue sur le crâne.»

Elle souriait moyennement. C'était bon signe.

«Laisse-moi prendre une bonne douche, j'ai ajouté. Tu vas voir que je ne suis pas encore mort.»

Je me suis levé en gardant ma nudité enveloppée dans le drap qui m'a suivi comme une traîne de satin mauve.

«Je vois que tu as une nouvelle table? elle a déclaré pendant que j'entrouvrais le rideau de la douche et posais mon pied dans le bac en polycarbonate moulé d'une pièce et signé Starck, comme le porte-savonnette et la balayette du W-C.

– Oui, j'ai une nouvelle table, c'est juste. Et aussi quelques chaises. Mais je compte y aller tout doucement. Je vais me remeubler petit à petit.»

Grâce au jeu de miroirs que j'ai obtenu en manœuvrant les ouvrants de mon armoire à pharmacie, j'ai pu observer Marie-Jo qui inspectait les lieux, le nez en avant, la narine frémissante du fauve aux aguets, indécis. J'ai souri. J'ai eu un début d'érection, rétrospectivement, en songeant à la catastrophe que je venais d'éviter. C'était vraiment bon d'y avoir échappé. J'ai réglé la température de l'eau sur tiède.

Quand elle a écarté le rideau à bulles translucide de ma douche, j'étais en train de ricaner comme un idiot, mais heureusement, je lui tournais le dos.

«Ça sent le jasmin, dans la chambre.

– Oui, je fais des essais. Mais j'hésite à m'en mettre sous les bras.»

J'ai coupé l'eau. J'ai attrapé une serviette.

«Ça fait quand même un peu fille, j'ai ajouté. Marc a beau me dire que c'est pas vrai, je n'en suis pas convaincu. Je lui ai dit que j'allais réfléchir.»

Croisant rapidement le regard de Marie-Jo, j'ai eu la confirmation du succès total de l'opération. J'ai failli, dans un élan, profiter de ma victoire en la taquinant sur le fait qu'elle avait peut-être cherché à me prendre la main dans le sac, mais à la réflexion, j'ai bien vite estimé qu'en feignant de ne pas même y penser, j'en sortais encore plus blanchi, encore plus innocent. Mais quelle course folle ça avait été. Quel tour de force. J'en avais encore les mollets qui tremblaient.

«Quel temps fait-il? j'ai demandé.

– Je pensais qu'on pourrait aller pique-niquer. Franck est en train de préparer des sandwiches.

– Oui. Pique-niquer. Bien sûr. C'est une bonne idée. Allons respirer un peu de bon air.»

J'ai déclaré que je m'occupais des boissons et que je les retrouvais dans une heure, après ma séance de culture physique. J'ai embrassé ses belles lèvres pulpeuses. Elle était déçue, d'une certaine manière, mais de l'autre? Elle avait fait chou blanc, mais n'était-ce pas mieux ainsi?

J'ai attendu son départ, posté derrière un rideau tandis qu'elle remontait la rue ivre de lumière et de ciel bleu. J'ai salué le voisin qui fixait une parabole sur son toit – sa femme, un pied mollement posé sur un barreau de l'échelle et parcourant un magazine, était censée prévenir tout fâcheux incident.

Je suis redescendu chez Marc.

«Tout va bien, les enfants. Tout va bien, les ai-je rassurés. Mais on peut dire qu'on a eu chaud. Pas vrai? Ah, la vache. Il était moins une, n'est-ce pas?»

Ils préparaient en silence leur petit déjeuner. Ils n'étaient pas souriants pour deux sous. Marc a même grogné une série d'injures en découvrant qu'un toast carbonisé s'éjectait du grille-pain.

J'ai promis de faire changer la combinaison du digicode et de prendre certaines mesures dans les plus brefs délais.

«Quelles mesures? a grimacé Marc. Quelles putains de mesures?»

Comme je tardais à lui répondre, il a quitté la pièce après m'avoir glissé à l'oreille qu'à la place de Paula il m'arracherait les yeux, ce qui m'a laissé perplexe.

Elle ne disait rien. Elle avait la tête penchée au-dessus de son bol. Ses affaires étaient jetées en tas sur une chaise. Une robe avait glissé par terre. Je l'ai ramassée.

«Paula. Je suis désolé pour ce qui vient d'arriver. Je ne pouvais pas prévoir. Je suis désolé. Tu m'entends?»

Bien sûr qu'elle m'entendait. Bien sûr que ce n'était pas drôle. Ce n'était drôle pour personne, bien sûr. Mais qui donc souriait encore, aujourd'hui, à moins d'une seconde d'inattention, à moins d'être sous antidépresseurs?

J'ai considéré ses vêtements, saisi d'une légère émotion devant la tristesse étrange qui émanait du peu de soin dont ils étaient victimes, abandonnés comme ça, en vrac. Je me suis mis à les saisir un par un, à les plier délicatement sur mon bras, presque tendrement.

«Sois tranquille. Je vais ranger tout ça. Je leur donnerai un coup de fer, s'il le faut.»

Elle a acquiescé sans me regarder. Elle avait de grands pieds. Ils reposaient nus sur le carrelage ensoleillé de la cuisine, mais à côté de ça, elle avait de longues jambes. On pouvait les voir dans le nouveau catalogue automne-hiver de Wolford.

«Ça va aller», j'ai ajouté.

J'allais me retirer sur la pointe des pieds, craignant d'aggraver mon cas puisqu'il en était ainsi, lorsque sa voix a traversé le rideau de ses cheveux qui, étant donné qu'elle persistait à garder la tête inclinée au-dessus du bol, dans une attitude passive, me masquait son visage.

«Nathan? Comment m'as-tu appelée, tout à l'heure?

– Hein? Je te demande pardon?

– Tu m'as appelée "mon chou". Tu as dit: "Tout va bien, mon chou."

– Ah, bordel de Dieu. Je suis désolé. Ne m'en veux pas. Je me sens tellement ridicule.

– Ça m'a touchée.

– Ça t'a touchée?»

Elle a relevé la tête pour me fixer avec douceur. Ça devenait encore plus dingue que je ne l'imaginais.

Il y avait un endroit, dans le parc, que Marie-Jo appréciait beaucoup. Il s'agissait d'un mamelon couvert d'herbe grasse, peu piétinée en raison de sa situation élevée, relativement accueillante, mamelon qui se situait à distance égale des boulevards qui longeaient les grilles et que Marie-Jo tenait pour une oasis de tranquillité et d'air pur. Il fallait admettre que l'on n'entendait presque rien des voitures qui tournaient autour avec un entêtement furieux et proprement renversant, que l'on ne sentait pratiquement rien de leurs gaz d'échappement qui se disséminaient dans l'air et allaient en empoisonner d'autres. En fermant les yeux, comme vous y aurait invité Marie-Jo, sûr que vous auriez pu vous croire à la campagne en faisant marcher votre imagination.

Elle avait étalé une grande serviette à carreaux, destinée à recevoir un magnifique panier d'osier où était rangée la vaisselle, tout le bazar au grand complet pour le pique-nique collet monté, le truc naze qui était le genre de cadeau que Franck lui offrait au début de leur mariage, à une époque où tout semblait baigner pour eux, d'après ce que je me suis laissé dire. Elle portait une jupe courte qui gainait ses grosses cuisses. Il est important que je le mentionne. Car pour la première fois, j'ai vu, oui j'ai vu, que Marie-Jo avait de grosses cuisses. C'était flagrant. Moi qui m'en fichais, jusque-là. Moi qui pensais que je ne pouvais plus émettre aucun jugement sur la beauté des femmes, sur leurs mensurations. Moi qui pensais être à jamais débarrassé de l'ennui profond que constituait le simple fait d'avoir à choisir, sur des critères qui ne m'intéressaient plus. Je veux dire par là que pour la première fois, pour la première fois depuis le jour où Chris et moi avions foncé dans le mur la tête la première, je comparais des jambes de femmes. Celles que j'avais sous les yeux et celles que j'avais vues ce matin. Il est important que je le mentionne. Je ne savais même pas si les unes étaient mieux que les autres. Il était encore trop tôt pour le dire. Mais, pour la première fois, je voyais bien qu'il y avait une différence. Je l'ai d'ailleurs noté sur mon carnet. Les cuisses de Marie-Jo sont grosses. Celles de Paula ne le sont pas. Qu'est-ce qui t'arrive, mec?

Franck avait préparé des sandwiches pour toute une armée. Il portait un tee-shirt blanc et épluchait un concombre. Cela dit, Marie-Jo ne me laissait pas indifférent. J'avais envie de glisser ma main sous sa jupe tandis que Franck regardait ailleurs, du côté des joueurs de basket dont la peau luisait sous l'effort.

«Nathan, je vais être franc avec toi. Je suis loin d'être convaincu par ton travail. Je me demande même si tu as une chance.»

Ce con. Qu'est-ce qu'il y connaissait?

«Nathan, il a poursuivi, la plupart sont des petits-bourgeois qui rêvent de devenir des aristocrates. Et ils n'y parviendront jamais. Sais-tu pourquoi?»

J'ai fait non de la tête en tâchant de ne pas perdre de vue l'entrejambe de Marie-Jo que chatouillaient quelques brins d'herbe.

«Ils n'y parviendront jamais parce qu'il y a une justice, voilà pourquoi. Ils resteront des petits-bourgeois jusqu'à la fin et on ne les regrettera pas. Mais cela dit, j'ai quand même une question à te poser. Cet exercice, tu y as pris du plaisir? Je veux parler d'un vrai plaisir, tu vois, d'une espèce de jubilation.

– Une espèce de jubilation, a ricané Marie-Jo. Franck. Comme si la jubilation n'était pas réservée aux plus grands. Franck. Comment veux-tu qu'il ait éprouvé une jubilation quelconque dès sa première tentative? Tu charries un peu.

– Peut-être pas de la jubilation, j'ai déclaré. J'aurais dû?

– Ne l'écoute pas. Il décourage tous ses élèves. Mais je me demandais, Nathan, c'est quoi, cette table?

– C'est une table de la fin du dix-neuvième.

– Oui, ça, j'ai bien vu que c'était une table de la fin du dix-neuvième.

– Tu m'excuseras, Marie-Jo, ma chérie, mais j'ai posé une question à Nathan et j'attends qu'il me réponde. Je lui fais grâce de la jubilation. Alors, Nathan? Ce petit exercice d'écriture. Il t'a procuré du plaisir, oui ou non?

– Du plaisir, c'est pas le mot.»

Il m'a fixé de manière assez soutenue pendant que Marie-Jo, subrepticement, me caressait les reins de ses doigts de pied dont les ongles étaient vernis de rouge vif.

«Du plaisir, c'est pas le mot», j'ai répété.

Un cerf-volant vrombissait dans le ciel. Plus haut, un dirigeable en forme de Zeppelin vantait une marque d'aérosol qui détruisait tous les insectes envahissant la maison.

«Il va falloir que tu fournisses un travail énorme, il a soupiré. Tu n'as pas fini d'en baver, je t'avertis. Et malgré tout, je ne te promets rien.

– Un travail énorme? Je n'ai pas l'impression qu'ils fournissent un travail énorme, dans l'ensemble.

– C'est un fait. Oui, malheureusement, c'est un fait. Mais tu vois, si un élève me sort ce genre de réflexion. Le genre de réflexion que tu viens de me faire. S'il s'imagine qu'il peut se contenter d'un travail de feignant, d'une littérature de merde. S'il s'imagine que la littérature ne demande pas qu'on se donne de la peine. Que la littérature ne mérite pas qu'on se donne toutes les peines du monde. Eh bien, dans ce cas, je me lève sans dire un mot. Suis-moi bien. Dans ce cas, je l'attrape, tu me suis bien? Dans ce cas, je l'attrape, je flanque ses affaires par la fenêtre et je le fous à la porte. Terminé. Affaire classée.

– Je le comprends très bien, Franck.

– Je suis prêt à rigoler avec des tas de choses, tu me connais. Mais un homme ne peut pas rire de toutes les choses. Il a besoin d'en garder au moins une pour pouvoir s'accrocher. Réfléchis à ce que je te dis.»

Marie-Jo a distribué les sandwiches en m'effleu-rant avec sa poitrine. J'ai cherché des yeux un endroit où nous pourrions le faire, plus tard, si jamais nous nous mettions dans tous nos états, mais je n'ai repéré qu'un bosquet sur la gauche et un arbre creux. À n'utiliser qu'en cas d'extrême urgence, j'en ai pris note. J'ai ouvert les bières que j'avais apportées, des chinoises – le magasin venait de se faire braquer et le type n'avait plus un cent de monnaie, si bien que le temps qu'on règle le problème, elles avaient tiédi.

«Continue à prendre des notes, pour le moment. Force-toi à noircir du papier. Imagine que c'est comme soulever de la fonte. C'est bon pour le cœur.

– T'inquiète pas pour ça. Je ne fais pas semblant. T'inquiète pas pour ça, Franck.

– Au lieu de faire Pandouille tous les matins à soulever tes trucs, à soigner tes biceps, écris-en des kilomètres et des kilomètres.

– J'en connais un qui faisait ça. Sur des rouleaux de papier.

– Et c'est la seule école qui vaille. Il faut y mettre une putain d'énergie. Nathan, il va falloir que tu pisses le sang avant de pouvoir écrire une seule page qui vaille à peu près le coup. Je préfère ne pas te raconter des blagues.

– Et je n'aimerais pas que tu me racontes des blagues, Franck. Je n'attends pas ça de toi.

– Alors on se reçoit cinq sur cinq. Écoute ce que je te dis. Écoute ce que je te dis et tu n'auras pas à le regretter. Je n'ai qu'une seule fierté, en ce bas monde. Je crois pouvoir dire que je suis un bon professeur.»

Ses sandwiches étaient bons. Sa salade de concombre, qu'il avait arrosée de crème fraîche et de vinaigre, se laissait manger. Dans un sens, j'étais soulagé. J'avais reculé cette discussion aussi longtemps qu'il m'avait été possible. Maintenant, c'était fait. Maintenant, je savais à quoi m'en tenir. Il ne m'avait pas pris par les épaules, couvert de baisers, serré contre sa poitrine en bafouillant tous les compliments de la terre. Je n'y aurais pas cru, de toute façon, j'imagine, mais ça m'aurait fait plaisir. Le problème, avec l'écriture, c'est qu'on finit par y croire. Et c'est un piège.

Marie-Jo clignait des yeux dans le soleil. Elle m'a dit qu'elle connaissait très bien l'épicerie en question, un type qui avait un cancer de la peau et des chemises hawaïennes, et que c'était la troisième fois depuis le début de l'année. Exactement, lui ai-je répondu en la regardant triturer une tranche de jambon.

«Et sais-tu avec quoi ils l'ont menacé? Avec un bazooka.

– Comme les autres fois? Oh shit. Il va falloir qu'on s'en occupe.»

Mais je n'y avais pas travaillé assez. Franck avait raison. Je n'y avais pas accordé toute la peine requise. Je l'avais pressenti. Je l'avais malheureusement pressenti. Nous étions sur une affaire de rançon, à ce moment-là, une bande qui menaçait de faire sauter un supermarché ou une école maternelle, je ne sais plus, et je rentrais tard, le soir, Chris n'avait rien préparé, elle tenait un mee~ ting dans le salon, ou une assemblée générale, si bien que je ne trouvais guère le temps nécessaire pour y consacrer toute mon âme. Je n'avais rien pour travailler, dans la chambre, alors je m'installais dans la cuisine et je devais déplacer ma chaise et rassembler mes feuilles tant bien que mal à chaque fois qu'un fanatique venait ouvrir le frigo pour boire mes bières ou manger mon pain et mon beurre et pas content quand il ne restait plus de fromage. Une période peu propice à la rédaction.

«Est-ce que tu te cherches des excuses? Est-ce que tu te fous de moi, par hasard? Le temps, c'est la première chose qui ne doit pas compter. Tu dois être un moine dans un couvent. Tu dois passer tes nuits à te rouler par terre, si tu cours après une phrase. Ne viens pas me raconter que tu n'as pas eu assez de temps. Ou qu'on t'a dérangé. J'entends ces conneries des milliers de fois par jour.

– Tu as raison, Franck, mais ils allaient vraiment faire sauter une bombe. On a eu des journées terribles, Marie-Jo peut te le dire, et là-dessus est venue se greffer l'histoire de cette femme qui se prenait pour Unabomber et qui envoyait des colis piégés à tous ses amants, tu te souviens? On n'a pas chômé au début du printemps. Tu sais, ils allaient quand même faire sauter un pâté de maisons tout entier. Avec des gens.

– T'es-tu déjà interrogé sur les dégâts qu'un mauvais écrivain peut causer? Et dis-toi qu'ils sont des dizaines de milliers. Alors fais le calcul.»

En contrebas se trouvait une petite bicoque de bois qui avait autrefois abrité un diéâtre de marionnettes, mais les portes étaient arrachées. Sinon, plus loin, il y avait les pissotières. Nous les avions utilisées une fois, en plein hiver – nous traversions le parc à pied car un véritable blizzard s'était abattu sur la ville, paralysant toute la circulation -, et nous avions pu nous rendre compte que le confort y était quasi absent. Sinon, je ne voyais rien d'autre.

J'ai regardé Marie-Jo. Elle a haussé les épaules.

Je l'ai rejointe au bout de quelques minutes, laissant Franck découper sa tarte aux pommes qui dégageait un puissant parfum de cannelle et allait gagner à refroidir encore un peu. Marie-Jo occupait déjà une cabine. Sa jupe était déjà relevée, sa culotte baissée.

«Quelle odeur infâme, a-t-elle gémi. Ça me prend à la gorge.

– C'est l'ammoniaque, pardi. Ce putain d'ammoniaque.»

Elle tenait déjà une poignée de serviettes en papier à la main. Elle pense à tout. Les écartant, j'ai de nouveau constaté qu'elle avait de grosses cuisses. Un simple constat. Je ne portais là-dessus aucun jugement de valeur. Simplement de grosses cuisses.

Quelques minutes plus tard, ayant réglé notre affaire, nous nous apprêtions à fendre un troupeau de coureurs à pied aux tenues luisantes et bariolées – la plupart chaussés des fameuses Brennen Space, des pompes nietzschéennes si l'on en croyait les spots publicitaires, des choses destinées à une nouvelle race d'homme, des choses qui témoignaient de votre passage à un niveau de conscience supérieur -, nous nous apprêtions à nous élancer par leur travers, Marie-Jo et moi, quand j'ai aperçu Wolf sortant d'un virage et attaquant la ligne droite comme une locomotive dont les freins auraient lâché dans une descente vertigineuse, mais gardant le sourire aux lèvres.

Il s'est arrêté malgré tout, ce paquet de muscles, et le plus facilement du monde, l'animal. J'ai cherché en vain le moindre signe d'essoufflement, la moindre trace de fatigue chez cet affligeant phénomène. J'étais même davantage en sueur que lui.

J'ai fait les présentations. À ses côtés, Marie-Jo semblait avoir fondu. Quand il a déclaré qu'il effectuait en moyenne une vingtaine de tours du parc, j'ai cru que j'allais la perdre.

Je me suis étonné de ne pas trouver Chris à ses côtés, ne serait-ce que pour l'encourager ou pratiquer ses exercices de yoga dans un coin.

«Elle n'est pas malade, au moins?

– Non, elle n'est pas malade. Elle est simplement de mauvaise humeur.

– Chris de mauvaise humeur? J'ai peine à le croire, Wolf.»

C'était une excellente nouvelle. Et la journée n'allait pas s'en montrer avare puisqu'il allait m'annoncer dans la foulée son départ pour Berlin dès le lendemain matin.

«Pas pour toujours, j'espère», ai-je plaisanté.

Un instant, il a eu l'air de s'interroger à mon sujet. Puis il s'est penché en avant, les jambes bien raides, et son front a touché ses genoux. Il était d'une souplesse incroyable et silencieux comme un tombeau, tout à coup.

«Pardonne-moi, Wolf. Je n'ai pas voulu me montrer curieux.»

Contrairement à ce qu'il semblait croire, je me fichais royalement de ses petites allées et venues. Il pouvait bien faire le tour des villes d'Europe pour mettre au point les derniers détails du Grand Soir si le cœur lui chantait – et ajouter le cauchemar au cauchemar par la même occasion, ce à quoi il m'avait rétorqué que Dieu vomissait les tièdes lors d'un exécrable dîner-débat improvisé dans leur cuisine où j'avais écopé du rôle envié de celui qui restait assis les bras croisés devant l'injustice et tout le tremblement, ce qui revenait à les cautionner, que je le veuille ou non, et que lui, Wolf, ne pouvait pas me laisser dire sans broncher que résister à l'oppression était ajouter le cauchemar au cauchemar, non, scheisse, désolé, sur quoi Chris à son tour s'en était mêlée, Nathan, mais qu'est-ce que tu dis, merde, mais qu'est-ce que tu racontes, sombre idiot, Chris me reprochant pêle-mêle mon manque d'engagement, mon égocen-trisme, mon ignorance, mon appartenance aux forces de l'ordre scélérates, mon à-plat-ventrisme, mon je-m'en-foutisme, mes vannes antibio, ma superfïcialité et mon défaitisme, au terme de quoi j'étais allé tout droit me coucher avec deux grands verres de martini-gin, complètement écœuré.

Se redressant, il m'a souri et m'a touché l'épaule, m'assurant que tout allait bien mais que moins j'en savais et mieux ça valait. Le con.

«J'ai cru un moment que tu avais confiance en moi, Wolf.

– Écoute, Nathan. Chris n'est pas de cet avis.

– Chris n'est pas de cet avis. Tu veux me le redire encore une fois?»

Il a haussé joyeusement les épaules avant de reprendre ses mouvements d'assouplissement. L'enfoiré.

«Alors Chris n'a pas confiance en moi. Génial. Et toi, tu n'es pas assez grand pour te faire ta propre opinion. Elle te dirait de sauter par la fenêtre et tu le ferais. Tu es peut-être professeur d'économie politique, j'en sais rien, mais tu ne fais pas souvent marcher ta tête, on dirait.»

D s'est relevé à nouveau. J'en connaissais, comme ça, qui étaient restés coincés. Il a encore souri. J'en connaissais qui étaient restés comme ça, avec une affreuse grimace et la bouche tordue.

«Vous avez peut-être quelques problèmes à régler, Chris et toi. J'en ai l'impression. Mais si c'est possible, j'aimerais me tenir en dehors de ça.

– Je n'ai aucun problème à régler avec Chris. Franchement, tu es allé chercher ça où?

– J'aime te l'entendre dire, a fait Marie-Jo. Vous l'avez entendu, Wolf?»

Je me suis tourné vers elle. L'insatiable. Devant Wolf, elle rentrait son ventre.

«Non, mais ça devient une idée fixe, j'ai ricané. Des problèmes avec Chris? J'ai pas de problèmes à régler avec Chris. On en avait, mais on les a réglés. Et ça ne vous regarde pas, ni les uns ni les autres. Où vous avez vu jouer ça que j'avais des problèmes avec Chris? Vous vous êtes donné le mot, ou quoi? Vous allez me faire chier longtemps avec ça?

– Ça t'énerve qu'on en parle, pas vrai? Wolf, vous avez vu ça?

– Au contraire. On peut en parler tant que vous voulez. Ça nous fera passer le temps.

– Écoute, Nathan, a soupiré Wolf. Il faudra qu'on prenne un moment, toi et moi. Il faudra que nous discutions de certaines choses. En privé.

– Et discuter de quoi? Discuter de quoi? On va échanger des recettes? Ça va devenir carrément glauque, tu crois pas? T'es dingue ou quoi, ma parole? Tu m'as regardé? Hein, dis-moi, discuter de quoi?»

Du haut de la butte, Franck nous a appelés en agitant les bras au-dessus de sa tête. Nous avons invité Wolf pour le café. Tandis que nous gravissions la pente, attentifs à ne pas marcher sur une seringue ou un poignard ensanglanté, j'ai demandé à Wolf comment diable il s'y prenait, entre ses études, l'enseignement, ses combats politiques et sa vie sentimentale, pour se garder en aussi bonne condition physique. Je lui ai demandé s'il prenait régulièrement des stéroïdes. Mais ce type n'a aucun humour. Je me serais mieux entendu avec un Italien, ou même avec un Anglais, même si les Anglais sont les pires d'entre nous avec ces maudits Espagnols.

Franck et Marie-Jo ont consacré leur temps à admirer Wolf, son corps tout entier dont je suis le premier à reconnaître qu'il est parfait – malgré ses difficultés à passer sous les portes. Mais parfait ne voulait pas dire qu'il marchait sur les eaux. Parfait ne voulait pas dire parfait au point d'avoir Chris à ses pieds vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle était de mauvaise humeur, paraît-il. J'ai pensé: «Déjà.»

«Franck, j'ai dit. Ta tarte aux pommes est exceptionnelle.

– Et ce sont de vraies pommes», il a précisé.


La nuit était tombée. J'ai dit à Paula

«Un peu plus à gauche, il me semble.»

Du balcon de la cuisine, j'orientais ses recherches. Armée d'une torche électrique, elle fouillait entre les herbes hautes – Marc et moi n'avions toujours pas décidé qui devait passer la tondeuse depuis que Chris ne s'occupait plus du jardin.

«Je me tenais à cet endroit précis, j'ai ajouté. J'avais la clé dans la main gauche et je l'ai lancée comme ça. Tout à fait. Exactement dans cette direction. À mon avis, tu dois être en plein dessus.»

Pendant mon absence, elle avait préparé des tagliatelles avec une poêlée de champignons frais, finement coupés, sur lesquels étaient semées des écorces de parmesan obtenues au moyen d'un épluche-patates revisité par Starck.

«On ne sort pas? l'avais-je interrogée. Marc ne nous avait pas parlé d'une nouvelle boîte dans les entrepôts? Une bizarrerie tenue par des hétéros?»

On ne sortait pas car j'avais enfermé toutes ses chaussures dans le placard à balais.

Quand j'ai découvert qu'elle se piquait, je n'en ai pas fait un drame. Nous avions passé une excellente soirée à regarder des films sur le câble, à écouter les derniers C D que j'avais achetés en rentrant du pique-nique après une bonne heure d'exploration fructueuse au-dessus des bacs réservés aux imports de musique expérimentale, ainsi qu'un Captain Beefheart et un Eugène Chad-bourne qui manquaient à ma collection. Pour une fois que je tenais une fille qui partageait mes goûts musicaux, j'en profitais. Nous étions vautrés sur le lit. Le réveil indiquait deux heures du matin et j'avais expliqué à Paula, car j'avais un peu bu, que je faisais un complexe d'infériorité vis-à-vis de Wolf qui partait le lendemain même sillonner l'Europe pour discourir sur l'avenir du Monde, ses enjeux politiques et économiques, tandis que je n'étais qu'un pauvre flic de rien du tout, ballotté par des événements que j'étais incapable d'analyser et pour couronner le tout, Franck qui venait de m'annoncer que je n'étais pas plus doué pour aligner quelques lignes, assombrissant ainsi le vague espoir de revanche que tous les minables nourrissent avant d'accepter leur sort.

Paula pensait que j'exagérais. Elle avait tort. Wolf me dépassait à tous points de vue. Et pour bien m'en assurer, comme je prenais des forces en me servant un verre, j'ai entrepris de les énumérer un par un et de les noter au fur et à mesure. Tâche longue et fastidieuse, supérieurement emmerdante pour celui à qui l'on impose cette abominable liste de regrets et d'échecs.

Paula en a profité pour s'esquiver dans la salle de bains. Je suis du genre à ne pas m'étonner quand une femme disparaît dans la salle de bains. D'autant que Paula est très propre et je suis arrivé à un âge où ce sont des détails qui comptent. Parallèlement, j'écoutais un morceau de Captain Beef-heart à vous faire dresser les poils sur les bras, sur la poitrine et sur les jambes. Comme certains vieux enregistrements d'Elvis. Ou encore mieux: Scott Dunbar. Mais quel putain de complexe d'infériorité je développais vis-à-vis du professeur Wolf. Ça prenait d'inquiétantes proportions. Surtout lorsqu'on les voyait écrites noir sur blanc, soulignées à maintes reprises, les voir comme ça, étalées, rassemblées, additionnées, numérotées, surtout comme ça. Vous en preniez un coup. Vous titubiez au bord d'un gouffre en forme de spirale, hypnotique et vertigineux.

Je crois que j'ai eu besoin de montrer une telle somme d'injustices à quelqu'un – pas l'injustice universelle, mais les injustices personnelles que la vie vous a faites quand on en voit à qui tout réussit, ceux qui naissent du côté des gagnants et qui vous sont toujours supérieurs, qui vous précèdent dans toutes les disciplines. Je me suis tourné et elle n'était plus là.

Je suis alors parti voir ce qu'elle fabriquait. Je suis passé dans le salon où, malgré la pénombre, le plateau de la table luisait avec beaucoup d'allure et y promener la main n'était pas désagréable. Les chaises étaient bien, elles aussi. Je me suis penché à la fenêtre au moment où Marc rentrait, une heureuse coïncidence. Eve m'a envoyé un baiser avant de zigzaguer vers l'entrée. Marc me faisait encore la tête mais j'étais content qu'il soit de retour à la maison sans encombre. Je me sentais tranquillisé. Il ne m'a pas répondu lorsque je lui ai souhaité une bonne nuit, l'invitant à admirer ce beau ciel rempli d'étoiles et l'informant que notre voisin avait monté une antenne parabolique sur son toit.

Elle n'était ni dans la cuisine ni dans les W-C. Elle était dans la salle de bains. Assise sur le rebord de la baignoire, la ceinture entre les dents.

«Ben tu vois, tu ne devrais pas faire ça, je lui ai dit.

– Ben tu vois, c'est déjà fait», elle a répondu.

Je suis retourné m'asseoir sur le lit.

«Ben quoi, ça t'embête?» a-t-elle poursuivi, me rejoignant et riant de mon attitude.

Je n'ai rien dit.

«Qu'est-ce que ça peut bien faire? a-t-elle demandé en fronçant les sourcils.

– Bah, c'est pas très indiqué, non?

– D'abord, c'est de temps en temps. Occasionnellement. Je sais ce que je fais.

– Si j'étais ton père, je te dirais que tu ne sais pas ce que tu fais. Mais je suis trop jeune pour être ton père.»

Elle se suicidait et elle se piquait: heureusement que je n'étais pas son père.

«Je me sens tellement bien, elle a soupiré. On ne pourrait pas baiser?

– Paula, combien de fois je dois te le répéter? Paula, si nous mettons le doigt dans cet engrenage, nous allons le regretter. Ne fais pas comme si tu n'en savais rien.

– Rien qu'une fois.

– Les femmes, vous êtes marrantes. C'est pas croyable. Vous vous foutez pas mal des conséquences. Vous êtes prêtes à secouer des montagnes pour attraper la plume qui vole au vent, non mais c'est pas croyable. Transformer des vies entières en boxons effroyables. Juste pour le plaisir de fermer les yeux cinq minutes. C'est pas un peu cher payé? Ça vous paraît pas au-dessus de vos moyens? Rien qu'une fois. Ça veut dire quoi, rien qu'une fois? C'est censé nous mettre à l'abri de quelque chose, rien qu'une fois? Paula, c'est là ton sentiment?»

Comme elle tentait toutefois de glisser la main dans mon caleçon, je me suis levé et suis allé me poster devant la fenêtre. Un flic aimera toujours observer la ville endormie, même si une faible lueur d'incendie vacillait au loin, même si des chiens errants se livraient un combat acharné au milieu des poubelles, même si des types galopaient sur le trottoir en bondissant par-dessus les voitures.

«Si nous n'étions pas là, toute cette ville aurait pété depuis longtemps, j'ai déclaré. Cette ville ne pourrait même plus fermer un œil. Est-ce que tu le sais?»

Elle est venue me voir, glissant un bras autour de ma taille. J'ai passé le mien par-dessus son épaule.

«Dommage que nous n'ayons pas pu en faire un coin où les gens ne soient pas obligés de se piquer ou de poser des bombes. Regarde un peu: les choses ne pourraient-elles pas se dérouler plus ou moins correctement? Il y a tant de beauté en ce monde. Le ciel. Les étoiles. Pourquoi n'avons-nous pas réussi? Je te parle des hommes en général et de toutes les générations qui nous ont précédés et se sont succédé ici-bas. Pourquoi n'avons-nous pas réussi, dis-moi?

– Nathan, rien qu'une fois.

– Je crois que des hommes tels que Paul Brennen nous ont rendu la tâche impossible. Non, n'insiste pas. Ni une fois, ni deux fois, ni trois fois. Je crois que des hommes tels que Paul Brennen ont assombri la lumière une fois pour toutes. Voilà ce que je crois. Et si nous allions prendre un verre quelque part? Qu'en dis-tu? Maintenant que tu as retrouvé tes chaussures. Paula, si on allait retrouver tes copains? Je me demande à quoi ça ressemble, un truc tenu par des hétéros. Ça risque d'être assez dément, non?»

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