LA VIE À DEUX : ÊTRE LA FEMME D’UN GÉNIE

La période qui précède son mariage avec Frida est la plus productive pour Diego Rivera. Entre 1925 et 1927, le peintre travaille sans discontinuer et couvre les murs des bâtiments publics des plus belles fresques de la période muraliste. Sa puissance de création semble illimitée, son énergie ne connaît pas de rupture. Engagé par Vasconcelos — qui n’adhère pas aux idées extrémistes de Diego, mais reconnaît son génie —, il peint les murs du ministère de l’Éducation, attribuant à chaque cour un thème différent, à chaque niveau un degré de plus dans la hiérarchie des cultures, culminant avec les arts et les traditions du folklore. Il peint sept jours par semaine, parfois jusqu’à dix-huit heures par jour. En comptant la brève interruption de son voyage en Union soviétique, Diego a peint le ministère pendant quatre ans, réalisant cent vingt-quatre fresques qui couvrent plus de cinq mille pieds carrés de murs (environ cinq cents mètres carrés).

Dans le même temps, il commence et achève de peindre les trente-neuf fresques de l’École nationale d’agriculture de Chapingo (près de Tezcoco) et participe à la restauration de l’ancien palais de Hernán Cortès à Cuernavaca. En 1927, lorsqu’il en a terminé, il s’embarque pour un bref voyage en Europe. Il a mis au jour, dans ce colossal travail, l’essentiel de ses idées et de ses formes. Diego Rivera est maintenant en pleine possession de son art, il s’est dégagé des influences européennes encore perceptibles dans les peintures murales de l’École préparatoire. Il peint des images violentes, vivantes, faciles à comprendre, qui mettent en scène la vie quotidienne et l’histoire du peuple mexicain. Ce qui éclate dans cette peinture, c’est à la fois la liberté d’expression et l’immense savoir-faire de Diego qui met en scène sa peinture comme un homme de théâtre, un architecte, un conteur populaire. Au ministère de l’Éducation, il a étudié l’éclairage de chaque cour, les perspectives, et cette force cinétique qui résulte d’une peinture en contact avec les mouvements de la vie quotidienne, et non plus enfermée dans le lieu clos d’un musée.

Le thème majeur est évidemment la révolution. Entre 1920 et 1930 ont eu lieu des événements décisifs de la politique mexicaine, depuis Tlaxcalantongo et l’assassinat de Venustiano Carranza jusqu’à l’entrée de José Vasconcelos dans la campagne électorale et l’élection de Pascual Ortiz Rubio. Mais il y a eu surtout l’amertume ressentie par le peuple qui a vu sa révolution confisquée par les forces habituelles de la bourgeoisie et par l’ambition personnelle des caudillos. Monde paysan contre le monde catrín — ceux qui dorment dans des lits. Monde de la vie contre monde de la mort, monde de ceux qui font avec leurs mains contre monde de ceux qui prennent, qui exploitent, qui mutilent le peuple. Le message est simple. Chapingo, c’est l’histoire de l’État de Morelos, la terre rouge que les « agraristes » d’Emiliano Zapata ont arrosée de leur sang. La Distribution des terres dans l’école de Chapingo, ou Le Moulin à canne dans la cour du Travail du ministère de l’Éducation montrent la volonté de Diego Rivera de représenter la réalité du labeur des paysans et leur puissance révolutionnaire. Diego se sent maintenant uni à ce travail, à cette puissance. Dans l’une des peintures murales du ministère de l’Éducation, il se représente lui-même, vêtu de sa vareuse de peintre, dans le rôle de l’architecte. Malgré les désillusions de son voyage en URSS, Diego adhère totalement aux grands principes de l’art au service du peuple. C’est l’idéal qui l’accompagnera au cours de son périple aux États-Unis où il portera le souffle de l’œuvre entamée sur les murs de l’École préparatoire.

Deux autres chantiers lui permettent d’exprimer cette foi en la culture populaire mexicaine. Le Palais National, dont il doit décorer les murs de l’escalier d’honneur, et le palais de Cortès, à Cuernavaca. Ces deux projets, Diego les conçoit à la gloire des peuples indigènes, de leur culture dont les prolongements naturels sont dans la guerre d’indépendance, la lutte de Juárez contre l’envahisseur français et la révolution dirigée contre l’exploiteur et contre l’Église. La place au sommet de l’escalier du Palais National est naturellement occupée par la figure de Zapata et par sa devise : « Tierra y Libertad ».

Parallèlement à la proclamation de l’idéal révolutionnaire, Diego Rivera se sert aussi de cette peinture murale pour laisser exploser à la lumière publique sa foi en la vie, en la beauté sensuelle du corps féminin.

C’est là qu’il est sans doute le plus proche de Frida Kahlo, et cette représentation impudique, violente, parfois mythique du corps de la femme est déjà en quelque sorte la marche nuptiale qui s’accomplit dans la parodie de mariage à Coyoacán.

Le corps nu de Lupe Marín offert sur les murs de l’École d’agriculture de Chapingo est provocateur et en même temps cosmique, comme l’étaient les grands nus de Modigliani exposés dans les vitrines de Montparnasse. Pour Frida qui les a vus naître, les tableaux de Lupe peints sur les murs de Chapingo sont à la fois sublimes et terrifiants, parce qu’ils montrent cette vie qu’elle n’a pas eue, ce corps, cette lourdeur des hanches, cette image de la maternité qu’elle ne pourra jamais atteindre.

En même temps, il n’y a sans doute jamais eu dans l’œuvre de Diego peinture plus imprégnée de religion que celle-là. Non la religion catholique romaine, alliée au pouvoir des reîtres et à l’argent, telle qu’il la représente dans la fresque de Chapingo, toujours disposée à jeter sur les piquants des agaves le corps nu et si doux de la femme indienne, productrice des fruits et de ceux qui les travaillent et dont la peau a la couleur de l’ambre. Mais d’une religion païenne, chthonienne, primitive, la religion de la femme-terre, féconde et généreuse, dont le ventre distendu et les seins gonflés sont les éternels symboles, et qui règne, allongée sur le lit du ciel, bras ouverts, au-dessus de la terre des hommes. Image la plus ancienne et pourtant la plus neuve du monde, que Diego a choisi d’offrir sur le mur du fond de la chapelle, là où, naguère, se dressait l’autel où était célébré un sacrifice devenu parodique.

Telles sont les formidables images — scandaleuses, honnies du public bourgeois qui refuse ces horreurs comme il avait refusé l’impudeur tranquille de Manet ou la nudité angoissante des corps peints par Modigliani — qui troublent Frida, qui entrent en elle, la mûrissent. Elle y rencontre la même quête d’un absolu de soi, la même volonté d’aller jusqu’au bout, jusqu’à la vérité complète par la peinture.

L’œuvre de Frida n’éclate pas sur les murs du ministère ou des musées. Elle est intérieure, toujours, mais suit le même cheminement qui l’ouvre à l’impudeur. La révolution de Frida ne passe pas par les provocations publiques, par les grandes manifestations. Elle n’a pas la qualité théâtrale, dramatique (c’est-à-dire latine) de l’engagement de Tina Modotti. Même si Diego Rivera, dans la fresque du ministère de l’Éducation, fait figurer Frida aux côtés de Tina et de Julio Antonio Mella, distribuant des armes aux ouvriers, c’est une autre révolution qui la sollicite : celle qui doit éventuellement libérer son corps du carcan des souffrances et mettre au jour un amour total, sans frein ni limites, qui la fasse vivre en harmonie avec l’idéal de l’homme qu’elle a choisi. Cette révolution-là ne sera sans doute pas réalisable, mais l’art, en lui permettant de l’exprimer, finira par devenir pour elle, comme pour Diego, le seul vrai lieu de la révolution.

La période qui suit son mariage avec Diego Rivera est pour Frida la plus heureuse, la plus épanouie, et elle s’achève dans la plus cruelle désillusion. En cette année 1929, elle brûle son rêve dans une ardeur continuelle, et le rêve est d’autant plus intense qu’il se déroule à Cuernavaca, où Diego a été convié à la restauration et à la décoration du palais de Hernán Cortès.

La Cuernavaca des années 30 n’a rien à voir avec le sombre piège décrit par Malcolm Lowry. C’est une petite ville luxueuse et propre où se retrouvent tous ceux qui fuient le climat trop froid et brumeux de la capitale, riches Américains, artistes, Mexicains de la haute bourgeoisie. Tout aux alentours parle encore des fastes de l’ère porfirienne, du temps des immenses haciendas et des exploitations sucrières. L’ère des grands domaines a survécu aux attaques des « Indiens » — c’est ainsi que les riches propriétaires appellent les soldats de l’armée de Zapata. La révolution est passée, les bourreaux de Carranza ont pendu le corps criblé de balles du chef des Agraristes sur la place de Cuautla, et les « Indiens » ont regagné leurs foyers l’amertume au cœur. Mais l’esprit de Zapata est toujours vivant, il hante les champs de canne et les moulins, il plane au-dessus des maisons des riches et des fêtes des villages — et quand souffle le vent, les Indiens croient voir la poussière se soulever sous les sabots de son cheval.

Pour Frida, c’est la première fois qu’elle sort de Mexico, qu’elle est en contact avec le vrai Mexique, rural, indien, où est née la première insurrection. Elle partage avec enthousiasme l’aventure de Diego qui peint sur les murs du palais les figures des prêtres guerriers indigènes, vêtus de leurs masques et de leurs peaux de jaguar, sacrifiant les conquérants espagnols, et aussi les souffrances des peones dans les champs, leur travail autour des moulins de canne. La beauté de la vie à Cuernavaca, les jardins pleins d’oiseaux et de fleurs, la gaieté exubérante des marchés, et les prodiges que réalise Diego lui donnent un sentiment d’ivresse, de bonheur total.

C’est alors qu’elle imagine ce projet de révolution intérieure qui va guider toute son existence — qui est sa véritable foi, son unique avenir. Sa lutte pour la justice, c’est ici qu’elle la conçoit, dans cette harmonie avec le monde indien, dans la sensualité de cette nature encore si proche de ce qu’elle était au commencement, et dont l’âme s’identifie si bien avec celle de Zapata.

Le bonheur de Frida, sans doute, aide Diego à se détacher du Parti. Contrairement à ce qu’il affirmera plus tard (« le Parti était ma seule maison »), maintenant, grâce à Frida, il a vraiment une maison. Que lui importent les critiques du Comité central qui n’apprécie pas que le peintre ait installé ses quartiers dans la villa des Morrow, chez l’ambassadeur des États-Unis, et accepté son argent ? À présent, il se sent libre, il vit sa vie d’artiste comme il l’entend. Il est d’autant plus libre qu’en octobre 1929, juste deux mois après avoir épousé Frida, il s’est séparé du Parti communiste au cours d’une sorte de happening politique rapporté par Baltasar Dromundo, l’ami de collège de Frida : Diego, en tant que secrétaire général du Parti, annonce solennellement l’expulsion du camarade Diego Rivera, peintre laquais du gouvernement petit-bourgeois du Mexique[23]. Puis, quand il a fini son réquisitoire, avec le sérieux des canulars qu’il a pratiqués naguère à Montparnasse, il sort de sa poche un pistolet d’argile et le brise sur la table à coups de marteau !


Malgré l’ironie, Diego Rivera souffre de cette exclusion. L’amertume qu’il a ressentie en URSS se trouve confirmée par l’ingratitude du Parti communiste mexicain auquel il a consacré tant d’argent et d’efforts. L’illusion qu’il perd alors est un peu celle de la jeunesse, d’un combat unanime contre les forces du capitalisme et de l’exploitation. Cette rupture est aussi la première prise de conscience de la solitude de l’artiste dans la recherche de sa vérité.

Frida rompt aussi avec le Parti et avec les amis qui condamnent Diego, en particulier avec Tina Modotti, la femme qu’elle a le plus admirée pour la force de ses convictions révolutionnaires. Tina, juste avant l’expulsion de Diego, écrit à Edward Weston (le 18 septembre) :

« Nous savons tous que le gouvernement l’a couvert de toutes ces offres pour le séduire, et pour mieux dire : les rouges affirment que nous sommes réactionnaires, mais voyez, nous laissons Diego Rivera peindre sur les édifices publics toutes les faucilles et les marteaux qu’il veut. » Elle ajoute cette condamnation cruelle et définitive : « Il est considéré comme un traître, et c’est ce qu’il est[24]. »

L’autre rêve de Frida, en ces premiers mois de vie commune avec Diego, c’est l’amour. Non pas l’amour comme le pratique Diego avec toutes les femmes, cette sorte de vertige de possession chamelle qui lui vaut le sobriquet de « Taureau » donné par ses contemporains — mais un sentiment violent, impérieux, intransigeant, qui est à la fois toute sa force et toute sa faiblesse, et qui la fait se consacrer corps et âme à l’homme qu’elle a choisi.

Cette période, si féconde pour le muraliste, est une époque muette pour Frida. Elle n’est plus la prisonnière des quatre murs de Coyoacán, interrogeant indéfiniment le miroir suspendu au ciel de son lit. Elle n’est plus une infirme. Elle est la femme de Diego et l’accompagne partout, elle est dans son ombre, dans sa lumière, elle brille pour lui comme son étoile, elle s’occupe de ses repas, organise sa vie, et construit autour de lui une chimère qui peu à peu est en train de devenir réalité, unissant le géant exhibitionniste et la frêle jeune femme au regard brillant de souffrance cachée.

Elle peint quelques rares tableaux durant ce temps du mariage, dont un portrait de Lupe Marín, qu’elle lui donne pour exorciser sans doute la crainte qu’elle lui inspire — la belle Tapatia au corps si maternel, si fécond, entouré des feuilles et des fleurs d’un paradis imaginaire d’où elle ne doit pas sortir — portrait aujourd’hui disparu. Et les portraits d’elle avec Diego, en nouveaux mariés, se tenant par la main, elle, si petite, si jeune, la tête penchée de côté, vêtue de sa longue robe verte à volants et de son châle de mestiza, et lui, si grand, si fort, sanglé dans sa ceinture de portefaix, chaussé de ses gigantesques chaussures de travailleur de chantier. L’image du couple qu’elle a décidé, qui doit constituer désormais leur véritable identité à travers déchirements et réconciliations, jusqu’à ce que la mort les sépare.

Pour plaire à Diego, Frida a changé jusqu’à son apparence. Elle a abandonné l’uniforme révolutionnaire imité de Tina Modotti, jupe droite serrée à la taille, chemise stricte de militante et cravate, et cette coiffure tirée par un chignon qui lui donne un air si décidé et juvénile, sur la photo où elle marche aux côtés de Diego et de Xavier Guerrero dans les rues de Mexico, le jour du Premier Mai.

Elle arbore maintenant les costumes des femmes indiennes, longues robes à volants des Tehuanas de Tehuantepec — dont on dit qu’elles descendent d’une tribu tzigane — blouses brodées d’Oaxaca, de la sierra huastèque, grands rebozos de soie du Michoacán ou du Jalisco, chemises de satin des femmes otomis de la vallée de Toluca, ou huipils ornés de fleurs multicolores du Yucatán.

Il ne fait aucun doute qu’elle doit tout à Diego dans cette transformation. Depuis son retour d’Europe, il a parcouru le Mexique, chaque fois qu’il a pu, avec une frénésie de découvrir ces richesses culturelles dont il a été privé. Après les sombres années dans le Paris glacé de la guerre, la pauvreté et la rupture, le Mexique frémissant et vivant de l’après-révolution est un éblouissement continuel. Mais Diego n’est pas un touriste, il ne regarde pas le Mexique avec la simple curiosité d’un voyageur piqué par la couleur locale et le pittoresque. Ce qu’il découvre au cours de ses voyages au Yucatán avec Vasconcelos, ou bien en remontant la voie sinueuse de Veracruz à Mexico, ou encore dans la sierra brumeuse du Michoacán, c’est cette âme indienne qui s’expose dans les fêtes, les scènes de la vie quotidienne, incarnée par la beauté des femmes dans leurs costumes traditionnels, leurs coiffures, leur façon de marcher, la grâce des enfants, les gestes millénaires des hommes au travail, les huacaleros portant leur échafaudage de jarres, les pêcheurs, les coupeurs de canne, les tamemes charriant sur le front leurs charges de maïs. Diego, au cours de ses voyages, note, jette des croquis, observe insatiablement ce monde vivant, vrai, qui est la force authentique et le seul trésor du Mexique, et d’où peut à chaque instant surgir la flamme révolutionnaire.

C’est autour de lui que s’organise le mouvement de la résurrection. Les deux femmes qui ont participé en tant que modèles et assistantes à la première grande fresque de l’École préparatoire (sous le regard espiègle et brillant de curiosité de Frida adolescente) sont toutes deux des peintres éprises du monde préhispanique : Carmen Mondragón (à qui le « docteur » Atl a donné le nom fabuleux de Nahui Olin : quatre mouvements, le signe du tremblement de terre) et Carmen Foncenada, toutes deux inscrites au fameux Sindicato Revolucionario de Obreros Técnicos y Plásticos, fondé en 1922.

Diego Rivera est convaincu de la nécessité d’une fusion avec les forces créatrices populaires, avec le folklore. Durant les années 1920–1930, il participe activement au mouvement folkloriste, écrit des articles dans la revue Mexican Folkways sur les peintures votives, les portraits naïfs, et surtout les fresques qui ornent les murs des pulquerias (ces cantines interdites aux femmes où est débité le jus fermenté du maguey).

Diego présente les peintures murales des pulquerías comme un art authentique, révolutionnaire — d’ailleurs combattu par Porfirio Díaz qui jugeait dangereuse toute expression populaire. C’est dans cet art qu’il entend prendre des leçons, et non dans les musées de la vieille Europe : leçons de coloriste, puisque « le Mexicain est éminemment et avant toute autre chose un coloriste ». La force de l’art populaire mexicain est pour lui la véritable source de la révolution esthétique : « J’ai regardé l’intérieur de maintes maisons d’adobe, écrit-il, parfois si vieilles et si misérables qu’elles ressemblaient davantage à des taupinières qu’à des maisons, et au fond de chacune de ces taupinières, j’ai vu à chaque fois des fleurs, des gravures ou des peintures, ou bien des ornements faits de papier de toutes les couleurs — tout cela constituant une sorte d’autel attestant la religion de la couleur[25]. »

Cela même qu’il exprima, longtemps après, à Gladys March : « C’était comme si j’étais né de nouveau, né dans un nouveau monde[26]. »

Frida, à partir de 1929, décide de partager avec Diego ce nouveau monde, cette nouvelle naissance. Elle ne sera pas le modèle de Diego pour ses fresques du Palais National ou du palais de Cortès. Mais elle porte sur elle ces couleurs de la révolution, les couleurs qui parlent de la fête, des marchés, de la foule et des manifestations populaires.

Sa relation au monde préhispanique, si elle est largement partagée dans les années 30, Frida n’en use pas comme d’une mode. C’est pour elle un uniforme, un vêtement d’apparat, un masque (atavio). Aux côtés de Diego, Frida brille comme si elle sortait elle-même d’une de ses peintures, jaillie de la foule qui entoure Emiliano Zapata à Chapingo, ou, les bras chargés de lis blancs, comme une idole née des dessins de Diego pour le Mexiko d’Alfons Goldschmidt. Frida vit encore à ce moment-là dans le rêve illuminé du mariage, le rêve de la vie partagée du matin au soir avec l’homme qu’elle admire le plus, l’homme qui lui a insufflé une foi nouvelle.

Au palais des Beaux-Arts, à Mexico, elle a vu les chefs-d’œuvre de l’art précolombien, les statues, les pierres dures polies et brillantes comme le plus dur acier, les masques incrustés de turquoises, d’améthystes, les bas-reliefs monumentaux. Depuis son retour au Mexique, Diego Rivera a commencé la plus extraordinaire collection d’objets d’art préhispanique, qu’il achète au cours de ses voyages en province ou au marché du Volador à Mexico : statuettes d’argile de Colima, masques de bébés souriants de la région olmèque, chiens nus de Tezcoco, figurines de fertilité du Nayarit — collection rassemblée aujourd’hui dans le musée que le peintre a fait construire pour elle, l’anahuacalli (la maison de l’Anahuac).

Comment Frida a-t-elle rencontré la statue qui lui a servi de modèle ? Aujourd’hui encore cette statuette passe inaperçue à côté des formidables réalisations de l’art mexica, dieux de granite ou serpents géants de porphyre. Peut-être l’a-t-elle remarquée parce qu’elle est une des rares représentations féminines de l’art aztèque, surtout hanté par la guerre et la mort. C’est une statuette en bois noirci par le temps, haute d’environ quarante centimètres. Elle figure une femme debout, bras repliés et mains ouvertes en coupe sous les seins, le visage très haut, le cou ceint d’un collier. Les traits du visage, la stature, et surtout cette coiffure très précise, cheveux nattés mêlés de fils de coton et formant une couronne sur la tête, c’est Frida tout entière, identifiée à la déesse de la terre et de la fécondité, la Tlazolteotl des anciens Mexicains, qui porte dans son corps la vie et la mort, et s’offre au regard des hommes.

Pour Diego Rivera, et pour la plupart des créateurs de sa génération, le « docteur » Atl, Rufino Tamayo, Carlos Mérida, Orozco, Jean Charlot, Vasconcelos, Pellicer, comme plus tard pour la génération de Justino Fernández et d’Octavio Paz, le monde préhispanique est hanté par cette déesse qui dort son sommeil magique sous la turbulence du monde mexicain moderne. La puissance de l’art précolombien est au cœur même de la revendication, et César Moro, le correspondant du surréalisme au Mexique, écrira dans sa présentation de l’Exposition internationale surréaliste en 1938 : le Mexique et le Pérou sont les « pays qui gardent, malgré l’invasion des barbares espagnols et ses séquelles, encore sensibles aujourd’hui, des millions de points lumineux qui doivent être pris le plus tôt possible dans la ligne de mire du surréalisme international ».

Mais, pour Frida, il s’agit de tout autre chose que d’une quête littéraire. À la recherche de son double, de cette autre Frida qui doit vivre, briller, éblouir tous ceux qui l’approchent, elle revêt ce masque pour faire de sa vie un rituel dont l’art de Diego est le centre solaire.

Ce rituel, cette parade, c’est l’autre versant de la peinture de Frida, l’œuvre qu’elle peint avec son visage et avec son corps, et qui la relie au plus profond de son origine rêvée, dans le regard angoissé qu’elle pose sur elle-même, sur sa propre identité.

Étrangement, c’est durant cette période où elle change son apparence, dans les mois qui suivent son mariage avec Diego Rivera, que Frida peint le moins. Étrangement, mais non sans raison : au cours de ces mois, alors que Diego travaille aux fresques du Palais National, puis dans l’hiver éclatant de Cuernavaca, Frida devient elle-même une partie de l’œuvre de Diego, son tableau vivant. De même que la peinture des murs du palais de Cortès se continue naturellement dans le paysage fabuleux de la vallée de Cuernavaca, architecture d’arbres et chaos des barrancas dominées par les remparts sombres des volcans, de même Frida, avec son visage de mestiza, ses yeux pareils à des obsidiennes sous l’arc des sourcils, dans le chatoiement des étoffes et des colliers, semble sortir des fresques et des tableaux comme une mystérieuse réflexion qui met en mouvement toutes ses inquiétudes et ses désirs enfouis dans les profondeurs du temps. Cela est encore plus vrai à Cuernavaca, tant y sont présentes les formes venues du passé, les ruines ensevelies dans les forêts bruissantes à Malinalco, les pierres-idoles cimentées dans les murs des maisons espagnoles à Huautla, ou le temple arasé offert au dieu du vent au sommet du Tepozteco. Et aussi, les visages des femmes dans les marchés, les enfants aux traits usés de bronze ancien tenant dans leurs bras des iguanes bleus sur la route de Taxco, et, toujours, l’ondulation lente de la toison des cannes vers le fond de la vallée, et les lentes files des travailleurs en pyjama blanc sur les chemins frangés de colorines. Et, à jamais, l’esprit invaincu d’Emiliano Zapata qui soulève l’âme des Indiens et les pousse à l’assaut des maîtres de la terre.

Jamais Frida n’a été plus révolutionnaire que durant ces mois passés à Cuernavaca, au soleil éblouissant du génie de Diego Rivera. Et jamais Diego n’a peint avec autant de force, de fièvre, d’impatience, que dans les fresques de Chapingo, hymne à la beauté triomphale de la nature, et devant les murs du palais de Cortès pareils aux ruines de l’enfer enchâssées dans le jardin du paradis. Angelina Beloff elle-même, lorsqu’elle visitera pour la première fois l’école de Chapingo et le palais de Cuernavaca, malgré tout son ressentiment, « lui pardonna tout ce qu’il avait fait, jusqu’aux déceptions les plus intimes, car il n’est pas facile d’être la femme d’un génie[27] ».

Révolutionnaire, Frida l’est jusqu’au plus profond de son être, puisque c’est durant ces mêmes mois, tandis que la création de Diego à Chapingo et à Cuernavaca fait naître les images les plus fortes, qu’elle décide de braver pour la première fois l’interdit des médecins et porte un enfant qu’elle ne peut mettre au monde. Elle qui a choisi le vêtement et le visage de la déesse de la fertilité, elle qui désire par-dessus tout être mère, connaît alors la plus cruelle déception de son existence — une déception telle qu’elle ne pourra jamais vraiment l’accepter. Les mois d’ardeur, d’espoir, de travail, les mois durant lesquels elle s’identifie à la vie, aux couleurs, aux formes, à la danse de la vie, la renvoient à la mort de l’enfant qu’elle a conçu, comme à son seul miroir. Telle elle apparaît dans l’unique autoportrait de cette année-là, pâle, les traits anguleux, le regard brillant d’une flamme froide, dans une lumière crépusculaire, portant aux oreilles ces curieux bijoux des terres chaudes, ces boucles d’oreilles en forme de cages dans lesquelles les femmes de l’isthme enferment des lucioles en guise de diamants.

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