Qu’à moi !
Une profonde jubilation interne le dispute chez moi à la plus complète stupeur.
Avouez qu’elle est fraîche et vachement portugaise sur les bordures ! Ce Tage est sans pitié, comme disaient les inondés des bas quartiers of Lisbonne (d’enfant). Débarquer à minuit dans un aéroport désert, filer un mot de passe improvisé à un vieux bonhomme qui, aussitôt, vous appelle chéri, y’a de quoi se la faire mettre sous globe et se l’exposer dans la vitrine de chez Cartier, non ?
On s’entre-bise fougueusement. Il a des larmes plein les carreaux, le cher homme. Il sent un peu la friture rance, doucement, par-dessous une lotion afteur chauve à bon marché.
— Depuis le temps, il balbutie en masturbant le chef ; depuis le temps, mon Georges…
— Ah ! ça… renchéris-je à tout hasard.
— Ça fait combien ? il demande.
Tout de suite je crois qu’il s’adresse au loufiat pour régler son sirop d’amande, mais en fait c’est à bibi qu’il pose la question.
— Ça fait combien ?
— Pfffff, tu penses… prudencé-je en feignant de me débattre avec des émotions viscérales.
— Vingt-cinq ans ! répond-il pour moi.
— Eh oui, je murmure, à peu près…
— Tu es devenu un homme, Georges. Un bel homme. Quel dommage que j’aie raté ces merveilleuses années.
Du coup, je me mets à éprouver un bizarre sentiment de compassion. Si je vous disais que ma sensibilité dérouille ? Sans charre ! J’ai du vague à l’âme… Il me semble entrevoir une lueur, deviner confusément quelque chose d’incroyable, quelque chose que je me refuse à accepter de butanblanc.
— Elles ont été dures ! affirmé-je. Pour maman surtout.
Un temps, je hasarde pudiquement :
— Raconte…
— Quoi ?
— Tout !
Beau dialogue, hein ?
— Pas ici, ce serait trop long. Tu prends quelque chose ?
— Non, j’ai beaucoup bu dans l’avion.
Il jette un bifton bleuâtre et mou sur le comptoir.
— Viens, allons à la maison…
On sort côte à côte. Il me tient le bras. Il a un peu d’asthme et sa respiration miaule quand il marche. On débouche sur l’esplanade, devant l’aéroport. Des taxis attendent, sans trop espérer d’ultimes voyageurs. Nous en frétons un. Ce sont tous des Mercédès délabrées et les chauffeurs portent une casquette plate à visière de cuir bouilli. Mon compagnon jette une adresse que je pige mal. Le bahut déboule en direction de la ville, par des avenues désertes bordées d’arbustes en fleurs.
Le barbu me prend la main.
— Si tu savais comme je suis heureux ! Quel grand jour pour moi !
— Et pour moi, donc ! m’empressé-je.
— La vie est étrange, n’est-ce pas, Georges ?
— Faut la vivre pour s’en rendre compte, philosophe l’éminent San-Antonio.
On continue de la sorte pendant cinq minutes, ce qui ne fait guère progresser ma route vers la lumière, vous vous en doutez. Après quoi le taxiteur nous laisse dans une petite rue du Bairro Alto qui s’appelle rua das Gàveas.
Mon compagnon règle la course. Il fait tiède. Le ciel est consterné d’étoiles, comme dit le pauvre cher Béru. À quelques mètres de là, l’enseigne lumineuse d’un petit cabaret affole les moucherons de nuit. À Severa, ça s’appelle. Des chants nostalgiques s’en échappent. Voilà que je débarque en plein fado. Le portier de la taule est assis sur le bord du trottoir et s’évente de sa casquette galonnée. Il discute le bout de gras avec un nain en manches de chemise qui tient un panier plus grand que lui. Leur conversation rocailleuse retentit dans la rue comme une brouettée de graviers renversée.
— C’est ici, Georges !
Un immeuble dont la façade entière est garnie de carreaux de faïence qui doivent être bleus ou verts. Il y en a beaucoup à Lisbonne, dans les vieux quartiers. Ils font un peu ressembler les maisons à des établissements de bains, mais ça donne un certain caractère à la ville dont j’aime le moutonnement, les rues qui fuient en débandade, les volées de marches ralliant une artère à une autre à travers des immeubles biscornus.
Je suis mon mentor dans une maison qui sent le légume pourri (un marchand de primeurs en occupe le bas). On bute dans un vélo enchaîné à un anneau scellé dans le mur du couloir. L’éclairage est minable, insuffisant. Une petite ampoule dont la longévité constitue un exploit pend dans la cage d’escalier, très haut, au bout d’un long fil. Les chiures de mouches l’ont complètement noircie.
Les degrés de bois craquent sous nos pas. Il n’y a qu’une porte par étage. Au premier, mon guide s’arrête et tire une clé de sa poche.
— Entre !
J’obéis, clignant les yeux dans la lumière vive d’un plafonnier de verre blanc cru.
L’appartement est très modeste. Une grande pièce servant de chambre et de living ; un recoin cuisine sans fenêtre qui fait également salle d’eau. C’est tout. Les cagoinces sont en bas, dans la cour.
— Assieds-toi, Georges. On va arroser ça, mon petit. J’ai mis une bouteille de champagne au frais. Du vrai, de chez nous ! Bien brut !
Je remarque une boutanche à col doré dans une bassine, sur l’évier. Un filet d’eau coule continuellement dessus, pour la rafraîchir.
— Ce n’est pas l’idéal, bien sûr, car je ne possède pas de réfrigérateur, le confort et moi, tu sais… Mais bast, je m’y suis habitué. J’ai passé de sales moments, tu sais…
— Je m’en doute !
Il débouche la roteuse à petits gestes tremblants, maladroits. Il sert. C’est tiède, alors ça mousse de façon extravagante.
— À ta santé, mon petit.
— À la tienne !
Sa main tremble, la bave du champ’ dégouline sur son maigre poignet.
— À la tienne, qui, Georges ?
C’est ici que les satrapes s’attrapèrent, comme le dit si joliment madame Marguerite Duras dans son prochain livre. Faut plonger. Fonce ou crève !
Je reprends souffle et je soupire, confiant en ma bonne vieille jugeote :
— À la tienne, papa !
Un moment de gêne qu’on escamote en plongeant nos pifs dans nos verres. Brrr, quelle saloperie ce champagne. Çui de la T.A.P. était meilleur.
— Fameux, hein ? demande le père Huret.
— Merveilleux, mais tu as fais des frais !
— Un jour comme aujourd’hui, ce serait malheureux de lésiner. Toi ! Toi, enfin ! Ici, avec moi ! Oh, Georges, Georges, je n’aurais jamais cru la chose possible.
— Tu m’as promis de tout me dire, papa !
J’ai un petit pincement en employant ce mot. C’est vrai que je ne m’en suis pratiquement pas servi. Quand il est… lorsqu’il s’est… absenté, mon dabe, j’étais si jeune. Lentement, les deux syllabes se sont retirées de ma vie. Papa, c’est devenu un terme familier pour héler un aîné, comme Pinuche par exemple. Autrement… Et voilà que je le réemploie, en situation. Papa ! Ça me bouleverse secrètement. J’ai l’impression d’être Georges Huret pour de bon.
— Par quoi veux-tu que je commence ?
— Ben… par le… l’histoire de la Libération.
Il fronce le nez.
— Horrible ! Ils m’ont abattu comme une bête, à la mitraillette, juste devant ton école. Il y en avait d’autres, des amis, des gens que je connaissais de vue. On aurait dit que le monde était devenu fou. On nous traitait d’espions, d’assassins, de traîtres… Ah, je sais ce qu’est la mort, Georges, car je suis mort ! Ensuite on nous a chargés pêle-mêle dans un camion et conduits je ne sais plus dans quel cimetière où une fosse commune était prête.
C’est au moment de me faire basculer qu’un des fossoyeurs s’est aperçu que je râlais. Il était le gardien du cimetière. Alors, pris de compassion, il m’a emmené chez lui, m’a soigné comme il a pu.
J’ai survécu. Lorsque ç’a été mieux, j’ai été tenté de vous avertir, mais ta mère, comment dire… a toujours été un peu… heu… dérangée, Georges. Tu ne m’en veux pas de le dire ? J’ai craint qu’elle parle et me perde. Et puis, comment t’expliquer… À ton âge tu dois pouvoir comprendre, bien que tu ne sois pas marié, mais il est des moments oh l’homme mûrissant prend conscience de son destin et éprouve l’impérieux besoin de tout recommencer. Repartir à zéro… Dans mon cas, la situation elle-même l’exigeait.
Bon, je me suis montré égoïste. Je me disais : « Plus tard, nous verrons. » Et le temps a passé. J’ai réussi à me procurer de faux papiers et à quitter la France. Le Portugal… ce n’est pourtant pas loin, mais j’en ai fait le bout du monde… J’ai connu des fortunes diverses. Il m’est arrivé de gagner pas mal d’argent. Une femme m’a ruiné, c’est sans doute justice. J’ai vieilli. Et puis voilà…
Il se verse un nouveau verre. M’est avis qu’il tute un brin, le vieil expatrié.
Drôle d’histoire que la sienne. Ce que je ne m’explique pas, c’est le biais par lequel elle se rattache à l’affaire de la banque.
Il semble las. Comment peut-il croire que je suis son fils ? La voix du sang s’est-elle donc complètement tue, en lui ?
Je décide d’y aller franco, enfin, dans le cadre de ce monumental malentendu.
— Comment se fait-il que… que tu aies eu envie de me revoir ?
Il liche son gorgeon d’un trait, avec la gloutonnerie d’un veau qui tète.
— Envie, mon pauvre Georges, j’en ai toujours eu envie. C’est la volonté qui me manquait. Il a fallu que le hasard s’en charge. Lorsqu’aux vacances de Pâques, j’ai rencontré notre ami dans cette auberge de Setubal, et qu’après nous être reconnus il m’a dit qu’il te connaissait… j’y ai vu un signe de Dieu ! Oui, le hasard… Le hasard qui nous manœuvre comme des marionnettes. Le hasard si grand, si invraisemblable, parfois…
À ce point de l’action, je me dis textuellement ceci, et fort catégoriquement car je ne me ménage pas dans les cas graves :
« San-A. Tu n’es plus séparé de la vérité que par une pelure d’oignon, mon cher Vieux. D’une seconde à l’autre tu vas apprendre le nom de l’ami et alors le soleil illuminera ce tas de merde. Y’aura l’éclairage axial dans ce pot de goudron. Bref tu sauras ! Ah ! sache, tenace limier, toi par qui le scandale arrive et qui égraine dans les geôles les plus fétides, et par conséquent les plus britanniques, ta mère et tes amis. Sache, et sois heureux !
— En effet, enchaîné-je, c’est bien une grâce du ciel que tu l’aies rencontré. Quel homme formidable !
— Étonnant ! Et tu sais qu’il n’a presque pas changé ? Je l’ai remis au premier regard. Un élan m’a poussé vers lui.
À ce moment précis, on frappe à la porte. Toc, toc, toc ! Comme dans le petit chaperon rouquinos quand il vient cloquer le casse-graine à mémère.
Mince, bien ma veine ! Vous allez ronchonner que je veux créer du suce-pince, hein ? Pourtant je vous jure que c’est pas de ma faute. On toque pile à l’instant où j’allais me faire dépoiler la vérité. Du coup, son strip est interrompu, à celle-là.
— Ça, alors, murmure le père Huret. Je me demande bien… Il va à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est moi ! dit une voix aimable.
— Oh ! mais… mais… Je rêve ! glafouillâtre le dabe en ouvrant.
Dans l’ombre du palier, se dresse une silhouette imprécise.
— Fantastique, on parlait justement de toi, avec Georges.
— Il a fait bon voyage ?
— Excellent. Viens vite trinquer avec nous. Tu es arrivé comment ?
— Par la route, je suis moulu !
La silhouette pénètre dans la lumière, cessant de n’être qu’une silhouette pour devenir monsieur Xavier Basteville soi-même !
J’en ai vu des types surpris !
Dieu sait combien !
Des maris qui improvisaient pendant que leur mégère me téléphonait dans la moelle épinière. Ils faisaient : « Oh ! » ou bien disaient « Nom de Dieu », ou gémissaient « Salope ». Parfois les trois successivement, et dans l’ordre.
Des gars qui recevaient les résultats de leurs analyses sur lesquelles leur destin se trouvait réglé, en gros, en gras, en rouge et en souligné.
Des mecs qu’apprenaient un décès d’intimes. Et qui disaient « Non », se tordaient les mains, poussaient des cris de bête.
D’autres, dans d’autres cas : des violents, des calmes, des self-contrôleurs, des spectaculaires, des bavards, des dramatiques, des résignés, des timides, des qui se croyaient obligés d’en rire et des qui se forçaient d’en pleurer.
Oui, j’en ai vu.
Mais alors, un type surpris façon Basteville, encore jamais. C’est neuf ! À homologuer ! À cataloguer !
On se croirait au cinoche. La fin d’un flash back. Vous savez ? Genre le mec qui vient d’évoquer un épisode de sa jeunesse et qui réintègre la vioquerie de sa réalité.
Dix piges, vingt piges, il se respire, le très important P.D.G. des laboratoires Basteville et Monzobart. Comme ça, d’un seul coup d’un seul. Par superpositions successives accélérées. Il prend du gris, du blanc, des rides, des poches, des cernes, du cholestérol, de la tension, de l’urée, des lipides, de l’artériosclérose en plaque, en fût, en veux-tu-en-voilà !
— Pour une surprise, ça alors c’est une sacrée surprise, continue « Papa ». Décidément, tu auras bien fait les choses jusqu’au bout, Xavier !
— Ça, c’est vrai, ponctué-je, il aura bien fait les choses jusqu’au bout !
Basteville se creuse, s’affaisse, se vrille en prenant un air de plus en plus vieux, une figure de plus en plus désastrée.
— Vous, commissaire ! il dit… Vous, ici !
Du coup, c’est le père Huret qui blêmit.
— Comment ça, commissaire ? Hein ? Comment ça ?
Puis, comprenant, et d’un ton douloureux, à son ami :
— C’est pas mon fils ?
— Bien sûr que non, monsieur est policier.
J’ai pitié de lui.
— Navré de vous avoir abusé de si cruelle façon, monsieur Huret. Mais j’ai une enquête à mener à bien, et il fallait que je découvre la vérité par tous les moyens.
Je considère Basteville avec un léger sourire.
— C’est maintenant chose à peu près faite. Car voyez-vous, je possède une faculté assez rare et qui justifie ma fonction : ce que je ne découvre pas, je le pressens. Une sorte de don divinatoire, sans vouloir jouer les médiums.
Huret chevrote dans sa barbe :
— Et Georges, alors ?
Le plus duraille reste à déballer.
— Je vais devoir chiquer les funestes messagers, mon pauvre monsieur : votre fils est mort hier, d’un accident de la route, dans la banlieue londonienne. Il n’a pas souffert !
C’est le P.D.G. qui exclame le plus fort.
— Mort !
— Si l’on trouve la presse française à Lisbonne, comme je le suppose, vous en aurez confirmation par les journaux de demain. Il s’est jeté sous un bus.
Le vieux Huret se laisse tomber sur un siège, ébranlant la table de la hanche. La bouteille se renverse et le champagne tiède ruisselle, jaunâtre et mousseux comme de la pisse d’âne. Ma compassion reste mesurée à la vue de cet homme accablé. Après tout, n’a-t-il pas passé vingt-cinq ans loin de son enfant, sans lui donner signe de vie ? Georges Huret élevait une chapelle ardente dans sa chambre pour célébrer la mémoire du disparu, et pendant que sa jeunesse s’étiolait sous la coupe d’une mère à demi cinglée, Huret père vivait sa « seconde vie » au Portugal. Les remords tardifs dus à la vieillesse ne sont-ils pas que de faux remords ? N’est-ce point la perspective du trépas qui s’avance, et l’angoisse de « l’après » qui poussent certains salauds à essayer de réparer leurs fautes ?
— Ça n’a pas marché comme vous le vouliez, n’est-ce pas ? fais-je à Xavier Basteville, lequel essaie de se requinquer et de se refaire un moral.
Les superbes ne tardent jamais à redresser la tête après le déferlement du coup dur qui les a courbés. Lui, il est en train de se réconforter en songeant qu’il est riche et puissant ; qu’après tout nous sommes à l’étranger ; que j’agis à titre officieux. N’ai-je pas encaissé une forte somme pour me ranger sous sa bannière ? Lui qui dirige, qui exploite dans tous les sens du terme, il me considère un peu comme étant sa chose, son employé. Il m’a payé, comprenez-vous. Et, par conséquent, acheté !
Seulement, comme ils proclament dans la publicité qu’on me gratule : « San-Antonio n’est pas à vendre. »
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ! affirme Basteville.
— Allons, mon cher, pourquoi perdre du temps. Je suis là pour y voir clair !
— Vous êtes chargé de récupérer une enveloppe jaune, un point c’est tout, jette-t-il d’un ton tranchant.
Il me fait marrer ! Négrier, va !
— Un instant, fais-je. Vous permettez ?
Toujours déconcertant, le San-A. Au moment le plus crucial, il tire son chéquier et remplit une formule à la volée. Jamais chèque de douze millions d’A.F. ne fut rédigé en moins de temps. J’arrache le feuillet, le plie en deux, et d’un geste péremptoire, je le coule dans la poche supérieure de mon « employeur ».
— Voilà votre osier, Basteville. À présent on va pouvoir s’expliquer sans arrière-pensée : il n’y a plus de fric poisseux entre nous.
Ayant déclaré, je lui file une paire de tartes qu’un maître-pâtissier envierait.
— Ça, ce sont les intérêts, pour vous remercier de m’avoir chambré comme un enfant de chœur.
— Commissaire ! il s’écrie.
Je lui en remets une tournée, manière de le faire taire et de bien poser ma supériorité stratégique.
— À table ! aboyé-je, le poulet est servi ! S’il faut vous défoncer le portrait à coups de talons, je suis prêt à le faire, Basteville. En faisant appel à moi, vous n’avez pas engagé un larbin policier, mais lancé un boomerang qui, sa trajectoire accomplie, vous revient dans les naseaux ! Parlez !
— Naturellement qu’il va parler ! dit une voix.
Faut que je vous précise, vu votre couennerie congénitale : tout à sa surprise de recevoir son pote au milieu de la noye, Huret l’Ancien n’a pas relourdé en plein, ce qui permet à des gens de faire irruption. Ils sont cinq. Au début, la pénombre jouant, je crois qu’il s’agit de cinq hommes. Mais je suis vite détrompé, il y a là, en réalité, un homme et quatre femmes. Mes quatre diablesses de l’autre nuit ! Parfaitement ! Elles portent des tailleurs pantalons noirs qui escamotent un peu leurs formes délicates. Elles ont toutes les cheveux tirés et noués derrière la tête par un gros ruban noir. On dirait qu’elles vont exécuter un numéro de music-hall. Le type qui les escorte accentue encore cette impression. Imaginez un sexagénaire d’au moins deux mètres de haut, gros, athlétique ! Il porte un collier de barbe rousse, probablement teinte et, tenez-vous bien : un monocle ! À notre époque, je vous demande un peu ! J’ai hésité à vous préciser le fait. Je me suis dit, fumelards comme j’en connais parmi mes lecteurs, ils vont dire que je rétrograde (y en a qui Petrograd). Le monocle, c’est de l’accessoire pour littérature d’avant 14. On n’ose plus ni le porter ni le mentionner dans un livre. Seulement, moi vous me connaissez ? Je suis héroïque dans mon genre. La vérité avant tout ! Pensez ce que vous voudrez, je ferai tout mon devoir de narrateur consciencieux et chiasse pour ceux qui rouscaillent !
Les cinq arrivants ne sont pas venus les mains vides. Les gens normaux viennent en visite avec des chocolats, eux, c’est des dragées qu’ils amènent. Livrées dans des cornets noirs à crosse gaufrée.
— Tiens ! Mes amazones de l’Amazone ! exclamé-je.
Puis, au monoculé (sans vaseline) :
— Monsieur Questulagro, je suppose ?.
Il émet un grognement.
— Heureux de vous rencontrer !
— Comment pourrais-je vous remercier pour votre magnifique hospitalité de l’autre nuit ?
— Zilence ! Che zuis bressé ! fait le milliardaire brésilien.
— Comment, silence ? rigolé-je, après que vous ayez déployé une telle ingéniosité pour me faire parler. Si j’en crois votre présence ici, vous avez su m’arracher du subconscient les pensées les plus secrètes, celles que je ne me formulais même pas en tête à tête !
« Votre erreur, cher Herr Hotick, c’est de n’avoir pas appliqué le même traitement à Georges Huret pendant qu’il en était encore temps. Vous avez trop temporisé. Il est mort avec son secret !
— Vous z’avez mon nom ? s’étonne le milliardaire.
— Le Yard me l’a câblé à bord de l’avion. Vous êtes un ancien nazi allemand naturalisé brésilien. Vous avez même réussi à faire changer votre état civil dans la province du Minas Gerais. Comme vous pouvez le constater, Scotland Yard, s’il n’est plus ce qu’il était, conserve encore de beaux restes.
Le Germano-brésilien sourit. De la pointe de son revolver, lequel (on ne se refuse rien quand on est milliardaire) est pourvu d’un silencieux, il désigne Basteville.
— Lui, c’est donc ce Basteville dont vous parliez beaucoup pendant votre mise en condition[27].
— Tiens, j’ai beaucoup parlé de lui ? C’est donc qu’il me préoccupait fortement. Qu’ai-je dit, à son propos ?
— Des choses très intéressantes.
— Par exemple ? Racontez, je vous en prie, car l’expérience est passionnante. Vous devriez en faire part à la Faculté des Sciences Occultes !
Il hésite, puis, marchant sur le piteux P.D.G. que cette intrusion inquiétante a remis dans les transes sibériennes (il claque des dents), Herr Hotick déclare.
— Vous avez dit : « Selon moi, c’est Basteville qui a organisé le vol. Il était numismate, comme Huret. Ils ont dû bavarder dans la chambre des coffres, se sont découvert la même marotte et se sont plus ou moins liés d’amitié. En exerçant une forte pression sur Huret, grâce à un argument que j’ignore…
— Le voici, coupé-je en montrant le Vieux, prostré, qui suit d’un œil cloaqueux le déroulement des opérations. Basteville avait retrouvé pendant des vacances au Portugal, le père de Huret qu’on avait mal abattu à la Libération et que son fils croyait mort…
— Oh, Ja wohl, je comprends[28].
— Ensuite, qu’ai-je dit encore ?
— La suite je la connaissais, déclare le yachtman (at the right place).
— Mais pas moi, assuré-je, car tout cela stagnait en moi, mais n’avait pas de consistance. Dites donc, ce père Freud, tout de même, c’était quelqu’un, bien qu’il fût Juif, non ? Allez, allez, poursuivez. Ce n’est pas du temps perdu, nous sommes en train de mettre l’affaire à plat, et cela m’évitera de faire pour mes lecteurs une récapitulation toujours fastidieuse lorsqu’elle n’est pas « en situation ».
— Vous avez dit que Otto Buspériférick avait une liste complète des soi-disant criminels de guerre européens encore vivants et disséminés à travers le monde. Il a passé son temps dans la diplomatie à mettre au point ce dossier. Ensuite il a organisé un chantage à l’échelle mondiale.
— Vous devez en savoir quelque chose, n’est-ce pas, senhor Questulagro ?
Il soutient mon regard.
— En effet, j’en sais quelque chose !
— Je gage que si à Télavoche les gars du Shin Bet recevaient de la documentation sur votre passé, vous ne vivriez plus très longtemps. Et je gage également que même votre ex-identité n’est pas la bonne. Her Hotick n’a été qu’une période de votre transmutation en magnat brésilien…
Il hausse les épaules.
— Il serait très dangereux pour vous d’en apprendre davantage, commissaire.
— En effet, j’ai appris avec quelle hâte Otto s’est suicidé lorsqu’il n’a plus été en possession de ses documents !
Mon gigantesque interlocuteur coupe, brutalement, désireux d’abandonner un sujet déplaisant :
— Êtes-vous toujours intéressé par la suite de vos déclarations subconscientes ?
— Passionné ! Qu’ai-je émis encore comme hypothèse ?
— Que celui-ci (il montre Basteville) devait figurer sur la liste de Buspériférick.
« C’est vrai, n’est-ce pas, lance-t-il au P.D.G. que vous appartenez à la vaste confrérie des « criminels » que recherchent les Services secrets israéliens ?
— Oui, c’est vrai ! Vrai ! Vrai ! Vrai !
Ce n’est pas Basteville qui a répondu, mais Huret. Le vieillard a les yeux brillants de haine.
— Pendant l’Occupation, dit-il, il travaillait pour la Gestapo et il a la mort de milliers de Juifs sur la conscience ! Il dirigeait un service de dénonciation qui ne marchait pas mal du tout, n’est-ce pas, Xavier ? Je peux en parler, j’étais sous ses ordres. On te payait combien la tête de youtre, chez les frisés ? C’est comme cela qu’a commencé ta fortune ! Ah, salaud, comment as-tu pu jouer avec les sentiments d’un père et d’un fils pour accomplir je ne sais quelle basse besogne ?
L’homme au monocle claque de la langue avec impatience.
— Terminons-en ! dit-il, le linge sale des autres ne m’intéresse pas. D’après vos dires… hypnotiques, commissaire, Basteville a organisé le pillage des coffres. Il a déclaré que celui de Buspériférick[29] contenait de quoi réhabiliter monsieur Huret père. L’opération fut soigneusement montée. On devait détrousser plusieurs coffres pour ne pas attirer l’attention sur celui du diplomate. En fait, l’opération était simple : Huret plaçait le contenu du coffre d’Otto Buspériférick dans le coffre de Basteville. Après quoi il prenait dans ce dernier les biens que Basteville lui abandonnait.
— Parmi lesquels une pièce rare pour qu’ensuite on puisse prouver que vous, Basteville, aviez bien été une des victimes du voleur, pas vrai ? demandé-je à cette vieille guenille. Parce que, je vais vous dire ce qu’était votre plan. Vous ne pouviez pas vous permettre de laisser ce pauvre bougre en vie après son exploit. Il se serait affalé devant le premier flic venu, à la première gifle reçue. Vous l’avez décidé à vivre quelque temps en Angleterre, une fois son coup fait, pour ne pas risquer d’orienter les recherches sur le Portugal où se terrait son père. En réalité vos préoccupations étaient d’un autre ordre. Vous avez payé un tueur à gages chargé de le liquider en Angleterre. Je suppose qu’il devait descendre là-bas à une adresse précise où votre exécuteur des basses-œuvres allait le « contacter ». Seulement Huret, son coup accompli, s’est méfié de vous. Non seulement il n’a pas mis la fameuse enveloppe jaune dans votre coffre, mais une fois à Londres, il est allé se terrer dans un coin de banlieue. Pourquoi ? Eh bien je suppose qu’il a eu la curiosité d’inventorier le contenu de l’enveloppe, tant était vif son besoin de blanchir son père. Il n’a pas compris au juste à quoi elle se rapportait, d’autant que les textes doivent être rédigés en allemand, mais les noms subsistent dans leur orthographe originelle, fatalement. Il n’y a pas trouvé de Huret, mais par contre, un Xavier Basteville. Alors, toujours guidé par son amour filial, le petit bougre a modifié le plan ourdi préalablement. Il a continué de jouer le jeu à sa façon. La ferveur qui l’animait lui donnait du génie. À Londres il a dû vous téléphoner d’un bureau de poste pour vous exprimer ses doutes et vous mettre en demeure de lui donner satisfaction. Sinon il menaçait de faire du vilain, exact ? Alors vous, mort de frousse, vous avez joué votre va-tout et, continuant de chiquer les victimes, vous vous êtes assuré le concours du meilleur flic français[30] pour tenter de retrouver les documents. Je vous ai donné ma parole que je ne les lirais pas, et puis, ne m’aviez-vous pas payé ?… De plus, à travers votre communication téléphonique avec Huret, vous avez réalisé qu’il ignorait ce que signifiait le contenu de l’enveloppe.
« Je ne sais pas ce que vous lui avez promis pour gagner du temps. Parce que, cet étrange garçon ne se satisfaisait pas de retrouver son père vivant. Non, il voulait surtout lui apporter son honneur sur un plateau. Son honneur !
Je vais à l’évier où le filet de flotte continue de couler avec un murmure rafraîchissant. La tête sous le robico, je bois à longs traits la flotte portugaise. Les autres ressemblent à une fresque du musée Grévin. Titre « La Conspiration ». Ces ravissantes filles en tailleurs-pantalons noir, ce gros monoculé, Basteville, qui a l’air d’un veuf, le pitoyable père Huret… Oui, un groupe insolite, très troublant.
— Votre honneur, dis-je au Vieux. Il n’a vécu que pour ça. Sa vie n’a été qu’une longue prière. Probable qu’il avait un petit rouage de pété, votre garçon, monsieur Huret, mais quel amour filial ! Mon Dieu, mon Dieu : quel prodigieux amour !
— Seulement il est mort ! fait le milliardaire, et nous ignorons ce qu’il a fichu de cette enveloppe ! Vous en avez une idée, vous ? demande-t-il à Basteville.
— Non, répond sèchement le P.D.G., sinon je ne serais pas là.
— Xavier, geint doucement le vieux Huret dont la barbe est emperlée de larmes. Xavier, c’est ta faute si mon fils est mort avec l’infamante étiquette de voleur. Tu as abusé de son amour pour moi et de sa crédulité.
Basteville hausse les épaules dédaigneusement.
— Tu as bonne mine de me faire la morale, vieux fou ! Pour ce que tu t’es occupé de ce petit chéri !
Cette algarade n’est pas du goût du magnat aux walkyries qui écarte Huret d’une bourrade et demande en montrant à Basteville la clé que ses garces m’ont dérobée (après s’être dérobées elles-mêmes).
— Ça vous dit quelque chose, ça ?
Un éclair dans l’œil du sale requin juificide.
— Non, affirme-t-il, rien du tout, où l’avez-vous trouvée ?
— Georges Huret l’avait sur lui !
— Je ne vois pas…
Pourtant, malgré l’assurance de sa voix, je suis certain qu’il ment. Ce morceau de métal lui rappelle quelque chose. Va falloir que je l’entreprenne entre quat’ zyeux par la suite, sérieusement, que je le psychanalyse à mon tour.
Hélas !
San-Antonio propose, mais Dieu dispose, comme on dit dans les Institutions Religieuses où j’occupe tous les rayons de la bibliothèque.
Il se produit de l’inattendu.
Comme toujours dans la vie, et aussi dans mes très exceptionnels ouvrages.
Le drame, mes amis !
Noir ! Non : rouge ! Sanglant ! Soudain ! Affreux ! Horrible !
Le vieux Huret, pris de folie, vient de se jeter sur Basteville, un couteau de cuisine à la main. Du méchant coutelas à bidoche, comme on s’en sert pour découper les côtes de bœuf.
Il frappe ! Il frappe !
— Tiens ! hurle-t-il ! Misérable ! Tiens, assassin !
Et il écume ! Ses lunettes tombent, il les piétine sans s’en rendre compte. Miro, il continue de larder son ancien chef et ami. Le sang de Basteville l’inonde. Il en a plein ses fringues, et jusque dans sa barbe grise ! Les filles, malgré qu’elles soyent des aventurières, elles restent femmes, ce qui est humain, comme disent les grands auteurs qui ne pondent qu’un chef-d’œuvre tous les vingt ans pour laisser à leurs lecteurs le temps d’aller au bout de leur bouquin avant de sortir le suivant.
Elles s’affolent, elles s’écartent, bousculent Questulagro qui en laisse choir la petite clé.
Je la repêche dans une mare de sang. En douce.
Puis, profitant de la confusion causée par le carnage et les hurlements démoniaques de Huret-l’ancien, en douce toujours, je m’évacue vers des lendemains qui chantent.