LA VILLE DU MONDE

Le 10 novembre 1930 Diego et Frida débarquent à San Francisco où les attend Ralph Stackpole, un sculpteur grâce à qui Diego Rivera a été invité à venir réaliser des peintures murales aux États-Unis. Pour Diego, il ne s’agit pas d’un voyage de tourisme, ni d’un bref passage. Il quitte le Mexique sans savoir quand il reviendra. C’est aussi la première fois qu’il part avec une femme — lui qui, jusqu’à présent, s’expatrie pour fuir une liaison qui l’encombre.

Diego est arrivé au terme d’une aventure. Déjà, en 1926, il a reçu une imitation de William Lewis Gerstle à venir peindre une fresque à l’École des beaux-arts ; maintenant, après quatre ans de changements dans sa vie, il sait que le moment est venu pour lui de rencontrer l’Amérique.

Tant d’événements se sont produits en ces quatre années : il y a eu le voyage en Russie, et la désillusion qui a suivi ; il y a eu surtout l’expulsion de Diego du Comité central du Parti communiste, par la faute de Freeman, un homme médiocre qui jalouse l’indépendance du peintre ; il y a eu une autre éviction, celle de Diego Rivera de la direction de l’Académie de San Carlos où on a jugé son enseignement trop révolutionnaire. Autour de lui, il a senti se resserrer la trame des mesquineries, des petits complots. Même les peintres qui étaient à ses côtés dès le début, Orozco, Siqueiros, Jean Charlot, à présent le critiquent, lui reprochent ses succès, tournent en dérision son parti pris indigéniste. La mort de Julio Antonio Mella, le révolutionnaire cubain, en 1929, a marqué la rupture de Diego avec le Parti. Tina Modotti, la maîtresse de Mella, une femme que Diego avait admirée sans restriction, est l’objet d’une campagne de dénigrement de la part de la presse mexicaine qui l’accuse d’avoir été complice de l’assassinat. Elle sort brisée par l’épreuve, et l’amertume la fait se retourner contre ce peintre qui ne pratique pas la discipline du Parti et privilégie l’art à l’engagement politique.

Pour Diego Rivera, il est temps de partir, d’oublier un pays dont les éternelles discussions politiques deviennent pour lui une gêne. Ce qu’on lui reproche surtout, c’est son indépendance. L’affaiblissement de la révolution, le pourrissement moral qui est la conséquence du régime Calles et de l’ambition d’Obregón, la guerre de religion qui déchire le Mexique rural, tout le pousse à s’éloigner. D’autant plus que commence la campagne électorale qui oppose, dans la course au pouvoir, le médiocre favori de Calles, Ortiz Rubio, et l’écrivain José Vasconcelos, qui fut autrefois le protecteur de Diego et que l’ambition ravale au rang d’apprenti-démagogue.

Et puis il y a Frida, la dépression dans laquelle elle sombre après la fausse couche de Cuernavaca. Frida qui rêve depuis toujours de quitter le Mexique, de voyager, d’aller à San Francisco, qu’elle appelle la « Ville du Monde ». Elle en rêve tant que tout finit par arriver. Diego raconte que la veille du jour où est parvenue par la poste l’invitation de Timothy Pflueger à participer à la décoration du Stock Exchange de San Francisco, Frida a rêvé qu’elle faisait ses adieux à sa famille et qu’elle s’embarquait pour la « Ville du Monde ». Pour elle, comme pour lui, ce départ n’est pas temporaire. C’est un départ vers une vie nouvelle, un autre monde.

L’Amérique se montre particulièrement accueillante en la personne d’Albert Bender, un agent d’assurances et collectionneur d’art grâce à qui l’interdiction faite aux anciens communistes d’entrer sur le territoire américain peut être levée en ce qui concerne Diego et Frida. C’est cette générosité qui enthousiasme d’emblée Rivera.

Le séjour à San Francisco est véritablement la lune de miel de Diego et Frida. Le couple est fêté, reçu partout ; hébergé par Stackpole dans son petit appartement du down-town, il est invité à assister aux concerts, à donner des conférences à l’université. Diego est heureux, d’abord parce qu’il est reconnu et aimé comme il ne l’a jamais été, et aussi parce que la Californie est un champ d’expérimentation pour sa peinture révolutionnaire. Cette terre rurale, où vivent encore tant de souvenirs et tant d’hommes liés au vieux Mexique, est son premier lieu de contact avec le prolétariat américain. C’est le creuset où se rencontrent les fantômes du passé et la violence du présent, les races venues des quatre coins du monde, le réservoir dans lequel l’Amérique du capital va puiser ses forces de travail. C’est surtout la fabuleuse corne d’abondance de l’avenir.

Frida est moins enthousiaste. À Isabel Campos, son amie d’enfance, elle écrit le 3 mai 1931, après un séjour chez les époux Stern, à Atherton : « La ville, tu ne peux pas imaginer comme c’est magnifique. […] La ville et la baie sont superbes. Les gringos ne me plaisent pas du tout, ce sont des gens très compliqués, et ils ont tous des têtes de biscuit cru (surtout les femmes). Mais ce qui est très bien ici, c’est le quartier chinois, la foule chinoise est vraiment sympathique. Et je n’ai jamais vu d’enfants plus beaux de toute ma vie que les enfants chinois. Oui, vraiment, ils sont magnifiques, j’aimerais en voler un pour que tu voies[28]. »

Le tourbillon d’activités et le travail qui emportent Diego Rivera ne parviennent pas à faire oublier à Frida sa solitude, que la barrière de la langue augmente encore. Comme elle dit, elle « aboie l’indispensable », mais elle ne parvient pas à se lier d’amitié avec les femmes qu’elle rencontre, et, pour elle qui aime tant la société et l’échange verbal, la vie est triste et difficile. Alors elle se renferme dans son splendide isolement, drapée dans ses longs châles mexicains, portant ses bijoux et ses jupes d’Indienne. C’est ici, à San Francisco, qu’elle apprend à affirmer sa différence, qu’elle peint sur son visage ce masque d’éloignement un peu dédaigneux qui contraste si fort avec l’expression vive et narquoise de ses seize ans.

Rencontré un peu par hasard quelques mois plus tard, Edward Weston, l’ami photographe de Diego Rivera — qui, après sa séparation d’avec Tina Modotti, est venu vivre à San Francisco —, fait un rapport pittoresque sur le couple, particulièrement sur Frida, en perpétuelle représentation : elle semble, écrit-il, « une petite poupée à côté de Diego, mais elle est petite seulement par la taille, parce qu’elle est forte et belle, et ne montre pas beaucoup le sang allemand de son père. Elle est habillée en indigène, jusqu’aux sandales, et provoque beaucoup de curiosité dans les rues de San Francisco. Les gens s’arrêtent sur son passage pour la regarder avec étonnement[29] ». Mais le beau portrait qu’il tire d’elle cette année-là montre bien à quel point la métamorphose est profonde. La fille insolente, aux yeux brillants et provocants, est devenue une jeune femme d’une singulière beauté, enveloppée dans ses châles et chargée de ses bijoux de terre cuite d’idole précolombienne, armure plutôt que parure, déjà fermée sur sa solitude et le regard un peu détourné, comme voilé par le souvenir de la douleur.

Durant les sept mois que le couple Rivera passe en Californie, Frida peint peu de tableaux. Elle visite la ville, elle « ouvre les yeux », comme elle dit. Le voyage lui permet d’oublier — non ses misères physiques, mais l’étouffement qu’ils ont tous deux ressenti au moment de quitter Mexico, cette impression d’avoir fermé toutes les portes : la mort de Julio Mella, l’expulsion de Diego du Parti, et aussi la présence souvent envahissante de la famille de Frida — la vie sombre des Kahlo à Coyoacán —, sans doute aussi le souvenir voluptueux de Lupe Marín qui continue de hanter le passé de Diego.

Malgré la solitude, c’est un bonheur encore intact qui unit Diego et Frida, et que Frida se plaît à représenter sur le tableau peint à l’intention d’Albert Bender, leur bienfaiteur, — un tableau à la manière naïve, reprenant les dessins que Frida a faits après leur mariage, où elle paraît si petite et si fragile, pareille en effet à une poupée dans son costume au grand châle flamboyant, à côté de Diego sanglé dans son complet sombre, chaussé d’énormes brodequins, palette et pinceaux à la main. Le bonheur simple et l’amour sincère s’expriment dans les mots que Frida écrit sur une banderole portée par une colombe : « Ici vous me voyez, moi Frida Kahlo, à côté de Diego Rivera mon époux bien-aimé, j’ai peint ces portraits dans la belle ville de San Francisco, Californie, pour notre ami M. Albert Bender, et c’était le mois d’avril de l’an 1931. »

À San Francisco, le couple n’a pas le loisir de s’arrêter, le temps ne leur laisse pas la possibilité de se voir, de s’entre-dévorer. L’accueil des Californiens est enthousiaste, spontané et exigeant. La réputation de Diego, le pouvoir de séduction qu’il exerce non seulement sur les intellectuels, mais sur la presse, font de lui un hôte de marque, objet de la curiosité et de la sollicitude des journalistes. Dès son arrivée, il est invité partout, on veut connaître son opinion sur tout. La Californie des années 30 est le lieu même du cosmopolitisme, et le Mexique y tient le rôle de passé culturel. Quand Diego et Frida assistent à un match de football américain, les reporters veulent les impressions du peintre qui compare le jeu et l’ambiance du stade à la corrida et prétend y voir l’expression d’un « art de foule ».

Diego peint les murs de la salle à manger du Stock Exchange avec un enthousiasme tout neuf. San Francisco est véritablement la porte de l’Amérique et il ne veut pas gâcher sa chance de pouvoir franchir cette porte. Le bonheur du couple tout juste marié qui vient de fuir l’asphyxiant climat politique mexicain — amertume de l’échec de Vasconcelos, rivalités pour le pouvoir, impasse du Parti — fait de Diego un homme heureux de peindre et de gagner de l’argent avec sa peinture. Ses allégories sur le travail et la richesse agricole de la Californie sont encore très conventionnelles et font penser davantage à Saturnino Herrán qu’au Rivera iconoclaste de Chapingo et du ministère de l’Éducation. Mais la figure aérienne de la championne de tennis, Helen Wills, volant sur le plafond — incarnation symbolique de la Californie —, exprime bien l’idéal de jeunesse et de beauté que le peintre espère rencontrer en Amérique du Nord. À ceux qui lui reprochent de ne pas avoir exprimé la lutte des classes, Diego, dans Portrait de l’Amérique, répondra plus tard, avec justesse, que la peinture doit être en harmonie avec le lieu dans lequel elle se trouve. « Je crois sans aucune ambiguïté qu’une œuvre d’art ne peut être vraie que dans la mesure où son rôle est en complète harmonie avec le bâtiment ou la salle pour lesquels elle a été créée[30]. » Par leur vie et dans leurs actes, Diego et Frida affirment alors clairement leur indépendance par rapport à la ligne du Parti communiste.

Le conformisme pictural de Diego ne résiste cependant pas au goût de la plaisanterie et son travail à l’École des beaux-arts suscite une vive polémique. Dans la peinture consacrée justement à l’art de la fresque, il s’est représenté de dos, au centre de l’échafaudage, son énorme derrière débordant de la planche sur laquelle il est assis. Considérée comme offensante pour le peuple américain, la fresque sera masquée après le départ du peintre (elle est aujourd’hui redécouverte).

Si San Francisco, la « Ville du Monde », fut pour Diego l’occasion de franchir la porte de l’Amérique, pour Frida, ces six mois d’isolement, d’éloignement de son milieu naturel marquent le commencement de l’« intériorisation » : elle « ouvre les yeux », mais sur la profondeur interne, sur les symboles et les secrets qui sont de l’autre côté de la réalité. Au miroir de Coyoacán se substitue alors une autre vérité qui ressemble à la fenêtre de son enfance par laquelle elle gagnait son vrai domaine. Chaque portrait raconte une histoire, non seulement par les thèmes, mais aussi par les couleurs, les lignes, les juxtapositions — comme sur les peintures d’ex-voto.

Il est significatif qu’elle ait réalisé cette métamorphose dans le silence de San Francisco, en reprenant parfois les dessins de Diego, comme dans le portrait de Luther Burbank, inventeur d’espèces végétales devenant plante lui-même. C’est que le silence appelle justement ce langage, et que ce langage, les histoires qu’elle raconte au moyen de ses tableaux vont devenir son unique verbe amoureux destiné à Diego.

Lors du retour à Mexico, l’été de 1931, Diego reprend son travail acharné sur les murs du Palais National — il doit corriger et parfois effacer ce que ses aides ont fait pendant son absence. Il sait déjà qu’il va repartir pour les États-Unis, poursuivre sa découverte de l’immensité de la nouveauté, et faire avancer la cause de la révolution universelle.

Cela aussi est une vérité cruelle pour Frida. Elle a connu la « Ville du Monde », elle a mesuré combien la réalité était plus redoutable et plus difficile que le voyage rêvé qu’elle avait souhaité dans son adolescence. D’instinct, elle se retourne vers ce qu’elle est, ce qu’elle aime, ce monde beaucoup plus doux et inoffensif auquel elle appartient : Coyoacán, la maison blanche et rouge de son enfance, les petites rues sinueuses, les soirées qui remplissent les places, le jacassement des oiseaux dans les jardins, le bruit tranquille des jets d’eau et le brouhaha de la vie, les enfants de Cristina, les bavardages amoureux, la musique, l’accent chantant des Indiennes sur le marché, À son intention, pour lui dire qu’il l’aime, Diego, à peine sorti du chantier harassant qu’il mène sur le Palais National, trouve encore le temps de croquer les petits enfants de Coyoacán, les voisins, les petits amis de Frida, comme il les appelle, tapis dans les coins ou silencieux sur leur chaise, leurs visages très doux, leurs grands yeux noirs comme des bijoux indiens, Juanita Flores et tous les autres qui entrent et sortent librement dans la grande maison de Coyoacán, le « palais » où règne cette dame si belle, et étrange — un peu sorcière —, au milieu des tableaux et des statues semblables à des chimères. Alors, tout lui manque, les odeurs, les rumeurs, le goût des enchiladas et des haricots frits qu’elle évoque pour son ami le docteur Leo Eloesser, qui l’a soignée à San Francisco. Elle lui écrit comme à son seul ami resté de l’« autre côté », ces mots émouvants et désabusés, qui montrent bien sa solitude, son attachement total à Diego, et combien elle était devenue là-bas, dans la « Ville du Monde », l’Indienne déracinée dans un monde terrifiant :

« Le Mexique est, comme toujours, désorganisé et allé à la diable, mais ce qu’il garde, c’est l’immense beauté de la terre et des Indiens. Chaque jour, la laideur des États-Unis vole un peu de cette beauté, tout cela est bien triste, mais il faut bien que les gens mangent et on ne peut pas empêcher les gros poissons de manger les petits[31]. »

Au pessimisme de Frida répond alors l’enthousiasme de Diego pour qui l’Amérique doit être le lieu de la nouvelle expérience de l’art et le futur champ d’action de la révolution universelle. La beauté de l’Amérique indienne ne sera pas détruite par la laideur du capitalisme, mais, au contraire, devra libérer de nouvelles forces, de nouvelles splendeurs :

« Américains, écoutez-moi. Et quand je parle de l’Amérique, je parle de tout le territoire compris entre les barrières de glace des deux pôles. Foutre de vos barrières de fil de fer et de vos gardes-frontières !

« […] Américains, l’Amérique a nourri pendant des siècles un art indigène créatif dont les racines s’enfoncent profondément dans ce sol. Si vous voulez vénérer l’art ancien, vos antiquités américaines sont authentiques.

« L’Antiquité, l’art classique de l’Amérique, on les trouve entre le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne, cette bande de terre qui était au Nouveau Monde ce que la Grèce était à l’Ancien. Vos antiquités, vous ne les trouverez pas à Rome. Vous les trouverez au Mexique.

« […] Sortez vos aspirateurs et débarrassez-vous des excroissances ornementales d’un style frauduleux ! Nettoyez vos cerveaux des fausses traditions, des peurs injustifiées, et soyez complètement vous-mêmes. Soyez sûrs des immenses possibilités de l’Amérique : PROCLAMEZ L’INDÉPENDANCE ESTHÉTIQUE DU CONTINENT AMÉRICAIN[32] ! »

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