Bercé par le doux zonzonnement de lampe à souder des réacteurs, je m’abîme dans mes pensées.
Plutôt moroses, ces demoiselles.
D’un beau gris-toussaint ! On les croirait écrites sur un mur de chiottes.
En caractères gras.
Faut dire que mes avatars ont de quoi assombrir le cerveau le plus ensoleillé, mes fieux !
Voilà que je largue l’Angleterre en laissant ma mère en prison. Béru en prison. Marie-Marie placée comme petite-fille de compagnie dans une famille italoche… Le type que je cherchais, mort.
Plein succès, non ?
Et question rendement, mon enquête au point zéro. Que dis-je : zéro, zéro, zéro, un !
Je n’ai retrouvé aucun document. Bref, c’est le fiasco, comme on dit en Italie. À marquer d’une pierre noire ! Lorsque, plus tard, (et j’espère que ce ne sera pas trop tard) j’écrirai mes souvenirs, l’affaire Huret me filera rétrospectivement la nausée !
— Un peu de champagne ? me demande la ravissante hôtesse brune.
Un tantinet boulotte, cette donzelle. Mais comestible malgré tout. Jadis, les hôtesses étaient des prix de beauté ! Elles avaient leur brevet de sex-appeal dans leur giberne. À présent on commence à trouver du boudin sur les lignes zaériennes. Bientôt, on se farcira des mémères moustachues, j’inélucte. Les Boeing ressembleront à ces vieux théâtres de sous-préfectures dont les ouvreuses sont recrutées à l’asile des vieillards du département. Trop d’emplois et pas suffisamment de main-d’œuvre qualifiée.
— Un doigt ! réponds-je.
Des fois que la mousse de champagne me stimulerait les cellules grisâtres, non ?
Elle me sert. Je lui mate les pourtours. Basse de prose, mais de l’avant-scène intéressante. Un peu joufflue, mais des yeux très clairs, frangés de longs cils, comme on dit dans les romans de mes confrères les plus doués. Bref, c’est un lot pour brève escale, la petite Portugaise.
Elle me présente une coupe embuée dans laquelle dansent des bulles d’or.
— Merci. À quelle heure arrivons-nous à Lisboa, jolie mademoiselle ?
— Minuit moins dix. Désirez-vous un oreiller ?
— Sans façon, j’ai pris l’habitude de dormir en particulier.
Elle sourit guindé et s’éloigne. Son gros dargif ibérique obstrue presque complètement l’allée centrale. Peut-être qu’on a survolé l’Adolfo Magno depuis le décollage ?
Car il a levé l’ancre depuis la nuit dernière, le yacht du senhor Questulagro, et quitté les eaux territoriales britanniques. L’évocation du bateau me ramène quelque chose à l’esprit.
Je claque des doigts, comme un pisseur de communale, pour requérir l’attention de l’hôtesse. Elle se retourne avec, précisément, l’air d’une institutrice à qui ses élèves font des grimaces derrière son dos.
— Oui, monsieur ?
Je baisse le ton.
— Il se pourrait que je reçoive un câble pendant le vol. Mon nom est Delombard, Alfred Delombard…
Elle est soucieuse.
— Généralement, les passagers…
— Ne reçoivent pas de messages, je sais. Mais il y a passager et passager, comprenez-vous ?
Je vide ma coupe d’un trait et la lui tends.
— Tenez : l’emballage est consigné, je suppose ?
Là-dessus, je ferme les yeux pour lui indiquer que je n’ai plus besoin de ses services.
Il y a peu de monde à bord. Les premières, en tout cas, sont presque vides. Juste un couple, devant moi. Elle, c’est une vieille pie goitreuse, habillée en mauve et affublée d’un Yorkshire enrubanné. Lui, un type plus jeune et qui semble très ennuyé d’avoir rencontré dans l’avion une vieille amie de ses parents. D’après leur converse, je comprends qu’il est Portugais (comme un pinson) et œuvre dans l’import-export ; qu’elle est Française, veuve, riche et possède des attaches à Lisbonne. Elle cause abondamment, comme quoi elle admire le Portugal d’avoir su conserver son Empire Colonial. Le dernier du monde ! Nous autres, françouses, on a gâché la marchandise. Au lieu de dresser ces affreux Noirs à coups de fouet, on les a vaccinés. On leur a bâti des hôpitaux, enseigné l’hygiène, ouvert nos facultés. Elle en revient pas comme le Français, de nos jours, promiscuite avec le Nègre. Si elle nous disait que dans son immeuble, en plein Passy, il y a un étudiant en médecine noirpiot ! Qui ose prendre le même ascenseur, que même toute la cabine en est empesté ! Il pousse l’effronterie jusqu’à se permettre d’avoir la télévision. Pas en couleurs, Dieu merci, mais tout de même, on aura tout vu ! Ah ! on décadente terriblement dans l’hexagone ! On a perdu le sens de la dignité ! L’invraisemblable De Gaulle nous a fait beaucoup de mal en recevant cette racaillerie à l’Élysée ! Quand elle voit nos gardes républicains présenter les armes à ces fantoches, la dame, elle est obligée de respirer des sels Cérébos pour échapper à la syncope. L’homme n’a pas été bien avisé en épargnant le Noir. Voyez l’Amérique, quelle mouscaille à présent ! On aurait dû tout tuer en son temps ! Garder juste quelques spécimens, pour dire. Par souci de pittoresque. De quoi alimenter les expositions coloniales. Le Portugal, au moins, grâce à Salazar qui était un type époustouflant avant de trémoler de la membrane, il a préservé ses possessions d’Outre-mer.
La vieille saloperie continue sur ce ton, longtemps, sans relâche, d’une voix aussi constante que celle des réacteurs. Heureusement, je finis par ne plus l’entendre.
Mes préoccupations prennent le dessus sur les siennes.
Je me récite le message dégauchi dans le missel de Huret.
« Barbe, lunettes, journal français. »
« Bar du hall à partir de minuit. »
« Les choses étant ce qu’elles sont. »
C’est en désespoir de cause que je me suis embarqué pour le Portugal, par l’avion même qu’aurait dû prendre Huret, à en croire son billet, si tout avait fonctionné comme prévu pour lui !
Seulement, y’a eu de la sciure de bois dans les rouages de sa combine.
Ça, je crois le piger. Selon moi, ce qui a tout fait craquer, ce sont les gens de l’Agence O’Stbitt. Huret, à l’issu de son déjeuner à la pizzeria, s’est aperçu qu’il était filé. Il a pris peur. Une peur à la mesure de ce pauvre bougre insignifiant ! La trouille sinistre, chiasseuse. Il n’a pas osé retourner chez la mère Ferguson où l’on risquait de le coincer. Pour lui, une seule solution : gagner le Portugal où il devait se rendre le lendemain soir. Seulement y’a comme un défaut pour la réalisation de ce projet : il n’a pas d’argent.
Alors l’idée lui vient de se rendre chez un numismate afin de vendre la pièce de dix louis que, fort heureusement, il conserve sur lui. Le bonhomme, prévenu, renâcle. Huret supplie, sans doute aperçoit-il par la vitre les gens qui l’attendent… Sa proposition est celle d’un paumé, archi paumé : « Prêtez-moi cent livres là-dessus, je reviendrai. » Le numismate accepte, signant ainsi, sans s’en douter, son arrêt de mort. Lesté de ce modeste pactole, Huret file alors à l’aéroport…
Devait y avoir de la marchandise surchoix, dans les coffiots de la banque, pour que le vol du petit employé déclenche un pareil bouzin ! Pour que ça remue et frénétise de la sorte dans les sphères les plus hautes… Un gros industriel français, un diplomate germano-brésilien, un milliardaire brésilien…
Tous ces gens huppés qui, brusquement prennent la courante, engagent du monde au petit bonheur la malchance, de-ci de-là, en France, en Angleterre… Un commissaire de police en vacances, une agence de police privée, des truands.
Quel casse-tronche !
Plus duraille que d’identifier la conscience de Richard Nixon photographiée pour le Schmilblick.
L’hôtesse se pointe vers moi, l’air préoccupé. Au passage, le Yorkshire de la vieille peau épiscopale (puisqu’elle est en violet n’ayant plus l’âge d’être en violée), la gratifie d’un petit aboiement puéril.
— Pour vous ! me fait-elle avec un certain respect, en me tendant un papier pudiquement plié en deux, mais que tout l’équipage a dû lire avant moi.
J’y jette un coup d’œil.
Trois lignes, à propos du milliardaire Questulagro auquel je dois la plus fabuleuse soirée de ma vie. Elles déchirent en moi une sorte d’espèce de voile…
Je murmure, comme pour me bercer :
— Adolfo Magno, Charlemagne ! Carlo Magno Adolfmagne… Ainsi de suite, dix fois, vingt fois… Jusqu’à ce que j’éclate de rire. La morue raciste se retourne, intriguée, me sourit d’un air complice, pensant peut-être que je m’amuse d’un de ses aperçus. Je me mets à loucher horriblement en lui tirant la langue, ce qui la douche et lui flanque le torticolis.
Après quoi, j’implore une nouvelle coupe de champagne de l’hôtesse qui me la sert en un temps record.
— Vous êtes belle, lui dis-je, moi, à votre place, je ne ferais que ça.
L’aéroport de Lisbonne est à peu près vide. Deux grosses femmes de ménage informes balaient le hall des départs que j’aperçois à travers de larges panneaux vitrés. Elles ont des mouvements mous, à cause de leur embonpoint ou du sommeil qui probablement les taraude.
Je présente mon passeport (mon vrai car je n’en ai pas d’autre) au type des douanes, en uniforme vert. Il le composte d’un geste peu cordial, avec l’air de demander : « Qu’est-ce que vous pouvez bien venir foutre ici à minuit ? »
Le tourniquet à bagages se trouve à trois pas du guichet. Il commence de fonctionner, véhiculant des valises titubantes qui ressemblent à une caravane de pingouins se rendant à une distribution de poissons séchés.
Je n’ai pris qu’un petit embrassenville en box noir et je le vois qui cahincahate dans ma direction sur le ruban de caoutchouc.
Vous l’avouerai-je ? Oui, puisque je ne vous cache rien. Eh ben, j’sus ému, les gars. Je me dis : « Et si tu t’es fourré le finger dans l’eye, San-A. ? Peut-être que tu l’as mal interprété, le message ? Tes méninges émérites ont pu te trahir. T’as tiré des conclusions inexactes, donné dans le fallacieux, moussé du galure à contre-voie ?
Alors, gugus, fatalement, il se trémousse dans sa cage à serin.
Je biche ma valousette, et me dirige vers le hall principal. Des employés discutent en portugais, la casquette rejetée en arrière du crâne. On sent que l’aéroport désarme pour la nuit. Il se met doucettement en veilleuse et ressemble aux gares de banlieue entrées dans la léthargie de la nuit et que seul trouble le fracas des rapides qui passent sans s’arrêter. Maintenant, il n’y a probablement plus à Lisbonne que des arrêts techniques pendant lesquels les voyageurs bivouaquent frileusement dans des salles de transit.
— Excusez-moi !
Le groupe des employés devient silencieux. Des visages suant de fatigue me considèrent.
— Je suppose qu’il y a un bar à l’aéroport ?
J’ai questionné en anglais. L’un d’eux, un petit courtaud dont la moustache ressemble à une houppette noire, opine.
— Près de l’entrée, à gauche, c’est surélevé.
— Savez-vous s’il est encore ouvert ?
— Il ne ferme qu’à minuit et demi.
— Obrigado !
J’ai lu ça sur un dépliant, dans le zinc. Obrigado. Ça veut dire merci bien. C’est l’interjection la plus usitée au Portugal…
Les bureaux des compagnies sont fermagas. Les loupiotes soulagées donnent à la bâtisse l’aspect d’un tableau de Fernand Léger. C’est grand, géométrique, avec des teintes pâles, des cubes d’ombre…
Je marche d’un pas appuyé, comme pour bien réadhérer au sol, le déguster de mes semelles. Je suis le premier voyageur de l’avion à sortir, vu la simplicité de mon bagage qui m’a été délivré presque immédiatement.
Soudain je m’arrête. Un lent travail s’opère en moi, dont j’ai conscience sans parvenir à en définir le mobile précis. C’est impulsif, donc secret. Mû par un élan subit, je me précipite sur une lourde marquée « Lavatorio » ou un truc dans ce genre. Bref, s’agit des goguenuches. Eh quoi ! vous écriez-vous déjà, mesquins comme je vous tolère, c’était donc ça le travail qui s’opérait soi-disant en lui ! Non, mesdames et mes gueux. J’sus scatologue parfois, hélas, mais jamais gratuitement. Ce que je cherche ? Un miroir ! Une simple glace de chiottezingues publiques. J’veux me voir avant d’être vu. M’étudier…
Le miroir biseauté de l’endroit me renvoie l’image d’un homme énergique et qui reste élégant malgré sa lassitude, sa barbe de la journée et ses fringues froissées par le voyage. La limace est faite sur mesure. Mes initiales marquant la place du cœur sur ma large poitrine, en bleu sur bleu. Ma cravetouze sort de chez Lanvin[26]. Mon complet de chez Jack Taylor, le tailleur de l’élite. J’ai l’air énergique, l’œil tranchant, la mâchoire volontaire.
Faut remédier à tout ça, mon San-A., pour le cas où…
Rien de plus pénible que l’automutilation lorsqu’on n’est pas masochiste.
J’allume un cigare et je commence par brûler ma chemise à deux cents francs à l’emplacement des initiales. Ensuite j’ôte ma cravate et je la frotte un peu par terre pour la ternir. Au tour de ma veste à présent. Je la roule menu, la tords, la malaxe avant de l’enfiler. Après quoi, lui trouvant encore trop bon aspect, j’arrache l’un des boutons. Au tour de mon visage à présent… Je me mouille les tifs pour les domestiquer et je leur réussis une coiffure à la sacristain de village pas piqué des vers. J’éteins mon regard de braise. Je m’efforce de mettre de la veulerie dans ma figure, gardant la bouche entrouverte comme un gros brochet naturalisé (français), les petits brochets sont des péchés de jeunesse. Notez-la, celle-là. Si vous en rencontrez d’encore plus c… que vous, ça risque de les faire rire.
Miracle de l’ingéniosité ! Victoire du sacrifice ! À présent je n’ai plus rien d’un glorieux. Je tète un cigare à toute pompe en avalant la fumée jusqu’à ce que le mal de cœur me prenne. Oh ! la pauvre gueule pâlotte. Oh ! les tristes traits creusés. Oh ! ce personnage blafard !
Mon numéro frégolien procède de deux espoirs insensés. Pour qu’il trouve sa justification, il faudrait : 1°que le texte du missel concerne bien un rendez-vous à Lisbonne, ce soir ; 2°que, s’il s’agissait d’un rendez-vous, la personne chargée d’attendre l’employé ignore son décès ; 3°qu’elle ne le connaisse pas.
Pour le dernier point, je serais plutôt rassuré car les précisions notées dans le message eussent été superflues si Huret et celui qui, peut-être l’attend, se connaissaient.
À présent vas-y, brave San-A.
Infatigablement ! Aie confiance en ton étoile qui ne s’use pas lorsqu’on s’en sert.
Le hall…
Des voyageurs entrevus vaguement dans la salle d’embarquement de London. Cortège ensommeillé, pressé de réintégrer ses niches.
Je marche lamentablement, en déplorant que ma valise soit trop luxueuse. Je la flanquerais bien à la consigne, mais ça ne ferait pas vrai d’arriver les mains vides.
Comme indiqué, au bout du hall, à gauche, deux ou trois marches donnent accès à un podium qui est arrangé en bar. Je vois un long comptoir d’acajou. Un serveur en veste blanche commence à planquer son matériel. Un salaud-de-Noir-que-les-Portugais-auraient-dû-tuer-car-ils-ne-se-rendent-pas-compte-de-ce-qui-les-attend nettoie les tabourets à la fausse peau de vrai chamois.
Alors ?
Gagné !
Il est là, tout au bout du bar, devant une consommation blanchâtre.
Il a une barbe grise, des lunettes cerclées d’or. Et il lit un journal français.
Je m’attendais à le trouver ici. Mon petit lutin intérieur m’affirmait que je ne me gourais pas. Par contre, je ne l’estimais pas si âgé. Il peut avoir la soixantaine. Il est maigre, vêtu plutôt modestement. Un peu vouté. En m’approchant de lui, je vois que ses cheveux gris, longs comme ceux des vieux peintres ratés, ont formé une traînée graisseuse sur le col de son veston. Il n’a pas de cravate, sa chemise est ouverte sur une poitrine osseuse où végètent des touffes de poils blancs. Il porte des sandales de cuir qui laissent voir de méchantes chaussettes à rayures, telles qu’on en achète à trois paires pour un franc sur les marchés.
Je viens devant lui, me maîtrisant à mort pour conserver une expression morne et contrite.
— Bonjour, laissé-je tomber.
Il baisse la tête un peu afin de me considérer par dessus ses lunettes. Je lis la méfiance dans ses yeux.
— Vous désirez, monsieur ? murmure-t-il.
« Merde, me dis-je, c’est raté ! Ce n’est pas l’homme espéré. Ou bien alors… »
Un trait de lumière. Je me racle la gargane.
— Les choses étant ce qu’elles sont…, dis-je.
J’attends.
Transformation complète. Le bonhomme fond. Il devient affable (comme La Fontaine). Toujours juché sur son tabouret, le voilà qui écarte les bras pour une accolade spontanée !
— Georges ! croasse-t-il.
Et vous savez ce qu’il ajoute, au moment où je me penche pour effusionner ?
Il dit commak :
— Ah ! mon chéri ! Mon grand chéri !
Y’a qu’à moi qu’il arrive des choses semblables.
Je le jure !