LA RÉVOLUTION, JUSQU’AU BOUT

Même s’ils sont tous deux issus de la petite bourgeoisie qui bénéficiait de l’ère de Porfirio Díaz, Diego Rivera et Frida Kahlo n’ont pas eu la même expérience de la politique. La prise de conscience de Diego a été lente et mûrie par l’expérience européenne, par le choc de la guerre, par la rencontre à Montparnasse d’Ilya Ehrenbourg, de Picasso, d’Élie Faure, par ses relations avec la petite communauté d’immigrés venus de Russie, où circulait avant 1914 le ferment de la révolution. Frida Kahlo, elle, fut à la fois beaucoup plus intuitive et beaucoup plus passionnée. À sa confidente de la fin de sa vie, Raquel Tibol, elle avouait : « Ma peinture n’est pas révolutionnaire. Pourquoi essaierais-je de me faire croire que ma peinture est combative ? Je ne peux pas[104]. » La révolution de Frida n’est pas celle de Diego. Son combat, en effet, n’a rien à voir avec l’engagement politique, ni avec la finalité éducative que le Parti assigne à l’art. Toute sa vie, elle reste en retrait de Diego dans la lutte politique, même si elle est avec lui, au premier rang des manifestations, à ses côtés chaque fois que cela est nécessaire. Il y a quelque chose d’ambigu, de difficultueux dans sa volonté de soutien aux communistes, quelque chose de contradictoire qui l’empêche de soumettre son art à la ligne de conduite du Parti. Pour Frida, l’art n’est ni un moyen de communication, ni une symbolique. C’est, littéralement, son seul moyen d’être elle-même, d’exister, de survivre à la ruine des sentiments et du corps. L’art, au fond, est sa seule intégrité, et c’est pourquoi elle ne peut rien accepter qui en limite la liberté, qui en dénature le sens — aucune appropriation. Elle a refusé la tutelle des surréalistes, et de la même façon, jusqu’au bout, elle refusera pour son art l’interprétation politique et les facilités d’une finalité.

Il lui suffit de suivre l’homme qu’elle aime à travers toutes ses aventures politiques. Peindre, pour Frida, c’est justement cela, dire son amour pour Diego, dire la souffrance de cet amour, sa limite terrestre et sa propre croyance dans l’éternité de l’amour. Le dire pour elle, pour lui avant tout, comme si le reste du monde n’avait guère d’importance.

En retrait, elle observe le mouvement des passions humaines, l’ambition dévorante, la trahison, la jalousie, les complots ourdis, et aussi cette comédie sérieuse que les hommes inlassablement se jouent sur la scène politique. Diego Rivera est sous son regard — un regard amoureux, colérique, quelquefois critique avec violence, jamais indifférent. C’est ce regard qui le change, qui modifie ses décisions. C’est ce regard qui l’inspire dans sa conduite. Aucune autre femme n’a joué pour lui ce rôle. Le regard de Frida, en retrait, et sa foi inébranlable dans l’amour qui les unit éternellement sont la seule logique de son engagement politique. Toute sa vie, Diego Rivera oscille entre l’appartenance au communisme et l’expression de son individualisme, comme il oscille entre la tentation de l’existence — l’action, la conquête amoureuse, les voyages, le pouvoir de l’argent — et cette part intérieure de lui-même, le visage de Frida au fond de son être, avec ce regard noir et brillant, moqueur, angoissé et interrogateur qui s’est posé sur lui pour la première fois dans l’amphithéâtre de l’École préparatoire, quand jeune fille, presque encore enfant, elle a osé s’avancer jusqu’aux échafaudages pour le regarder.

Lui, qui est alors tout juste sur le seuil de la gloire, le peintre déjà contesté, célébré par tous les grands noms de l’art moderne et jalousé par tous les critiques de son pays, au centre d’un brouhaha d’honneurs et de femmes, le chef reconnu du mouvement des muralistes, il est touché par ce qu’il lit dans ce regard qui lui est diamétralement opposé : cette sincérité farouche, cette fermeture, ce refus des compromissions et des honneurs, et par ce qu’il perçoit dans le corps frêle de cette jeune fille, dans les traits si fins de ce visage où brillent l’intelligence et la ferveur de la jeunesse : la volonté d’aller jusqu’au bout, jusqu’au fond de soi-même. Il est alors évident que Diego ne peut vivre sans Frida, et qu’elle ne peut détourner son regard de celui qu’elle a choisi, sur lequel elle a fondé beaucoup plus que du désir ou de l’admiration, mais toute sa vie.

C’est pourquoi l’histoire de ce couple est exemplaire. Les aléas de l’existence, les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre cette relation, non de dépendance, mais d’échange perpétuel, pareille au sang qui coule et à l’air qu’ils respirent. La relation amoureuse de Diego et de Frida est semblable au Mexique lui-même, à la terre, au rythme des saisons, au contraste des climats et des cultures. C’est une relation faite de souffrance, de cruauté, mais aussi d’absolue nécessité. Frida est le Mexique archaïque, la déesse terre descendue parmi les hommes, dans le rythme lent et religieux de la danse, portant le masque des ancêtres, cette Indienne géante qui donne son lait comme un suc du ciel, et qui enlace l’enfant dans ses bras puissants comme les cordillères. Elle est la voix silencieuse des femmes courbées sur les meules de lave, dans les marchés, des porteuses de terre — les mariquitas — qui errent dans les rues des quartiers riches et font aboyer les chiens des maisons seigneuriales. Elle est le regard esseulé et terrifié des enfants, le corps ensanglanté des parturientes, la silhouette des magiciennes aux cheveux blancs accroupies dans les cours des viviendas et psalmodiant les incantations et les malédictions conçues au fond de leur éternelle solitude. Elle est l’esprit créateur de l’Amérique indienne, qui ne doit rien au monde occidental, mais qui puise au fond d’elle-même, comme en les arrachant à sa propre chair, les morceaux d’une conscience très ancienne, chargée du sang des mythes et vibrant de l’onde infatigable de la mémoire.

C’est elle que reconnaît Diego, sans le savoir, quand il retrouve le Mexique après la guerre, et qu’il commence une vie nouvelle. C’est elle qu’il cherche déjà quand il peint la broyeuse de maïs penchée sur son metate en 1924, l’Indienne aux épis de Chapingo, ou les soldats sombres de Zapata qui maintiennent sous leur regard les oppresseurs et les tyrans, sur les fresques du ministère de l’Éducation. L’orateur public, le leader du Parti communiste mexicain, l’homme qui a osé défier Nelson Rockefeller à New York, celui qui a inventé l’art populaire moderne et a recouvert des milliers de mètres carrés de sa puissance créatrice, a terriblement besoin d’une femme frêle, solitaire, au corps brisé par les souffrances, dont le regard l’entraîne vers la profondeur mystérieuse de l’esprit humain comme dans un vertige.

Maintenant, sur le versant descendant de la vie, Diego Rivera mesure tout ce qu’il doit à la rigueur révolutionnaire de Frida. Elle n’a jamais changé, n’a jamais pactisé avec les forces de l’argent. C’est grâce à elle qu’il est resté, malgré les vicissitudes de la politique au jour le jour, fidèle à la Révolution et à l’esprit des muralistes de 1921, à la magie de ce temps où tout était à inventer : « Pour la première fois, au Mexique, écrit-il en 1945 dans la revue Así, les peintres véritablement révolutionnaires, en politique et en esthétique, eurent accès aux murs des édifices publics et privés ; et pour la première fois dans l’histoire de la peinture du monde s’inscrivit sur ces murs l’épopée du peuple, non au moyen de héros mythologiques et politiques, mais grâce aux masses populaires en action[105]. »

Au lendemain de la guerre qui a de nouveau ravagé le monde, Diego retrouve l’esprit de révolte qui était le sien en 1918, quand il quittait l’Europe dévastée. Dans ce monde en ruine, le Mexique, affirme-t-il, doit « tourner le dos à l’Europe et chercher une nouvelle alliance avec l’Asie », avec l’Inde, avec les masses en mouvement de l’Extrême-Orient, et avec la Chine, « merveilleuse et géante[106] ». Le vieil ogre débonnaire retrouve, au moment où le Mexique accède à la vie moderne, les accents guerriers de sa jeunesse, pour dénoncer l’hypocrisie de l’art pour l’art et de l’abstraction, cette peinture héritée de la bourgeoisie française du Second Empire. Dans « La question de l’art au Mexique » (Indice, mars 1952), il pourfend ses vieux ennemis, les artepuristas survivants de l’époque des Contemporáneos, Ortiz de Montellano, Gilberto Owen, Wolfgang Paalen — qu’il feint d’orthographier Wolfranck Pahallen, « peintre surréaliste à la fumée de cierge » —, et Rufino Tamayo, qui ont vécu sous l’influence des supputations gratuites du surréalisme et de Breton, « dégénéré politique », et sont retournés « au pis de la vache encore grasse de la bourgeoisie ». Ce sont eux qui ont fait le lit du fascisme, et qui ont permis l’éclosion de Hitler, « robot nazi-fasciste créé par l’Occident pour détruire l’Union soviétique et la Révolution bolchevique[107] ». Avec une véhémence digne du Julio Jurenito d’Ilya Ehrenbourg, Diego part en guerre contre la peinture et la critique contemporaines, il s’en prend à Justino Fernandez, « architecte au service de la Mitre Sacrée de Mexico », Luis Cardoza y Aragón, « cette espèce de spécialiste de la poésie, de la diplomatie et de la critique petites-bourgeoises » — qui tous deux, il est vrai, ont osé préférer son rival José Clemente Orozco — passé de l’art authentique aux trucages « anti-plastiques et cubistesques ». Et dans son élan iconoclaste, Diego jette même à terre l’idole des amateurs d’art nord-américain, Georgia O’Keefe, « qui peint des fleurs agrandies en forme de sexes de femmes et des paysages si abstraits qu’ils semblent faits de carton et photographiés avec la pire des maladresses[108] ». Pour lui, cet art conventionnel et fabriqué pour les collectionneurs est devenu, par leur faute, « l’édredon de soie garni de fin duvet sous lequel ils tentent d’étouffer la voix révolutionnaire du muralisme mexicain[109] ».

Mais il y a de l’amertume dans la vindicte du vieux guérillero de l’art, amertume devant l’inévitable déclin de cette peinture qu’il a voulue populaire et qui est devenue malgré lui œuvre de musée, objet de spéculation des riches et des puissants. L’ère de la Révolution est terminée. Pour faire face à ses besoins d’argent — la construction de cette pyramide chimérique — l’Anahuacalli —, œuvre majeure de sa vie, dans laquelle il voit un autel à la gloire de la culture préhispanique et le symbole de la résistance à l’oppression de la culture impérialiste de l’Europe et de l’Amérique ; mais aussi le paiement des opérations et des soins médicaux constants de la pauvre Frida — Rivera est obligé de peindre sans cesse des tableaux, des aquarelles, de participer à des livres d’art, voire d’accepter des chantiers d’un goût douteux, comme la décoration du bar Ciro’s de l’hôtel Reforma — bien loin des pulquerías des années 1925 que Diego parcourait pour Mexican Folkways, et dont les noms résonnaient comme les poèmes de la jeunesse révolutionnaire, La Copa del Olvido, La Revolución, Los Changos vaciladores, aiguisés et chargés de l’ironie qui est la véritable arme du peuple.

L’un des derniers combats de Diego, il ne le livre pas dans les salles des palais du peuple, ni dans un musée, mais en 1947, dans la salle à manger de l’hôtel del Prado, avec une peinture qui est comme son autobiographie, jusqu’à la caricature : le Rêve d’un après-midi dominical au parc de l’Alameda, où toutes les figures de sa vie sont debout, comme pour un portrait fantomatique, depuis le graveur José Guadalupe Posada, en géant débonnaire donnant le bras à la mort catrín, la citadine facile aux atours frivoles de la Belle Epoque, jusqu’à Frida elle-même, à côté de José Martí, vêtue de sa robe de Tehuana, portant en effigie le signe du yin et du yang et posant la main sur l’épaule de son fils unique, Diego sous les traits d’un petit garçon d’une douzaine d’années — l’âge où il entra pour la première fois à l’Académie de San Carlos. Sur le tableau figure, écrite en toutes lettres, la phrase prononcée en 1838 par Ignacio Ramirez — surnommé le Nigromant par ses condisciples — lors d’une réunion à l’Académie des lettres de Letran : « Dieu n’existe pas. » La provocation ne manque pas de faire son effet, et le tableau est agressé par des étudiants catholiques qui le lacèrent et grattent au canif l’inscription blasphématoire.

La campagne de presse qui s’ensuit n’est pas pour déplaire à Diego, qui retrouve toute l’ardeur de sa jeunesse pour fustiger les bigots et le vieil ennemi du peuple, le clergé catholique. Dans le Mexique de l’après-guerre, dominé par la politique de réconciliation de don Miguel Alemán favorisant les alliances avec la bourgeoisie et les grands propriétaires, la peinture de l’hôtel del Prado — qui a valu le refus de l’archevêque de Mexico de venir bénir le nouvel établissement — est plus qu’une provocation, elle est un rappel à l’esprit de la révolte, le seul idéal du Mexique pour Diego Rivera : « L’art, écrit-il plus tard dans Indice, socialement parlant, a un contenu intrinsèquement progressiste, c’est-à-dire subversif, car il ne saurait y avoir de progrès sans une subversion organisée, c’est-à-dire une révolution[110]. » Devant les journalistes, il fait valoir que, si la phrase litigieuse a pu être prononcée publiquement en 1838 à l’Académie de Letran, et qu’elle ne peut figurer sur un tableau cent dix ans plus tard, c’est que la liberté acquise par Benito Juárez n’existe plus et qu’il faut recommencer, comme en 1857, « jusqu’à la victoire de Querétaro[111] ».

Comme il l’a toujours fait, Diego cherche l’appui des puissants, et particulièrement des États-Unis, et il le trouve paradoxalement en la personne du cardinal Dougherty, archevêque de Philadelphie, en visite à Mexico et qui se prononce en faveur de Rivera et du droit à la liberté d’expression. Le tableau restera cependant interdit au public, recouvert d’une bâche, jusqu’en 1956, quand le vieux peintre, usé par la maladie mais n’avant rien perdu de son humour, devant la presse convoquée spécialement à cet effet, effacera lui-même la phrase scandaleuse et descendra de l’échafaudage en déclarant : « Je suis catholique », ajoutant même ce commentaire venimeux : « Et maintenant, vous pouvez téléphoner la nouvelle à Moscou ! »

À la fin de sa vie, la révolution est redevenue pour Diego Rivera ce qu’elle a été dans sa jeunesse, quand l’ogre de Montparnasse, aux côtés de Picasso et de Modigliani, provoquait la bourgeoisie bien-pensante de l’Europe, préfigurant le tumulte et le renversement des valeurs qui allaient bientôt précipiter le Mexique dans le plus grand vertige de son histoire. Sa révolution est solitaire, provocatrice, agressive, profondément individualiste. Elle emprunte avant tout le chemin de l’art, de son art, impérieux, sensuel, sans compromis, échappant à toute banalité, inventant à chaque instant la logique de l’extraordinaire.

Au cœur de sa révolution, il y a Frida. Elle est bien la niña de mis ojos, « la prunelle de mes yeux », celle par qui il perçoit vraiment le monde, celle qui est dans son secret, dans son âme, qui l’habite comme son double, qui le guide, l’inspire, le détermine. Frida Kahlo est sans aucun doute l’une des personnalités les plus fortes parmi les femmes de l’ère révolutionnaire au Mexique, et c’est grâce à elle que Diego va jusqu’au bout de sa révolution, sans s’arrêter en chemin comme l’ont fait Vasconcelos ou Tamayo, séduits par le pouvoir ou effrayés par les risques. L’ardeur juvénile au combat, c’est Frida qui la lui insuffle, cette ardeur pareille à une fièvre qui l’anime et la consume même lorsqu’elle est clouée au lit par la souffrance, incarcérée dans ses corsets d’acier, soumise aux soins les plus cruels — élongation de la colonne vertébrale, ponctions, opérations continuelles qui transforment son corps en un objet médical cousu de cicatrices — comme dans le cruel Arbre d’espoir, tiens-toi droit de 1946, où Frida se tient assise à côté de son double fantomatique allongé sur une civière, devant un désert fissuré qu’écorchent le soleil et la lune impitoyables.

Au fond, la chose extraordinaire tout au long de l’existence chaotique du couple Diego/Frida, c’est qu’il était difficile de réunir deux êtres plus dissemblables. Tous deux sont des créateurs, et tous deux sont révolutionnaires, mais leur création et leur révolution sont diamétralement opposées, et diamétralement opposées leurs idées sur l’amour, sur la recherche du bonheur, sur la vie elle-même. Comparée à la passion politique et aux intrigues du milieu de Diego Rivera — cette sorte de mouvement de balancier qui le fait osciller sans cesse entre le pouvoir et la foi révolutionnaire, entre les États-Unis et l’Union soviétique —, la vie de Frida est d’une lumineuse simplicité. Dès l’adolescence — au temps de la Preparatoria — elle est engagée politiquement, enthousiasmée par les grandes figures déjà mythiques de la Révolution russe, Kerenski, Lénine, Trotski, et par les héros populaires de la Révolution mexicaine : Francisco Madero, Alvaro Obregón, et surtout les caudillos, le bandit Villa et l’archange indien Emiliano Zapata, assassinés par les traîtres au service de l’impérialisme yankee alors qu’elle était encore une enfant. La personne qui a le plus compté dans la formation des idées de Frida Kahlo, la révolutionnaire italienne Tina Modotti, est aussi celle dont elle se rapproche le plus, armée de la même détermination, de la même sombre ardeur, poursuivant le but qu’elle s’est fixé sans faiblesse, sans jamais se détourner. Frida, dans sa jeunesse, aurait très bien pu faire sien l’aveu de Tina à Edward Weston dans une lettre écrite en 1925 : « Je mets trop d’art dans ma propre vie — je veux dire trop d’énergie — et par conséquent il ne me reste rien pour l’art, et par art, je veux dire la création, quelle qu’elle soit[112]. » L’énergie, pour Frida Kahlo, est aussi la force qui l’entraîne dans le mouvement révolutionnaire — même si cette force n’a pas le même objet que pour Tina Modotti. Pour elle, la quête de l’intégrité physique et mentale est semblable à la quête de l’intégrité des opprimés, à leur soif de vérité, à leur libération de l’aliénation. Au moment de la rupture de Diego Rivera avec le Parti communiste, Tina Modotti a un mot cruel et méprisant à propos du peintre ; elle dit de lui à Weston : « C’est un passif. » L’engagement politique de Frida est au contraire totalement actif, elle y consacre toute sa vie, et la peinture, comme parfois les mots, ne lui servent qu’à exprimer ce désir de liberté.

Même l’amour pour elle est une révolte. L’amour doit brûler, emporter, il est religion et rite, il est volonté de sacrifice, pour lui elle brise tout, son instinct maternel, les distractions et le luxe de sa jeunesse, et d’une certaine manière, jusqu’à son ambition de peintre et son orgueil de femme. Toute sa vie, Frida est restée fidèle à l’idéal des années 1927-28, le temps des manifestations et du comité Manos fuera de Nicaragua — le soutien au révolutionnaire César Augusto Sandino luttant contre la mainmise de la United Fruit et de l’impérialisme nord-américain sur son pays, et tombé, lui aussi, sous les balles des assassins. Fidèle à l’idéal de l’amour, tel que le symbolisait le couple de Tina Modotti et Julio Antonio Mella, cet amour parfait qui unissait les corps — Tina, si belle, avec ce visage de Méditerranéenne, ce corps sculptural photographié par Weston, et Mella, aux traits de zambo, métis de Noir et d’Indien, d’une beauté romantique, toujours vêtu de sa chemise de ferrocarrilero et coiffé d’un panama — et qui unissait aussi les esprits dans l’absolu révolutionnaire. Cet amour brisé tragiquement au soir du 10 janvier 1929 quand Mella tomba sous les balles des sbires du tyran Machado, et mourut dans les bras de Tina.

Alors, vingt ans plus tard, Frida Kahlo n’a pas changé. Elle garde la mémoire de tous ceux qu’elle a connus en ces temps exceptionnels, et de tout ce en quoi elle a cru, ce pour quoi ils combattaient. Il est vrai que sa peinture n’est pas « révolutionnaire » et qu’elle ne témoigne pas de ses engagements politiques, contrairement à l’œuvre grandiose des muralistes. Mais sa révolution est autre, son combat n’est pas celui de l’art engagé. Son combat est intérieur, il parle du quotidien, de la vie solitaire qu’elle mène, de la prison de la souffrance, des blessures de son amour-propre, de la difficulté d’être une femme dans la société mexicaine dominée par les hommes. Sa révolution, c’est aussi sa révolte, le regard d’amour et de crainte qu’elle pose sur ce qui l’entoure, l’obsession de la mort, la compassion qu’elle ressent pour tout ce qui est tendre et faible, le rêve d’un embrassement universel, cet univers angoissé et délicat qui tourne autour de la Maison Bleue, de son jardin, des animaux qui partagent sa vie. Sa révolution, c’est l’explosion de la souffrance dans son corps, les doses de plus en plus fortes de calmants (le Demerol) qu’elle doit prendre pour supporter la douleur, la bouffée de marijuana qu’elle aspire, anxieusement, pour se libérer du mal, pour voler un moment d’irréalité et d’oubli.

Sa révolution, c’est l’espoir continuel qu’elle garde de venir à bout de ses maux et de ses difficultés, cet Arbre de l’espérance qu’est devenue sa colonne vertébrale brisée, raccommodée à coups d’opérations et de greffes osseuses. Les tableaux qu’elle peint durant ces années expriment son changement d’attitude envers la vie. Les scènes morbides et sanglantes ont fait place à une sorte de sérénité désespérée sans équivalent dans l’histoire de la peinture. Derrière le masque toujours impassible, le vide et l’angoisse ont creusé le vertige, une interrogation renvoyée sans fin entre les murs réfléchissants des miroirs disposés autour d’elle. C’est ainsi que Lola Alvarez Bravo l’a saisie dans les extraordinaires clichés pris à Coyoacán en 1944 : Frida amoureuse de son reflet, disposant autour d’elle les miroirs où se prend au piège son image[113]. Ce n’est pas son image qu’elle aime, c’est cette réalité physique, la chaleur de la vie, la tendresse des sentiments qui maintenant peu à peu lui échappent, se retirent d’elle comme une eau en décrue, et la laissent dans la froideur.

Il y a ce dessin d’elle-même, portant au front une hirondelle dont les ailes se confondent avec ses sourcils noirs, souvenir du temps où Diego lui disait que ses sourcils lui faisaient penser aux ailes noires d’un merle en train de voler, la main de la destinée en boucle d’oreille, le collier végétal où se mêlent ses cheveux et, toujours, les larmes qui s’accrochent à ses joues. Il y a le portrait saisissant qu’elle fait d’elle-même en juillet 1947, le mois où elle accomplit sa quarantième année (fidèle à son mythe, elle écrit sur la dédicace : « Ici j’ai fait mon portrait, moi, Frida Kahlo, avec l’image de mon miroir. J’ai trente-sept ans. ») — les cheveux défaits tombant sur son épaule droite, le visage amaigri, creusé par la souffrance, avec ce regard qui questionne, qui fixe à travers tous les écrans et tous les trompe-l’œil, regard distant et insistant comme une lumière qui voyage à travers l’espace longtemps après la mort de l’astre. Frida Kahlo n’a peint aucun tableau révolutionnaire, et pourtant il n’y a peut-être pas eu, dans l’histoire de la peinture contemporaine, de tableau plus dérangeant, plus déroutant, plus bouleversant que cet autoportrait — pour trouver une équivalence, il faudrait remonter jusqu’à la source de l’art moderne, dans les autoportraits de Rembrandt conservés au Mauritshuis, à La Haye.

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