CHAPITREUX

Adolphe Bojard, mon homologue de la P.J., est un solide gaillard aux yeux clairs, lisse et net comme une savonnette de luxe. Baraqué faut voir comme ! Le cheveu en congé de maladie, avec la bouche gourmande des gens intelligents. Placide comme il sied à un homme qui doit garder son sang-froid en toutes circonstances il fait vaguement penser à un prélat chargé d’instruire un procès en canonisation. Le genre de type à qui « on ne la fait pas » et qui sait parfaitement ce que Bergson entendait par la finalité conçue comme « principe interne de direction ». J’ai toujours admiré son calme, son regard vigilant, son amabilité prudente.

Il a un visage fait pour rire, mais il rit peu, une expression candide, mais il est perspicace ; une grande lenteur de gestes, mais il est vif. En bref, c’est un être qui se contrôle totalement et qui, de surcroît, contrôle les autres.

Il me reçoit d’un air vaguement surpris, car il est rarissime que nous nous rendions visite.

— Assieds-toi, ça boume ?

— Je suis en vacances !

— Oh, alors…

Il entreprend de ménager un créneau dans le monceau de dossiers encombrant son burlingue afin de pouvoir m’apercevoir lorsqu’il aura repris sa place derrière le meuble.

— On a changé les tableaux de ton bureau, remarqué-je, en désignant une croûte monumentale placardée au fond de la pièce.

— Bravo, tu as l’œil. J’en avais marre des précédents, alors je suis allé choisir ça au Mobilier National, un jour que j’avais affaire là-bas. Tu aimes ?

— Non : je me laisse glisser vers l’abstrait depuis quelque temps. Une crise de rétine, je pense. Voilà que je préfère Mathieu à Rembrandt. Ne le répète pas dans la maison, ça pourrait nuire à mon avancement…

— Mathieu est à l’Élysée, fait observer Bojard.

Il croise ses mains sur son sous-main, histoire d’en justifier le nom. Visiblement, Adolphe se demande ce qu’un collègue en vacances vient foutre chez lui à un moment essentiel de son activité.

— Je ne vais pas te casser les pruneaux très longtemps, promets-je. J’ai besoin de quelques éclaircissements à propos d’un client à moi qui défraye la chronique en ce moment.

— Si je peux, soupire mon confrère.

— Georges Huret, lâché-je. Cet employé de banque qui confondait le coffiot des clients avec sa tirelire, tu y es ?

Bojard opine, puis, sans hésiter, arrache d’une pile un classeur vert pourtant tout pareil aux autres. Il l’ouvre, feuillette distraitement des rapports, puis le referme d’un geste d’organiste rabattant le couvercle de son clavier.

— Un petit malin téméraire, déclare-t-il. Il devait mijoter ça depuis des années. Vendredi dernier il est allé travailler avec une valise, en déclarant qu’il partait en week-end. En fin d’après-midi, il a vidé les coffres préalablement repérés, puis il a filé tout droit à Orly où ses bagages personnels se trouvaient déjà à la consigne. On a eu le tuyau hier, en fin de journée.

— Il est marié ?

— Non. D’ailleurs c’est du travail de célibataire. Toujours se méfier des vieux garçons : ils sont disponibles. La liberté finit souvent par leur monter à la tête.

— Une gonzesse, là-dessous ?

— Je n’ai pas l’impression, Huret est un solitaire. Un petit bougre méticuleux en apparence, mais qui vivait dans un taudis. Sa concierge est formelle : il ne recevait personne et sortait peu. Il lui a raconté qu’il partait à un congrès numismatique en province, car il collectionnait des pièces de monnaie.

— Il les a emportées ?

— Probablement puisqu’on n’en a retrouvé aucune chez lui. Donc, il a demandé à la pipelette de téléphoner à la banque le lundi matin pour annoncer qu’il était malade. Elle a bien voulu lui rendre ce petit service. Comme il était bien noté au C.A.B.E., ses chefs ont enregistré son absence sans la moindre arrière-pensée. De la sorte il a bénéficié de plusieurs jours de sursis.

— O.K. ! et à Orly ?

— Il aurait pris l’avion pour Londres.

— Aurait ? m’étonné-je.

— Mes gars essaient d’en avoir la confirmation. Il est probable qu’il a retenu son billet sous un autre nom. Peut-être aussi possède-t-il de faux papiers. Si c’est le cas, veux-tu parier qu’il les a traficotés lui-même, tout comme il a exécuté la copie des clés ? C’est un bricoleur.

— Pourquoi, London ? On a retrouvé son signalement ?

— Bêtement : une fille de son immeuble est hôtesse d’accueil à Orly. Elle l’a aperçu alors qu’il pénétrait dans la salle des départs pour Londres.

— Il est gonflé d’affronter les douanes avec tous ses diams, ses titres et sa joncaille…

— Pff, fait Bojard, ce n’est que deux petits mauvais moments à passer. Tu la trouves sévère, toi, la douane ? Ils ouvrent une valise sur combien, maintenant, dans les aéroports, avec l’intensité du trafic ? Tu veux que je te dise ? Une sur mille ! Et encore…

À un frémissement de ses mains je devine qu’il aimerait bien me voir partir, vu que c’est l’heure de sa conférence matinale. Ses limiers doivent ronger leur frein dans les locaux voisins.

— Plus qu’un tuyau et je débarrasse le plancher, Grand ; l’adresse de Huret, à Paris, s’il te plaît ?

— 114, rue de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Dis-moi, tu ne m’as pas l’air de bien le connaître, ton client ? remarque Adolphe de son ton jovial.

— Pas encore, mais j’apprends. Tu n’aurais pas une bonne photo du personnage ? Sur le canard d’hier il avait l’air d’un fromage blanc.

Mon éminent confrère farfouille dans son dossier vert.

— C’est pour la poche ou pour encadrer ? me demande-t-il.

— Je crois que si je le rencontre, ce sera pour encadrer, promets-je. En attendant, donne-moi une épreuve pas trop encombrante…

Il pêche une photo d’identité, du genre de celles dont on obtient quatre exemplaires pour un franc dans les cabines à tabouret pivotant des Prisunic, et me la tend.

— Ça te va ?

— Adjugé ! Il a un air vraiment lamentable, ce pèlerin, curieux qu’il se soit laissé aller à exécuter un coup aussi fumant.

— Mais non, au contraire : il s’embêtait, philosophe Bojard. Dis-moi, Vieux. Tu pars quand à Londres ?

Son œil bleu est éperdu d’innocence. Je lui donne une bourrade.

— Ce jour d’hui, mon Divisionnaire.

— Tu as de la chance de pouvoir batifoler à ta guise, grommelle mon ami, nous autres, tout ce qu’on a le droit de faire c’est d’alerter Scotland Yard et de courir au bord de la Manche avec des jumelles…


— À quoi songes-tu, m’man ?

— À la Tour de Babel, soupire Félicie. Je trouve regrettable que les hommes ne parlent pas tous la même langue. On dirait qu’ils ont cherché à se compliquer la vie par plaisir.

Elle est assise dans un fauteuil du Hilton, regardant l’agitation du hall tandis que j’accomplissais les formalités d’admission. M’man ajoute :

— Tous ces gens, qui pensent pareil, mais qui le disent autrement…

Je lui tends la main pour l’aider à s’arracher du fauteuil.

— Et tu les comprends, n’est-ce pas ? demande-t-elle avec une petite lueur d’orgueil maternel dans la prunelle.

— Je comprends l’anglais, rectifié-je, mais pas tellement les Anglais…

Nous suivons le réceptionnaire vêtu de noir jusqu’aux ascenseurs. C’est un jeune gars mélancolique et enrhumé qui a dû confondre l’hôtellerie avec les pompes funèbres et qui précède la clientèle comme s’il s’agissait d’un corbillard. Il nous emporte jusqu’au huitième étage du building où il nous ouvre les portes de deux chambres avec la grâce que doit mettre un gardien de prison à héberger le vampire de Düsseldorf. La demi-livre (sans os) que je lui refile me vaut une sèche inclinaison de tête après quoi le constipé encéphalique se retire.

— Il fait une drôle de tête, murmure Félicie, aurais-tu eu un accrochage avec lui ?

— Non, m’man, et ne t’imagine pas non plus qu’il soit francophobe ou hépatique, mais l’Anglais ne tolère les étrangers que lorsqu’ils sont chez eux.

— C’est-à-dire lorsque lui-même est étranger, objecte Félicie.

— Un Anglais n’est jamais étranger, il a l’impression que le monde réel c’est l’archipel britannique et que tout le reste est une sorte de dominion. En vertu de ce sentiment, je suppose que la perte de son empire colonial ne l’a pas affecté en profondeur, car il n’y a pas cru.

— Je vais déballer nos valises, annonce ma mère. Tu veux sortir un peu, en attendant ? Surtout ne t’occupe pas de moi, mon chéri, va à tes occupations.

Je pique un Davidoff numéro un dans mon attaché-case de cuir noir qui me donne l’air, soit d’un jeune P.D.G. plein d’avenir, soit d’un représentant en stylos fatigué.

Je ne fume le cigare que lorsque je reçois ou que je suis en voyage d’agrément. C’est pour moi un symbole conventionnel de la relaxation et des vacances…

Suis-je bien en vacances ? Malgré cette enquête privée, je me sens détendu, peinard. Probablement à cause de la présence de ma Félicie ? C’est elle qui crée l’ambiance d’évasion…

— Je préfère t’attendre ici, dis-je. J’en profiterai pour faire le point. Tu bois quelque chose, m’man ? Je vais appeler le room-service.

Elle sourit, intimidée déjà.

— Eh bien, mon Dieu, j’essaierais volontiers le fameux thé anglais.

— J’espère que c’est l’heure, en Angleterre il y a des heures pour tout. La vie est fractionnée, minutée, compartimentée. Tu vas très vite t’en rendre compte…

Par un hasard wonderfull il se trouve que l’on peut nous servir simultanément un thé et un gin, les deux autorisations se chevauchant.

Je m’engloutis dans un fauteuil, je pose mes godasses et allume le cigare un peu trop sec. (Il faudra que je fasse faire trempette aux humidificateurs de ma boîte). Bon, nous voici à pied d’œuvre… Quelque part, dans l’immense cité, le dénommé Huret mène sa petite vie d’homme traqué. M’est avis que je suis parti un peu promptement pour Londres. Avant de me lancer sur ses talons, j’aurais dû essayer de bien comprendre le personnage.

Une impulsion… Je décroche le bigof.

— Voulez-vous me demander à Paris le Crédit Américano-Bourguignon de l’Est, Agence Opéra ? dis-je à la standardiste.

— Un quart d’heure d’attente pour le Continent ! objecte cette personne d’une voix dentale.

— Parfaitement, accepté-je, nullement découragé. En attendant, passez-moi Scotland Yard.

M’man est en train d’accrocher mes deux complets de rechange dans la penderie.

— Pas un pli, m’annonce-t-elle triomphalement.

C’est la reine de la valoche, Félicie. Je ne sais pas comment elle s’y prend pour emballer les effets, mais elle les ressort aussi impecs qu’ils étaient à l’empaquetage. Les amidons restent bien glacés, sans fissure, les cravates ne sont pas cassées et jamais un revers de veston ne « rebique ».

Drelingggg ! fait le téléphone avec l’accent britannouille.

— Vous avez le Yard, Sir.

Un petit ballet de fiches, puis une voix aussi aimable que celle d’un C.R.S. demandant à un étudiant ce qu’il compte faire du pavé qu’il tient à la main, interroge :

— Que désirez-vous ?

Prononcé par un dog de Bordeaux qui saurait l’anglais, ce ne serait pas plus féroce.

— Le Superintendant Mac Heckett, please !

— De la part ?

— Commissaire San-Antonio, de Paris.

— Juste un moment, s’il vous plaît ! répond la voix, vaguement radoucie.

Du temps passe. Puis le timbre cordial de ce cher Mac Heckett retentit. Écossais, Mac. Donc anglophobe. Donc francophile ! Joyeux drille aimant les produits de sa belle contrée (il les absorbe sans eau et sans glace).

— Vous êtes à Londres, San-A ? (il prononce Sané).

— En coup de vent, m’empressé-je de déclarer, car les ribouldingues avec Mac Heckett s’achèvent toujours par une vessie de glace sur la tronche et de l’aspirine effervescente le lendemain matin.

Je lui déballe ma petite affaire à propos du dénommé Georges Huret.

— Je vais m’informer dit-il après avoir pris des notes ; où puis-je vous rappeler, mon petit Parigot (il l’a dit en français dans le texte).

— Au Hilton.

— Vous ne voulez pas une bonne adresse pour ce soir, Sané ? Je connais une merveilleuse jeune hindoue qui possède un appareillage électrique absolument délirant.

— Non, merci, Mac. Je marche encore à l’énergie animale.

Comme je raccroche, un loufiat en spencer blanc à épaulettes d’or nous apporte le thé et le gin. Brun comme un pruneau, le gars. Le teint sombre, l’œil de velours.

— Italien, naturellement ? je lui demande.

— Naturellement, sir.

— De la Vénétie, je gage ?

— De Trévise, sir, bravo !

— Ça vous plaît, London ?

— Beaucoup, sir. C’est une ville intéressante.

— Vous êtes ici depuis longtemps ?

— Huit ans. J’ai épousé une Anglaise.

Il cligne de l’œil.

— Très jolie, sir. Cela existe.

Je lâche un nuage artificiel qui s’étale à un mètre du sol…

— Vous devez avoir l’habitude du touriste continental, non ?

— Je crois, oui, sir.

— Selon vous, que fait en arrivant ici un célibataire français, peu porté sur les femmes et disposant de beaucoup d’argent ? Ce type, pendant des années, a été un petit employé. Et puis soudain il a fait un héritage. Un très gros héritage… Il a alors tout lâché pour venir à Londres…

Le serveur reste au garde-à-vous, son plateau sous le bras, comme un chapeau-claque aplati.

— Je suppose que vous êtes policier, sir ?

— Qu’est-ce qui vous le donne à penser ?

— Qu’est-ce qui vous a donné à penser que j’étais vénitien, sir ?

On rigole de concert. Puis, le loufiat murmure.

— Tout dépend de ce que votre homme est venu faire à Londres, sir. Selon qu’ils arrivent pour affaires ou en touristes, les occupations des voyageurs ne sont pas les mêmes.

Après tout, c’est vrai. Dans quelle catégorie ranger le brave Huret ? La question est d’importance.

Je m’apprête à interviewer mon garçon, mais la sonnerie du turlututu m’en empêche. C’est Paris.

— Ici le C.A.B.E., j’écoute !

— Je voudrais parler au fondé de pouvoir, de la part du commissaire San-Antonio.

— Oh, parfaitement…

Il doit être salement emmouscaillé par cette histoire, le dirlo du Comptoir Machinchouette. Il a le ton accablé d’un homme qui manque de sommeil par excès de méditations accablantes.

— Que puis-je pour vous, commissaire ? laisse-t-il tomber avec la tristesse d’un homme qui sait qu’on ne peut rien pour lui.

— Je souhaite quelques précisions à propos de notre ami Huret, monsieur le directeur.

— Oui.

— Parlait-il anglais ?

— Ne quittez pas, je vais demander, murmure-t-il au bout d’un bref instant d’indécision.

Le garçon traîne un peu avant de se retirer. Il met des glaçons dans mon verre de gin et arrange la tasse de Félicie, laquelle l’assure qu’il « ne doit pas se donner cette peine ». On la laisserait faire, m’man, elle laverait toute la vaisselle du Hilton pour ménager « la peine » du personnel.

— Puis-je me permettre une suggestion, monsieur ? me dit le garçon d’étage, en français cette fois, voyant que j’ai provisoirement cessé de converser.

— Et comment, mon vieux !

— La personne qui vous intéresse venait-elle à Londres pour la première fois ?

— Je ne sais pas, à cause ?

— C’est demain dimanche.

— Et alors ?

— Presque tout est fermé. Un Français inexpérimenté se sent perdu, ce jour-là. Automatiquement, il se met en quête d’un restaurant français ouvert. Or ceux-ci sont très rares, un guide de la ville vous en fournira la liste.

— Allô ! fait le directeur du Comptoir Américano-Truquemuche.

— Oui, j’écoute ?

Du pouce brandi, je complimente le serveur. Ce dernier se retire, escorté par Félicie qui le raccompagne en lui faisant des civilités, comme si c’était l’ambassadeur de France venu nous rendre visite.

— Huret ne parle pas l’anglais, monsieur le commissaire. J’ai près de moi un de ses collègues qui est formel sur ce point.

— Voulez-vous me le passer ?

— Ne quittez pas.

— Alfred Muloche, se présente un foutriquet à queue basse dont la voix poisse un peu.

— Vous connaissez la vie privée de Huret, cher monsieur Muloche ?

— Beûh, pas tellement. C’était un garçon assez secret.

— Les femmes ?

Cette perspective fait pouffer le gars.

— Pas de danger. Mon avis est qu’il était empêché de ce côté-là.

— Des mœurs particulières ?

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, se rebiffe le foutriquet, lequel tient à rouler les mécaniques en présence de son patron, je pense tout simplement que ces questions physiques ne tracassaient pas Huret.

— Voyageait-il, durant ses vacances ?

— Absolument pas, de son propre aveu, il n’avait jamais quitté Paris.

— Il était collectionneur, m’a-t-on dit ?

— De monnaies anciennes, oui…

Pourquoi, à cet instant, le contenu du coffre de Xavier Basteville me revient-il en mémoire ? Outre les diamants, l’or et les titres, il recelait deux pièces de dix louis, monnaie créée par Louis XII à l’usage de ses plus fidèles courtisans.

— À part ça, reprends-je, ses marottes ?

— Il s’occupait de sciences occultes. Je crois que ses uniques sorties étaient pour fréquenter un cercle de spirites. Il ne parlait que de ça. Il avait des voyances, des presciences… Il était un peu, un peu… Enfin, quoi, il traversait des moments de flou, si vous voyez ce que je veux dire ?

— Aimait-il la bonne chère ?

Ma question doit surprendre l’autre pomme car un silence décontenancé l’accueille.

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais pris de repas avec lui et il ne me parlait pas cuisine. Il me semble que cette question ne devait guère le préoccuper. Comprenez-vous, il vivait détaché des…

— Des biens matériels ?

L’autre mesure l’énormité, la cocasserie sinistre de cette appréciation.

— Je sais bien que cela paraît ridicule, compte tenu de ce qu’il a fait, et pourtant…

Marrant comme peut se constituer, au fil des témoignages, le portrait d’un homme que vous ne connaissez pas. Voilà que je commence à me faire une idée particulière de Georges Huret. Il sort de la brume, lentement. Un être furtif, tourmenté, un peu ascète sur les bords.

— Je vous remercie, monsieur Muloche, je pense que vos déclarations me seront très utiles.

Je raccroche.

Mon cigare s’est éteint. Sa vue m’écœure et je renonce à le rallumer.

— Tu sembles tout triste, mon grand ? remarque Félicie qui vient d’en terminer avec ma valoche.

— Songeur, seulement. Je pense à Georges Huret. Un petit bonhomme blafard, tout seul, passionné de spiritisme. Un collectionneur. Ses collègues de bureau prétendent qu’il était détaché des biens de ce monde. Or, ce furtif, ce refoulé, accomplit un coup fumant digne des plus grands escrocs internationaux. Il met à sac quatre coffres avec une minutie et une maîtrise exceptionnelles. Son forfait exécuté, ce sédentaire file en Angleterre. Bon Dieu, comment a-t-il seulement osé prendre l’avion ? Quelque chose cloche dans tout ça. Il y a divorce entre le personnage et son exploit.

M’man prépare son thé religieusement. La messe ! Du thé britiche, pris en Angleterre, dans une théière anglaise ! Elle est tout émue, cette bonne poule.

— Qui te dit qu’il était réellement comme ses familiers le dépeignent, Antoine ? On ne peut jamais plonger dans la tête des gens. Leurs idées sont à eux !

— Nous sommes partis trop vite, soupiré-je. J’ai été impressionné par l’avance qu’il avait sur nous : huit jours. Mais il y avait du boulot à faire à Paris… Beaucoup de boulot !

Avant d’avoir achevé ma phrase, ma main a déjà cramponné le bignou et je m’entends demander un numéro qui m’est familier.

— Tu téléphones à M. Bérurier ? remarque ma mère en humant sa tasse fumante.

— Sans grand espoir, car il devait partir en vacances avec sa caravane neuve.

Elle déguste, à petites gorgées extasiées. Le plus drôle, c’est qu’elle n’aime pas le thé, ma Vieille. Son truc à elle, c’est le caoua, comme tous les ruraux de chez nous. Le bon café dont l’odeur déjà est un délice.

— Ça te plaît ?

— C’est très bon, affirme-t-elle.

Pourtant je la sens déçue. Elle s’attendait à autre chose de plus sublime.

La sonnerie grelotte. Venir à London pour rester suspendu au bigophone d’un Hilton, avouez que c’est tartignole.

— J’écoute ?

— Mac Heckett, annonce le superintendant ! Dites, vieux Parigot, vous n’allez pas rester seul à Londres, ce week-end, venez chez moi, à Marlow. Mon épouse est dans sa famille, à Édimbourg et nous ferons venir deux petites polissonnes de ma connaissance. L’une d’elles est japonaise, j’aimerais vous la faire essayer. Sa peau est douce comme une feuille de rose et elle connaît des astuces carabinées…

— C’est très aimable à vous, Mac, mais je ne suis pas seul ici.

— Vous avez apporté votre manger ! s’exclama ce vieux polisson. Elle est rousse, blonde ou brune ?

— Grise, dis-je : c’est ma mère.

— Oh, sorry, Sané ! Déplacement familial ! Le fils modèle ! Je ne vous imagine pas très bien dans ce rôle-là.

— Et pourtant j’y obtiens un certain succès, fais-je en couvant ma mère d’un regard tendre.

Comme on cause rosbif, elle entrave ballepeau, Félicie. Debout devant la fenêtre, elle regarde le parc, devant l’hôtel, le carrefour, en bas, avec les autobus à impériale, les bagnoles noires qui s’engouffrent dans le souterrain en tenant scrupuleusement leur gauche.

— J’ai pu dénicher le service intéressé, celui du Chief Inspector Skinbuttock. Votre gars est bien arrivé à Londres vendredi soir de la semaine dernière, par l’avion de dix heures huit. Par la grâce de Dieu, il y avait au service des douanes un spécialiste du Yard en faction pour un autre client. Ce gaillard est un physionomiste qui ferait la pige à ceux de vos casinos. Quand on lui a montré la photo du voleur, il s’est très bien souvenu de lui. Voilà huit jours que les boys de Skinbuttock visitent les hôtels de la ville avec le portrait de Hourrett à la main. Jusqu’ici ça n’a rien donné. Si vous voulez mon avis, il était attendu et il loge chez l’habitant.

— La tuile, murmuré-je.

— Vous pouvez le dire, car en pareil cas, ce qui perd ces escrocs, c’est la vie d’hôtel. Enfin, son signalement a été largement diffusé. « Notez qu’il s’agit d’un simple voleur, de ce fait la police britannique n’est pas à proprement parler sur les dents, ayant à s’occuper d’une belle collection d’assassins, voire d’espions. Si je peux vous être utile…

On se dit « bye-bye ».

— Bon, allons nous balader, maintenant ! décidé-je. On va filer à pince jusqu’à Piccadilly en passant par les petites rues ; tu vas voir, m’man : y’a des coins mourants !

— Tu n’attends pas ta communication avec Paris ?

Mince, c’est vrai, Béru…

Comme si les P.T.T. franco-britanoches n’attendaient que cette évocation du Gros pour me le catapulter dans le tympan, v’là que ça carillonne à nouveau.

— Votre communication avec Paris, sir.

Je reconnais le ronfleur du Mastar. Ils ont un peu la même voix, tous les deux. Une voix qui fait penser à un vieux klaxon engorgé.

Ça turlute longuement, à vibrées lancinantes. À la fin on décroche. Avant de s’enquérir de l’identité de son correspondant, un puissant organe fulmine.

— C’est ben la chiasse ambulante, quoi, merde ! Av’c c’t’vérolerie de téléphone, j’s’rai t’en vacances quand t’est-ce que ?

Puis, d’un ton à peine moins agressif :

— Allô, mouais ?

— Te porte pas le tempérament à l’incandescence, Gros, tu vas attraper une insolation interne ! dis-je.

— Oh, bon, c’est toi. On s’apprêtait à gerber, moi, Berthe, Alfred et Marie-Marie, et j’avais peur qu’il s’agissasse d’un boulot un temps pestif.

— T’as toujours le nez creux, applaudis-je. Effectivement je t’appelle pour te confier un petit travail.

Sa réponse est catégorique, encore que peu protocolaire.

Suit alors un silence qui accroît la résonance du terme.

— Mes c… !

Bérurier le rompt.

— Écoute, Mec, notre caravane qu’on s’est acquerrie, moi et Alfred, pour la grande virouze d’été, est devant la porte de not’ immeube avec le bordel chargé au grand complet. Tout y est : la bassine à friture, le boudin d’Auvergne, le merle des Indes que la sifflette s’est payé av’c ses p’tits sous et qui nous fait tant chier vu qu’il fait qu’à répéter « Françaises, Français, je vous ai compris » ; jusqu’à not’ plante verte si tellement délicate que Berthy veut pas la laisser à notre garcerie de concierge qui l’arroserait avec l’eau de cuisson de ses asperges. Tout, j’te dis ! Ma canne à pêche, le bidet-volant de la Gravosse, la trousse de secours de Beaujolais, les cahiers à Marie-Marie, le transistor d’Alfred qui tomberait neuneu s’il resterait un jour sans écouter le Déjeuner-Chauve de Pierre Bellemare sur Europe et les voix d’or de Paoli et de Gorini ! Ici j’ai fermé le gaz, débranché le frigo, mis du soufre devant la porte pour pas que les chats viennent pisser contre. Les volets sont fermés, et j’t’cause dans les pénombres. On a filé de la naphtaloche entre les couvrantes, et du décapant parfumé dans la lunette des chichemanes. J’ai lichetrogné que deux Ricard et deux kils de rouge à mon dernier repas pour pas paniquer l’alcôve-tête des gendarmes au cas qu’on aurait un accrochage en cours de route. Et c’est maintenant que tu choisis pour me refoutre au charbon ? Alors, là, mon bon seigneur, tu peux te l’arrondir au plantoir de jardinier, ou bien te le faire obstruer au ciment prompt. Si t’as envie de faire des devoirs de vacances, libre à toi. En ce dont il me concerne mat cache bonne eau, San-A. On décarre ! Tiens, y’a ce peigne-tignasse d’Alfred qui me klaxonne d’en bas justement au risque de dérouiller une contredanse. Sous prétesque qu’j’sus flic, il accumoncelle les conneries quand on est ensemble, pour le plaisir que je les dépatouille. T’entends pas ce foin qu’il déclenche. Césarin ? Foutre Dieu, il exagère. Attends une seconde !

Le heurt du combiné durement posé. Le bruit de la fenêtre ouverte en furie. Les échos d’un avertisseur sur fond sonore de circulation. Puis, fracassante, la voix béruréenne :

— C’est fini, ce bigntz, oui ou merde ? Tu cherches quoi t’est-ce ? À vider la batterie avant qu’on se taille ? À affoler les perdreaux ? À me faire déconsidérer des voisins ? À dégoupiller le battant de ma salope de pipelette ? T’as le feu au train ? Hein ? Comment ? Ah ! c’est toi qui klaxonnais, Berthy ! Faut pas t’impatienter, ma guenille. J’ai San-A. à l’appareil ! Quoi, tu l’emmerdes ? C’est mon supérieur, non ? D’accord, les vacances… Mais elles dureront pas jusqu’à vital sternum. Qu’est-ce qui se farcira Cézigue-pâteaux, aftère, hein, biquette ? Bouge pas, ma pigeonne, je l’espédie en deux coupes de gruyère à apôtre et j’sus à vous. Mettez la radio d’Alfred en attendant, pour écouter le Tour de France !

Je songe que les manifestations du Gros constituent toujours une attraction et que ses voisins ont bien de la chance de bénéficier à l’œil de spectacles aussi variés.

— Bon, qu’est-ce qu’on disait ? demande un Béru à bout de souffle.

— Tu disais que tu allais m’expédier en deux coups de cuiller à Gros.

Il bredouille.

— Quelle idée ! D’où que t’appelles ?

— De Londres. T’as de la chance que je ne t’aie pas demandé en P.C.V.

— Qu’est-ce tu maquilles là-bas ?

— Des choses dont tu ne veux pas entendre parler. Où allez-vous, en vacances ?

— En Espagne.

— Quel est votre première escale ?

— Bordeaux. Demain on s’arrête chez le frère à Alfred qu’est marchand de picrate, là-bas.

— Au poil, me réjouis-je. De cette manière tu pourras prendre Air-Inter pour rejoindre tes compagnons.

La Viandasse pousse un soupir qui me sort par l’autre oreille.

— Écoute, San-A. J’eusse voulu t’être agréable, mais franchement, c’est pas possible. C’t’aprème on fait un crochet par l’Anjou… D’aut’ part, depuis son chromatisme crânien[1] Alfred peut pas driver sur de longs parcours, ça y occasionne des étourdissements.

— Il conduira avec de l’aspirine. T’as de quoi écrire sous la main ?

— Non, mais je t’assure, c’est pas la peine que tu…

— Va chercher du papelard et un crayon, Gros Lard !

À nouveau le choc rude du combiné. Et toujours l’organe fulminant de Pépère errant dans son appartement déconnecté.

— C’est pas croyable, nom de Dieu de nom de Dieu ; être toujours poivré par le turbin. Et ce manche qui me relance depuis London pour me casser les roustons ! Mes vacances, bordel ! Ma caravane !

Il revient, gonflé de sa rogne.

— T’as trouvé ? demandé-je.

— Non, mais c’est inutile. T’imagines pas que je vais laisser Berthe et Alfred passer la noye seuls dans la caravane !

— D’abord ils ne seront pas seuls, puisque Marie-Marie est du voyage. Ensuite, peux-tu me dire ce que ça change à la situation ? Va chercher de quoi écrire, Béru ! Et grouille car le compteur tourne, avec tes pitreries tu m’as déjà collé deux communications dans les endosses.

Il repose l’écouteur. Les soliloques du pauvre doivent lui amener un rictus sur les lèvres car il cause tordu, Alexandre-Benoît !

— J’en ai classe de ce métier à la con. C’est trop ! Ma vie, mes nerfs, mes vacances, tout y passera. Mon foyer aussi ! Ça me conduira au divorce, je prédis. À l’hôpital pepsi-qu’a-trique ! À la maison des vieux ! J‘serai le plus jeune vieux de France, c’est couru ! Le plus jeune mort, aussi ! Ah, misère de mes c…, si j’s’rais seulement parti deux minutes plus tôt ! Mais non : y’a fallu que médème me fasse remonter chercher sa poire de caoutchouc ! Toujours la coquetterie qui la ronge, cette grosse vache !

— C’est d’moi que tu causes ? lance la voix rageuse de Berthe.

— Mais quoi… Mais non ! En v’là une idée, ma poule ! balbutie le malheureux.

— De quelle grosse vache y pourrait s’agir, si c’est pas de moi ! On en a quine de poireauter, qu’on bouche la moitié de la rue avec la caravane. Si tu descends pas tout de suite, on s’en va sans toi, Alexandre-Benoît. Et d’abord, je vais raccrocher ce téléphone ! Y’en a qui se croyent tout permis, qu’en prennent trop s’à leurs aises. Après, on se demande pourquoi qu’a des révolutions !

— Non ! s’écrie le Dodu ! Raccroche pas, ma guenille ! Plus qu’un mot !

Une bagarre dont mon tympan droit fait les frais se déroule alors. Je dérouille des cris, des chocs, des tintements, des « han » à bout portant dans les baffles. J’en ai les trompes d’Eustache qui frisent. Ça me chatouille jusqu’au cervelet.

— Tu me fais mal, espèce de goret !

— T’avais qu’à lâcher ce bignou, saleté !

— Qu’est-ce que t’as dit ?

— J’ai dit saleté, hé, morue !

— Bougre de vieux singe !

— Cause pas de singe, après ce qui s’est passé en Afrique[2] !

Le brouhaha continue, plus dense, plus violent. J’entends claquer des beignes, à présent !

— Brute !

Des bruits de verrerie rendue à leur état siliceux initial.

— Quoi ! La lampe en eau-praline ! mugit Berthe ! Et qui me v’nait de ma mère !

Au comble de l’exaspération, Bérurier déclare qu’il défèque sur la mémoire de sa belle-mère. Il la traite de femelle de porc. La soupçonne d’avoir vécu de prostitution. Selon lui, elle forniquait avec des chiens, voire des ânes. Elle se nourrissait d’excréments.

Y’a du concassage, à présent, dans la cabane ! C’est le séisme anatolien. Les meubles s’effondrent ! Les vaisselles cataractent.

Puis un silence relatif succède, coupé de sanglots.

— Allons, allons, ma poule, dit Béru. On est là qu’on s’emballe, qu’on n’hausse le ton…

— Tais-toi, misérable, moins-que-rien, criminel !

— Oh, mince ! Y’a fallu qu’y s’chicornent avant de partir ! glapit la voix pointue de Marie-Marie venue aux renseignements. Grouillez-vous, faut les mettre, un camion est coincé derrière nous, ça ostrue toute la rue.

— J’y vais, dit Berthe. Mais sans cette tête de cochon ! J’veux passer des vacances tranquilles, moi ! J’en ai besoin ! Il ira où il voudra, le gueux ! Viens, Marie-Marie !

— Non, décide la môme, je reste av’c tonton.

— De quoi, pimbêche ?

— Je laisserai pas tonton, affirme la gamine en tapant du pied. Filez, les deux, Alfred et toi. Vos simagrées me dégoûtent !

M’man qui a quitté la fenêtre me considère avec surprise.

— Qu’est-ce que tu écoutes, mon Grand ?

— La bande sonore d’un Laurel et Hardy, ou à peu près, m’man.

Dans l’écouteur, une porte claque. Un concert d’avertisseurs monte de la rue en folie.

— Allô ? gazouille Marie-Marie. Qui c’est qu’est à la pareille ?

— Devine, moustique ?

— Oh ! Santonio ! Si tu saurais ce qui vient d’avoir lieu…

— J’ai entendu.

— La maison est un vrai décombre. Va falloir que je m’appuie le nettoyage. On devait partir en vacances, mais…

— Je te dis que j’ai tout entendu. Qu’est-ce qu’il fiche, ton oncle ?

Elle chuchote :

— Y chiale.

Mon cœur se serre.

— Pour de bon ?

— Ben tiens ! Un vrai veau…

— Cherche de quoi écrire, petite canaille, et note ce que je vais te dire. Tu en feras part à Béru quand il aura récupéré. Demain vous prendrez l’avion pour Bordeaux où vous retrouverez ta tante et le pommadin.

— J’y tiens pas, tu sais.

Elle s’affaire. Puis, quelques secondes plus tard lance joyeusement :

— J’t’écoute. Ah, vivement que j’sois en âge de t’épouser, j’en ai ma claque des Bérurier !

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