Après un bref été à Mexico, et malgré les réticences de Frida, le couple Rivera s’embarque, en novembre 1931, à bord du Morro Castle, à destination de New York. En effectuant ce voyage, Diego répond à l’invitation du directeur de l’Institut des arts de Detroit, William R. Valentiner, et de son associé, l’architecte Edgar P. Richardson, à venir peindre une fresque dans la Cour du Jardin de l’Institut. Durant ce même été 1931 qui précède le départ des Rivera, une autre offre, encore plus extraordinaire, est arrivée, apportée par Frances Flynn Paine, une des premières marchandes de tableaux de New York, conseillère d’art à la Fondation Rockefeller : les portes du prestigieux musée d’Art moderne s’ouvriraient à Diego Rivera pour une exposition générale de ses œuvres.
Au retour de San Francisco, Diego et Frida avaient retrouvé le Mexique dans une condition catastrophique. La récession économique des années 1928-29 frappait naturellement au premier chef les pays pauvres. La guerre civile qui ravageait les campagnes du Centre-Ouest, au Michoacán, au Jalisco, au Nayarit, depuis la loi scélérate de Calles et les persécutions contre la religion catholique, avait enfoncé la partie la plus riche du pays dans le chaos et la misère, et divisait le Mexique en deux[33]. Une autre persécution, dirigée contre les communistes — la mise hors la loi du Parti, et la rupture avec l’Union soviétique, consécutives à la tentative de coup d’État des nordistes et du communiste Guadalupe Rodriguez, assassiné au Durango, avait rendu toute vie politique impossible. Malgré sa notoriété, Diego sentait se refermer autour de lui le réseau de conspirations et de jalousies qui l’avait poussé à partir pour la Californie.
L’offre de Valentiner et de Richardson ouvre des perspectives intéressantes à Diego et Frida, à un moment où ils ont particulièrement besoin d’argent. Ce même été, Diego a entrepris la construction d’une maison à San Angel — un double studio, relié par un pont, où chacun pourra vivre indépendamment de l’autre. D’autre part, la situation financière de la famille Kahlo à Coyoacán est devenue de plus en plus difficile ; pour venir en aide à son beau-père, Diego Rivera a même dû lui racheter la maison de Coyoacán, laissant aux parents de Frida le droit d’y habiter toute leur vie durant.
L’Institut des arts de Detroit a offert dix mille dollars pour peindre les quelque cent mètres carrés de murs de la Cour du Jardin. Avec un sens certain de la négociation, Diego, après s’être renseigné, a proposé de peindre la totalité des murs (environ cent soixante-trois mètres carrés) pour le même prix au mètre carré, soit une rémunération de près de vingt mille dollars, et la commission de l’Institut a donné son accord. À l’époque, le salaire minimum journalier de l’ouvrier américain est de sept dollars. L’offre de Detroit représente donc une très grosse somme, la plus importante jamais proposée au peintre mexicain.
Mais l’argent n’était pas tout.
Le retour de Diego aux États-Unis, dans la partie la plus industrialisée du continent, au cœur même de la société capitaliste, constitue aussi un extraordinaire défi — et, pour Frida, malgré la peur que fait naître en elle cette plongée dans un monde si violemment et entièrement différent du sien, cela peut être en quelque sorte la revanche du petit poisson sur le gros.
Pour Diego, l’aventure américaine doit être totale, sans ambiguïté. Ce qui l’attire, ce n’est pas la force de l’argent ni l’espoir de la liberté. C’est la possibilité de pénétrer, par sa peinture, cette masse humaine qui a su édifier l’empire industriel le plus puissant de toute l’histoire, d’entrer dans le secret de cette formidable machine, d’approcher ses rouages, de comprendre l’origine de son énergie, d’agir comme un ferment dans la formation de cette pensée collective, de mettre son art au service de la révolution qui se prépare.
L’Amérique qu’il attend, c’est celle de l’« ère nouvelle » annoncée en 1919 dans le premier Manifeste du Parti communiste américain.
Quelque dix ans après la création de la première Internationale communiste (la section américaine du Komintern formée par Charles E. Ruthenberg et Alexander Bittelman), l’enthousiasme de Diego est encore intact. Son expérience malheureuse en URSS — l’échec de son projet de fresques au service de la Révolution russe — et les impérities du caudillismo à la mexicaine — ce que Gramsci appelle un « bonapartisme épisodique » — n’ont pas entamé l’enthousiasme et l’ardeur juvénile du peintre. Mais elles lui ont donné la conviction que la vraie révolution du siècle aura lieu justement au cœur du règne capitaliste, dans cette fourmilière industrielle des États-Unis d’Amérique du Nord.
Diego, qui a connu l’horreur de la guerre en Europe, cet incroyable déferlement de souffrances inutiles, jusqu’à la mort de son enfant dans le Paris glacé et ruiné par les années de détresse, ressent profondément l’appel de la révolution sur le continent américain. La Révolution mexicaine, la première du monde moderne, a brûlé comme un immense et fulgurant incendie. Sur les cendres du Porfiriat a resurgi une bourgeoisie faite de politiciens corrompus et de militaires ambitieux et rusés. En Russie, la révolution a été totale, magnifique. Frida se souvient encore des pages d’Alexandre Kerenski, qu’elle avait aimées et qui semblaient parler d’une révolution encore à venir : « Ce fut un temps extraordinaire, inspiré, un temps d’audace et d’extrêmes souffrances. Ce fut un temps unique dans les pages de l’Histoire. Toutes les préoccupations insignifiantes de la vie quotidienne et tous les intérêts partisans s’étaient effacés de notre conscience[34]. » Et ces mots qui seraient allés droit au cœur de Diego : « La Révolution fut un miracle, un acte de création inventé par la volonté de l’humanité, un parcours épique vers un idéal éternel et universel. »
Diego était revenu de Moscou les valises pleines de croquis et de dessins qui étaient autant d’éléments de cette vision d’une révolution à venir. Ce n’est pas un hasard s’il confie ces dessins à Frances Flynn Paine pour qu’elle les emporte à New York et les montre aux membres de la Commission directoriale du musée d’Art moderne : pour lui, il ne fait pas de doute que ces images doivent féconder la révolution américaine.
Diego est revenu de Russie avec la certitude que seul Trotski est digne d’hériter du message de Marx et de Lénine. Le discours de Staline en 1924, par lequel il renonce implicitement à la révolution universelle, suivi de l’exil de Trotski à Alma Ata, ont clairement démontré à Diego — et cela lui apparaîtra plus clairement après son expulsion en 1929 du Parti communiste mexicain — que la révolution reste à accomplir.
L’Amérique, en 1930, est plongée dans un chaos social et moral où tout peut apparaître. Malgré la persécution de l’attorney général Palmer et de son adjoint J. Edgar Hoover contre les « Rouges », malgré les arrestations arbitraires, les tortures, les assassinats, les partisans de la révolution sociale ont gardé toutes leurs illusions. À Mexico, Diego a parlé avec les slakers italiens, réunis autour de Tina Modotti et du révolutionnaire Vidali. Avec eux, il a évoqué le souvenir des grands mouvements de foule, les manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti, quand intellectuels et ouvriers se retrouvèrent côte à côte et marchèrent dans les rues de Boston vers la prison de Charlestown pour tenter d’arracher à la mort le « bon cordonnier » et le « pauvre marchand de poisson », victimes de la chasse aux communistes étrangers. Bertram Wolfe, ami depuis dix ans avec Diego, a raconté son arrestation par la police, sa rencontre en prison avec John Dos Passos. C’est de cette Amérique que rêve Diego depuis qu’il est revenu de la vieille Europe amère et désillusionnée.
Son rêve n’est pas celui d’un politicien, ni même d’un partisan. C’est avant tout le rêve d’une révolution esthétique et culturelle, d’une révolution du regard. Durant l’été 1931, tandis que roulent les orages électriques sur Mexico et que Frida renaît dans le jardin de Coyoacán inondé chaque soir par les averses, Diego est déjà ailleurs, dans cet autre monde qu’il veut conquérir. Il sait déjà ce qu’il va peindre à Detroit, il voit déjà l’ensemble des formes, les machines, les enchaînements, le lien qui unit le monde moderne au plus profond de l’histoire de la terre. Avant même que le lieu ne lui soit offert, il sait ce qu’il doit y peindre. À San Francisco, il a confié à William Valentiner son désir de « rendre plastique le rythme somptueux, toujours ascendant qui va de l’extraction de la matière première, produite par la nature, jusqu’à l’élaboration de l’objet fini, produit par l’intelligence humaine, son besoin, son action[35] ».
Cette révolution du regard à laquelle Diego Rivera souhaite désormais travailler n’est possible que dans la rencontre des deux mondes opposés qui forment le continent américain. Déjà, en 1929, avant même le projet de Detroit, il écrit son manifeste de la révolution en peinture, au cœur même de son œuvre :
« J’ai toujours maintenu que l’art en Amérique, s’il parvient un jour à exister, sera le produit de la fusion du merveilleux art indigène, venu des profondeurs immémoriales du temps, au centre et au sud du Continent, et de l’art du travailleur industriel du Nord. »
Et :
« J’ai choisi mon thème — celui-là même qu’aurait choisi n’importe quel autre travailleur mexicain luttant pour la justice et l’abolition de toutes les classes. J’ai vu avec d’autres yeux la beauté du Mexique et, depuis lors, j’ai travaillé avec autant d’acharnement qu’il a été possible[36]. »
Manifeste qu’il complétera en 1932 après l’expérience de Detroit : « Il y a une grande nécessité d’expression artistique dans le mouvement révolutionnaire. L’art a l’avantage de parler un langage qui peut être compris facilement par les travailleurs et les paysans du monde entier. Un paysan ou un travailleur chinois peut comprendre une peinture révolutionnaire plus rapidement et plus facilement qu’un livre […]. Le fait que la bourgeoisie se trouve en état de décomposition et que son art dépende de l’art européen indique qu’il ne peut y avoir de développement d’un art authentiquement américain sans une création issue du prolétariat. Pour qu’il soit un bon art, l’art de ce pays doit être un art révolutionnaire[37]. »
Diego résume ses idées sur l’art dans une formule à l’emporte-pièce, à propos des peintures religieuses populaires (dans Mexican Folkways n° 3) : « Le paysan et le travailleur urbain ne produisent pas seulement des grains, des légumes et des objets manufacturés. Ils produisent aussi de la beauté. »
La grande exposition eut lieu le mardi 22 décembre 1931 au musée d’Art moderne de la Cinquième Avenue. Elle réunissait un grand nombre de toiles de Diego Rivera (cent quarante-trois), certaines datant d’avant sa période cubiste, et montrait la versatilité du génie créateur du peintre. Le plus étonnant, pour les New-Yorkais, fut l’exposition des fresques peintes sur des panneaux mobiles, que Diego avait exécutées durant le mois précédant l’exposition, et pour lesquelles il avait fait venir du Mexique du sable de rivière tamisé et du plâtre. Au cours de sa conférence de presse à l’hôtel Barbizon-Plaza, Diego expliqua la technique de la fresque, reliée à l’art de la Renaissance italienne et à l’art préhispanique du Mexique. Seuls des pigments naturels, provenant de terres de différentes couleurs, étaient utilisés selon la palette réduite et raffinée des anciens peintres mayas du temple des Jaguars, à Chichén Itzá. Deux tons de rouge. Deux tons de bleu. Quatre verts. Jaune. Blanc. Noir. Pourpre.
Malgré la notoriété de Diego Rivera et le prestige du lieu (la précédente exposition au musée d’Art moderne avait été consacrée à Matisse), cette première rencontre fut un peu décevante pour le peintre. La presse bouda le travail de Rivera, allant même jusqu’à critiquer ouvertement l’outrecuidance du panneau intitulé Frozen Assets (Fonds gelés) qui mettait en évidence le lien entre le capital et la police, leur responsabilité dans le maintien de l’esclavage. L’édition dominicale du New York Times le présenta dans un article mitigé où l’on reprochait à Diego d’avoir affadi, dans les copies de ses fresques, le travail fait à Chapingo et à Mexico. L’article d’Edward Alden Jewell était associé à une polémique dans laquelle étaient tournées en dérision les idées du peintre sur la renaissance de l’art indigène — les Indiens d’Amérique, disait le commentaire, « une culture de paniers et de couvertures ! » — et où l’on reprochait aux mécènes de soutenir des peintres étrangers plutôt que les Américains. Une des conséquences de la récession économique de 1930 était en effet l’application d’un décret visant l’exclusion des étrangers de tout travail régulier. Pourtant, l’exposition fut un succès auprès du public, et une grande partie des intellectuels new-yorkais y accourut.
Les premiers mois du séjour à New York furent difficiles pour Frida. Malgré ses robes et ses bijoux mexicains, elle restait dans l’ombre de son colossal mari, effrayée par cette ville violente et sale que, dans une lettre à son ami le docteur Eloesser, elle décrit comme « une immense cage à poules crasseuse et inconfortable ». Depuis San Francisco, elle éprouve un sentiment d’hostilité envers ces riches Américains qui « vont dans des parties nuit et jour pendant que des milliers et des milliers de gens crèvent de faim[38] ».
L’époque, il faut le dire, est difficile. La récession frappe d’autant plus cruellement en cette période de fêtes de fin d’année, et les rues de New York, pleines de miséreux, évoquent davantage le Londres de Dickens que la ville orgueilleuse des Rockefeller. Les journaux sont pleins d’articles consacrés aux « nécessiteux méritoires », pour lesquels on fait appel à la charité publique. Le salaire mensuel minimum de deux cent dix dollars n’est souvent même pas atteint, et certaines ouvrières, dans les ateliers de confection, doivent se contenter, pour survivre, de cinquante, voire trente dollars par mois.
Tandis que Diego est occupé à peindre, Frida se promène dans les rues de Manhattan. L’hiver est doux et pluvieux, et elle pense avec nostalgie aux ciels éclatants et au froid du matin à Coyoacán, aux enfants qui grignotent la canne à sucre de Noël au coin des rues, aux Indiennes qui vendent des fleurs de noche buena et de la terre végétale. L’hôtel Barbizon-Plaza est un caravansérail froid et ennuyeux, et Frida ne parle pas anglais, ne connaît rien au monde qui l’entoure. Au docteur Eloesser, elle écrit, fin novembre, avant l’exposition : « Diego, bien entendu, est déjà en plein travail, et la ville l’intéresse beaucoup, et moi aussi, bien sûr, mais comme toujours, je ne fais rien d’autre que regarder droit devant moi et m’ennuyer pendant des heures[39]. »
Les distractions lui manquent. Elle n’est nullement intéressée par la société des gens « comme il faut », et la foule new-yorkaise est une masse compacte, hostile, où elle ne peut même pas briller de son éclat de fleur exotique, comme elle le faisait dans les rues ensoleillées de San Francisco. La place lui manque à l’hôtel pour peindre ou dessiner. Elle se noue d’amitié avec le peintre Lucienne Bloch, assistante de Diego, ensemble elles vont au spectacle, assister à des représentations populaires comme les Ziegfleld Follies, ou au cinéma, voir Frankenstein, an epic of terror.
En mars, Diego et Frida prennent le train pour Philadelphie pour la première de H.P., Horse Power, un spectacle-ballet conçu sur une idée et des décors de Diego, avec une musique du compositeur mexicain Carlos Chavez. En fait, il s’agit d’un ancien projet (1927) qui est resté dans les cartons de Diego, jusqu’à ce que l’exposition de New York l’en ait fait ressortir. Le ballet est un vieux rêve du peintre où il mêle le passé indien du Mexique à la modernité industrielle. Pour lui, c’est une introduction idéale à son projet de Detroit. Mais Frida est caustique, elle commente sans indulgence le spectacle à son ami le docteur Eloesser :
« Une foule de blonds insipides qui font semblant d’être des Indiens de Tehuantepec, et quand ils devaient danser la sandunga, on aurait dit qu’ils avaient du plomb à la place du sang[40]. »
En fait, c’est déjà la marque du rejet par Frida de ce monde anglo-saxon dont elle a peur, dont elle se défie instinctivement, parce qu’il la sépare de son mari. Elle vit intérieurement le choc de cette rencontre avec le monde industriel et ses injustices mais n’a pas, comme Diego, la possibilité de s’en libérer par la création. Elle se sent alors coupée d’elle-même, loin de son reflet, privée de sa source de chaleur. Elle aime Diego plus que tout au monde, et pour lui elle a accepté d’aller si loin de chez elle, si loin de sa mère et de son père — et même, d’une certaine façon, de sacrifier son art. Elle songe de nouveau à avoir un enfant, elle l’a décidé sans rien lui en dire. Quand, à la fin d’avril 1932, Diego décide d’entamer le chantier de Detroit, Frida part avec lui pour le Michigan, soulagée au fond d’elle-même de quitter cette métropole effrayante, où elle a vécu comme une ombre.
L’accueil à Detroit donne à Frida une meilleure impression. Le couple est reçu avec chaleur par le docteur Valentiner et son assistant Burroughs, de l’Institut d’art. Il y a surtout la représentation mexicaine, composée pour une grande part d’ouvriers qui travaillent dans les usines Ford, venus avec le consul du Mexique. Diego débarque vraiment comme l’ambassadeur de la culture de l’Amérique latine, et le contact avec les travailleurs immigrés vaut beaucoup mieux pour lui et pour Frida que celui du beau monde new-yorkais.
Pour Diego Rivera, le gros budget prévu par l’Institut (financé par la Compagnie Ford) est une occasion extraordinaire de partage. Il conçoit le projet comme un chantier dont il sera l’architecte-bâtisseur et qui va lui permettre d’engager des aides, des travailleurs, des manœuvres. Pour lui, le partage n’est pas seulement une idée. Tout au long du séjour à Detroit, le peintre jouera un rôle de protecteur auprès de ses compatriotes, leur dispensant argent et soutien, particulièrement à ceux qui doivent payer leur voyage de retour vers le Mexique.
Diego est véritablement un ambassadeur à Detroit. Dans les années 30, après le long black-out de la révolution, les États-Unis, sous la présidence de Hoover, cherchent à rétablir des liens économiques et commerciaux avec leur turbulent voisin du Sud. En confiant à Rivera le soin de la restauration et de la décoration du palais de Cortès à Cuernavaca, Morrow, l’ambassadeur des États-Unis au Mexique, a officialisé son rôle dans le mouvement de rapprochement. La peinture murale, par son aspect populaire et spectaculaire, est le symbole de cette nouvelle alliance.
Cette volonté de réconciliation n’est pas gratuite. Le krach boursier d’octobre 1929 a durement touché l’économie américaine. Les petits épargnants ont perdu leur pouvoir d’achat, les emprunteurs ne peuvent plus rembourser leurs dettes, les banques sont en faillite. L’année qui suit l’effondrement des banques, des milliers d’usines ont fermé leurs portes, six millions d’ouvriers ont perdu leur emploi. L’État du Michigan, et particulièrement la zone industrielle de Detroit, compte près d’un million de chômeurs, réduits à la misère, qui errent de ville en ville, et grossissent le rang des vagabonds secourus par l’Armée du Salut. L’alcoolisme, le gangstérisme qui fleurit sur la prohibition, le suicide sont les plaies de cette époque sinistre.
Même l’usine Ford a été durement touchée par la crise. En 1930, pour maintenir le salaire minimum à sept dollars par jour, Henry et Edsel Ford doivent réduire considérablement les effectifs, c’est-à-dire augmenter les cadences. D’autres compagnies associées à la Ford, comme la Briggs Body qui fournit les carrosseries, baissent les salaires jusqu’aux limites du tolérable, à douze cents et demi de l’heure[41]. À l’époque, beaucoup de travailleurs d’usine ne sont pas syndiqués. Detroit, au moment où Diego et Frida y arrivent, est une zone sinistrée. Non loin de l’usine de La Rouge, à la place des bidonvilles d’Inkster, Henry Ford a créé une ville nouvelle qui témoigne de sa volonté de surmonter la crise en réhabilitant les ghettos. Son fils Edsel, aidé par sa femme Eleanor, combattent la dépression sur un autre front : pour sortir de l’impasse, Ford doit participer à l’élan de conquête des débouchés vers les autres pays, notamment vers le Mexique qui sera nécessairement le nouveau marché automobile des années à venir. Edsel Ford est également un des tout premiers industriels à comprendre le rôle des arts — et, entre tous, des arts plastiques — dans ce qu’on appelle aujourd’hui la promotion commerciale. La rencontre d’Edsel Ford avec William Valentiner a été déterminante dans la participation financière des usines Ford à la réhabilitation et à l’enrichissement du musée d’Art moderne de Detroit, l’Institut d’art. Puis la rencontre de Valentiner et Diego Rivera en Californie a permis au peintre de venir à Detroit[42].
Lorsque Diego et Frida débarquent du train, le 21 avril 1932, ils sont tout de suite plongés dans ce climat d’extrême tension sociale et de réalités industrielles, bien différent des mondanités et du snobisme new-yorkais. Diego est transporté d’enthousiasme, il passe de longues journées à visiter les installations de La Rouge, les quartiers des ouvriers, il rencontre les techniciens, les manœuvres, les cadres, il s’imprègne de l’atmosphère extraordinaire de l’usine, cette impression de puissance et de créativité qu’il n’a ressentie nulle part ailleurs. Il fait des centaines de croquis, d’esquisses, il prépare les plans de décoration des murs de la Cour du Jardin, il sait maintenant exactement ce qu’il doit peindre : non pas le seul mur nord prévu au départ, mais les quatre murs qui entourent le jardin intérieur et la fontaine baroque (cette « horreur » que Diego voudrait bien faire disparaître) et qui lui rappellent les vieux hôtels particuliers de l’époque coloniale à Mexico. Ce qui inspire surtout Diego Rivera, c’est l’usine de La Rouge, formidable architecture futuriste d’acier et de ciment qui répond parfaitement à l’idée que le peintre s’est faite du monde ouvrier : « De toutes les constructions de l’histoire de l’homme, dit Rivera, il n’y a rien qui vaille cela. » Au New York Herald Tribune, il déclare : « Tout est là : la puissance, la force, l’énergie, la tristesse, la gloire et la jeunesse de notre continent[43]. »
Entre le vieil empereur Henry Ier, chef de la dynastie Ford, et le géant mexicain s’esquisse une étrange amitié, assez contre nature, sur laquelle Diego s’étendra plus tard non sans complaisance. Ce que Diego admire chez Ford, c’est l’homme de décision issu du peuple, qui a bâti seul un empire qui s’étend jusqu’au Brésil. Comme Diego lui-même, Henry Ford est un enfant du pays minier, né dans une des régions les plus sauvages du continent américain ; jusqu’au milieu du XIXe siècle, le Michigan est la frontière entre la civilisation rurale et la forêt — de même que Guanajuato fut la frontière entre le Michoacán agricole des anciens Tarasques et l’Amérique aride des sauvages Chichimèques.
Mais ce qui réunit Henry Ford et Diego Rivera, c’est le pouvoir de la création, l’enthousiasme qu’ils ressentent l’un et l’autre pour cette transformation de la matière brute, pour la force du progrès, pour les creusets des fonderies, les machines-outils, les presses, les bouillonnements de la puissance industrielle, l’œuvre commune des masses humaines. La vision de Rivera n’est pas romantique. Elle est une sorte de rêve d’avenir, une ivresse de jeunesse. À Dearborn, Diego Rivera visite le cœur du rêve industriel, le musée dans lequel Henry a entreposé des spécimens de toute l’histoire des machines, et Diego s’attarde dans le musée, ébloui par l’accumulation de ces « masses de ferraille », de sept heures jusqu’à une heure du matin le jour suivant. Le lendemain, il rencontre Henry Ford et l’échange est à la mesure de l’admiration que le peintre ressent envers le vieil empereur du capitalisme mondial. En repartant, passant devant les usines de La Rouge et les quartiers généraux de la compagnie, Diego Rivera vibre d’enthousiasme pour le projet qu’il entrevoit et auquel il a commencé à travailler :
« Tandis que je roulais vers Detroit, une vision de l’empire industriel de Henry Ford passait tout le temps devant mes yeux. Dans mes oreilles, j’entendais la symphonie magnifique qui sortait de ses ateliers où les métaux prenaient la forme d’outils au service des hommes. C’était une musique nouvelle, qui attendait un compositeur dont le génie serait à même de leur donner une forme communicable[44]. »
Malgré l’évolution ultérieure de son expérience américaine, Diego Rivera ne reniera jamais l’admiration qu’il a éprouvée pour Henry Ford, pour sa puissance créatrice et pour le rôle qu’il a joué dans l’instauration du règne industriel. Plus tard, se souvenant de cette visite, il confiera à Gladys March : « J’ai regretté que Henry Ford ait été un capitaliste et l’un des hommes les plus riches du monde. Je ne me suis pas senti libre de faire son éloge aussi longuement et publiquement que je l’aurais voulu […]. Autrement, j’aurais essayé d’écrire un livre dans lequel j’aurais montré Henry Ford tel que je l’ai vu, comme un vrai poète et comme un artiste, l’un des plus grands de son temps[45]. »
L’enthousiasme de Diego Rivera lui fait omettre ou négliger la grande tache sur l’honneur de Henry Ford : des prises de position trahissant le plus vil antisémitisme, exprimées dans un journal hebdomadaire, le Dearborn Independant, dans lequel, entre 1921 et 1924, ont été publiées de violentes attaques contre les Juifs, « sangsues de l’Amérique », curieusement associés à la montée du jazz et à la corruption de New York, « Babylone des temps modernes ».
Beaucoup moins enthousiaste que Diego, Frida Kahlo ne résiste pas au plaisir de la provocation. Ayant appris que l’hôtel où la compagnie les a logés — le Wardell, juste à côté de l’Institut d’art —, refuse les Juifs, elle mobilise Diego. Ils menacent de déménager et obtiennent la levée de l’interdiction — et un rabais sur le loyer mensuel ! Peu après leur arrivée, au cours d’un dîner officiel à Fair Lane, la résidence de Henry Ford au bord de la rivière Rouge, Frida profite d’un silence dans la conversation pour poser à voix très claire au vieil homme la question qui lui brûlait la langue : « M. Ford, êtes-vous juif[46] ? »
Diego Rivera n’en ressentit pas moins pour Edsel, fils de Henry Ford, une véritable amitié. Durant tout le temps de la préparation des fresques, Edsel procura toutes les facilités pour le travail collectif des peintres. Des techniciens s’occupaient de la recherche des pigments, un photographe réalisait les clichés des détails de l’usine que Diego souhaitait incorporer aux peintures.
Durant le printemps et l’été 1932, tandis que Diego travaille à la fabrication des stencils qui vont couvrir les murs de la cour de l’Institut d’art de ses formes magiques, Frida connaît une des périodes les plus difficiles de son existence. Elle n’a plus les mêmes raisons que Diego d’aimer la vie à Detroit. Pour elle, c’est une ville sans intérêt — « un vieux village de cahutes », écrit-elle à son ami le docteur Eloesser. Elle partage un peu de l’enthousiasme de Diego pour les usines de La Rouge, mais « tout le reste, dit-elle, est comme tout ce qu’il y a aux États-Unis, laid et stupide ». Après tant de mois loin du Mexique, elle ressent une nostalgie grandissante pour son pays, pour l’atmosphère provinciale et familière de Coyoacán, pour le goût des « tacos et des haricots » ; lui manquent les rencontres avec ses amis, et jusqu’à l’atmosphère dramatique de la maison familiale. L’état de santé de sa mère s’est aggravé, Frida sait qu’elle est en train de mourir d’un cancer ; et ni Matilde ni Cristina ne lui écrivent. Elle se sent abandonnée.
Pourtant, Diego s’ingénie à la distraire. Avec les Rivera et l’équipe des peintres assistants est venu un couple rencontré à New York, des Anglais excentriques : John, vicomte Hastings, comte de Huntingdon, et sa femme Cristina, fille de la marquise de Cassate, qui fut le modèle du peintre Augustus John. Ils ont loué un appartement voisin de celui des Rivera et, chaque soir, ils se réunissent pour dîner, boire et parler jusqu’à une heure avancée de la nuit. Diego a reconstitué à Detroit l’atmosphère de la bohème de Montparnasse et c’est au cours de ces soirées que Valentiner examine les croquis de travail du peintre.
Mais Frida n’est pas dupe. Les journées se succèdent dans la solitude et une inactivité qui paralyse même ses facultés artistiques. Durant la plus grande partie de ce séjour à Detroit, elle ne peint pas, ne dessine pas. Elle est enfermée dans un cocon où seule la douleur physique la maintient encore en éveil.
Et il y a surtout ce projet complètement fou auquel elle s’est donnée. Malgré l’expérience désastreuse de Cuernavaca, Frida a décidé d’avoir un enfant. C’est cela surtout qui occupe sa vie. À l’hôpital Ford où elle est allée en consultation pour un ulcère qui la fait souffrir au pied gauche (la jambe qui a été atteinte autrefois par la poliomyélite), Frida a fait la connaissance du docteur Pratt, une relation de lady Cristina. C’est à lui qu’elle confie son angoisse. Le docteur Pratt est déjà informé du lourd passé médical de la jeune femme ; lui-même, au cours d’un bilan de santé, a pu déterminer toutes les tares physiques de Frida, les terribles séquelles de l’accident, mais aussi la malformation congénitale — le bassin trop étroit qui rend la grossesse difficile. Une analyse de sang semble aussi révéler que Frida est atteinte de syphilis. Ce tableau catastrophique est aggravé par l’indécision du médecin. Dans un premier temps le docteur Pratt conseille à Frida un avortement pendant qu’il en est encore temps (elle est enceinte de moins de trois mois). Pour Frida, qui désire tant avoir un enfant, cette perspective est tragique, mais Diego finit par la convaincre.
Fin mai, dans une lettre à son ami le docteur Eloesser, elle raconte ces moments difficiles, elle attend un conseil, un miracle : « Étant donné l’état de ma santé, j’ai pensé qu’il valait mieux avorter. Je le lui ai dit, et il m’a donné une dose de quinine et une purge radicale d’huile de castor. Le jour suivant, j’ai eu une petite hémorragie, presque rien. De toute façon, j’ai cru que j’avais avorté et je suis retournée voir le docteur Pratt. Il m’a examinée, et il m’a dit que non, il était tout à fait sûr que je n’avais pas avorté, et il a été d’avis qu’il vaudrait beaucoup mieux, au lieu de tenter une opération pour avorter, garder le bébé. » Ne sachant à qui se fier, Frida pose au docteur Eloesser la question angoissée : « Je veux que vous me donniez votre avis en toute confiance, car je ne sais pas ce que je dois faire. Naturellement, je ferai tout ce que vous jugerez bon pour ma santé, et Diego pense de même. »
Il n’est pas seulement question pour elle de sa santé, mais aussi de son indépendance, de sa vie avec Diego, de sa création. Au moment où son rêve ancien d’avoir un enfant de Diego a encore une chance de se réaliser, elle ne sait quelle décision prendre. Elle est seule devant son doute, n’a personne d’autre à qui se confier : « Je ne veux pas vous importuner davantage, écrit-elle au docteur Eloesser, vous ne savez pas, Doctorcito, comme cela me fait mal de vous ennuyer, mais je vous parle comme à mon meilleur ami, et pas seulement comme à mon docteur, et votre opinion m’aidera plus que vous ne pouvez l’imaginer. Car je ne peux compter sur personne ici. Diego est toujours très bon avec moi, mais je ne veux pas le déranger avec ces choses-là quand il est accablé de travail, et il a surtout besoin de calme et de tranquillité. Et je n’ai pas assez confiance en Jean Wight [Frida a peint son portrait à San Francisco en 1931] et en Cristina Hastings pour les consulter sur quelque chose qui a une énorme importance et qui risque de m’envoyer à la tombe[47] ! » La réponse du docteur Eloesser arrivera longtemps après que la décision aura été prise, et confirmera l’avis du docteur Pratt qu’il faut garder le bébé.
La décision finale, Frida doit la prendre toute seule, et elle choisit de faire ce qu’elle attend depuis si longtemps et qui nécessite un vrai miracle. Elle décide de garder cet enfant — qui sera un peu l’enfant que Diego lui-même a décidé de peindre au centre de l’immense fresque de l’Institut, au-dessus de la porte ouest, « ce germe, un enfant, non un embryon — enveloppé dans le bulbe d’une plante qui envoie ses racines jusqu’aux entrailles de la terre fertile[48] » et qui est le commencement de toute création humaine. Il sera l’enfant de Detroit. Frida a prévu de rentrer au Mexique dès le mois d’août afin qu’il naisse à Coyoacán, chez elle.
Un mois et demi plus tard, dans la touffeur de l’été du Michigan, Frida vit l’horreur. Lucienne Bloch, à qui Diego a confié le soin de veiller sur elle, assiste, impuissante, à la fausse couche. Dans la nuit du 4 juillet, Frida perd son enfant dans de terribles souffrances et se vide de son sang. Diego l’accompagne dans l’ambulance qui l’emmène à l’hôpital Ford, essaie de calmer ses crises de désespoir. Les jours suivants, il lui apporte des couleurs et des crayons et les dessins qu’elle fait l’aident à surmonter la tragédie. Il sait que c’est le seul moyen pour elle de survivre.
Quand elle sort de l’hôpital, Frida peint les deux tableaux qui marquent les débuts de sa peinture si personnelle, où les événements de sa vie quotidienne, ses désirs, ses peurs, ses sensations les plus intimes prennent des formes à la fois symboliques et réelles. Sur l’un, elle est étendue sur un lit d’hôpital, après une césarienne, le bébé à ses côtés. Sur l’autre, elle gît nue dans une flaque de sang, et au-dessus de son lit, comme des emblèmes de cauchemar, flottent des images obsédantes : un os pelvien brisé, un bidet avec des instruments chirurgicaux, une fleur d’orchidée, un escargot monstrueux, une oriflamme étrange et un fœtus âgé de trois mois — pour celui-ci, Frida a demandé à Diego de lui apporter un dictionnaire médical contenant des planches. Sur le montant du lit de l’hôpital est inscrite la date fatidique : juillet 1932.
À la fin de ce mois de juillet, Diego commence la réalisation des fresques sur les murs de l’Institut d’art, et Frida ne peut plus rester inactive ; elle retourne à l’hôtel, elle est impatiente de tenir son rôle, d’aider son mari à mettre au monde sa peinture. La lettre qu’elle écrit au docteur Eloesser quelque temps après son retour à la vie normale traduit bien sa disposition d’esprit, qui est de faire face au malheur et de dominer ses propres faiblesses, comme elle a déjà su le faire en 1927. « Doctorcito querido, écrit-elle, j’avais eu un tel espoir d’avoir pour moi un Dieguito qui aurait beaucoup braillé, mais maintenant tout ça est arrivé, et je ne peux rien faire d’autre que le supporter. »
Quand il parlera de cet événement dans son autobiographie, Diego dira : « la tragédie de Frida ».
Toute la vie du couple a été bouleversée par cette naissance avortée. À cause d’elle, Frida s’enfermera de plus en plus dans sa douleur, cherchant en vain des dérivatifs. Seule la peinture parviendra à la maintenir au-dessus du flot, mais au prix de son bonheur de vivre. À partir de cette date, comme le note Diego lui-même, « elle commença à travailler sur une série de chefs-d’œuvre sans précédent dans l’histoire de l’art — des peintures qui exaltaient les qualités féminines d’endurance face à la vérité, la réalité, la cruauté et la souffrance. Aucune femme n’avait su mettre tant de poésie torturée sur une toile comme Frida l’a fait à ce moment-là à Detroit[49] ».
Durant les semaines qui suivent la fausse couche, Frida peint et dessine sans arrêt. La peinture est pour elle le moyen d’échapper à l’angoisse du réel, chaque dessin, chaque tableau étant comme une lettre qu’elle adresse à ceux qui l’entourent. Ainsi l’autoportrait Entre deux mondes, qui est une mise en scène de sa propre vie, déchirée entre le Detroit industriel de Diego et l’amour qu’elle ressent pour le Mexique, ou bien ces dessins faits d’un seul trait où elle trace les hiéroglyphes du rêve, l’horreur réelle vécue dans la salle d’hôpital : la ligne des bâtiments du centre de Detroit, l’œuf fécondé, le visage de Diego flottant comme un astre, et le ciel qui pleure.Durant l’été et l’automne, Diego Rivera travaille avec une sorte de fureur sacrée à la naissance des fresques. Il se hâte, pour profiter de la lumière du soleil qui commence déjà à décliner. Le travail collectif est celui d’un véritable orchestre que dirige le peintre, à la manière des ateliers de la Renaissance italienne. Edsel Ford, qui assiste aux préparatifs, puis à la réalisation, est impressionné par le professionnalisme de Rivera et par la technique de la fresque. Les échafaudages montés dans la cour de l’Institut sont occupés la nuit par les ouvriers plâtriers qui couvrent les murs à partir de minuit — afin qu’au petit matin les assistants — Clifford, Lucienne Bloch — puissent tracer au stencil les contours de la composition et appliquer les premières couleurs. Au lever du jour, Diego monte à son tour sur les échafaudages et réalise le dessin définitif, les ombres, les nuances de couleur sur le plâtre encore humide. Il travaille seul tout le jour, parfois jusqu’à la nuit, sans repos, ses pinceaux montés sur de longues tiges de bois.
Le résultat est prodigieux. Jour après jour prennent naissance les images puissantes qui transforment les murs de l’Institut d’art en un hymne à la création humaine. Chaque caisson, chaque espace du vieux palais néo-classique est occupé par une forme qui se relie à l’histoire générale de la civilisation moderne. À la porte ouest, qui donne sur l’escalier intérieur, où apparaît l’enfant germe de l’histoire humaine, au milieu des déesses-femmes de l’agriculture, répond la porte de l’est, entourée par les images brutales des tuyères et des mécanismes du monde ouvrier. Les peintures murales des murs nord et sud sont d’immenses tableaux où le regard se perd, qui racontent la prodigieuse histoire de l’ère industrielle : ondulation des rivières, des strates géologiques, des courants électriques qui unissent toutes les étapes de l’humanité, mains géantes qui arrachent au monde réel les métaux durs pour la fabrication de l’acier rapide (tungstène, nickel, molybdène), et la bouche dévorante des hauts fourneaux semblables à un volcan. Les races humaines symbolisées par les matières élémentaires — chaux, sable, charbon, cuivre et les différents niveaux de recherche industrielle, médicale, militaire — se heurtent et s’harmonisent sur les murs dont la partie supérieure est occupée par les effigies éternelles de l’être humain, à la fois hommes et femmes, et par les mains crispées des travailleurs — ces mains peintes par Michel-Ange, prêtes à la vengeance, ou divines comme le doigt tendu du Créateur.
Chaque détail de ces peintures est à lui seul un tableau, et l’ensemble ouvre sur une profondeur vertigineuse, telle une fenêtre sur l’immensité de l’histoire passée et future. Jamais Diego Rivera n’a accompli un travail mural plus puissant, plus ambitieux. Utilisant toutes les techniques de la peinture, du classicisme jusqu’aux illusions de perspective du cubisme et à l’expressionnisme — décalquant parfois littéralement la violence du réel avec une exactitude photographique —, Diego Rivera réussit à faire tenir dans l’espace réduit de la cour de l’Institut d’art l’extraordinaire fourmillement de cette épopée humaine tendue vers la réalisation, détournée de la mort, séquence ininterrompue de souffrances et de jouissances, de démons et de voluptueux anges créateurs. Jamais non plus il n’a mis autant de lui-même, transcendant à la fois sa ferveur révolutionnaire, en l’inscrivant dans ce cadre limité, au cœur même de la zone la plus chaotique du monde, et sa propre souffrance dans laquelle, uni à Frida, il met véritablement au monde le seul enfant qu’ils puissent avoir ensemble.
Diego Rivera et Frida Kahlo quittent Detroit une semaine avant l’inauguration des fresques. Les premières réactions des journalistes — écho naturel de la bonne société de Detroit — leur ont laissé présager l’orage. Critiques violentes des bigots, mobilisés par le révérend Ralph Higgins et le jésuite Eugene Paulus, offensés par certains détails de ses peintures — la scène de vaccination d’un enfant, présentée comme une parodie de Nativité dans laquelle le bœuf et l’âne sont les pourvoyeurs de sérum —, levée de boucliers des organisations féminines — l’école de jeunes filles de Marygrove et les clubs catholiques — contre les peintures de femmes nues, « insulte directe à la féminité américaine[50] », et surtout le climat général de ces peintures, hymnes à la révolution ouvrière, qui évoquait, par les symboles des poings fermés et des étoiles rouges, le cauchemar de l’Internationale communiste.
Quand le scandale éclate, Diego et Frida sont déjà à New York où le peintre a été sollicité pour décorer la grande salle de Radio City, le futur Centre Rockefeller. En quittant Detroit, Diego a laissé un message à la fois attristé et orgueilleux à tous ceux qui condamnent sa peinture : « Si l’on détruit mes fresques de Detroit, j’en ressentirai une douleur profonde, parce que j’ai mis en elles une année de ma vie et le meilleur de mon talent. Mais, demain, je serai occupé à en créer d’autres, car je ne suis pas simplement un “artiste”, mais plutôt un homme qui réalise sa fonction biologique de produire des peintures, comme un arbre produit des fleurs et des fruits et ne se plaint pas de perdre ce qu’il a fait chaque année, puisqu’il sait qu’à la prochaine saison il recommencera à fleurir et à porter des fruits[51]. »