— Tu vois, Antoine. Eh bien, on dira ce qu’on voudra, mais l’Angleterre reste le pays de la tenue. Quand je vois ces messieurs, avec leur pantalon rayé, leur chapeau melon, un œillet rouge à la boutonnière…
— Quand tu vois tout ça, tu te crois dans une revue du Casino de Pantruche, m’man ! conclus-je.
Elle hoche la tête en souriant.
— C’est vrai que ça n’est plus de ton âge.
— Je ne te le fais pas dire, et du tien non plus. Néanmoins, je suis moi aussi très attendri par l’anachronisme ambulant, ou plutôt déambulatoire, que constituent la super-mini-jupe frôlant la redingote. Carrosse et Jaguar, c’est toute la vieille Albion.
Nous marchons à petits pas dans les ruelles, derrière le Hilton. Une odeur de graisse et de vieux pèse sur le pittoresque quartier. Des poubelles gigantesques tiennent compagnie aux cabines téléphoniques rouges. Des dames sorties de gravures anciennes, coiffées d’impossibles chapeaux, promènent des carlins microcéphales le long des façades moins victoriennes qu’elles-mêmes.
— Tu aimes, m’man ?
— Beaucoup, assure vivement Félicie. Il me semble que je retrouve un pays oublié, alors que j’y viens pour la première fois.
— Exactement ce que je ressens, approuvé-je. Je pense que tous les hommes de la vieille Europe ont des souvenirs imaginaires anglais.
On débouche sur une placette qui ressemble à un décor de Jean-Denis Malclès. C’est romantique, attendrissant, et ça fait tiède à l’âme. On s’attend à découvrir les Frères Jacques au milieu du quadrilatère, chantant une pochade satyrique sur London for Ever. La petite place est bordée de boutiques d’antiquaires. Dans les vitrines poussiéreuses, c’est plein de chiens en porcelaine, de lampes à abat-jour de perles, d’armes ciselées, d’encriers en corne et autres éventails peints à la main.
— Oh ! regarde, Antoine : notre compotier ! s’exclame Félicie. On nous l’avait offert pour notre mariage. Ton père le trouvait affreux et voulait le fiche en l’air. N’empêche qu’il a pris de la valeur en vieillissant.
Elle ajoute, mi-amusée, mi-attristée :
— Les objets, c’est le contraire des personnes : le temps les valorise.
Je ne lui réponds pas. Mon attention vient d’être captée par un minuscule magasin peint en vert — presque — noir dont l’enseigne en caractère dorés annonce : « Numismatic ».
Moi, vous le connaissez ? Impulsif comme pas douze !
— Excuse-moi une seconde, m’man.
Et je pousse la lourde.
Ça déclenche une sonnerie mélodieuse dans la boutique. Un carillon Westminster, en petit. Une odeur de poussière confinée et de cuir moisi agresse mes délicates narines. Je vois débouler un petit vieillard chauve du dessus, mais dont le reste de cheveux est très long. Ça lui tombe sur les épaules en bouclant. Il porte moustache et il a une barbichette en pointe, d’un blanc que n’importe quel écrivain moins original que moi déclarerait neigeux. J’imagine fort bien le bonhomme en costume Charles VIII, l’épée au côté, tramant dans les antichambres d’un vieux château, entre deux lévriers silencieux.
— Yes, sir ? me fait-il aimablement, en frottant ses deux mains parcheminées comme s’il les enduisait de vaseline.
— Excusez-moi, monsieur, lui murmuré-je, j’appartiens à la police française…
Son sourire pantèle et s’évapore.
— … et je suis à la recherche d’un dangereux filou qui s’est rendu coupable de vol de monnaies anciennes à Paris.
Son sourire ne revient pas, mais son regard se désembrume. Je sens qu’il compatit. Pour lui, le genre de délit que je viens d’énoncer passe en gravité tous les autres crimes homologués.
Manque de bol, au moment où je déballe une petite histoire confidentielle, un client pénètre dans la boutique. Je lui céderais volontiers mon tour, mais il est trop tard : le vieux numismate, solidement intéressé, questionne d’un ton désolé :
— Et vous supposez que ce malfaiteur s’est réfugié à Londres ?
— Je ne le suppose pas, monsieur : je le sais. Il est possible que cet homme visite des maisons de numismatique réputées dans l’espoir d’écouler sa marchandise, c’est pourquoi, tout naturellement, nous avons songé à la vôtre.
Courbette flattée du petit vieillard. Je lui déballe alors la photographie de Georges Huret.
— Auriez-vous reçu la visite de ce garçon, cher monsieur ?
Le vieillard troque ses lunettes à monture d’or contre des binocles qui lui pendent sur la poitrine. Il examine le cliché et je le vois blêmir affreusement. Certains dictionnaires donnent du mot blêmir la définition suivante : blanchir, pâlir, verdir. Je l’accepte en reprenant celle du XVIe siècle qui était : « se flétrir ».
Il se flétrit à outrance, pépère. Vous allez m’objecter qu’il y a déjà du mal de fait, pourtant il réussit à se surpasser. Ses rides se creusent, son nez se pince (peut-être à cause du lorgnon) et ses lèvres se retroussent sur les amarres de son dentier. La grosse commotion, quoi !
— Je vois que ça vous dit quelque chose, dis-je.
Il ne répond pas. Il a de la panique dans la pomme d’Adam. Ses cils battent. Une sorte de menu gémissement lui fuse du larynx.
— Il est déjà venu ici ?
Pas une broque. Sa main qui tient la photo sucre terriblement. Ma parole, mais il va se trouver mal.
— Qu’avez-vous, monsieur ?
Je suis très ennuyé. Il est sur le point de tourner de l’œil, pépère. Le v’là tout cireux, avec de la sueur au front. Je me tourne pour quémander de l’aide. Pour lors j’aperçois le client qui vient d’entrer et auquel je n’avais auparavant (comme disaient les Chinois de jadis) accordé aucune attention. Ah ! mes amis, la vie, quelle mascarade ! Quel fantastique cinéma !
Il m’en est arrivé des trucs surprenants ! Des fumants ! Des vicieux ! Des terrifies ! Le hasard, je connais ça ! Je l’ai pratiqué de fond en comble ! J’ai essuyé toutes ses fantaisies. Mais jamais encore un homme que je me crevais l’oigne à rechercher n’est entré sur mes talons dans un magasin tandis que je montrais sa photo au marchand ; non : jamais ! Je le jure sur la tête de Félicie qui est là-dehors, contemplant gentiment les « roman coins » exposés en vitrine dans un médailler râpé comme le fond de culotte d’un adjudant de cavalerie.
Georges Huret, mes fieux ! En chair, en os. Son chapeau à la main. Il examine un ouvrage intitulé « The coinage of ancien Britain », ne regardant que les illustrations pour l’excellente raison qu’il n’entrave pas l’anglais.
Heureusement !
Sinon il aurait entendu ce que je bonnissais au petit barbichu à longs crins.
Je souris au vieillard.
— J’ai vu, cher monsieur, lui fais-je. Remettez-vous : il ne parle pas l’anglais.
Le frêle vioquard cesse de trembler. Quelques couleurs (dans les tons verts) lui grimpent à la frime. D’un geste incertain, il ôte ses binocles pour réintégrer ses lunettes normales.
— Je vais sortir, dis-je. Occupez-vous de lui comme s’il s’agissait d’un client ordinaire. S’il veut vous vendre quelque chose, dites-lui de repasser, votre associé n’étant pas là.
— Oh, de grâce, ne me laissez pas seul avec lui ! balbutie le numismate.
— Il le faut, vous ne craignez absolument rien : c’est un voleur, non un assassin ! Bonsoir, monsieur.
Et je sors.
Au passage je file un nouveau regard inquisiteur à Huret.
Il semble plus navré que sur ses photos. Il y a quelque chose d’affaissé en lui, de creux. Il inspire beaucoup plus la pitié que la crainte. C’est le pauvre bonhomme paumé dans l’existence et qui a dû, jusqu’à présent, s’accrocher à des habitudes, à la routine. Franchement, je pige de moins en moins son arnaque à grand spectacle.
— Tu as vu qui est entré dans le magasin, derrière moi ? demandé-je à Félicie.
— Non ?
— Mon type !
— Le voleur ?
D’instinct elle coule un regard dans la boutique.
— Ne regarde pas, m’man ! Écoute, tu sauras rentrer à l’hôtel toute seule ? Tu prends la troisième rue à gauche et après c’est tout droit, tu arrives pile dessus.
Elle hoche la tête.
— Naturellement, je saurai, mais ne puis-je t’accompagner, Antoine ? Qu’est-ce que tu vas faire ?
Question épineuse. Logiquement, je devrais alpaguer mon gars illico et l’emmener dans un endroit peinard : ma chambre, par exemple, pour l’interroger et récupérer la lettre de Basteville, en admettant qu’elle soit encore récupérable ! Pourtant quelque chose me conseille d’attendre. Mon flair de poulardin !
Je suis curieux de savoir où et comment il vit à Londres.
— Je vais le suivre, m’man.
— Et je te gênerais ? demande-t-elle d’un air contrit.
— Mais non, reste. Surtout ne dis plus rien. S’il entend parler français il sera sur le qui-vive ! Je me demande, au reste, comment il s’en tire pour parler numismatique avec le marchand…
En tout cas, leur entretien est bref. Au bout de trois minutes, Huret réapparaît. Un truc qu’on ne voyait pas sur les photographies, il est voûté. De silhouette, il fait le double de son âge, l’arnaqueur. Il y a du gris sur ses tempes. Ses pommettes sont en creux et il garde la bouche continuellement entrouverte, comme s’il souffrait d’asthme ou des végétations. Il porte un complet fané, gris jauni, luisant pour avoir été trop et trop mal repassé. Il glisse les deux mains dans ses poches, sans les y enfoncer complètement. Simplement l’extrémité de ses doigts en faisceau s’y trouve engagée.
— C’est un pauvre type, chuchote m’man, malgré que je lui aie demandé de se taire.
Georges Huret s’éloigne d’une allure traînante. Je le suis, Félicie à mon bras, en me disant que pour posséder autant de bol que moi, il faut avoir des actions (de grâce) avec le ciel. Songez, mes petits zébus, que la P.J. et Scotland Yard sont sur l’affaire. Vingt minutes plus tôt le camarade Mac Heckett avouait que ses inspecteurs au bout de huit jours d’enquête se trouvaient au point mort. Et v’là votre San-A. qui se pointe droit sur Huret, comme une ogive à tête chercheuse sur sa cible ! Du pudding, non ? Dire que j’ai chanstiqué le ménage et les vacances du Gros pour la peau. Au lieu d’investir les celliers angevins, il fait du porte à porte, Béru, en ce moment. Sa co-caravane s’éloigne en direction de l’Espagne et lui…
— On dirait qu’il va prendre un taxi, non ? observe ma brave femme de mère en voyant notre petit copain s’approcher d’une station.
— Pressons !
— Presse, mes choses ! dirait Béru.
V’là que la chance qui me caressait le visage, suave comme une brise marine, me tire la langue, tout à coup.
Y’a qu’une seule voiture en stationnement, mes filles ! Et Huret s’y engouffre déjà.
Je regarde désespérément autour de moi, espérant voir radiner un autre bahut.
Rien ! C’est le semi-désert du samedi après-midi angliche. Alors la panique me prend. Laisser s’échapper cette proie que la providence vient de rabattre sur moi, ce serait trop glandu, quoi, merde ! Impensable ! Je cours… Une quarantaine de mètres tout au plus me sépare du taxi. Hélas il démarre. Je gesticule !
Je gueule des « Hep ! Stop ! Hello ! » qui n’arrêtent pas plus le chauffeur qu’un colimaçon n’arrêterait le Mistral en se plantant au milieu de la voie.
C’est pas vrai, bonté divine !
La face blafarde de Georges Huret se plaque à la lunette arrière. Son regard éteint semble surpris à la vue de ce beau gentleman[3] qui fonce derrière sa voiture en gesticulant.
« Arrête, me dis-je. Tu te brûles, pauvre enfoiré ! Il est en train de te retapisser, le pilleur de coffiot. Il t’enregistre sur sa plaque sensible ! À présent, il sera aux aguets.
Alors je décroche net. C’est dur ! Je reviens vers Félicie, espérant rassurer le gus en chiquant le grand fifils à sa maman qui essayait de lui attraper un taxi en marche. Je prends le bras de ma vieille, en m’efforçant de regarder ailleurs.
— Mon pauvre grand, soupire Félicie. Mon pauvre grand ! Peut-être est-ce de ma faute ?
Faut toujours qu’elle endosse les vacheries de la vie, m’man. Qu’elle s’excuse de la misère des hommes. Personne autant qu’elle n’a jamais si bien avalisé le péché originel. La joue droite, ça la connaît ! Beaucoup de gens se croient chrétiens alors qu’ils ne sont que catholiques. Elle, au fond, c’est une vraie chrétienne. J’aurais pas été là, après la mort de papa, recta elle gerbait, en Afrique pour laver les nougats aux lépreux. C’est dans sa nature.
Écoutez, je vais peut-être vous faire gondoler, mais j’en ai les larmes aux yeux, de ma trop grande déception. Se laisser fabriquer comme un petit bleusaille, admettez que c’est indigne du nom que je me suis fait. Vrai ou pas ? J’ai l’air de pécher par orgueil alors qu’il vaut mieux pêcher à la mouche, mais je ne me cache plus ma façon de penser, depuis le temps que je me fréquente ! Le gars était là, à portée de ma main. Me suffisait de lui cramponner le bras pour qu’il flageole, se mette à table sans serviette. Il me rendait tout : l’enveloppe, les diams, l’or et le restant des écus, avec sa chemise en prime si je la lui demandais. Mais non, le San-A., toujours limier d’élite, a voulu jouer au greffier et à la souris. On en crève, tous autant qu’on est, de s’affabuler les trucs les plus simples. On les valorise en les compliquant. Pauvres de nous !
— C’est bête, hein ? lamente ma mère.
— Je ne me le pardonnerai jamais !
— Ne dis pas ça, tu le retrouveras, Antoine. Maintenant, tu l’as vu. Tu sais qu’il va voir les marchands de monnaies anciennes. Et puis, peut-être pourras-tu savoir où il habite par le chauffeur de taxi.
Exact, j’ai de qui tenir, non ? Elle a du chou, mine de rien, Félicie.
— Je vais alerter Mac Heckett ! décidé-je en cherchant une pièce de mornifle pour tuber dare-dare au superintendant depuis l’une des nombreuses cabines émaillant le parcours.
J’ai déjà virgulé six pences dans la tirelire du greloteux quand mon petit lutin intime m’interpelle à brûle-pourpoint.
— Oh, dis, San-A. ! il exclame, ça ne te réussit guère l’air de la Tamise. Si tu files un tuyau pareil au Yard, ce sont les archers de la reine qui alpagueront Huret, et tu pourras toujours te la mettre en berne pour ce qui est de la chioterie d’enveloppe.
Je dis adieu ma pièce de 6d.
Assise sur un banc public, m’man me contemple d’un air affligé.
— Tu ne téléphones pas ?
Je lui réponds par le vers (à pied) d’Edmond Rostand : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul. » J’ai toujours eu un faible pour les alexandrins, fussent-ils extraits de Cyrano de Bergerac.
Je me concentre, mon cerveau est une espèce de kaléidoscope où se forment et s’anéantissent des figures, des images, des chiffres… À force de tension intérieure, j’arrive à me reconstituer l’arrière du taxi qui emmenait Cézarin. Je revois la grosse caisse noire carrée avec la bande verte qui la ceignait… mon regard introspecteur descend sur sa plaque minéralogique. Il est impossible que le commissaire San-Antonio n’ait pas eu le réflexe mental d’enregistrer le numéro. Le nombre de tutures qui m’ont déjà détalé sous le pif, comme des lièvres, et dont je matais illico la plaque minéralogique. Allons, mon grand, distends-toi les cellotes ! Carbure du bulbe, mec ! Laisse pas tes méninges se rouiller. Ça se fourbit, le cerveau. Ça s’entretient kif-kif un muscle.
La plaque… Les lettres blanches sur fond noir… Je dois avoir une frime de médium venant d’établir la communication avec Adolf Hitler pour discuter avec lui de l’incendie du Reichstag. Ou alors la bouille torturée qu’on voit sur les réclames à ces infortunés qui n’ont pas encore utilisé le laxatif Vazogog.
Il accède à l’état second, le San-A. Il écrit sur la couverture d’un annuaire que les Londoniens avaient respecté jusqu’alors.
Trois lettres, quatre chiffres.
Sont-ils dans le bon ordre ? Il existe combien de combinaisons possibles de les assembler ? Des millions, peut-être ?
D’un geste prompt, je déchire un morceau de la couverture. À ce moment-là, j’attrape le regard révolté et éperdument flétrisseur, d’un vieux monsieur qui attendait que je libère la cabine.
— Saluto, signore ! lui fais-je en lui découvrant mes trente-deux tabourets étincelants.
Ainsi il me croira italien.
L’honneur de la France est sauf !
— Tu penses que ce marchand pourra te fournir des indications utiles ? demande Félicie.
— On ne sait jamais. Peut-être Huret a-t-il pris rendez-vous avec lui. De toute façon, je veux connaître l’objet de sa visite.
Nous faisons en sens inverse le chemin parcouru à la suite de Georges Huret. Dans la foulée, je pénètre chez le numismate. De retrouver les lieux où, pendant quelques minutes, j’ai côtoyé le voleur, ça me colle des vapes.
« Bon Dieu, il était là ! songé-je. » Je lui aurais dit, après m’être placé discrètement entre lui et la lourde : « Alors, Huret, c’est beau l’Angleterre ? » il tombait à genoux…
C’est saumâtre à ruminer, une telle déconvenue. Faut prendre beaucoup de bicarbonate pour la faire glisser.
Comme je ne vois pas radiner le petit vieux, je l’hèle :
— Nobody ?
Ne recevant pas de réponse, je m’annonce vers l’arrière-boutique en répétant « Nobody ? »
J’ai idée qu’il a pris les jetons, pépère, et qu’en ne me voyant pas revenir tout de suite, il est allé informer la volaille de son quartier de ce qui se passait. Seulement, là où il se montre imprudent, c’est quand il abandonne sa boutique sans seulement retirer le bec of cane. Le premier filou venu peut lui sucer ses coins précious, au père Binoclard. Bye-bye les stratères et les bons vieux tétradrachmes d’avant Jésus-Christ. Y’aurait qu’un geste à faire pour enfouiller la vénérable mornifle.
J’attends encore en me disant qu’il est peut-être allé téléphoner dans le voisinage et qu’il n’a pas pu aller bien loin…
Ce en quoi j’ai parfaitement raison.
Il n’est pas allé loin du tout, mon numismate. La preuve, en m’approchant d’une vitrine où rutilent des pièces gothiques (Henri VI d’Angleterre, roi de France) j’aperçois un de ses souliers derrière la banque. Le pied est dedans, et le reste suit sur le mauvais plancher disjoint.
Son visage est violet, tuméfié, comme haché. On l’a assaisonné avec un machin tout ce qu’il y a de contondant.
L’arme du crime gît d’ailleurs à côté du pauvre bonhomme. Il s’agit d’un pilon de bronze qui, naguère, se trouvait dans un mortier de même métal, sur une console de marbre.
Vous préciser qu’il est extra-mort serait superflu.
Du sang continue de sourdre de ses plaies. Pour une surprise, avouez que c’en est une. Je commence à comprendre qu’effectivement il trompe son monde, Huret. Vous parlez d’un curieux bougre. Assassin, maintenant !
Qu’est-ce qui a pu l’amener à liquider le vieux ?
La seule explication envisageable est que, pris d’une trouille intense, le numismate a commis une imprudence quelconque. Se sentant alors démasqué, Huret a perdu la tête… Vous voyez autre chose, vous autres ? Moi, j’ai beau chercher…
— Good afternoon, sir !
Une petite voix acidulée retentit derrière moi. Je tressaille, mais prends bien garde de me retourner lentement.
Une charmante petite vioque est là, toute frisottée. Octogénaire à n’en plus pouvoir, avec une robe couleur prune, un fichu noir, des bottines à boutons. Elle ressemble à une perruche à perruque.
— Oh, bonjour, madame ! réponds-je.
— Mister Neverburnes n’est pas là ? s’étonne la menue vieillarde en souriant.
Quand elle rigole, des plâtras de poudre de riz chutent de sa façade craquelée. Nonagénaire, les gars ! Au moins ! Telle est ma dernière estimation.
— Je… j’ai l’impression qu’il a dû sortir, réponds-je.
Maman souris glousse de plus belle.
— Je lui apportais juste le pot de marmelade que je lui avais promis pour le thé, je vais le poser dans son arrière-boutique…
Et de trottiner jusqu’à la pièce voisine.
San-Antonio, vous le connaissez un peu, non ? Il se dit qu’avant moins de pas longtemps il va tremper dans une béchamel qui n’aura pas le goût de Royco. Or, il aime bien garder ses coudées franches. Ni une ni deux, me v’là out.
Je chope le bras de Félicie.
— Filons en vitesse, m’man.
— Que se passe-t-il ?
— Huret a assassiné le vieux !
— Mon Dieu, Seigneur ! Ce n’est pas possible !
Un glapissement suraigu s’échappe du magasin.
— La preuve ! dis-je. Vite, disparaissons. Je n’ai pas envie d’être bloqué comme témoin par mes collègues anglais, ce serait la fin de toute espérance.
On presse le pas si fort que d’autres prétendraient carrément que nous courons. Comme nous atteignons le coin de la prochaine Street, la petite vieille jaillit du magasin en clamant des « help » ! « help » qui font se soulever les fenêtres. Lesquelles sont à guillotine, justement. Sombre présage !
— Help, cela veut bien dire « au secours » ? demande Félicie, tout en trottinant. Allons, bon, la voilà qui se met à l’anglais, maintenant ! On aura tout vu !