— Tu sais qu’à présent, nos instants de liberté sont comptés, Gros ?
L’infirmier vient de se débarrasser de son accoutrement dans les toilettes de l’hosto et le voici de nouveau en civil, triomphal et cradingue.
— Biscotte ? demande-t-il en se renfrognant.
— Ben, je viens de m’évader, non ?
— T’étais en état d’arrestation ? objecte l’Énorme.
— Beûh, pas à proprement parler…
— Alors !
— Il reste la manière dont tu as endormi le poulet.
— Ça me regarde.
On marche d’un pas posé dans les couloirs qui malodorent, histoire de ne pas attirer l’attention.
— J’ai horreur de ce genre d’endroits, grommelle l’Enflure. Y‘m’foutent le bourdon. Et puis c’est arnaque and company. Si j’te causais que je m’ai fait faire une analyse d’urines, le mois passé, pour si j’aurais du col-laisse-tes-rôles. Les carnes du labo m’ont demandé un prix fou et m’ont pas seulement rendu mes urines. Même que j’sus été les traiter d’escroques. La gonzesse vanneuse de la réception ergotait que ma pisse avait été jetée, tu parles ! Mon œil ! Chez eux y’a pas de petits bénefs.
Une fois sortis du St Stephens Hospital, je me sens ragaillardi par la brise qui bouscule des nuages en direction de la chère France, si proche et pourtant si lointaine.
— Boitille the pogrome ? demande le Gros qui a toujours été doué pour les langues (principalement pour la langue de bœuf).
— Une première mise au point à faire, mon pote…
— Tu pourrais m’affranchir sur tes avares-rots d’hier, hargnit Bérurier. Dans ton circus, tout ce que je vois c’est que je fais tintin pour mes vacances et que je risque de me chicorner avec les archers de scotch and lard. Jusqu’à présent, j’ai eu que des emmouscailleries de première…
Je pousse Béru dans un taxi auquel je lance l’adresse de la dame Ferguson et tandis que le bahut fonce à travers un Londres vidé par le dimanche, je fais à mon ami la relation des derniers événements. Il m’écoute et paraît s’endormir. Mais à son souffle, je sens qu’il reste lucide, mieux : en éveil. L’est en train de phosphorer sec, le Mammouth.
— Pourquoi elle aurait berluré la poulaille, ta vieille cigogne, selon toi ?
— Franchement, je ne vois pas, dis-je. Je crois m’y connaître en individus, et je peux te jurer que cette brave bonne femme était pure comme l’or.
— Elle t’a tout de même joué un vilain tour, mon pote, comme quoi, les gonzesses, qu’elles aient un panard dans la tombe ou bien qu’elles sortassent tout juste de leur coquille, c’est qu’un régiment de salopes.
Sur ces fortes paroles dont la misogynie, je pense, n’échappera à personne, le Gravos reprend le cours solennel de ses pensées.
— J’ai été bien aspiré d’aller au Hilton où que j’te savais descendu. J’ai d’abord demandé le numéro de ta piaule. Ensuite j’ai attendu que le concierge s’absentasse, et puis, au flanc, je sus été réclamer ta clé à son remplaçant. J’ai bien dormi malgré que ta chambre soye près des ascenseurs.
D’évoquer le sommeil le fait dormir. C’est un boa, Béru. Je lui flanque une bourrade à lui fêler les cerceaux !
— Hé, reste avec moi, Grosse Tarte à la Choucroute ! Aide-moi plutôt à y voir clair. Où a-t-il planqué son butin, Huret ? Tu pourrais enfanter une idée cohérente sur la question avec ton énorme tronche de bison méningé ?
Sa Majesté hoche la tête (ordinairement je dirais qu’il branle le chef, mais comme je suis son chef, ça prêterait à confusion… de ma part).
— Tu veux mon avis ? s’empresse le Gros.
— Je l’implore !
Pépère, quand on le presse et qu’il n’a aucune idée, il dit n’importe quoi. Or, c’est ce n’importe quoi qui se révèle pertinent, bien des fois. Le réflexe animal est plus sûr que la méditation humaine. Quand la terre va trembler, les bêtes se barrent pendant que les hommes se demandent si la sourde rumeur qu’on entend provient d’un orage ou d’un égout bouché.
— Les choses sont bien plus simples que t’imagines. Qui te dit que Huret a volé pour lui ? À travers ce qu’on sait de lui, tout porte à croire qu’il a obéi à quéqu’un, exaquete ?
— Je le pense aussi, Gros, conviens-je, satisfait par nos concomitances de pensée.
Stimulé, le Dodu poursuit.
— S’il a agi pour quelqu’un, le quelqu’un en question s’intéressait à des documents, pas à des valeurs ordinaires…
— Toujours conforme, Alexandre-Benoît. Continue, tu m’intéresses.
L’Obèse (moi vite) ne se fait pas prier.
— Pourquoi le fameux quelqu’un que j’te présume aurait-il pris le risque de laisser filocher cette patate en Angleterre avec les documents, hé, Burnenfête ? Une pauv’ nouillasse telle qu’Huret était appelée à se faire alpaguer à bréviaire déchéance.
Évidemment.
— Mets-toi à la place du gus qui embauche Huret pour le petit escamotage, il a qu’une hâte : se faire cloquer les documents au déboulé de la banque. En tout et tas de causes, ton minus a virgulé la came intéressante à son… employeur quelques minutes seulement après l’avoir secouée. Tout le reste, c’est du cinoche pour cacher la merde au chat.
— Hum… Tout de même, protesté-je sans grande conviction.
Ma réticence, bien que mollassonne, banderille l’humeur du Gravos.
— Quoi, tout de même ! Faut toujours que tu ergotes, nom d’Dieu. Les faits causent ! J’m’contente de les traduire en bon français. T’es là qui contristes parce que t’as pas trouvé une ombre de document sur Huret. Et tu renaudes quand je t’assure qu’il les a laissés à Pantruche, faut savoir ce que t’espères.
Le taxi freine dans la rue de l’aimable madame Ferguson et stoppe en douceur devant sa petite maison.
— It is ici ? demande l’imposant.
— Yes, Béni. Nous allons avoir le fin mot de l’histoire, du moins en ce qui concerne le mensonge de la vioque.
Je demande au driveur de nous attendre, car les stations sont rarissimes dans le secteur, et je sonne.
Elle a rebecté ses frisettes vu qu’on est dimanche. Y’a des vieillardes, j’sais pas où elles vont pêcher leur parfum, franchement. À croire qu’elles l’ont conservé depuis leur jeunesse dans des bonbonnes pour être certaines de n’en pas changer et qu’il s’est éventé au fil des décades pour devenir autre chose d’un peu triste, d’aussi fané qu’elles, d’émouvant.
Celui de l’hôtesse à Huret évoque des photos jaunies, des armoires cirées pleines de dentelles empilées, des hardes auxquelles on ne touchera plus jamais.
Elle trouve la force de sourire en m’apercevant sur son perron, bien qu’on m’ait appréhendé la veille en sa présence.
— Oh ! c’est vous, jeune homme ! cuicuite-t-elle, façon perruche folâtre, de celles qu’ont une huppe sur la tronche. Cela s’est donc arrangé avec ces messieurs de Scotland-Yard ?
Elle en est ravie, la vieille chérie. Elle en gazouille d’allégresse.
— En effet, cela s’est arrangé, et, à ce propos, j’aurais deux mots à vous dire, Mrs. Ferguson.
— Entrez ! Vous permettez que je sorte mon apple-pie du four, à l’odeur, je sens qu’elle est à point.
La voici qui plonge dans sa cuisine. Une cuisine qui n’est pas pareille à la nôtre, mais qui pourtant m’y fait songer très fort, au point qu’une discrète émotion me met du vague à l’âme. Mince, on était peinards dans notre pavillon, l’autre soir, m’man et moi. On jouait au scrabble pendant que l’horloge tic-tacait confortablement. Et puis un coup de sonnette a retenti et tout s’est déclenché.
— Elle a une bonne gueule c’te tarte ! apprécie le Gros en louchant sur l’odorante pâtisserie déballée du four. Pâte feuilletée, hé ?
La dame ne comprenant point, il essaie de lui expliquer :
— It is pâte feuilletée, if I not m’abuse ?
Vaille que vaille ils engagent le dialogue. Moi, pendant ce temps, je contemple la kitchen, toujours troublé par l’atmosphère qui y règne et qui m’évoque celle de Félicie. Pourtant l’odeur n’est pas la même, et les ustensiles diffèrent. La cuisinière d’ici est revêtue de faïence et ressemble à un haut-fourneau en miniature. Je sais : l’impression provient des livres. Félicie aussi possède sa petite bibliothèque dans sa cuisine. Il y en a sur le réfrigérateur et plein une étagère, où le sucrier et le pot à farine servent de presse-bouquins. M’man a ses auteurs à elle qu’elle lit et relit inlassablement. Cronin (La Citadelle tombe en ruine), Pierre Benoît. Myonne, Gyp, Autant en Emporte le Vent lui sert à faire la tare sur sa balance les jours de confiture car il pèse exactement le même poids que son chaudron.
J’examine les lectures de Mrs. Ferguson. Elle, c’est l’espionnage qui la passionne. Le côté X 69 ne répond plus.
— J’ai l’impression que votre ami aimerait goûter mon apple-pie ? m’interpelle-t-elle. Cela lui ferait-il plaisir d’en manger une portion ?
— Il en salive déjà !
— Vous aussi, vous allez en manger, si, si ! Vous me direz comment vous la trouvez.
D’autorité elle dispose deux assiettes sur sa table et tranche deux quartiers de tourte.
— Allez-y ! invite-t-elle.
— Elle a bon cœur, ta vioque, se réjouit Béru.
Puis, à la dame :
— Saint-Cloud véry moche, madame.
Et il cramponne, non point l’une des deux parts, mais les huit dixièmes du gâteau restant dans lequel il mord à pleines chailles bien qu’il soit brûlant.
— Chère madame, commencé-je, je voudrais…
— Juste une minute ! s’excuse la perruchette, je vais vous servir un verre de Xérès, cela va si admirablement avec l’apple-pie !
Elle sort en trottinant. Moi, vous me connaissez ? Si je réfléchis beaucoup avant d’agir, il m’arrive aussi d’agir sans réfléchir. C’est le cas présentement. En deux coups de pinceaux je me libère de mes godasses et me voilà parti sur les talons à mémère. La brave dame passe dans son salon où trône le portrait de feu Ferguson à l’époque où LES Indes mouraient de faim sous contrôle britannique. Elle va à une desserte vitrée pour y prendre une bouteille sombre et deux verres, pose le tout sur la table et s’approche du téléphone. D’un doigt tremblant, la dabuche compose un numéro.
— Allô ! fait-elle, passez-moi W-H, c’est de la part de F zéro, zéro. Oh ! c’est vous, W-H !
Elle chuchote comme une petite fille qui raconte les robes de sa maman à sa copine pendant la classe, en faisant siffler les syllabes à travers son dentier.
— L’agent français est revenu… Oui, il est ici, faites vite !
Elle raccroche. Lorsqu’elle est de retour dans sa cuistance je m’y trouve déjà, ma tarte à la main et les deux pieds, non pas dans le même sabot, mais dans leur étui respectif.
— Comment la trouvez-vous ? s’inquiète la vieille bougresse.
— Saumâtre ! lui réponds-je.
Elle fronce ses sourcils de lézard.
— Pardon ?
Je lui désigne ma montre.
— J’ai tout entendu grâce à mon Evanesceur de contrôle. « Vous venez d’appeler W-H, n’est-ce pas ? »
Son maquillage précontraint s’écaille sous le coup de l’émotion et un plâtras choit sur le carrelage avec un bruit mat.
— Mais…
— Inutile de nier, F zéro zéro, je suis au courant de tout. Votre conduite constitue une haute trahison pour le Royaume-Désuni et il est probable que vous passerez en Haute-Cour. Vu votre grand âge on ne vous fusillera peut-être pas, encore que…
Je mords dans mon quartier de tarte. Béru, insouciant, vient de becqueter le reste du gâteau avec cette impudence qui n’a d’égal que son appétit.
La mémé porte la main à sa poitrine et se laisse tomber sur une chaise.
— Que dites-vous ! éplore-t-elle.
— La triste vérité. Vous appartenez à une organisation d’espionnage ennemie de l’Angleterre !
— Ciel, mon mari ! égosille la dame.
— Où est-il ?
— Au ciel, justement. Que doit-il penser de moi, là-haut, lui qui était capitaine ?
— Il ne pense pas : il pleure, madame Ferguson. Et les larmes d’un mort sont difficiles à essuyer.
Elle respire mal, par petites goulées étranglées.
— Non, non, pourtant ils m’avaient montré leurs cartes de l’intelligence Service…
— Qui cela, « ils » ? Voulez-vous parler des deux hommes qui m’ont emmené, hier ?
— Oui.
Elle se redresse.
— C’est vous qui mentez ! D’abord vous êtes étranger !
— Vous avez un moyen très simple de savoir si je mens : appelez le Yard, demandez-leur qu’ils contactent l’I.S. et vous verrez votre fameux W-H partir en fumée.
— W-H m’a prévenu qu’il était indépendant de la police officielle !
Je souris à la brave gâtouillette.
— Comme si des services de cet importance pouvaient s’ignorer ! L’Intelligence-Service et Scotland Yard : les deux mamelles de l’Angleterre ! Êtes-vous retombée en enfance, madame Ferguson ? Ce serait dommage pour quelqu’un sachant confectionner d’aussi savoureuses apple-pies.
— Mais alors ? fait-elle en secouant ses mistifrisis.
— Alors il est grand temps de vous ressaisir, madame Ferguson.
— Les v’là ! annonce Béru, l’œil collé au judas de la porte.
— Tout le monde en place ! fais-je.
Ayant dit, je tourne le bouton de la radio de manière à faire fonctionner celle-ci à plein régime. Au poil : je tombe pile (bien qu’il ne s’agisse pas d’un transistor) sur du Wagner. Le Wagner, ses cuivres, ses instruments à percussion ! L’idéal dans de pareilles circonstances.
— Vous avez bien compris ? fais-je à la perruche.
Elle acquiesce.
— C’est votre seule chance de vous réhabiliter, soufflé-je, songez à la mémoire de votre mari !
Béru m’a rejoint dans la cuisine dont nous laissons la porte entrebâillée. J’assure dans ma main moite le rouleau à pâte de mémère. Le Gros s’est contenté de retrousser sa manche droite. La vieille ouvre.
— Oh ! ce bon docteur Schmoll ! s’écrie-t-elle avec une magnifique fausse ingénuité. Quel hasard !
Puis bas, comme je lui ai indiqué :
— Il est de nouveau en haut !
— Je passais voir où en étaient vos rhumatismes, madame Ferguson, annonce le grêlé en déguisant sa voix.
Il y a un fauteuil dans le couloir. Une grande cathèdre plus gothique (comme son nom l’indique) que la cathédrale de Chartres. Intentionnellement, j’ai déplacé le monumental siège pour qu’il obstrue le couloir. Une peau de chamois négligemment posée sur l’accoudoir donne l’impression que sa propriétaire était en train de l’encaustiquer lors du coup de sonnette. Le grêlé et son camarade passent devant la porte de la cuisine. Les voilà coincés. En cas de fausses manœuvres de notre part, ils ne pourront pas s’élancer vers l’étage.
— Laisse-moi le plus gros, chuchote Béru.
On se précipite.
Madoué ! La promptitude du grêlé ! Franchement, c’est du grand art. Je ne pensais pas que quelqu’un soit capable de dégainer plus vite que moi, mais ma proverbiale modestie me force à reconnaître qu’il m’est supérieur dans ce domaine.
On n’est pas plutôt dans le vestibule qu’il s’est déjà retourné, rapière en main. Seulement, un mec qui ne manque pas de réflexes, ladies and gentlemen, c’est bien Votre San-A. bien-aimé. J’avais le rouleau à pâte brandi, comprenez-vous. Si bien qu’il me reste un tout petit bout de geste à exécuter pour le lui propulser dans la margoulette. Le claquement de son pétard paraît ponctuer l’arrivée du rouleau de bois entre ses yeux. J’sais pas si vous avez déjà eu en main un rouleau à pâte anglais, mes amis ? Sinon, je puis vous expliquer que là-bas, on les fait en buis massif et qu’ils pèsent lourd. Faut dire qu’après la jarretière de la reine, c’est quasiment l’emblème du pays.
Ce penalty que je lui manque dans la lucarne, mes chers aïeux !
Il s’écroule à la renverse, sans poser de questions insidieuses. Quant à sa balle, au cas où la trajectoire d’icelle vous tracasserait, laissez-moi vous confier qu’elle est allée se perdre dans le bois massif de la porte.
Béru, pour sa part (et pour celle de son adversaire) est déjà en train de s’expliquer avec l’adjoint. Explications sommaires, je dois dire. Une manchette sous l’oreille droite. Le mec titube et se retourne. Un solide une-deux au bouc, et le compagnon du pseudo-Morlan va rejoindre celui-ci au royaume de la sciure. Le tout a été tellement rapide, net et précis que Mrs Ferguson n’a pas trouvé trois secondes pour s’évanouir. Elle regarde, la bouche ouverte sur un dentier qu’on a dû lui sculpter dans un bloc de marbre.
— Pas plus difficile que cela, chère madame, lui dis-je aimablement. Vous pouvez constater que votre appartement n’a subi aucun dommage !
Elle hoquette (sur glaçon) :
— Il aurait pu vous tuer !
— Oui, il aurait pu, mais il ne m’a pas tué. Nous permettez-vous d’emmener ces messieurs dans la salle de bains du premier afin de leur rafraîchir le visage et les idées ?
Sans attendre la réponse, je charge le grêlé sur mes épaules, cependant que Béru empoigne l’autre pomme par le collet.
Morlan gît sur le lit de feu notre ami Huret. Il semble en fort piteux état. J’ai beau lui bassiner la fraisette, il reste insensible. Son cœur bat toujours, mais W-H demeure sans réaction. De guerre lasse, je décide de me consacrer à son camarade dont les pensées me paraissent plus accessibles.
Mais auparavant, je me livre à une fouille rapide de ses poches.
— Tu t’amènes, mouais ? lance le Gravos, de l’autre côté de la cloison : bébé est prêt pour son bain…
— Une minute !
Le plus poilant, c’est que les fafs de mon assommé sont bel et bien établis au nom de Morlan. À profession, je peux lire « représentant de commerce », ce qui n’est guère compromettant et ne signifie pas grand-chose. Il serait citoyen britannique, né à Liverpool, selon ses pièces d’identité. Mais peut-on y attacher foi ? Deux chargeurs de rechange. Des bricoles de fumeur… Un couteau à cran d’arrêt. Un rouleau de billets de cinq livres retenus par un élastique. C’est tout. Avant d’abandonner ce vilain requin, je le ligote en utilisant un prolongateur de courant chargé d’alimenter la petite lampe de chevet.
Les poignets d’abord, car ce sont toujours les mains qui sont les plus dangereuses chez l’homme. Boulot soigné ! Il ne pourrait même plus remuer le petit doigt. Comme le prolongateur mesure au moins trois mètres, j’ai du rabe en quantité, aussi décris-je deux tours très allongés autour des cannes de ma victime avant de lui entraver les chevilles. Une fois ma besogne terminée, on pourra l’acheminer par petite vitesse n’importe où, Morlan. Ce sera de l’emballage bien fait.
C’est au moment de serrer ma boucle autour de ses tibias (et par la même occasion de ses péronés) que je fais une constatation qui va, vous le verrez si vous n’êtes pas trop pressé, se révéler d’importance.
Je sens un objet dur dans le bas de son pantalon. Ayant retroussé la jambe droite de ce dernier, je la palpe minutieusement et finis pas dégauchir une petite poche habilement aménagée et fermant à l’aide de minuscules pressions.
Je l’ouvre d’un coup sec et plonge ma pince de homard par l’orifice. Quelque chose de rond, de lourd s’offre à mes doigts cupides. Sur le moment, je crois qu’il s’agit d’une médaille. Mais, ayant dégagé l’objet, je m’aperçois que je tiens en fait une énorme pièce de monnaie. Ce profil, ce nez, ces mèches retenues par un bandeau… Louis XIII ! France et Navarre ! Au revers une croix formée de 8 L couronnés et cantonnés de fleurs de lis.
Pas de doute possible ! Il s’agit là d’une des deux pièces rarissimes dérobées à Xavier Basteville. Comment diantre cette mornifle est-elle tombée entre les mains (en l’occurrence c’est plutôt « entre les jambes ») de Morlan-le-grêlé ?
L’a-t-il découverte dans la chambre de Huret lorsqu’il l’a visitée, la toute première fois ?
Je glisse la monnaie dans ma poche. Allons, il n’aura pas tout perdu, le Dirlo des laboratoires Machinchouette. Voilà qui le dédommagera de la grandiose gratification dont il m’a comblé.
Tout guilleret, je passe dans la salle de bains où Béru a bien fait les choses. Dûment saucissonné, celui que le grêlé appelait Agenor repose dans la vieille baignoire de dame Ferguson, dont la robinetterie date de la Guerre des Deux Roses. Le Mastar a empli la baignoire d’eau froide et l’assistant de Morlan claque des dents. Pas trop fort, car le liquide lui arrive au ras de la lèvre inférieure et au moindre mouvement, il risque de se payer une rasade de Tamise purifiée.
— Y’a lulure qu’on s’est pas payé le coup de la baignoire breveté gestapo, rigole le Gros. Comme j’suppose que t’as des questions à lui poser, je m’ai dit qu’on pourrait le démarrer par ça ?
— Bonne idée, Pépère.
Je m’assois sur le rebord du récipient d’un blanc jauni et piqueté de points noirs.
— Vous parlez tout de suite ou bien je vous conditionne un peu auparavant ? demandé-je à Agenor.
Je vous l’ai déjà dit en son temps, c’est un gros, mal tenu. Il est blondasse, ses cheveux graisseux lui pendent sur la figure. Une expression veule alourdit ses traits. Logiquement, un pèlerin comme lui est facile à mettre au pas.
— Cela dépend de ce que vous voulez savoir, objecte-t-il, manière de voir comment je vais réagir.
Jamais se laisser embarquer dans les bifurcations orales, les mecs ! Sinon on est flambé. L’ergotage dans ces circonstances vous détraque la pendule.
Au lieu de répondre, je fais un signe à mon pote. Le Gros opine et plonge son bras dans l’eau pour choper les paturons d’Agenor. Il tire sec. La tronche du vilain disparaît sous la flotte. Césarin, la chose est classique, se retient de respirer autant qu’il lui est loisible de le faire. Mais, excepté les pêcheurs d’éponges qui peuvent passer les vacances de la Pentecôte sans respirer, la moyenne des gens normaux ne dispose pas d’une autonomie d’oxygène supérieure à 90 secondes. Et encore, j’ai un copain asthmatique qui prend une syncope s’il se pince un peu trop longtemps le pif en se mouchant.
Bientôt, une gerbe de bulles éclatent à la surface. Sous la flotte, Agenor roule des yeux hallucinés.
On compte jusqu’à quatre, bien posément, si posément même que des commissaires priseurs auraient le temps, eux, de compter jusqu’à trente-sept, puis Béru lui retire la tronche des profondeurs.
L’autre suffoque (d’ailleurs il est natif du Suffolk). Il crache ! Il s’exorbite. Il voudrait expulser ses poumons, rejeter ses bronches ! Son regard jambonné implore l’air pur des alpages. À la rigueur, il se contenterait de celui des Monts Grampians. À la fin il retrouve une respiration normale.
— Tu vois ce que c’est qu’d’jouer au con sans son scaphandre ? lui lance Bérurier.
Le malheureux ne parle pas la langue gaullienne, mais il n’en opine pas moins véhémentement pour le cas ou on lui aurait demandé s’il accepte de coopérer.
Je l’attaque à ma manière, laquelle, vous le savez, n’est pas spécialement orthodoxe.
— Dites, Vieux, vous avez du pot que la peine de mort soit pratiquement abolie en Angleterre, hé ?
Il est plutôt déconcerté, Agenor. Il pensait qu’on allait se lancer dans des considérations moins générales.
— Pourquoi ? balbutie-t-il entre deux ultimes bulles.
Je brandis la pièce de dix louis entre mes doigts, essayant de capter le rayon de soleil tombant de l’imposte afin de le lui virguler dans l’œil. Je le vois qui sourcille.
— Malgré tout, poursuis-je, l’assassinat tient encore son cours à la bourse des Assises.
— Qu’est-ce que tu dégoises ? rouscaille Béru, vous pourriez pas causer français, quoi, merde !
— Achète-toi une méthode Assimil, Gros, ça complétera ton immense culture…
Écœuré, Pépère se met en devoir de se lotionner la hure avec le contenu des flacons rassemblés au-dessus du lavabo.
— C’est vous ou Morlan qui l’avez assaisonné, le vieux numismate ? demandé-je doucement au gentil baigneur.
Comme il tarde à répondre, je retrousse ma manche afin de le tirer par les pinceaux. Alors, vivement, il murmure :
— C’est Morlan.
— Racontez…
— Mais…
— Béru, soupiré-je, tu veux bien faire faire une nouvelle dégustation de flotte municipale à monsieur ?
— Tout ce qu’il y a de parfaitement, s’empresse le Mastar. Y’a qu’à causer pour être servi ! La maison assure une permanence.
Cette fois-ci, il immerge Agenor en appuyant sur sa tête.
Tandis que les bulles moussent à la surface tourmentée de l’eau, le Gravos s’inquiète :
— Il objecte, ce Tordu ?
— Pas trop, je sens qu’on progresse. C’est ces deux vilains qui ont refroidi le marchand de mornifles anciennes.
— Mince ! Alors, ton Huret ?…
— Il était sûrement plus paumé encore que je ne me figurais. Remonte le client !
— Déjà !
— Dis donc, confonds pas avec les œufs coque. Trois minutes, ça risquerait de lui être fatal !
Réapparition d’un Agenor apoplectique, qui se ramone les tuyaux comme un pendu !
— On dirait qu’il a gobé une douzaine de poissons rouges, rigole Béru.
Manière d’aider à la réanimation du voyou, il le mornifle à grandes baffées sonores.
— Comment qu’on dit savon en rosbif, Mec ? s’enquiert Mustafa.
— Soap !
— Saint-Cloud, my pote !
Alexandre-Benoît chope une savonnette grosse comme mon poing et déclare au gangster en la lui brandissant sous le pif.
— If tu spiques pas very vouel très bien, the nexte fois je t’fais bouffer ta soap nature, espèce of big pig ! Like this tu feras des mahousses bulles et ça te décrassera la menteuse ! À capito ? Y a wol ! Alritche ! Chope-le, San-A. Et dis-y qu’y filoche rectiligne s’il tiendrait pas à devenir poissecaille pour toujours.
Il a qu’un regret, Génor : c’est de claquer des dents. Ça freine son élocution. Il déplore. Souhaiterait avoir une jactance de tribun, pour déballer son historiette sans encombre. Il appréhende désormais les temps morts, redoute les « h » trop aspirés, saute les virgules, marque pas le stop aux points, carbonise les paragraphes. Ça lui galope entre les lèvres. Il dévide tout d’abondance. On dirait un moulinet devenu fou qui se débobine à outrance. Il oublie rien. Des trucs lui reviennent, qu’il n’avait seulement pas remarqués sur le moment. Il aurait le temps de broder qu’il en rajouterait peut-être. Il est pressé d’en finir. C’est l’œuvre de sa triste vie, cette confession. Il presse dessus comme sur un abcès mûr. Faut qu’il se purifie un grand coup. Parfois il coule un regard sur Bérurier. Ses yeux chavirent d’angoisse. Ce qu’il le craint, mon camarade ! Une terreur hydrocutive ! Il en a mal jusque dans les moindres recoins. Il veut qu’on l’absolve ! Qu’on l’oublie ! Il est polonais d’origine, Génor. Vous dire si l’Angleterre y s’la carre dans la gaine à thermomètre ! N’est là que depuis la guerre ! Embarqué à Dunkerque ! Les tommies lui filaient des coups de crosse sur les doigts pour lui faire lâcher la chaloupe où qu’il s’agrippait désespérément. N’a dû son salut qu’à un bout de corde qui traînait derrière l’embarcation. Même à Dover on l’a étendu d’un parpaing dans la théière, rapport qu’il prétendait avoir droit à du ravito comme les autres, qui eux étaient de vrais hommes, anglais pour de vrai. L’agési dans le sable boueux pendant des heures… Drôle de manière de se faire nature-enliser britannouille. Tout ça pour bien expliquer qu’il peut causer de bon cœur. Qu’il en a quine des manigances de la vie londonienne. Le mitant britiche, il est coriace ! Impitoyable pour le stranger. Raciste, quoi ! Agenor y a toujours végété en marge. À conduire les chignoles, à prendre ou à donner des gnons. Porte-flingue ! Larbin éternel ! Polak à jamais ! Le grêlé est un caïd qui dispose d’une équipe. Voici plus d’une huitaine, ses scouts et lui ont été engagés par un milliardaire brésilien, un certain Pietro Questulagro, vice-roi du bœuf congelé, archiduc du bœuf surgelé, prince consort du bœuf séché. C’est lui qui expédie du Brésil les deux tiers (pour ne pas dire les six neuvièmes) de la viande des Grisons exportée par la Suisse ! Une fortune colossale ! La quatrième d’Amérique du Sud ! Non : la cinquième, j’avais oublié Onasis. Le magnat que je vous raconte est propriétaire du yacht où l’on m’a si délicieusement séquestré la nuit dernière. Ce bâtiment, détail précieux, ô combien ! s’appelle l’Adolfo Magno. Morlan et ses hommes étaient chargés d’une mission très particulière : retrouver dans Londres un petit bougre d’escroc français nommé Georges Huret.
Mon âme s’élève, lourde de pitoyance, vers la mémoire du pauvre bougre qui fut si pourchassé, si traqué, si réduit pendant les derniers jours de sa vie. Car, si je résume brièvement, outre les polices officielles franco-britanniques, il y avait à ses trousses : le célèbre commissaire San-A. engagé par Xavier Basteville, puis l’Agence O’Stbitt, mandatée par Otto Buspériférick, plus enfin l’équipe du grêlé travaillant pour le compte du richissime Questulagro. Vous parlez d’une mobilisation générale ! L’Alliance Atlantique ! Il était fadé, le minus employé du Crédit Américano-Bourguignon de l’Est !
Son ange gardien devait le paumer dans cette foule ! N’en jetez plus ! Jamais souverain n’eut autant de monde attaché à ses talonnettes.
Et Agenor de bavasser, de plus en plus vite, au point qu’à présent, je le calme du geste pour ne pas perdre le fil.
Si l’on avait créé une coupe pour récompenser le premier chien de chasse à dégauchir la retraite de Huret, il l’aurait remportée de haute lutte, Morlan, puisqu’il mettait la main sur le frenchman le lendemain de son installation ici. Sa mission consistait à fouiller les bagages du fugitif et à le surveiller comme du lait sur le feu. Afin de s’allier la complaisante collaboration de la mère Ferguson, il fit croire à la vieille qu’il appartenait à l’I.S. Probable qu’il avait pris ses renseignements dans le quartier et qu’il savait combien la vieillarde était férue de romans d’espionnage.
Se l’annexer, lui monter le bourrichon, fut un travail d’artiste ! Mémère avait pour mission d’alerter l’Agent W-H dès qu’il y aurait une visite, voire un simple message pour Huret. Le reste du temps, Agenor et son boss filaient l’employé. La semaine s’écoula mornement, l’autre pomme ne quittant pas le quartier. Et puis, hier, tout changea. Lorsque Huret eut déjeuné, il se dirigea vers le centre de Londres. Les truands observèrent alors qu’il était suivi et redoublèrent de vigilance, pressentant que quelque chose allait enfin se passer. Huret entra chez le numismate. Ils l’attendirent à bonne distance. Lorsqu’il sortit, un troisième homme de l’équipe du grêlé continua de le suivre, cependant qu’ils pénétraient dans la boutique du bonhomme histoire de connaître l’objet de cette visite. Le vieillard alerté par mes soins était plus mort que vif. Il expliqua que j’étais venu chez lui juste avant Huret et que je lui avais montré la photo de l’homme au moment précis où ce dernier entrait dans son magasin. Ce que voulait Huret ? De l’argent ! Il en avait un urgent besoin. Il avait proposé de vendre la pièce de dix louis au numismate qui, bien entendu, sachant qu’il avait affaire à un malfaiteur, refusa. L’autre insista. Il demanda une avance, cent livres lui suffisaient. Il laisserait la pièce en dépôt… Du coup, le vieux avait fléchi. Pris entre la peur de voir son visiteur sortir d’autres arguments plus convaincants, et le sentiment de pouvoir récupérer à bas prix une monnaie valant quelque dix mille livres, il avait donné les cent livres pour se débarrasser du bonhomme…
Dix mille livres ! La réaction de Morlan avait été spontanée. Un coup de mortier fulgurant ! Et hop, in my pocket la pièce rare !
Un peu plus tard, ils avaient retrouvé le troisième larron fort marri : Huret lui avait échappé bêtement à lui aussi.
— Eh ben, dis donc, y fait la pige à l’horloge parlante, ton pèlerin, gouaille l’Enflure.
— Ce qu’il dit est aussi précis mais plus éloquent, assuré-je… Encore une minute, Gros, que je le dénoyaute entièrement.
Et, à ce vieux Génor :
— Vous n’avez rien découvert lors de votre première perquisition ici ?
— Non, rien.
— Vous avez une idée de ce que vous cherchiez ?
Il est d’un chouette vert, le polak. Bien que la température extérieure soit douce, son bain prolongé dans l’eau froide le rend glaglateur en diable. Il parle maintenant comme s’il était assis sur un vibrator, et ses éternuements se multiplient.
— Dddddes ddddocccccummmments ! grachoute-t-il.
— Quels documents ?
— Écoutez, halète le malfrat, je suis polonais, donc catholique-apostolique-romain, je vous jure sur le sang du Christ, sur la vertu de la Vierge et sur la sainte croix que j’ignore de quoi il s’agit !
— Vous ne les avez pas découverts, ces documents ?
— Voyons, reproche-t-il si nous les avions découverts, croyez-vous que nous vous aurions enlevé hier soir. Au contraire, le Brésilien se fâche ! Il a promis la forte somme et…
La porte de la salle de bains s’écarte doucement.
— Suis-je de trop ? demande le superintendant en s’avançant, le sourire aux lèvres !
— Mac ! Quel bon vent ! m’écrié-je joyeusement.
Il cligne de l’œil :
— C’est pas le vent, au contraire, c’est une girouette qui m’a prévenu…
— La vieille Ferguson ?
— Oui. Elle vient de téléphoner au Yard pour nous mettre au courant de ses démêlés avec vous et son Intelligence Service… de service !
Il considère Agenor dans son bain d’un œil réprobateur.
— Ce sont les nouvelles méthodes de la police française, Sané ?
— Oh, non ! Recettes personnelles !
— Mises au point par la gestapo et perfectionnées par certains de vos services pendant la guerre d’Algérie, si je ne m’abuse.
— La vie est un perpétuel recommencement, Mac. Voyez plutôt la mode ! Grâce à elles, en tout cas, nous avons quelque peu progressé. Je remets une partie du butin, et je vous apporte la preuve que je ne vous ai pas menti à propos des événements de la nuit dernière. Pas mal pour un camé, non ?
Il promène sa main de prélat sur sa nuque rubescente et soupire.
— Ainsi c’était donc vrai, les quatre pin-up en chaleur ?
— Un bouquet ! Ah, si vous aviez été là… Ce ravage !
Mais le sup toussote car ses subordonnés l’accompagnent. Y en a plein le couloir, avec des mâchoires crispées et des z’œils à vous guérir un marteau-piqueur du hoquet.
— Bon, au travail ! lance-t-il à ses écuyers. Vous m’embarquez le type de la chambre voisine, le monsieur, là, qui semble faire de la réclame pour des sels de bain, et puis ce gros bonhomme répugnant.
— Hein ! m’effaré-je ! Voulez-vous dire, Mac, que vous arrêtez mon collaborateur ?
— Il a massacré un policeman en service, my dear, rétorque le sup’ d’un ton plein d’âpreté. C’est un genre de fantaisie que nous ne saurions trop tolérer, même de la part d’un confrère français. Par égard pour notre bonne vieille amitié, je pense que je pourrai atténuer quelque peu sa responsabilité, de manière à ce que le tribunal ne lui inflige pas une peine supérieure à un mois de prison.
— On cause de moi ? demande le Mastar qui s’efforce de suivre la conversation en se référant à nos mimiques et intonations.
— Bravo, Gros, tu as deviné, fais-je en lui passant la main sur l’épaule. On parle de toi, et il est fortement question de tes vacances.