CHAPITRHUIT

Je vous recommande la bouille du Sup’, les gars ! Où elle est passée sa tendre cordialité écossaise ? Gueule de bois, oui ! De raie ! Sinistre ! Constipée ! Hermétique ! Méprisante ! Hostile ! L’homologue français ? Tiens, smoke ! La rhubarbe et le séné ? Connais plus ! Peau de came, il est devenu, Mac. On dirait le manche d’un pébroque pour funérailles nationales.

Il écoute mon récit. Je lui bonnis qu’on a repéré Huret à la sortie et qu’on a usé de cette astuce pour l’amener au Yard. Qu’on voulait lui en faire la blague à la bonne franquette, quoi ! Petite fantoche de police rivale, pas méchante !

Il m’écoute comme tout à l’heure, le motard. J’essaierais de lui vendre Notre Dame de Paris en lui assurant que c’est un héritage de famille dont je veux me défaire, peut-être qu’il me croirait davantage.

— Il paraît que vous l’avez fouillé ? coupe-t-il d’un ton plus rugueux que la peau des fesses d’une paysamie polonaise.

— Oh oui, je me suis dit qu’il valait mieux le faire avant qu’on ne le trimballe à la morgue ; la routine du métier, quoi vous savez ce que sait ?

Mais il n’a pas l’air de savoir.

Je lui présente mon mouchoir dont les coins sont noués comme ceux d’une toile à balluchon.

Il y déniche tout ce que j’ai récupéré sur notre malheureux compatriote à l’exception de la clé que j’ai conservée en souvenir de lui.

— Rien d’autre ? demande le Sup après avoir examiné le portefeuille et le billet d’avion circulaire.

— Rien d’autre Mac ! assuré-je en adoptant mon air le plus candide le plus angélique et le moins policier.

Il continue de ne pas être dupe. Rien de plus teigneux qu’un Écossais en pétard. On ne m’ôtera jamais de l’idée que si François II est mort si jeune… Car comme le disait sa femme : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs[16]. »

— Ce garçon devait bien loger quelque part murmure-t-il. Je vais immédiatement faire diffuser sa photographie par la Presse afin que ceux qui l’hébergeaient se fassent connaître.

Il soupire.

— Ça va nous reporter à lundi car c’est demain dimanche…

Puis faisant claquer ses doigts il lance à Skinbuttock :

— Qu’on passe un flash ce soir à la T.V. au cours du bulletin d’informations…

Là-dessus il s’esbigne sans me saluer.

— C’est tout ? je demande aux poulagas, nous pouvons nous retirer ?

— Vous oui mais pas madame ! décrète le chef de poste en désignant Félicie d’un hochement de menton.

Je manque provoquer une lézarde au plaftard tellement est vibrant le « What ! » que je beugle !

— Mais enfin c’est une plaisanterie bafouillé-je.

— Nullement sir. Cette dame se trouvait en compagnie d’un individu recherché pour meurtre et elle devra s’en expliquer devant le petit jury, lundi.

— Mais c’est à ma demande qu’elle a agi. Et je suis policier !

— Elle pourra invoquer votre témoignage devant le petit jury ! dit le flic. En attendant, je dois assurer sa garde à vue.

— En ce cas, c’est moi que vous devez retenir !

— Certainement pas, sir, car vous ne vous trouviez point dans le taxi avec l’homme en question.

— Je vais prévenir immédiatement mon Ambassade, hurlé-je !

— C’est votre problème, sir.

— Votre attitude est inqualifiable ! Je déposerai une plainte pour abus de pouvoir !

— Vous agirez comme bon vous semble, sir. Cela dit puis-je vous demander de vous modérer ? Vos éclats de voix sont déplacés ici, et si vous deviez continuer de crier, je me verrais dans l’obligation de vous arrêter pour tapage et insulte à un officier de police !

Vous savez que j’ai une forte, une terrible envie de lui démonter la ganache, à cet enfoiré ! Vous le savez, dites ?

Félicie ne comprend pas le rosbif, mais elle lit dans le San-Antonio moderne comme dans son Missel.

— Calme-toi, mon grand. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ces connards veulent t’embastiller jusqu’à lundi, m’man ! Et te faire comparaître devant un jury parce que tu étais en compagnie de Huret.

Elle ne proteste pas, ne semble pas affectée le moins du monde.

— Mais, Antoine, si c’est la loi d’ici, il faut bien que je m’y soumette, déclare la chère vieille chérie. Ce n’est pas à toi, un policier, de t’insurger.

Ça me coupe la rogne. Elle possède une voix bien à elle, dans les cas graves, m’man, pour me calmer. C’est bigrement sédatif, la manière tendre et ferme qu’elle a de me causer.

— Tu ne te rends pas compte. C’est moi qui t’ai demandé de…

— La belle affaire ! Un week-end en prison, c’est cocasse, ne trouves-tu pas ? Voilà qui nous fera de quoi alimenter les conversations à la veillée, lorsque notre télé sera en panne. Allons, mon grand, ne te tracasse pas pour moi, et va à tes occupations, je devine qu’elles sont urgentes.

Elle me sourit.

— C’est toujours toi qui vis des aventures insensées habituellement. Tu permets que j’y goûte un peu, oui ?

— Je vais aller trouver Mac Heckett pour qu’il intervienne en ta faveur !

— Oh ! surtout pas, fait-elle vivement. À la façon dont il est parti, il devait se douter de la chose et il redoutait d’avoir à se manifester. Laisse-le bien tranquille, Antoine. Quant à moi, je suis persuadée que cette expérience sera pleine d’enseignement. Tu sais, à mon âge, on a besoin de se trouver confronté avec soi-même, ailleurs que dans son petit univers familier. J’aurai l’impression de faire une retraite, comme à l’époque de ma Première communion.

Elle m’embrasse.

— File, mon chéri. Et conserve l’esprit libre.

Je la presse contre moi. Pourtant, avant de quitter ma vieille, je m’appuie des deux poings sur le burlingue du chef de poste et je lui déclare, d’un ton très uni, presque à voix basse, presque cordialement.

— J’espère que vous avez une connaissance de l’homme suffisante pour pouvoir lire dans mes yeux tout le bien que je pense de vous. Si par hasard vos prochaines vacances vous amènent à Paris, n’oubliez pas de venir me voir, j’aimerais tellement vous montrer mes estampes japonaises.

Vous croyez que ça le fait bondir ? Que ça l’indigne ? Je t’en fiche. Le gars me coule un œil blanc comme celui d’une alose pêchée de huit jours.

— C’est très aimable à vous, sir répond-il seulement.


L’Agence O’Stbitt occupe deux étages d’un confortable immeuble protégé par un fossé et une grille noire aux pics rébarbatifs. L’Anglais, faut l’admettre, il a beau produire du Beatles, il reste moyenâgeux de cœur et d’esprit. Il y a du château féodal dans la moindre maison de rapport à Londres. Si les ponts levis ne sont plus amovibles, ils existent toujours dans l’architecture, à preuve ces escaliers qui relient la maison au trottoir par-dessus des sauts de loups mystérieux.

La porte, vernissée est d’un vert presque noir. Là-dessus, les cuivres rutilent faut voir comme.

— Dis donc, y s’mettent bien, les privâtes, en Angleterre, bée Béru. Ça, c’est de la crèche. Chez nous ils végètent au fond des cours, dans des masures pourries.

— Ici, la police privée est reconnue d’utilité publique, mon Gros, expliqué-je en appuyant sur le bouton d’interphone de l’Agence.

Personne ne répond. J’attends un chouïa et recommence, toujours en vain.

— C’est samedi, fait observer la musaraigne, ’sont été s’mettre au vert.

Je mate les autres plaques situées sous celle de l’Agence et j’en avise une, minuscule, sur laquelle est écrit en fine anglaise — bien sûr — aux pleins et aux déliés admirables : « Kenneth O’Stbitt Jr. Private. »

L’appartement du boss, supposé-je.

Je sonne. Cette fois mon initiative porte ses fruits, comme disent les arboriculteurs de la vallée du Rhône quand ils vont au marché. Une voix d’homme, plutôt ennuyée qu’aimable, demande :

— Qui êtes-vous et que désirez-vous ?

— Je suis un homme dans l’embarras qui souhaite s’entretenir de toute urgence avec le directeur de la O’Stbitt Agency, réponds-je.

— L’agence est fermée et ne rouvrira que lundi à 9 heures du matin, rebuffe la voix.

— Mais peut-être son directeur reste-t-il ouvert aux nécessités de ses enquêtes ? émets-je. Lorsque les églises sont fermées, les prêtres qui les desservent administrent encore les sacrements si cela urge.

Ma riposte semble amuser la voix. Je perçois un embryon de rire. Puis le gars murmure :

— Très bien, montez jusqu’à mes appartements, c’est au troisième.

Il ouvre de grands yeux, le Dirlo, en nous apercevant tous les trois sur son paillasson marqué de ses initiales. Faut dire qu’on forme un peu cortège du véquende. Le côté cueillette du muguet dans la région d’Arnouville-lès-Gonesse, avec le Gravos composté des souillures alimentaires comme après un pique-nique épique et la môme dont les bouts des tresses sont en détresse et tirebouchonnent. O’Stbitt est un grand type blond, un brin cendré, jeune mais précocement ridé ; avec un nez aristocratique et des yeux violets. Il est en veste d’intérieur à brandebourgs et porte un foulard de soie négligemment noué.

— Je conçois votre étonnement, monsieur O’Stbitt, fais-je en souriant Gibbs. Ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’une ruse et qu’en fait nous quêtions pour acheter des maxi-jupes aux soldats de la Garde Écossaise, nous sommes ici à propos de cette délicate enquête dont on vous a chargé de France !

J’y vais au bluff, comme vous pouvez le constater. Carrément !

O’Stbitt Junior sourcille.

— Entrez !

Il nous ouvre une porte vitrée et nous montre un confortable living qui doit avoir sa photo dans « Houses and Gardens ». Y’a du canapé, en velours frappé (c’est plus frais aux miches), du meuble d’acajou style barlu, des lampes plantureuses, des tableaux modernes plus quelques objets nègres sur des socles de marbre noir.

Et puis il y a aussi, il y a surtout, ma belle assommeuse de chez la môme Marjorie. Celle que j’appelle la femme aux yeux verts, car je suis plus romanesque que la collection Printemps. Elle porte un kimono de soie vert qui s’harmonise fabuleusement avec ses yeux. Bien sûr, malgré son self contrôle, elle tique en m’apercevant.

— Mes hommages, miss Morton ! lui lancé-je théâtralement. Je dépose ma bosse à vos pieds.

Tout ce qu’elle murmure, c’est :

— Bravo, vous avez fait vite !

— On m’a toujours assuré que j’étais un « rapide », d’ailleurs vous avez eu l’opportunité de vous en apercevoir.

— C’est le policier français dont je vous parlais, Kenneth, dit-elle à son patron et amant.

— Oh ! je vois, fait seulement O’Stbitt. Asseyez-vous.

Il y a un silence à peine troublé par la mastication de Bérurier qui, venant d’apercevoir des chips dans une soucoupe est en train de les consommer sans attendre qu’on l’en prie.

— Je m’excuse pour tout à l’heure, commissaire, murmure Paméla Morton après un temps de méditation. J’ignorais à qui j’avais affaire.

J’exécute un mouvement balayeur.

— N’en parlons pas : ce sont les risques de nos métiers, ma chère.

— Vous, au moins, vous êtes fataliste, glousse la ravissantissime.

— Je prends les choses et les femmes comme elles se présentent, rétorqué-je.

Nouveau petit silence pour lui donner le temps de rougir puis de dérougir. Kenneth O’Stbitt sert des drinks.

— Le bébé boira quelque chose ? demande-t-il en désignant Marie-Marie.

La mouflette prend sa frime rageuse des grands jours.

— Je cause mal l’anglais, Santonio, mais c’t’espèce de manche viendrait-il pas de me traiter de bébé ?

— C’est un terme affectueux.

— Dis-y qu’il se les remette en veilleuse, ses termes affectueux, qu’on n’a jamais gardé les vaches ensemble, lui et moi.

— Que me vaut l’agrément de votre visite, monsieur le commissaire ? s’inquiète O’Stbitt en me présentant un scotch carabiné.

— Besoin de quelques tuyaux, monsieur le détective privé.

— De quel ordre ?

— Concernant l’affaire Huret.

Il me défrime d’un œil suffisant (le genre de regard qui me file la haute tension dans la moelle épinière) et déclare :

— Notre agence est réputée pour sa discrétion, monsieur le commissaire. Feu Archibald O’Stbitt, mon père qui l’a fondée, m’a transmis sa passion pour le silence professionnel. « Mon garçon, disait-il fréquemment, n’oublie jamais que dans notre profession, le dernier mot, chose paradoxale, appartient à celui qui se tait. » Plaisant, non ?

— Très, conviens-je. Votre père était un homme sage, seulement il ne m’avait pas prévu.

Du coup, Kenneth cesse de sourire et son regard s’assombrit comme la descendance d’un baron dont la fille a épousé un Sénégalais.

— J’aimerais que vous vous expliquiez, commissaire, car j’avoue mal comprendre le sens de vos paroles.

— Cela doit venir de ce que je suis étranger, monsieur O’Stbitt. Mon anglais laisse à désirer. Je voulais dire ceci : je suis officier de police français délégué par mes supérieurs pour travailler conjointement avec Scotland Yard. Cet après-midi, au cours de mon enquête vos collaborateurs m’ont molesté très durement, j’ai un témoin. Si je dépose une plainte contre l’Agence O’Stbitt en réclamant des dommages et intérêts, je suppose que la justice britannique aura à cœur de sévir, ne serait-ce que pour faire acte de fermeté aux yeux de la police française, you see ?

Kenneth est un type plutôt pas mal. Je le suppose d’avoir mon tempérament.

— Si je comprends bien, monsieur le commissaire, vous exercez sur moi un certain chantage ?

— Je n’en suis pas plus fier pour ça !

O’Stbitt hoche la tête, puis tire un grand cordon en tapisserie, terminé par un pompon rouge, comme en on voit dans les films dont l’action se déroule dans un salon du siècle dernier. Très vite, un domestique surgit. Je croyais pas que ça existait encore, des fossiles de ce genre, hors les comédies de boulevard décrépites. Figurez-vous un grand zig chauve, qui s’est corrigé la surface en se laissant pousser d’épais favoris. Il est blanc, avec un nez qui n’en finit pas et un menton pareil à un carton à chaussures qui dépasse de son rayon.

— Slave, dit Kenneth, voulez-vous raccompagner ces personnes jusqu’à la porte, je vous prie.

— Parfaitement, sir.

Le larbin s’avance. Je vous ai précisé qu’il portait un gilet rayé ? De quoi se la fourbir au papier de verre et se l’exposer au musée de l’homme, non ?

— Si vous voulez bien me suivre, me dit-il.

Je suis ulcéré jusqu’au trognon.

La fumée me sort des naseaux. Se faire virguler par un esclave, de but en blanc, comme le dernier marchand de carpettes mal embouché, avouez que ça vous porte le système nerveux à ébullition, non ?

— C’qui se passe ? articule Béru, la bouche pleine.

— On nous vide comme des malpropres, Gros.

— Les gonzes qui t’ont estourbi c’t’aprème ? Y‘s’permettent ? exclame le Mastar.

— Tu vois !

— Et Césarin, là, refuse de t’affranchir sur ce dont à propos tu avais besoin de connaître ?

— De la manière la plus cinglante.

Alexandre-Benoît exécute une moue désabusée. Il boit son godet d’une traite, croque le dernier chip[17] et d’un geste maladroit, extrait son râtelier. Il le tend à Marie-Marie.

— Tu veux me le tenir pendant que je vais m’espliquer av’c ces messieurs, Môme ? Que si y aurait un faux mouvement, je trouverais seulement pas à me faire rectifier le casse-noisette dans ce pays de patates où les ratiches mesurent dix centimètres de mieux que chez nous !

Slave, le maître d’hôtel, courroucé par le sans-gêne du Gros, s’avance sur lui et l’empare au revers du veston.

Go out ! il glapit, le favorité ! Go out !

Au lieu d’obtempérer, Béru recule sur son canapé, se mettant presque à la renverse. Il replie sa jambe gauche et applique la semelle de son 46 grand-tourisme contre la poitrine du larbin. Éberlué, l’autre n’a pas la présence d’esprit de s’éloigner. Mon pote détend sa guitare avec une telle violence que le valet est soulevé de tapis comme le participant d’un numéro de main à main au cirque. Il volplane dans le salon, passe par-dessus la tête de son maître et va atterrir dans une vitrine à la gloire de l’art sassanide. La vie n’est qu’un éternel recommencement. C’est la scène de chez le brave Ted Haklack qui continue.

— Eh bien, dis-je à Kenneth, je crois que si vous avez dans vos relations un collectionneur de verre pilé, vous allez pouvoir conclure des affaires intéressantes avec lui.

Au lieu de rigoler, O’Stbitt plonge sur Béru. Un sacré battant. Deux bourre-pifs et v’là le Gravos transformé en carnage ambulant.

— Sale brute ! Mon tonton ! Mon tonton ! trépigne Marie-Marie !

Une statuette nègre, en ébène massif, lui tombe sous la main, puis tombe sur le crâne de Kenneth qui tombe à son tour sur la moquette. En pas trente secondes on enregistre trois éclopés susceptibles de solliciter une pension d’invalidité. Ça résigne, ça suffoque, ça gémit. Le plus touché est le larbin qui ressemble à un porc épic. Kenneth, lui, est dans le sirop. Il pend entre ses jambes écartées, considérant le pied d’un meuble d’un regard lourd de stupeur.

— Vous êtes des violents dans votre genre, fais-je à la fillette et à son tuteur.

La mômasse se rebiffe.

— Je tolère pas qu’on abîme m’n’onc’ devant moi, Santonio.

— Bon, essayez de maintenir l’ordre dans le secteur, je reviens dans un instant.

— Où qu’tu vas ? s’alarme Marie-Marie.

— Besoin de me dégourdir les cannes, mon chou. Quand j’assiste à une bagarre sans y participer, ça me flanque des fourmis partout.


Les bureaux de l’Agence commencent au premier étage. Bien que la porte soit pourvue d’une serrure de sécurité de fabrication anglaise, mon sésame obtient gain de cause en un peu moins de pas longtemps.

Elle est vachement bien agencée, l’Agence !

Tout est clair, net, cossu. L’entrée est large. Le bureau de la réceptionnaire est une plaque de verre tinté épaisse de vingt centimètres. À gauche se trouve le salon d’attente, élégant, intime, bien fait pour apprivoiser les cornards émotionnés. Au centre, c’est le burlingue du dirlo, ultramoderne, et bourré d’appareils perfectionnés. Enfin, à droite, une pièce garnie de classeurs et pourvue d’un écran destiné à la projection de diapositives. C’est dans cette dernière que je pénètre.

Je cherche parmi les tiroirs de l’immense fichier métallique celui qui est consacré à la lettre « H ». Mes doigts font coulisser les dossiers sur leur petit rail. Tout cela est magnifiquement répertorié, étiqueté, classé.

En un clin d’œil on doit pouvoir consulter la documentation de n’importe quelle affaire. Mais j’ai beau chercher, je ne découvre aucun « Huret » dans la collection d’O’Stbitt Junior.

« Suis-je gland ! m’exclamé-je à voix basse pour ne pas troubler mes réflexions, les affaires sont classées aux noms des gens qui font entreprendre des enquêtes, et pas aux noms de ceux qui en sont l’objet !

Alors là, ça promet du sport.

Le cœur titillé par l’anxiété comme les cordes d’une guitare par les doigts de Manitas de Plata, j’ouvre le compartiment assigné aux « B ». Le nom que je cherche devrait se trouver en tête de peloton. Basteville ! Je passe en revue, un par un, les dossiers commençant par BA, sans résultat. Déçu, je m’apprête à abandonner la partie, seulement, en flic consciencieux, je fais défiler tous les « B » avant de reboucler le tiroir, pour le cas où une secrétaire trop pressée aurait mal rangé l’hypothétique classeur « Basteville » auquel j’aspire.

Et soudain, c’est le coup de chance. Le gros mimi de la veine ! Le radieux sourire du hasard… La chance qui retrousse ses jupes pour me montrer son luth.

Toujours l’éternelle histoire, mes truffes. Vous guettez Grouchy et c’est le camarade Blücher qui ramène sa cerise ! Moi je voulais un Basteville et je tombe sur un Buspériférick. Nom facile à retenir. La preuve : je l’ai retenu. Vous l’auriez déjà oublié, vous autres qu’avez un cerf-volant en guise de matière grise ? Y’a pas si longtemps, cependant que le Béru me l’a mentionné. Vous vous rappelez ? L’une des victimes de Huret, ancien diplomate brésilien d’origine allemande. Ça y est, ça vous est revenu ? Oui : il s’est suicidé hier.

Comment que je te vous décortique son dossier. Chez O’Stbitt c’est very fastoche de se repérer tant on a le culte du classement. Petit a, p’tit b ! Résumé succinct ! Notes marginales explicatives ! Appréciations pertinentes ! Un vrai velours. Moi, je ne mets pas trois minutes à parfumer ma curiosité.

Le vol s’est opéré il y a eu huit jours hier, soit le vendredi. Le mercredi, Otto Buspériférick a su qu’il était marron et a déposé une plainte. Les bourdilles lui ont appris qu’on croyait Huret en Angleterre. Immédiatement, l’ancien diplomate a téléphoné à l’Agence O’Stbitt. O’Stbitt en personne a sauté dans un avion pour rencontrer son client à Paris. Il en est revenu avec un chèque de cinq mille dollars, versés à titre de provision, une biographie assez complète de Huret, et la mission de retrouver coûte que coûte une pochette de cuir noire contenant des documents rédigés en allemand. Vous ne trouvez pas surprenant, vous, que, parmi les victimes de Huret, deux d’entre elles se soient assuré le précieux concours de limiers réputés, en marge de la police officielle, afin de récupérer, qui une enveloppe jaune, qui une pochette de cuir noire ?

Moi, ça me déguise les glandes en papillotes, des similitudes de ce genre.

Dès jeudi, selon le dossier minutieusement tenu à jour, l’Agence a mobilisé tous ses agents, sous-agents et indicateurs pour retrouver Huret. L’attention de tout ce monde s’est exercée uniquement sur les restaurants. O’Stbitt sait que la bouffe est sacrée pour un Français, aussi a-t-il quadrillé Londres et confié à ses troupes des secteurs déterminés qu’elles ont visités aux heures des repas. De la sorte, chaque agent « faisait » une bonne trentaine de restaurants par jour, de façon rationnelle. La méthode a porté ses fruits puisque, aujourd’hui, troisième jour des recherches, le dénommé Dudly Fox a retapissé Georges Huret dans une pizzeria de St John’s Wood appelée Mia Napoli et située dans Wellington Road. Il a immédiatement prévenu l’Agence. Paméla et son gorille ont rejoint Fox ? Le quatuor s’est mis à suivre Huret, cherchant une bonne occasion pour s’emparer de lui. Huret s’est rendu chez le vieux numismate où il est resté, je le sais pertinemment, très peu de temps. Lorsqu’il en est ressorti, il a pris une direction contraire à celle de la voiture de ses anges gardiens qui ont dû le filer à pied, la rue étant à sens unique. Ensuite Huret leur a échappé, tout comme à moi. Vous connaissez la suite.

À moitié satisfait, je remets le classeur en place et je regrimpe au troisième. Marie-Marie, tendre et dévouée nièce achève de nettoyer son gros tonton, tandis que Paméla masse la nuque endolorie d’O’Stbitt et que le domestique ôte les morceaux de verre fichés dans son crâne comme on arrache les ultimes plumes d’un poulet.

— Braves gens, annoncé-je, l’instant est venu de se quitter. Malgré ces légères perturbations, faisons-le sans aigreur, comme des gens de cœur animés d’un même idéal.

— D’où venez-vous ? questionne sèchement Kenneth.

— Je suis allé boire une bière au pub d’à côté, assuré-je. C’était son heure d’ouverture et je ne voulais pas rater ça. J’espère que vous ne nous en voudrez pas pour le dérangement, cher ami ? Afin de me faire pardonner cette visite un peu tapageuse, je vais vous fournir deux sacrés tuyaux, bien que vous soyez un sacré petit cachottier. Primo : Georges Huret est mort voici un peu plus d’une heure sur la route de l’aéroport.

Paméla et son patron sursautent. Ils me défriment ardemment, manière de vérifier si je les berlure. Mais quand on dit la vérité vraie, je ne sais par quel prodige, celle-ci vous sort des yeux.

— Mort, comment ? interroge la jeune femme.

— La tête écrasée par un bus alors qu’il prétendait traverser l’autoroute en courant. Je suppose que vous avez des copains dans la police ou dans la presse ? Vous aurez dès lors confirmation de cet accident par un simple coup de téléphone.

Je bois mon godet de scotch dont le glaçon achève de fondre.

— Deuxio, reprends-je, Buspériférick, votre client de Paris, est mort également.

La nouvelle achève de ranimer O’Stbitt. Elle le guérit de son étourdissement.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— La vérité, encore et toujours. Toute la vérité, rien que la vérité, cher Kenneth.

— Et lui, de quoi est-il mort ?

— De la mauvaise nouvelle que vous lui avez apprise hier après-midi, je suppose, bluffé-je ; car il vous a téléphoné, ou vous lui avez téléphoné, hier, n’est-ce pas ?

Je vois une lueur affirmative dans leurs yeux. Ils sont bien trop captivés, bien trop surpris pour contrôler leurs expressions.

— Il devait récupérer d’urgence sa pochette de cuir ; pour une raison que j’ignore encore, il la lui fallait absolument aujourd’hui. Vous avez forcé de lui dire que vous n’aviez toujours pas retrouvé Huret, alors Otto Buspériférick[18] s’est suicidé hier au soir. Je regrette pour vous, car c’était un client sérieux.

Je fais signe à mes compagnons.

— Allons-nous-en, mes biquets. Les grandes douleurs sont muettes et nos amis ont besoin de se recueillir.

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