RÉVOLUTION EN AMOUR

Diego et Frida sont épuisés. Épuisés par les années de malaise, la guerre et l’angoisse grandissante. La rupture qu’a voulue Diego est le dernier acte de cette vie tumultueuse, le point final mis à un contrat de mariage qui était devenu une prison pour ses sens. Tous deux sont à bout de forces parce qu’ils ont vécu cet affrontement comme la plus grande réalité de la vie, la seule histoire vraie. L’amour, la communauté du mariage, puis l’affrontement, c’est tout simplement la rencontre impossible des deux principes qui régissent l’univers, le yin et le yang, ou, selon la mythologie aztèque, l’union en un même corps d’Ometecuhtli et d’Omecihuatl, la dualité masculine et féminine, à l’origine de toute vie sur la terre. Cela, Diego ne le comprend pas encore quand il décide de se séparer de Frida. Avec sa réserve, avec ce troisième œil que la souffrance a ouvert sur son front, Frida, elle, l’a perçu depuis le commencement. Le monde pour elle est depuis toujours divisé en deux : d’un côté la nuit et de l’autre le jour, la lune et le soleil, l’eau et le feu, le songe et la réalité, la cellule-mère, ou la grotte de l’utérus, et la violence du spermatozoïde, le couteau qui tue. Frida sait cela, elle le dit d’instinct avec cette sorte d’obstination à fleur de nerfs qui est antérieure à toute pensée.

L’un et l’autre sont des peintres, non des intellectuels. Leur pensée est au bout de leurs mains, dans leurs regards. Ils ne manient pas des concepts, ni des symboles, ils les vivent dans leur corps, comme une danse, un acte sexuel. Puis ils les projettent sur leurs toiles. Et c’est dans la nature solaire de Diego de se tromper sur ses propres sentiments, de vouloir conquérir.

À la violence, à la jalousie possessive de Diego, l’ogre dévorant, s’opposent la distance, la rêverie, le goût pour la solitude de Frida, son obsession de la souffrance. Sa peur de souffrir, qui veut dire aussi : peur de la jouissance. Tout cela est dans la nature des choses, c’est-à-dire dans la réalité des lois de la société (mexicaine, indienne, latine, chrétienne), dans ses jeux cruels et parfois criminels. L’homme est déterminé à conquérir par la violence, à user des autres, à tirer une certaine jouissance du mal et des larmes ; et la femme est condamnée à la dépendance, à la souffrance, à la solitude, mais aussi à la clairvoyance et à cette perception instinctive des dangers et des douleurs.

L’histoire de la guerre que Diego et Frida se livrent à partir de 1935 et jusqu’en 1940 est beaucoup plus qu’une simple anecdote à la manière de ces déboires conjugaux où alternent crises, réconciliations et mensonges. C’est une histoire symbolique dont les protagonistes sont véritablement debout sur une scène théâtrale, et jouent une sorte de jeu de la passion auquel se mêlent les gestes et les pas du Baile de la Conquista — la danse des Conquérants, le rituel populaire le plus important de toute l’Amérique indienne dans lequel, comme le dit le proverbe péruvien, « le vaincu est vaincu, et le vainqueur perdu ».

Au terme de cet affrontement, Diego et Frida en seront totalement changés, et leur vie ne sera plus jamais la même, puisqu’il ne suffit pas de vouloir changer la société, mais qu’il faut nécessairement faire la révolution à l’intérieur de soi-même.

Il n’est pas indifférent que Leon Trotski et André Breton aient joué un rôle dans cette aventure, et qu’ils soient apparus dans la vie de Diego et de Frida au moment même où leur couple se défait. L’année 1936 est l’année des grandes turbulences révolutionnaires en Europe, avec la montée des masses populaires, mais surtout en Espagne : avec l’insurrection ouvrière de Barcelone, le 3 mai, commence l’horreur de la guerre civile, massacres de populations, trahisons, règlements de comptes. Frida est aux côtés de Diego dans toutes les manifestations de soutien aux républicains espagnols, elle retrouve la détermination juvénile, le visage sérieux, le regard ardent du temps où elle défilait dans les rues de Mexico avec Diego et Xavier Guerrero et le Syndicat des peintres et sculpteurs, le Premier Mai 1929. La crise politique de 1934 au Mexique, qui a opposé les communistes aux Chemises dorées (une organisation d’apparence fasciste, probablement épaulée par le Département d’Etat des États-Unis), puis la crise économique qui a entraîné le développement des grèves dures à travers tout le pays durant l’année 1935, ont favorisé le rapprochement de Diego et Frida, leur nouvelle entente autour des idéaux révolutionnaires.

Lorsque, le 9 janvier 1937, Leon Trotski et sa femme Natalia Sedova débarquent du bateau-citerne Ruth, dans la touffeur tropicale du port de Tampico, c’est Frida que Diego, pour accueillir le proscrit, envoie en son nom — et c’est chez elle, dans la maison familiale des Kahlo, à Coyoacán, que Trotski trouve refuge.

L’époque de cette première rencontre avec Trotski est éblouissante pour Frida comme pour Diego. Chassé par les émissaires de Staline à travers le monde entier, expulsé de Norvège, interdit de séjour sur le territoire des États-Unis par Roosevelt, Trotski apparaît comme le symbole même du martyr du communisme, le révolutionnaire pur et sans compromission qui porte au monde l’héritage brûlant de Marx et de Lénine. C’est grâce à l’intervention personnelle de Rivera auprès de Lázaro Cárdenas, le nouveau président du Mexique, que le proscrit peut enfin trouver un asile. Pour Diego Rivera, Trotski représente l’idéal révolutionnaire, l’homme qui se sacrifie totalement pour son idée, l’homme qui incarne véritablement l’Internationale communiste. Ému par le sort du fondateur de l’Armée rouge, Lazaro Cardenas, dans un élan fraternel, envoie même à Tampico son train personnel, El Hidalgo, et Trotski s’installe avec sa suite (secrétaires, gardes du corps) à Coyoacán qui devient aussitôt le nouveau centre de l’Internationale trotskiste — c’est là que, désormais, le chef révolutionnaire rédige ses communiqués, ses prises de position, organise sa défense contre le pouvoir de Staline.

Trotski est ébloui, lui aussi, par la générosité de Diego et de Frida, par la chaleur de l’accueil, par la splendeur coloniale de Coyoacán — et par l’étrange beauté de son hôtesse. Frida joue avec lui le jeu qu’elle aime, non sans perversité : jeu de la séduction, du flirt amoureux. Celui qu’elle traitera un peu plus tard, avec un certain dédain, de « viejito », l’attire alors parce qu’il est au centre d’un tourbillon de l’Histoire. Il est l’homme qu’a choisi Lénine, celui qui a failli diriger le géant soviétique, le proscrit romantique. Il est aussi et surtout l’homme que Diego admire sans réserve, l’un des seuls à avoir maintenu intact l’idéal révolutionnaire. Entre Trotski et Rivera s’est formée dès le début une relation chaleureuse et amicale. Il est possible que Trotski, homme d’action russe, peu habitué aux complexités de l’âme féminine latino-américaine, n’ait pas bien compris le jeu que Frida a décidé de jouer, entre eux trois. Après les durs mois de tension du second procès de Moscou, puis de la commission Dewey — le contre-procès dont les assises se tiennent dans la maison de Coyoacán —, Trotski se laisse emporter par son tempérament fougueux, et se conduit comme un collégien, glissant lettres et rendez-vous secrets à Frida, et s’enfuit même pendant quelques jours, rejoint par Frida dans l’hacienda de San Miguel Regla. Bien que Diego n’ait probablement rien su du jeu amoureux de Frida et de Trotski, cette aventure rocambolesque ne put cependant que modifier l’attitude de ce dernier envers Diego. Au demeurant, lorsque, en 1938, les conseillers du leader révolutionnaire décident d’écarter Rivera de toute participation active à l’Internationale trotskiste, Trotski refusera de soutenir son ami. L’affaire de l’accord pétrolier entre Mugica et les pays de l’Axe — accord condamné violemment par Rivera, et approuvé au nom du pragmatisme par Trotski — consommera la rupture, et Frida perdra alors tout respect pour le « vieux »[72]. La même année, pourtant, Diego Rivera manifeste encore publiquement son soutien à Trotski, malgré leurs désaccords passés : « L’incident entre Trotski et moi n’est pas une lutte, c’est un malentendu lamentable qui a dégénéré et a abouti à l’irréparable. C’est cela qui m’a conduit à rompre mes relations avec un grand homme pour qui j’ai eu, et pour qui je garde encore, la plus grande admiration et le plus grand respect[73]. »

Étrangement, c’est la rencontre de Rivera, Trotski et André Breton qui scelle la rupture finale du couple. André Breton, venu à Mexico pour rencontrer Trotski — il a été également exclu du Parti communiste deux ans après Rivera — et rédiger avec lui le manifeste de la Fédération internationale des artistes révolutionnaires indépendants — manifeste qui porte la marque évidente des idées trotskistes en affirmant la nécessité de l’émancipation totale de l’intellectuel —, est lui aussi ébloui par Frida, non par la beauté de la jeune femme, mais par la profondeur et la liberté de sa peinture. Pour elle, il écrit une présentation élogieuse de ses tableaux, destinée à l’exposition de New York. À propos de celui que Frida est en train d’achever — Ce que me donne l’eau — il écrit :

« Il ne manque à cet art pas même la goutte de cruauté et d’humour qui est la seule capable d’unir les rares pouvoirs affectifs qui entrent en composition pour former ce filtre dont le Mexique détient le secret. »

Avec ce rare sens de la formule qui l’a rendu célèbre, il termine par cette définition : « L’art de Frida Kahlo de Rivera est un ruban autour d’une bombe[74]. »

La venue d’André Breton précipite les événements. Pour la dernière fois, Trotski et Rivera voyagent ensemble, accompagnant André Breton en train jusqu’à Guadalajara, où le grand prêtre du surréalisme doit rencontrer José Clemente Orozco ; puis, à travers le Michoacán, à Pátzcuaro, et sur l’île de Janitzio, célèbre pour le culte des morts qu’y observent les Indiens Purépecha.

Déjà Diego Rivera a décidé de rompre, et le proche départ de Frida pour New York, où elle va inaugurer sa première exposition, est pour lui le prétexte de cette séparation. Il ne veut plus de cette situation maritale ni du poids écrasant que représentent Frida, sa jalousie, sa souffrance, cette fragilité d’enfant blessée qui l’a jadis ému. La révolution, c’est aussi pour lui la liberté amoureuse, toute cette vie tapageuse avec des femmes qui l’admirent, qui posent pour lui, qui s’enivrent de sa célébrité — ainsi l’actrice Paulette Goddard, qui réside à San Angel, non loin de chez lui, et qui interviendra quand la police voudra l’arrêter, après le premier attentat contre Trotski. L’émancipation de Frida, voilà la vraie révolution qu’elle doit accomplir pour devenir l’égale des hommes et se libérer de l’esclavage de l’amour exclusif. Avec l’humour noir qui le caractérise, Diego Rivera dira plus tard, parlant à Gladys March de cette époque : « Durant les deux années de notre séparation, Frida réussit quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, sublimant son angoisse dans sa peinture[75]… »

Mais la vérité gît au fond d’elle-même, dans ce vide terrifiant qu’elle ressent loin de lui. Elle n’a que faire de la liberté, et ne peut vivre sans l’amour de Diego. Dans son Journal, le 8 décembre 1938, date de l’anniversaire de Diego Rivera, Frida écrit les mots qui la déchirent, les mots qu’elle n’ose pas dire, ni à lui ni à aucun autre homme, les mots de la vérité que seule l’« autre Frida » peut entendre :

Jamais de ma vie

Je n’oublierai ta présence.

Tu m’as prise quand j’étais brisée

Et tu m’as réparée

Sur cette terre trop petite

Où pourrais-je diriger mon regard ?

Si immense, si profond !

Il n’y a plus de temps. Il n’y a plus rien.

Distance. Il y a seulement la réalité.

Ce qui fut, fut pour toujours.

Pris par la réalisation des peintures murales du Palais National, dans le tumulte sensuel de la vie et les remous de la politique au jour le jour, Diego peut bien croire au bonheur de Frida dans sa nouvelle vie, son indépendance. Elle-même ne joue-t-elle pas à être heureuse ?

Quand Frida rencontre Nickolas Muray (sans doute à Mexico), il est l’un des photographes les plus en vogue à New York, qui a photographié les femmes et les hommes les plus célèbres du moment, de Lilian Gish à Gloria Swanson, de D.H. Lawrence à Johnny Weissmuller. Il est grand, mince, athlétique — il a été deux fois champion de sabre des États-Unis — avec ce visage aristocratique que Frida avait aimé jadis chez son « fiancé » Alejandro Gómez Arias. Il est tout de suite séduit par Frida Kahlo, par sa beauté exotique, par cette flamme qui brille dans ses yeux charbonneux, par son esprit pétillant, juvénile, par sa provocation continuelle. Durant les trois mois qu’elle passe avec lui à New York, elle oublie l’atmosphère orageuse de la maison de Diego, l’obsession de la trahison de Cristina, la jalousie morbide qui s’emparait d’elle quand elle voyait Diego en compagnie d’autres femmes ou avec Lupe Marín. Elle vit avec Nick un amour un peu fou dans le tourbillon brillant de la vie new-yorkaise où elle rencontre des peintres, des artistes, la danseuse Martha Graham, Louise Nevelson, la journaliste Clare Boothe Luce, de Vanity Fair, (qui lui commandera le portrait-souvenir de son amie Dorothy Dale), l’actrice Edla Frankau et l’artiste peintre Georgia O’Keefe, avec qui la rumeur lui prête une aventure homosexuelle ; Aline Mac Mahon, Ginger Rogers, qui sont des amies de Noguchi, et les collectionneurs d’art Sam A. Lewisohn, Charles Liebmann, et même Nelson Rockefeller dont elle semble avoir oublié le forfait, la destruction de la fresque de Diego à Radio City.

New York, avec Nick, n’est plus l’affreuse métropole qu’elle a connue au temps où elle était prisonnière de l’appartement du Barbizon, déprimée et solitaire dans la touffeur de l’été. Son exposition est un succès, elle a vendu la moitié des tableaux. Elle est très amoureuse de cet homme si élégant, si sûr de lui. Après le petit déjeuner au restaurant du Barbizon, elle l’accompagne au studio de McDougal Street, et c’est là qu’il fait un de ses plus beaux portraits — Frida debout, drapée dans un rebozo magenta, coiffée de ses tresses mêlées de laine à la manière indienne ; elle pose avec une expression apaisée, un peu alanguie, qu’on ne lui a jamais connue auparavant. Cet amour sans contraintes, qu’elle devine aussi sans lendemain, est sans doute l’un des souvenirs les plus heureux de sa vie, le seul moment où elle retrouve pour quelques semaines la liberté et l’insouciance du temps des Cachuchas, le temps d’avant l’accident du marché San Juán. Pour lui, elle devient Xochitl (Fleur), son double rêvé, venu du monde indien, libéré de toutes les contradictions et médiocrités de la vie moderne. Pour elle, il est son Nick — sa vie — son enfant.

Lorsque la fête est finie et que Frida doit retourner à Mexico, à la vie orageuse de San Angel, aux jalousies et rivalités mesquines qui entourent Diego Rivera, elle n’oubliera pas ces extraordinaires moments de liberté, d’insouciance, cette sorte d’électricité qui vibrait partout autour d’eux, dans les rues de New York. Le souvenir de cet amour éphémère est pour elle comme un talisman. Elle écrit à Nickolas Muray :

« Écoute, Kid. Est-ce que tu touches chaque jour en passant le “machin-truc” pour le feu qui pend dans le corridor de notre escalier ? N’oublie pas de faire ça tous les jours. N’oublie pas non plus de dormir sur le petit coussin que j’aime tant. N’embrasse personne en regardant les panneaux et les noms des rues. N’emmène personne faire un tour à notre Central Park. Parce qu’il n’appartient qu’à Nick et Xochitl[76]. »

Frida joue, sans savoir que l’issue du jeu est cruelle, et que, plus tard, la solitude ne lui en paraîtra que plus irrémédiable. C’est peut-être le moment de la plus grande désillusion, quand, poussée par le vide affectif dans lequel la plonge la rupture avec Diego, elle cherche à s’agripper à n’importe quel prix.


Le voyage à Paris, en 1937, est en quelque sorte la cristallisation de la rupture, de toutes les ruptures. Invitée à participer à la grande exposition sur le Mexique à la galerie Pierre Colle (exposition organisée par le gouvernement Cárdenas), elle s’est lancée à l’aventure, pour ne plus être à Mexico, pour échapper à la vérité qui la cerne, à la douleur physique, et aussi pour montrer à Diego qu’elle est désormais indépendante et libre. À Paris, elle est accueillie avec enthousiasme par les surréalistes (elle loge chez André et Jacqueline Breton) et par les plus grands peintres : Yves Tanguy, Picasso. Kandinsky fut tellement ému par la peinture de Frida, raconte Diego Rivera, « que devant tout le monde, dans la salle de l’exposition, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front et sur les deux joues, et des larmes coulaient sur son visage[77] ».

Mais Frida ne retrouve pas à Paris l’atmosphère de fête qu’elle a aimée à New York. Dans une lettre qu’elle adresse à Nickolas Muray le 16 février 1939, André Breton est traité de son of a bitch parce qu’il n’a pas su organiser son arrivée et l’a logée dans la même chambre que sa fille Aube. Elle ne supporte pas la saleté de Paris, ni la nourriture (elle attrape même une colibacillose) ; l’exposition lui paraît fumeuse, envahie par cette « bande de fils de putes lunatiques que sont les surréalistes », et inutile toute cette « saloperie » qu’ils exposent autour du Mexique. Par-dessus le marché, Pierre Colle, choqué par la crudité des tableaux de Frida, refuse de les accepter dans sa galerie. Dans une autre lettre à Nick Muray, Frida clame son profond dégoût des intellectuels parisiens : « Ils sont tellement de foutus intellectuels pourris que je ne peux plus les supporter. Ils sont vraiment trop pour moi. J’aimerais mieux m’asseoir par terre dans le marché de Toluca pour vendre des tortillas que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards “artistiques” de Paris […]. Je n’ai jamais vu Diego ni toi perdre votre temps à ces bavardages stupides et ces discussions intellectuelles. C’est pour ça que vous êtes de vrais hommes et non des “artistes” minables — Bon sang ! Ça valait la peine de venir jusqu’ici juste pour comprendre pourquoi l’Europe est en train de pourrir, pourquoi tous ces incapables sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini[78]. »

Le mauvais temps et la grisaille sont sûrement pour beaucoup dans sa mauvaise humeur — et puis il y a le vide qui se creuse au centre d’elle-même, le sentiment d’angoisse au fur et à mesure que se rapproche le moment inévitable de la rupture avec Diego. Elle le sent, elle ne peut plus résister. L’escapade amoureuse, le tourbillon de New York et le succès mondain de Paris — la main de Frida apparaît alors en première page de Vogue, et la styliste Schiaparelli, inspirée par sa tenue indienne, crée le modèle Madame Rivera — ne peuvent rien contre ce vertige qui la saisit devant sa propre solitude.

De retour à Mexico, elle doit surmonter deux épreuves : la rupture avec Nickolas Muray, qui se marie. Et le divorce que Diego la pousse à accepter. Demandé le 6 novembre 1939, le divorce par consentement mutuel — qui existe depuis l’indépendance au Mexique — est prononcé en octobre devant le tribunal de Coyoacán. Pour Frida, les moments les plus douloureux sont déjà derrière elle, dans la longue attente à New York, à Paris, et dans les interminables discussions avec Diego. Pour lui, le divorce était devenu une véritable obsession : « Un soir, raconte-t-il à Gladys March, sur une impulsion soudaine, je lui téléphonai pour lui demander de consentir au divorce, et dans mon anxiété, je fabriquai un prétexte vulgaire et stupide […]. Cela marcha, Frida déclara qu’elle voulait divorcer tout de suite[79]. » Le prétexte, ce fut peut-être celui que Frida redoutait par-dessus tout : sa difficulté à jouir dans l’amour, qu’elle imputait au terrible accident qui l’avait mutilée dans sa jeunesse.

Le couple est brisé, rompu par une guerre qui a duré trois ans, d’autant plus absurde que rien ne la justifiait vraiment. Plus tard, Diego avouera : « Nous avions été mariés pendant treize ans. Nous nous aimions toujours autant. Je voulais simplement être libre de faire selon mon désir avec toutes les femmes dont j’avais envie. Et pourtant Frida ne s’opposait pas à ce que je sois infidèle. Ce qu’elle ne pouvait admettre, c’est que je choisisse des femmes qui ne me valaient pas, ou qui lui étaient inférieures. Elle considérait comme une humiliation personnelle que je la délaisse pour des traînées. Mais si je la laissais faire, est-ce que ce n’était pas réduire ma liberté ? Ou bien est-ce que j’étais la victime dépravée de mes propres appétits ? Et est-ce que ce n’était pas un pieux mensonge de penser que le divorce mettrait fin aux souffrances de Frida ? Est-ce qu’elle n’en souffrirait pas davantage[80] ? »

La réponse est dans la lettre que Frida adresse à Nickolas Muray en octobre, alors que le divorce est en cours : « Je n’ai pas de mots pour te dire comme j’ai mal, et toi qui sais combien j’aime Diego, tu peux comprendre que ces maux ne finiront qu’avec ma vie, mais, après la dernière dispute que j’ai eue avec lui (au téléphone), et comme cela fait un mois que je ne le voyais plus, j’ai compris que, pour lui, c’était bien mieux de me quitter… Maintenant je me sens brisée et seule, et j’ai l’impression que personne au monde n’a souffert comme je souffre, mais, bien sûr, j’espère que ça changera dans quelques mois[81]. »

La réponse se trouve surtout dans les tableaux que Frida peint cette année-là, terribles, sanglants, hantés par l’image du suicide et de la mort : sa vie qui s’en va dans l’eau du bain, les figues de Barbarie à la peau arrachée comme pour un sacrifice, les deux Frida au cœur mis à nu, et l’extraordinaire portrait, brillant de cet humour macabre qui lui tient lieu de cuirasse, où elle est assise très droite, impassible, au milieu de ses cheveux moissonnés, tandis que résonnent les mots de la chansonnette cruelle :

Mira que si te quisé, fue por el pelo,

Ahora que estas pelona, ya no te quiero[82].

Pourtant, Diego et Frida sont réunis encore une fois dans la grande fête surréaliste organisée par César Moro et André Breton à Mexico au début de l’année 1940. Tous les grands noms de la peinture, de la littérature et des arts sont là, le photographe Manuel Alvárez Bravo, Alice et Wolfgang Paalen, le poète Xavier Villaurrutia (l’auteur de Nostalgie de la mort), les peintres Roberto Montenegro, Antonio Ruiz, Carlos Mérida. Mais il y a quelque chose de dérisoire dans ce mouvement qui se survit à lui-même, après la tragédie de l’Espagne. Et cette guerre qui est en train de dévorer à nouveau l’Europe. Malgré la tentative de César Moro et de Wolfgang Paalen de régénérer le surréalisme en Amérique latine grâce à l’apport des antiques cultures indigènes du Mexique et du Pérou, la réunion sonne le glas du mouvement, rendu absurde par la montée des fascismes en Europe et par la rupture de la patrie du socialisme avec les idéaux révolutionnaires. Pour Diego et Frida, préoccupés par leur propre situation, la grande messe surréaliste — avec l’attente de l’apparition annoncée du Grand Sphinx de la nuit — a quelque chose de décidément puéril, qui se rattache aux mondanités un peu creuses des Contemporáneos, que Rivera a toujours regardées comme un intellectualisme bourgeois imité de l’Europe[83]. « Le surréalisme, égal à zéro ? » titre un article d’Adolfo Menendez Samara dans le numéro 28 de Letras de México.

La réalité, de fait, ne leur laisse guère le temps de s’interroger sur le sens de la nouvelle poésie surréaliste. Le 24 mai, un attentat perpétré contre Trotski dans sa nouvelle maison de la rue de Londres — un groupe armé (commandé par un mystérieux homme en imperméable qui ressemble au peintre Siqueiros) a balayé sa chambre de rafales de mitraillette, puis a jeté une bombe incendiaire — est à l’origine d’une nouvelle aventure pour Diego Rivera. Sorti miraculeusement indemne de l’attentat, Trotski ne fait rien pour détourner les soupçons de la police dirigés contre son ancien ami. Averti par l’actrice Paulette Goddard qui réside en face de chez lui à San Angel, Diego échappe à l’arrestation dans des circonstances rocambolesques, caché sous de vieilles toiles à l’arrière de la voiture de son amie, l’artiste peintre d’origine hongroise Irene Bohus, et s’enfuit aux États-Unis, à San Francisco.

Comme toujours lorsqu’il est en difficulté, c’est vers le Nord que Rivera se tourne. Grâce à Paulette Goddard, Diego retrouve à San Francisco ses amis Albert Bender et Pflueger, et surtout du travail. On lui confie la décoration du parc d’attractions de Treasure Island, et il choisit comme thème l’unité panaméricaine (thème déjà illustré à Detroit) qui reflète son idéal d’une abolition des frontières et d’une communauté interethnique sous la bannière du socialisme. Au centre, Diego peint un être « moitié dieu, moitié machine », représentant pour le peuple américain ce que « la Coatlicue, la grande divinité maternelle du Mexique, représentait pour le peuple aztèque[84]. » Sur la même fresque, Diego peint un portrait de Paulette Goddard au côté de Charlie Chaplin, qu’il a rencontré à Los Angeles et auquel il voue un véritable culte depuis Le Dictateur — dénonciation de la tyrannie hitlérienne que Diego a illustrée dans une de ses quatre fresques de 1936 proposées à l’hôtel Reforma, et refusées pour des raisons de convenances politiques[85]. L’image de Frida Kahlo, vêtue en Tehuana, parmi les figures de la fresque du City College de San Francisco évoque non seulement cette nécessaire rencontre du Nord et du Sud, mais la nécessaire réconciliation de Diego avec Frida.

Les événements vont en effet précipiter le cours de la révolution affective du couple. Le 20 août 1940, Ramón Mercader — un émissaire de la Guépéou de Staline agissant sous le nom de Jacson — qui a longuement préparé son crime, pénètre dans la maison de Trotski, se fait recevoir dans son bureau et tue le leader révolutionnaire d’un coup de pic à glace dans le crâne.

Comme tous ceux qui ont été proches de Trotski à Mexico, et comme Rivera lui-même, Frida Kahlo est soupçonnée par la police, interrogée à plusieurs reprises. Son état de santé, aggravé par une dépression nerveuse, est tel que le docteur Leo Eloesser lui demande de venir se faire soigner le plus tôt possible à San Francisco. Son arrivée dans cette ville qu’elle aime tant, la proximité de Diego opèrent des miracles. À la suite de l’intervention du docteur Eloesser, qui le persuade que la séparation affecte « gravement Frida et pourrait avoir des conséquences dramatiques sur son état de santé », Diego Rivera se résout à « essayer de la persuader de l’épouser à nouveau ». Le plaidoyer « candide » du docteur Eloesser, raconte Diego, ne facilite guère les choses, car il expose à Frida l’impossibilité naturelle dans laquelle Diego se trouve d’être fidèle. Mais Frida accepte, sous certaines conditions qui forment le plus étrange contrat de mariage jamais imaginé. Elle sera sa femme, à condition qu’ils n’aient plus de relations sexuelles et qu’elle subvienne à ses propres besoins. Elle accepte cependant que Diego paie la moitié des dépenses de la maison. « J’étais si heureux de retrouver Frida, ajoute Diego, que je donnai mon accord sur tout, et le 8 décembre, jour de mon quarante-quatrième anniversaire, Frida et moi fûmes mariés pour la seconde fois[86]. »

Alors s’achève la longue période de désamour et de désintégration, le vide qui s’était installé en eux et qui les détruisait. Depuis leur premier retour de New York en 1933, leur amour avait accompli sa révolution durant ces huit années.

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