CHAPITRONZE

C’est beau un rêve, quand il est beau.

Mais je me méfie. Les plus chatoyants, les plus gracieux, les plus voluptueux finissent par tourner au cauchemar, tant il est vrai que dans notre concept de la vie, le mal ne peut rester longtemps isolé du bien.

Ainsi, cet archange sublime, blond comme la Bauce en été, qui me sourit à travers des vapeurs bleutées, s’éloigne-t-il de moi, dans un voletis onctueux. Ses plumes blanches régénèrent de leur battement l’air ambiant. Et puis un vilain démon se pointe, qui a la frime sévère, rogneuse, de Mac Heckett.

— Il paraît que vous avez repris connaissance, Sané ?

Il a rien de céleste, le Sup’ Sa bouille contient mille menaces et davantage encore de louches rancœurs. Tiens, il a changé de costar depuis tout à l’heure… Peut-être parce que « tout à l’heure » remonte à hier ? Bien sûr… À preuve : il fait grand jour… Mon cerveau doit ressembler à une louche de caviar étalé sur une tranche de pain beurré. Il est désarmé et fait la colle. Il poisse et me complique la vie. Ainsi du cerveau d’un accidenté pour qui le monde a basculé. Ma perception des réalités ne se superpose plus idéalement avec la réalité. Ça produit des bavures, des faux traits…

— Oh, c’est vous, Mac, articulé-je cependant, dopé par la force de la routine.

Ma langue me paraît plus grosse que ces énormes menteuses de bœuf alignées sur le marbre blanc des triperies. Elle emplit toute ma bouche. Je voudrais pouvoir l’arracher : il me serait plus facile de m’exprimer après cette ablation.

Le superintendant me fouille d’un regard en vrille, suspicieux et mauvais. Il ne parle pas, mais son silence produit des espèces de bulles fétides qui éclatent à la surface de ses yeux.

— Où suis-je, Mac ?

— Au St Stephens Hospital.

— Je suis blessé ?

L’inquiétude, illico ! L’homme craint tellement pour sa bête. Y’a panique générale dans ma bidoche ! État d’alerte. La trouillance carillonne par tous mes pores.

— Non, vous n’êtes pas blessé.

— Malade, alors ?

— D’une drôle de maladie ! J’ignorais que vous vous piquiez, Sané, et que vous supportiez si mal !

— Comment ça, « je me pique » ?

— Sauf votre respect, la peau de vos cuisses ressemble à la peau de vieux dindon coriace, du genre de ceux qu’il faut plumer avec des tenailles et qu’on sert à Noël dans des public schools modestes.

D’un geste mou des jambes je refoule le drap. Incliner la tête nécessite un gros effort. J’y parviens cependant. Il dit vrai. La face extérieure de mes jambons est constellée de petits trous. Certains sont rouges, d’autres sont bruns… M’est avis qu’on m’a confectionné ça avec des aiguilles de grosseurs différentes dont certaines devaient être chauffées à blanc et d’autres enduites d’acide afin de créer des traces d’injections faussement anciennes.

— J’espère que vous ne croyez pas un truc pareil, Mac ?

— Je crois ce que je vois, Sané. Vous me décevez bougrement. Que vous est-il arrivé ces dernières années pour que vous changiez de la sorte ? Quelle peine de cœur ou quelle plaie d’argent vous a conduit à cette misère ?

Non mais, dites… Il commence à me briser les précieuses, cet olibrius. Je voudrais lui dire qu’il n’est qu’un sale emmanché de poulet britiche, mais outre que ce serait long à lui expliquer, il ne me croirait qu’à demi.

— Où m’a-t-on retrouvé, Mac ?

— Dans Soho, à quatre heures du matin. Vous faisiez du scandale et vous avez failli étrangler une prostituée. Il a fallu trois bobbies pour vous neutraliser. Afin de vous calmer, un médecin a dû vous faire une piqûre… Une de plus ! croit-il devoir ajouter en caressant sa moustache de matou en chaleur.

— J’ai été victime d’un coup fourré assez extraordinaire, Mac.

— Je serais curieux de connaître ça, murmure mon confrère, d’un ton tellement incrédule qu’il découragerait un camelot, un démarcheur en assurances ou un représentant en vins.

Courageusement, je pars à l’assaut de son scepticisme.

Je lui relate notre visite à l’Agence O’Stbitt et ce que j’y ai appris concernant le restaurant où Huret fut repéré. Ensuite, je résume mon enquête dans St John’s Wood, enquête qui m’a conduit chez la mère Ferguson et j’explique le rôle joué par le faux inspecteur Morlan. Je passe au yacht sur la Tamise, à l’étrange réception des quatre Brésiliennes pour terminer sur ma perte de conscience au plus profond des voluptés.

Si après mon récit Mac Heckett ne se tapote pas le menton c’est uniquement parce qu’il a une incisive gâtée à la mâchoire inférieure.

Les enlèvements par de faux flics, le bateau fantôme, la réception féerique, l’orgie sous la table, tout ça déballé par un gus qu’on a trouvé dans Soho en plein délire et dont les fesses ont reçu plus de coups d’aiguilles que Caroline Chérie de coups de sabre, ça l’agacerait plutôt, Mac. Il toussote dans le creux de sa main.

— Reposez-vous ! dit-il. On va vous fiche en cure de désintoxication, Sané. Lorsque vous irez mieux je demanderai à vos supérieurs d’envoyer quelqu’un ici pour régler tous ces ridicules incidents que vous avez créés, votre mère et vous. Je vous l’avoue, j’apprécie peu votre rôle dans cette affaire. Quand un officier de police se met à travailler à titre officieux, c’est qu’il y a des choses pas catholiques sous roche ! Et cela peut très vite devenir mauvais pour sa carrière, surtout si, par surcroît, il s’adonne aux stupéfiants.

Ayant lâché son sermon, comme une machine haut-le-pied lâche son jet de vapeur, le Sup’ se dirige vers la porte de ma chambre. Il l’ouvre grande, sans doute pour me permettre d’apercevoir le bobby assis dans le couloir, face à ma chambre.

— Mac, pour l’amour du ciel ! m’exclamé-je, vous ne pouvez pas me laisser dans ce merdier. Il faut me croire ! Je peux vous prouver ce que je dis. Cette madame Ferguson existe. Elle vous confirmera ma visite chez elle et celle des faux policiers qui m’y ont arrêté.

Le Superintendant revient sur ses pas en laissant la porte bâiller. Il empoigne le montant de métal du plumard et articule avec difficulté, ses maxillaires étant paralysés par la colère.

— Une fois que nous avons su sous quel faux nom Huret séjournait à Londres, il ne nous a pas fallu plus de deux heures pour retrouver son adresse chez la dame Ferguson, Sané, car les particuliers qui louent des chambres sont tenus de déclarer leurs pensionnaires.

— Eh bien alors ! attaqué-je.

Mais Mac Heckett glapit :

— Eh bien alors, nous avons rendu visite à cette femme, très peu de temps après vous. Si, effectivement, elle nous a parlé de votre visite, elle n’a pas soufflé mot de celle des soi-disant faux inspecteurs du Yard ! Selon elle, vous ne paraissiez pas dans votre état normal ! On aurait dit que vous étiez pris de boisson, c’est la phrase qu’elle a employée. Pris de boisson ou d’autres choses !

Il branle le chef, bien qu’étant chef lui-même :

— Ah ! Sané, Sané ! murmure-t-il, un poil nostalgique, un type comme vous… En arriver là !

Il se taille avant que j’aie pu émerger des stupeurs insondables où il vient de me propulser.


On est bien dans un plumezingue pour réfléchir. La position horizontale aide à phosphorer. Comme mon esprit, doucement, se désembrume, je le prends par la main histoire de l’emmener promener sur les sentiers du doute.

Je me dis sans frénésie aucune, mais en homme d’action qui vient de se faire désarçonner par un cheval sauvage : « Mon grand chéri, faut pas te mettre un coussin sous les fesses. Remonte en selle sans attendre et fonce. Seulement, avant de chevaucher ton alezan fougueux, fais bien le point de la situation. Quand on la complique, la vérité ressemble à un numéro de travesti. Essaie donc d’arracher son slip et tu sauras où tu en es. »

Bon Dieu, en quarante-huit heures, je l’ai pourtant résumée, l’affaire ; analysée, décortiquée… Probable que je m’y suis mal pris. J’ai dû passer devant la solution sans la voir…

Au boulot, San-A. ! T’as assez déchu comme ça aux yeux du Yard. On te prend pour un branque, un combinard et un drogué. C’est trop ! Pouce : je traverse !

Y’en a déjà pas mal de pièces à ce puzzle. Des bien astucieuses qui peuvent s’emboîter différemment, compliquant tout. On part sur de faux édifices.

— Vous n’avez besoin de rien ? me demande une voix harmonieuse.

Je tourne la tête. L’archange blond entrevu à mon réveil est là, de sexe extrêmement féminin, contrairement à la foutue tradition qui veut que les anges n’aient pas de sexe. Ah ! le joli brin de muguet que voilà ! La main de San-A. va passer par là, sitôt qu’il aura récupéré pleinement et se sera concentré.

Une longue fille blonde, rieuse, avec des yeux vert sombre, une bouche épaisse, une mèche qui lui danse devant le visage, mettant de la coquinerie dans ses expressions. Sa taille est si mince que je pourrais lui confectionner une ceinture (pas de chasteté, oh que non !) avec mes deux mains. Par contre, sous la blouse blanche, elle laisse vagabonder une poitrine que l’absence de soutien-gorge rend plus évidente, plus présente, comme on dit dans les romans d’aujourd’hui.

Mon infirmière ! Ils me l’ont choisie sur mesure au St Stephens Hospital. Une garde-malade pareille, je connais des P.D.G. qui en feraient leur secrétaire particulière. Elle a tout ce qu’il faut pour prendre le courrier sur l’accoudoir de votre fauteuil, excepté peut-être des notions de sténographie, mais qu’est-ce qu’on en a à branler de la sténo, je vous aske un peu ?

Je la mate minutieusement avant de répondre. La parcours centimètre carré par centimètre carré pour ne rien en laisser perdre, me l’annexer de la rétine.

— Vous ne comprenez pas l’anglais ? s’inquiète-t-elle, par suite de mon mutisme.

— Si, fais-je, mais je laissais les ondes de choc finir leurs effets avant de vous répondre.

— Quelles ondes de choc ?

— Celles qui suivent votre apparition, miss. Heureusement qu’on ne m’a pas amené ici pour un infarctus, sinon je me pétais l’aorte. Mettez votre tête sur mon oreillette et vous entendrez un sacré remue-ménage dans ma cage thoracique. Vous avez déjà rencontré des cœurs affligés de la danse de Saint-Guy, vous ?

Elle sourit.

— Il semblerait que vous délirez encore, non ?

— Quel homme normalement constitué ne délirerait en vous voyant ? Dites-moi, mon petit, je parie l’argent que j’ai sur moi contre un baiser que votre slip est assorti à vos yeux.

— Vous vous trompez ! pouffe l’apparition.

— En ce cas prouvez-le moi !

Elle me trouve rigolard pour un camé émergeant des délires furieux. Je vois dans sa prunelle que mon attitude lui pose des problèmes.

— Mon petit cœur de Ninon, poursuis-je, c’est Dieu qui, dans Sa Grande Bonté, vous a placée sur ma route. J’ai besoin de votre aide…

— Vous voulez la bassine ?

— Pour qui me prenez-vous, ma poule ? J’aime le confort, mais jusqu’à un certain point. Je suis victime d’une grave méprise. Des bandits m’ont enlevé et drogué afin de me compromettre en me neutralisant.

Elle opine.

— J’ai déjà lu ça dans la collection « Crime pour tous ». Mais la victime était un acteur célèbre.

— Ne charriez pas, ma gosse, entre gens extrêmement beaux on se doit aide et assistance car c’est la plus rare des franc-maçonneries. La seule chose que je vous demande c’est de prévenir ma famille que je suis ici.

Elle fait la moue.

— Désolée, le superintendant a interdit qu’on téléphone ou qu’on se charge d’un message quelconque pour vous.

— Vous êtes de la police ?

— Oh, non, je…

— Indicatrice, peut-être ?

— Non, mais dites donc…

— Vous fâchez pas, je cherche à comprendre… Généralement y’a que les mouchards patentés qui sont à la botte des flics. J’en sais quelque chose, étant officier de police moi-même. Bon, excusez-moi d’avoir espéré en votre compassion…

Je prends une pose moelleuse et ferme les yeux. La môme ne sort pas. Elle me contemple (avec, je suppose, une certaine complaisance, et comme je la comprends !).

— Mon frère se morfond à l’hôtel Hilton, soupiré-je, les paupières toujours closes. Il est archevêque de Saint-Nom-la-Bretèche, et c’est un saint homme qui ne mérite pas de se ronger le sang, comme le font sur le rivage les enfants d’un pélican dont le vol a été détourné sur Cuba. Monseigneur Bérurier ! Si un simple fil anonyme l’avertissait que son frère Antoine est au St Stephens Hospital peut-être ménagerait-il ses coronaires délabrées… Il accumule les thromboses, le pauvre chou, et ne tient le coup que grâce à des bénédictions papales hebdomadaires. Si je vous disais : la fois que Paul VI est allé à Bogota, mon frère a failli y passer.

La môme éclate d’un rire jeune et fou, frais et frivole ! C’est beau, c’est bon, c’est émouvant, une fille qui rit.

Puis elle quitte la chambre sans ajouter un mot.

Peut-être cèdera-t-elle à ma supplique. Elle est moins truffe que Mac Heckett, cette petite. Elle le sent bien que, malgré les apparences, je n’ai rien d’un intoxiqué. Car, voyez-vous, mes frères, la dernière des gonzesses possède plus de flair que le premier des flics !

Par la fenêtre grillagée, je vois danser des frondaisons. Je dois me trouver au deuxième étage de l’hospital.

Dans la chambre voisine, une dame geint à intervalles réguliers. C’est lugubre, désespérant. Elle paraît chanter sa souffrance. J’essaie de l’imaginer… Elle me semble vieille. Quel mal la terrasse ? Comme elle a de la difficulté à larguer les amarres, la pauvre. Je me dis que ça finit toujours turpitudement, la vie. Les hommes avancent tout guillerets vers la bouche d’ombre. Se croyant sans cesse protégés, sauvés même ! Sans comprendre qu’ils cascadent de rémission en rémission jusqu’au gouffre. Et puis le moment vient ! Les râles de la femme d’à côté, ce sont aussi les miens, les nôtres. Elle psalmodie notre trépas à tous. Dans le silence, ça prend des proportions hallucinantes. On dirait presque des cris d’orgasme. Y’a-t-il loin des plaintes de la jouissance à celles de l’agonie ? L’une et l’autre ne se rejoignent-elles pas ?

Pour ne plus entendre je me bouche les entonnoirs avec l’oreiller. M’efforce de faire dériver ma pensée. Occupe-toi les idées, San-A.

Nous disions donc, à propos de l’affaire… Rien encore. J’allais plonger quand la mignonne est entrée…

Huret… Georges Huret… Sa bouille blafarde… Ses yeux de pierrot navré. Son expression craintive… Pendant des années il a travaillé à sa banque. Ponctuel, honnête, poli, précis. Bref, l’employé modèle. Celui qui veille farouchement sur le pognon des autres. Des années… Il vit seul dans son invraisemblable appartement où il se confine en religion dans le culte d’un père mochement disparu. Son hobby ? Il collectionne des monnaies anciennes et s’adonne au spiritisme. Chez lui, comme dans certaines peuplades primitives, la foi religieuse tourne confusément au vaudou. Et puis un jour, ce petit bonhomme rangé, ce petit employé mystique accomplit un exploit stupéfiant d’audace dans le domaine criminel. Il exécute quatre fausses clés, vide les coffres de quatre clients et fiche le camp en Angleterre sous un faux nom.

Bien, respecte un temps mort, San-A. afin d’analyser cette première tranche de résumé. Comme jadis, à l’école : commentaire de texte. Vas-y doucement, presse pas le mouvement, réfléchis bien…

Première constatation, sur les quatre volés deux se sont particularisés : Xavier Basteville en venant déposer une petite fortune sur ta table pour que tu lui récupères une mystérieuse enveloppe ; Otto Buspériférick en se suicidant après avoir chargé une officine britannique de retrouver Huret. Les deux autres volés, eux, sont restés dans l’anonymat, probablement parce que ce sont ce que j’appellerai des « volés normaux ». On ne leur a dérobé que des valeurs : titres, or ou bijoux. J’ignore même leurs noms. Ils doivent tempêter chez les assureurs, les conseillers financiers, rameuter leurs avocats-conseils, mais ils n’ont pas d’enveloppes énigmatiques ni de documents ultrasecrets à récupérer coûte que coûte !

Maintenant, seconde constatation. Basteville avait également dans son coffre une monnaie rarissime (dont la perte, d’ailleurs, lui semble vénielle par rapport à celle de l’enveloppe jaune). Il apparaît donc que le volé et le voleur ont une marotte commune : la numismatique. Ne pas oublier cet élément, peut-être s’agit-il d’un hasard, mais peut-être pas !

Troisième constatation : Buspériférick était d’origine allemande, bien qu’il eût un passeport brésilien. Je suppose qu’il s’agissait d’un ancien nazi expatrié.

Or, le père Huret est mort pour avoir collaboré avec les nazis. Le rapport paraît très ténu, mais il existe !

Quatrième et dernière constatation consécutive au premier paragraphe de mon abrégé : Huret était un adepte du spiritisme. N’y aurait-il pas là une explication de sa conduite ? Ne peut-on imaginer que, pour l’accomplissement de ses forfaits, lui le falot, lui le pleutre, il a été manœuvré par une volonté extérieure ?

Je pousse un peu trop, selon vous ?

C’est bon, ça. Toujours foncer au plus loin, mes braves bardots, franchir les limites vous donne accès à des plénitudes. Les conquêtes se font toujours à l’extérieur (sauf les conquêtes de l’âme).

Continuons l’examen des événements.

Que fait Huret parvenu à Londres, ville dont il ignore tout, n’y ayant jamais mis les pieds ?

Il descend dans un quartier précis, légèrement excentrique, et cherche un logement. Il en trouve un chez une vieille femme et commence d’y mener une petite vie foutriqueuse, en attendant quelqu’un. Quelqu’un à qui il a bien dû faire parvenir son adresse, selon toute logique ! En pauvre bonhomme paumé, il se tisse déjà de nouvelles habitudes. S’alimentant au même restaurant, accomplissant la même promenade, menant dans sa petite piaule une vie sédentaire et y réinstallant la panoplie de sa mystique… Cela dure huit jours. Après quoi il se rend chez un numismate où, par un prodigieux hasard, le célèbre commissaire San-Antonio[25] est précisément en train d’enquêter sur lui. Il trucide le numismate (bien qu’il ait nié devant maman, je continue de lui mettre le meurtre sur le dos), saute dans un taxi et se fait conduire à l’aéroport.

Il devait quitter Londres pour Lisbonne le lendemain mais, probablement poussé par les circonstances, il essaie de partir immédiatement. À l’aéroport un flic le retapisse, veut l’arrêter. Avec un sang-froid de vieil outlaw, Huret le sème, il se déguise, il attend… Je le fais repêcher par ma mère. À bout de nerfs, l’étrange bonhomme consent à la suivre. Il est redevenu le petit foutriquet apeuré, le timoré, le raseur de murs, le trotte-menu qu’il a été toute sa vie, jusqu’au moment de son forfait.

Félicie essaie de le sermonner. Mais lorsqu’elle fait allusion au meurtre du numismate, Georges Huret saute du taxi en marche pour s’enfuir sottement, droit devant lui. Il a agi comme un fou. Un autobus le tue. Je trouve sur lui ses faux fafs, son billet d’avion circulaire, une clé…

Tiens ! La clé !

Je saute de mon lit. Trop rapidement. Je n’ai pas tenu compte de mon état. La verticale, quelle chioterie ! Tout tourne, tout titube autour de moi. La fenêtre me passe à vingt reprises devant les yeux. Je cherche à cramponner le montant de mon plumezingue. Il m’échappe, l’enfoirure ! Je tombe à genoux. Groggy ! Sonné. L’arbitre compte. J’entends sa voix, dans une réverbération sépulcrale.

— … huit, neuf, dix…

Mon vertige ralentit. Ça pue le fer chauffé. À quatre pattes je vais jusqu’à la petite armoire métallique occupant l’angle gauche de la chambre (cet angle est réputé gauche par rapport à la droite, vous l’aurez sans doute compris tout seuls). Je me redresse, fermant les yeux pour juguler ce méchant manège en folie. J’ouvre la porte. Je tâte mes fringues… Mon porte-carte, mon fric… Un seringue dans sa boîte nickelée ! Ah, les vaches ! Et des ampoules sans étiquette ! Pas de clé ! Plus de clé !

Déçu, secoué de nausées, je regagne mon lit. Ouf ! C’est bon de récupérer dans la position de la planche à repasser en batterie. Un long instant s’écoule. En moi, ça fait comme après qu’on ait agité la boule de verre contenant un paysage d’hiver. La neige achève de tomber et ça redevient serein. La tempête s’éloigne et les vents sont calmés ; la forêt qui gémit pleure sur la bruyère… qu’il chantait, Freddo.

Reprends ton autopsie de l’affaire, San-A. Faut vider l’abcès en plein, mon gars ! Lui déménager tout l’exsudat pathologique.

Première constatation du second paragraphe : l’installation de notre gaillard dans St John’s Wood était limitée puisqu’il devait prendre l’avion aujourd’hui. Donc, le mystérieux correspondant qu’il attendait devait obligatoirement se manifester avant ce soir dix heures.

Deuxième constatation : après une semaine de vie végétative dans le quartier qui lui avait été indiqué, Huret l’a quitté pour se rendre chez un numismate du centre. Pourquoi ? Que voulait-il au bonhomme ? Lui a-t-il proposé les pièces de son butin ? Sûrement pas. Autrement je les aurais retrouvées sur lui. À moins qu’il ne les ait planquées à l’aéroport. Cela, je me le suis déjà dit et redit. La mort du numismate constitue un tournant de l’affaire. Elle complique tout. Elle brouille les données. C’est le jet d’encre de la pieuvre dans ces profondeurs cloaqueuses où je me débats.

Huret est-il l’assassin ?

Pour l’affirmative, il y a le fait qu’il s’est sauvé immédiatement après le meurtre : plus le facteur temps, car nous sommes revenus sur les lieux aussitôt après que l’employé de banque nous eut semés, ce qui ne laissait guère de temps à un autre meurtrier pour exécuter son forfait.

Pour la négative, il y a l’indignation de Huret lorsque maman lui a parlé du crime, et surtout l’absence de mobile apparent. À moins qu’il ne se fût agi d’un coup de folie…

Bon, ne t’attarde plus, ma vieille. Finis-en une bonne fois… Troisième période !

Huret mort, tu découvres son adresse à Londres. Une brave Mémé crédule te reçoit. Elle te fournit complaisamment les renseignements que tu lui demandes. Sans le moindre doute, Mamy Ferguson est une honnête femme. Pendant que tu es chez elle, deux faux poulets arrivent, fouillent la chambre de Huret et t’embarquent. Or, la digne propriétaire, si candide, si innocente passera cet épisode sous silence lorsqu’un peu plus tard le camarade Mac Heckett déboulera à son domicile. Elle parlera de toi, assurant que tu étais « étrange » mais ne parlera pas des deux gredins qui t’ont kidnappé. Un peu fort de caoua, non ?

Le grêlé et son adjoint t’emmènent à bord d’un yacht sur la Tamise. Là, quatre pin-up brésiliennes t’attendent, qui ne te posent pas de question, pour la bonne raison que vous ne parlez pas la même langue, et elles te font passer l’une des toutes grandes soirées de ta vie glandulaire. Tu finis par t’anéantir. Et tu te réveilles, camé à bloc, dans un hôpital londonien où le très honorable Mac Heckett, sacrifiant son week-end, vient t’abreuver de son mépris et te traiter comme un malfaiteur.

Quelles remarques s’imposent ?

Je réfléchis…

Les kidnappeurs n’attendaient de moi qu’une chose : que je leur raconte tout ce que je savais à propos de Huret. Alors ils m’ont préparé la nuit orgiaque. Le café était drogué. Dans mon inconscience j’ai dû parler, tout dire. Ils m’ont pris la clé… J’ai également dû leur réciter le texte du message trouvé dans le missel de mon copain Georges.

« Barbe, lunettes, journal français. »

« Bar du hall à partir de minuit. »

« Les choses étant ce qu’elles sont. »

Heureusement, j’ai une mémoire d’éléphant, entre autres…

Les quatre belles garces et leur savoureux manège ont organisé mon « conditionnement psychique », c’est clair. Donc, ces gens ignoraient des choses à propos de Huret, ce qui tendrait à prouver que ce n’est pas eux qui l’avaient « mis en action ».

Vous pouvez suivre ma petite gymnastique mentale, oui ? C’est pas trop dur ? Besoin d’une canne blanche ? D’une paire de béquilles ? Ne vous gênez pas, surtout. Quand vous comprenez pas quelque chose, au lieu de tirer la langue, en queue de peloton, vous pouvez aller vous faire foutre de ma part chez les colonels.

Un truc encore me tracasse. Que dis-je ! Plusieurs trucs. Je vous les livre en vrac, port à ma charge… Ainsi, lorsque le grêlé et son « adjoint » sont venus chez la mère Ferguson, savaient-ils que je m’y trouvais ? Et puis je remarque autre chose : les quatre nanas étaient brésiliennes, et vous n’avez pas oublié, j’espère, que le dénommé Otto Buspériférick travaillait paraît-il dans la diplomatie brésilienne. Nouvelle coïncidence…

Je médite encore un bout d’instant, mais plus difficilement car ce torrent de gamberge m’a fatigué les cellules. Pourquoi le numéro de droguage ? N’était-il pas plus facile, plus prudent, de me buter et de me coller in the Tamise river sur une gueuse (une de plus) attachée aux pinceaux ? Sur chaque élément de l’affaire on trouve de quoi réfléchir. Ma disparition risquait de mettre en évidence un fait gênant. Lequel ? Mystère ! Toujours mystère ! J’ai beau gratter, creuser, m’arracher les ongles sur cet os, me défoncer le ciboulot, m’ébrécher les dents, semer mes crins, me faire patiner les oreillettes, toujours je bute dans des points d’interrogation. Du flou ! Du noir ! Je navigue dans des opacités, et les quelques lueurs qui la ponctuent m’en font mesurer l’épaisseur ! Belle tournure de phrase, hein ? Y’a du style latent dans la prose du maître ! On sent l’homme qui pouvait se faire découvrir par Jean Paulhan. Seulement j’aime pas me faire découvrir : j’ai trop peur de prendre froid.

En somme, et pour vous en revenir au sujet, les gens du yacht ne tenaient pas à me tuer, ils ont seulement voulu neutraliser à l’avance tout ce que je pourrais dire une fois libre. D’où l’astuce de la drogue et des traces de piqûres qui déguisent mon dargif en fraise, en fraise, en fraise, en fraise… en…


Me suis-je assoupi ?

Me semble qu’une traînée de temps mort vient de s’écouler depuis ma dernière réflexion. J’ai dû faire un grand pas dans le néant. Je me sens un peu plus loin que naguère. Dehors, les ombres ont changé de place. Alentour, les bruits feutrés du St Stephens Hospital n’ont plus la même sonorité. Je les trouve plus allègres. On perçoit des roulis-roulas de chariots, des tintements de vaisselle. Des piétinements, des heurts. Au fait, quel heurt est-il ? J’élève mon bras gauche. Ma tocante indique midi. En effet, j’ai pioncé. Le moment du lunch est arrivé (et tarifé). Est-ce la conséquence de mes prouesses nocturnes ? Toujours est-il que je me sens un appétit d’ogre.

Soudain ma porte s’ouvre et un gros infirmier entre avec un plateau.

— Bouge-toi le cul, Mec ! me dit l’arrivant. Rentre vite dans ton pantalon qu’on décarre de cette usine à chetouille !

Béru ! Il a un pantalon de toile, un peu comme ceux des pâtissiers, une blouse bleue, une calotte ronde.

Comme je le regarde avec des yeux globuleux à force d’effarement, il murmure :

— Y’a fallu que j’usage d’un super fuge pour entrer, biscotte t’es sous haute surveillance, Gars. La frangine m’avait affranchi au bigophone.

« Tu sais qu’a cause un français poilant, que j’ai eu un mal de clebs à comprendre… À m’appelait Monseigneur ! Au lieu de monsieur… » « J’accours, ma gosse, j’y déclare dès qu’elle m’eusse averti de ta présence ici. »

— Vos ne pas pourrez louquer him, le police surveillante son dormir-roume, elle m’assure. Le seul possibile c’est d’habiller vos dans l’infirmier ». Textuel !

Et le Mastar poursuit, tandis qu’en chancelant je me refringue.

« J’sus venu repérer à quoi t’est-ce ressemblait les infirmiers de c’t’hosto. Ensuite, j’sus été acheter des loques dans un grand magasin du quartier. »

— Tu as trouvé de l’argent, Gros ?

Il rembrunit.

— Parles-en-moi ! Me larguer sans un laranqué dans London ! Ah, ma vache ! Et nous qu’on s’est empiffré dans la pizzeria. Et je te me recommande un fiasco de chianti ! Et je reprends une escalope milanaise ! Fraises des bois et gelati pour la môme ! J’écluse des grappas ! Tu revenais pas ! Le restau se vidait. Y‘s’mettaient à nettoyer la crèche, le service fini. Pour faire durer le plaisir j’ai commandé de l’asti-puante. Une boutanche ! Puis deux ! Je transpirais… À la fin, ils m’ont rabattu la douloureuse, d’office. Le taulier commençait à gaffer des arnaques depuis sa caisse. Je me rappelle plus à combien t’est-ce qu’elle se montait, la dition. Quand j’ai essayé d’espliquer à la loufiate que j’étais démuni du trésor, y’a eu rebecca dans la bergerie. Tu les aurais vus se rabattre, tous : le cuistot, le petit drôle qui cuit les pizzas, le plongeur, le marmiton, le patron, la serveuse, toute une horde, pour une vachement cruelle explication. Des mises au point sanglantes ! Y voulaient me massacrer un brin avant d’aller chercher la garde. Je les voyais brandir des nerfs de bœuf, des poêles à frire, des carafes ! Ils jacassaient qui mieux mieux en rital, que tu te serais cru aux halles de Napoli, section poissecailles.

Probable que sans Marie-Marie ils m’arrachaient burnes et tripaille, m’assommaient, me sectionnaient les oreilles. Seulement, la musaraigne, tu la connais ? Elle s’est mise à exclamer plus fort qu’eux, comme quoi on était tous latins, frères de race. J’sais pas qu’elle leur a déclamé rapport à la Méditerranée qu’était notre berceau à nous tous. Elle leur a fait honte de vouloir égorger un presque compatriote pour un peu de bouftance et de vinasse. À la fin ça leur a calmé les rognes. On s’est espliqué. Je m’ai montré père suasif puisque le gros macar a fini par m’avancer de la fraîche sur Marie-Marie…

J’arrête de nouer ma cravate.

— Il t’a avancé de l’argent sur la gosse ! Qu’est-ce que tu entends par là ?

— La mère du patron est dans l’enfance, faut quéqu’un pour la surveiller. Justement, sa garde-malade habituelle est en vacances pour une semaine, si bien que j’ai négocié les services de la mouflette. Déduit notre repas, y revenait deux kilos et demi pour huit jours.

— Comment, deux kilos et demi ?

— Cinq livres, quoi ! Je m’les ai fait payer d’avance. Bon, t’es paré à la manœuvre ?

— Oui, mais, comme tu as pu le constater, il y a un poulardin dans le couloir ; s’il me voit sortir, il s’interposera.

— T’inquiète pas du chapeau de la gamine, c’est mon turf, Mec.

M’ayant rassuré, le Gravos entrouvre la porte et siffle entre ses dents.

— Commode, pléhase ! lance-t-il à l’agent. Comme il ponctue l’invitation de l’index, l’autre s’approche, intrigué.

À peine a-t-il passé le seuil de la chambre que Bérurier l’empoigne aux revers et lui cloque un monstrueux coup de boule en plein front.

Le poulaga murmure :

— Indeed !

Et s’écroule. Son bitos de rugby roule sur le plancher. Béru shoote dans le casque en se marrant.

— Pas idée de s’fout’ ça sur la tronche !

— Malheureux, m’écrié-je, qu’as-tu fait, toi que voilà ! Ne sais-tu pas que toute brutalité sur la personne d’un flic anglais est plus sévèrement punie que chez nous, car les matuches d’ici ne sont pas armés.

— Ils devraient l’être, répond seulement Alexandre-Benoît. Allez, rabats en grand le drap, que je dorlote ce petit chou. Un bon roupillon le remettra de ses deux chetars.

— Tu ne lui en as collé qu’un, riposté-je.

— Où t’as pris c’t’connerie, Gars ? Et çui-là, alors ? proteste mon ami en balançant un coup de savate dans le temporal du bobby.

Après quoi il couche le policier et le borde soigneusement.

— Ah, c’est bien notre petit gâté, rigole Sa Majesté. Si, après ça, il vient se plaindre, c’est qu’il est de mauvaise foi.

Le gros soulève le couvercle d’un plat argenté trônant au milieu du plateau.

— Qu’est-ce qu’on leur donne à becqueter, aux malades de cette baraque… Pouah, des patates à l’eau et du bas con !

Il pêche la tranche de lard et l’engloutit d’un puissant happement ; après quoi il secoue la tête et déclare :

— Tu veux que j’te dise, leurs cochons ? Y sont pas plus appétissants qu’eux !

Загрузка...